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Hadewijch d’Anvers. Œuvre, personne, doctrine et actualité

Raymond Jahae, o.m.i

N°2014-3 Juillet 2014

| P. 206-218 |

Le cas d’Hadewijch dite d’Anvers, personnellement si effacée dans son œuvre, est ici réexaminé du côté de sa doctrine et de sa spiritualité. Comme Ruusbroeck qui la tenait en haute estime, elle témoigne d’une mystique de l’amour qui peut saisir totalement l’homme et le combler par grâce, quoiqu’il en soit de sa contingence et de son péché. Une telle unité de la foi ecclésiale et de l’expérience personnelle, fondée dans l’imitation du Christ n’est-elle pas une ressource pour notre époque ?

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Beaucoup ont tendance à penser qu’il existe deux sortes de personnes dans l’histoire : celles qui ont fait des choses extraordinaires, en sorte que leurs noms demeurent, et celles qui n’ont rien fait d’extraordinaire et pour ce motif, ont été oubliées. Mais il existe encore une troisième catégorie : des personnes qui ont accompli de grandes choses, que tous peuvent en principe connaître, mais qui demeurent presque inconnues. C’est à cette troisième catégorie qu’appartient celle qui se cache sous le nom d’Hadewijch d’Anvers. Presque rien de sa personne ne nous est connu avec certitude, sauf les écrits qu’elle nous a laissés – des textes mystiques, qui souvent sont datés du milieu du XIIIe siècle. C’est d’elle, de son œuvre et surtout de ce qu’elle a à nous dire, que nous voulons parler dans cette contribution.

Œuvre

L’œuvre attribuée à Hadewijch nous est parvenue en trois manuscrits différents, signalés habituellement sous les lettres A, B et C. Le manuscrit B est dépendant de A, mais A et C semblent indépendants l’un de l’autre. Le corpus des textes réunis dans B recoupe celui de C : 14 Visions avec comme appendice la « Liste des Parfaits » (Lijst der Volmaakten), 31 Lettres, 45 Poèmes strophiques, un « Traité en deux parties » et 29 Poèmes à rimes plates (Mengeldichten). Dans le manuscrit A manquent le « Traité en deux parties » et les 13 derniers Mengeldichten ; on considère en général que ces textes sont d’un autre auteur. Il y a parfois des discussions sur l’authenticité d’autres textes qu’on trouve dans le corpus, mais peu d’arguments sont convaincants et cette éventualité n’a en tout cas pas de conséquences pour notre image de l’œuvre et de la pensée d’Hadewijch.

Comme on peut le voir dans notre énumération, les écrits considérés comme authentiques se distinguent fortement entre eux en ce qui regarde leur genre littéraire. Néanmoins, ils ont en commun de présenter tous un point de vue didactique : l’auteure veut conduire et accompagner les autres sur le chemin de la perfection spirituelle et semble puiser dans sa propre expérience.

Le Livre des Visions forme une unité littéraire : les textes différents sont liés de telle manière qu’ils dessinent pour ainsi dire systématiquement le chemin spirituel de l’âme, depuis le début jusqu’à la fin, la perfection spirituelle. Bien que reposant sur des expériences mystiques extatiques, les Visions ne sont pas à considérer comme des révélations privées de vérités surnaturelles, encore cachées pour la raison naturelle ou encore, des vues de l’au-delà, mais comme un enseignement moral et religieux. Il y a des raisons suffisantes pour assurer que la collection des Poèmes strophiques, tout comme le Livre des Visions, forme une unité littéraire composée avec soin. Au niveau du style, ils sont semblables aux chansons d’amour (minne) courtois profanes. On considère en effet qu’ils étaient chantés ou pouvaient être chantés. Leur thème est l’amour total de Dieu. Les Lettres contiennent surtout des instructions explicites par rapport à la vie spirituelle et elles ne sont pas à entendre comme une correspondance ordinaire, avec un destinataire choisi en raison d’événements concrets, mais comme un enseignement pour un cercle plus large de lecteurs, en vue de leur croissance spirituelle. En tous cas, aucun destinataire particulier n’est jamais mentionné nominalement.

Les Poèmes à rimes plates (Mengeldichten) n’attirent que relativement peu l’attention de la recherche scientifique s’intéressant à l’œuvre d’Hadewijch. Cela s’explique entre autres par le fait que jusqu’à nos jours, la plupart de ces chercheurs sont des spécialistes de la langue néerlandaise, qui comptent les œuvres d’Hadewijch parmi plus anciennes formes de la littérature néerlandophone, et qui estiment ces Mengeldichten d’une qualité littéraire inférieure, surtout par comparaison avec les Poèmes strophiques. De plus, les Mengeldichten n’ajoutent, au niveau de contenu, pas grand chose à ce qui est déjà connu par les autres textes d’Hadewijch. Mais à l’inverse, les Mengeldichten sont, par leur style relativement facile, des plus accessibles.

Personne et milieu

Au point de vue du contenu, on peut caractériser les écrits d’Hadewijch comme des textes mystiques. Plus précisément, ils relèvent de la mystique dite de l’amour, dans la tradition de Richard de Saint-Victor et Guillaume de Saint-Thierry – et donc, de Bernard de Clairvaux. La lettre X fait référence d’une manière assez construite à l’Explicatio in Cantica Canticorum, attribuée à Richard de Saint-Victor ; la lettre XVIII renvoie au Liber de natura et dignitate amoris de Guillaume de Saint-Thierry. Il semble que la pensée d’Hadewijch ait grandement subi l’influence de l’œuvre de Richard de Saint-Victor intitulée De IV gradibus violentiae caritatis, mais on ne peut pas décider si cette influence fut directe ou indirecte. L’œuvre d’Hadewijch montre aussi une certaine analogie de contenu avec le traité Van seuen manieren van heileger minnen de Béatrice de Nazareth (1200-1268).

Les pages d’Hadewijch nous révèlent que leur auteur est une personne instruite : elle savait lire et écrire, maîtrisait le latin et la langue du peuple – le dietsch, forme primitive du néerlandais – et elle est reconnue comme une autorité par rapport à son entourage, pour la plupart des femmes, qui attendaient d’elle guidance et accompagnement dans la vie spirituelle (cette attitude droite qu’on cherche par rapport à Dieu en vue d’une perfection spirituelle). Les personnes auxquelles Hadewijch s’adresse sont (au moins pour la plupart) non des clercs, mais des laïcs. Elle rapporte notamment comment une célébration de l’Eucharistie, à laquelle elle participe comme laïque, devient l’occasion d’une expérience mystique extatique. L’attitude d’Hadewijch n’est pas négative vis-à-vis du clergé, mais elle garde distance et réserve, à la différence de son rapport de proximité aux sacrements, surtout l’Eucharistie.

Tous ensemble, ces éléments nous indiquent qu’Hadewijch vit au milieu du XIIIe siècle, dans les anciens Pays-Bas, qu’elle est issue d’une famille assez noble et appartient à un mouvement spirituel qui, bien entendu, ne se trouve pas hors des cadres de l’Église institutionnelle, mais néanmoins, est essentiellement une affaire de laïcs. Ceci conduit la plupart des chercheurs à situer Hadewijch dans le mouvement de renouveau spirituel, porté surtout par des laïcs dans les Pays-Bas du XIIIe siècle et plus spécialement par le mouvement des béguines.

Que ce soit le milieu où Hadewijch a vécu et le lieu d’origine de ses textes est encore suggéré par la Liste des Parfaits. Son authenticité n’est pas complètement incontestable, mais le fait que la Liste des Parfaits soit publiée avec les œuvres authentiques d’Hadewijch nous indique que cette Liste est en tout cas depuis longtemps considérée comme liée à son œuvre. A cela s’ajoute le fait que le milieu auquel la Liste fait référence correspond au site qu’on a reconstitué comme contexte d’origine des textes authentiques d’Hadewijch. La Liste nomme, comme l’indique son titre, plusieurs personnes qui, selon l’auteur, sont arrivées à une perfection spirituelle. Pour dater le texte, dater et localiser les faits et les personnes évoqués, est importante la mention d’un certain maître Robbaert, qui a fait mourir une « beghine » (béguine) « pour sa juste minne » - la minne (amour) étant le concept central de l’œuvre d’Hadewijch ; il renvoie à l’Amour qu’est Dieu, l’amour qu’Il nous montre et que nous devons Lui montrer. Dans la recherche qui concerne l’œuvre d’Hadewijch, maître Robbaert est identifié comme Robert le Bougre, qui dans les années 1235-1238 dirigeait l’Inquisition en Flandres. Plusieurs autres faits dont parle la Liste des Parfaits, indiquent aussi comme contexte d’origine le mouvement de renouveau, porté surtout par des laïcs, dans les Pays-Bas du XIIIe siècle et plus spécialement ce mouvement des béguines, qui est aussi le milieu d’origine des textes d’Hadewijch. Il n’est pourtant pas sûr qu’elle ait été béguine elle-même.

Une identification plus précise de la personne qui se cache derrière les textes attribués à Hadewijch est presque impossible. On ne nous a laissé d’elle aucune Vita. Dans les cercles autour de bienheureux Jean de Ruusbroec (1293-1381), qui cite son œuvre, elle est hautement louée comme un personnage spirituel, mais on ne nous livre guère de données concrètes. Quelques-uns croient qu’on peut identifier Hadewijch avec une certaine Bloemaerdinne, qui a été combattue par Ruusbroec, mais cette identification est extrêmement problématique, au moins pour la raison que dans les cercles de Ruusbroec on parlait de Bloemaerdinne avec condescendance, tandis que Hadewijch était très estimée. Le fait qu’on sait si peu de choses sur la personne d’Hadewijch, correspond bien avec le fait qu’Hadewijch – comme il en va des saints mystiques – avait l’intention dans tous ses textes non pas de s’occuper de sa propre personne, de sa propre gloire, mais de la gloire de Dieu. De la plupart des Douze, institués par Jésus, qui sont devenus les piliers de l’Église, on ne sait pas grande chose non plus, mais Jésus ne les avait pas institués pour devenir célèbres. En accord avec leur mission, ils ne s’annoncent pas eux-mêmes, mais ils annoncent le salut de Dieu en Jésus Christ. Il en va ainsi pour Hadewijch.

Enseignement

Les écrits d’Hadewijch portent surtout sur l’enseignement quant au chemin que l’homme – l’âme – doit faire pour acquérir la perfection spirituelle, autant que c’est humainement possible. On y trouve également des réflexions sur la relation personnelle avec Dieu et l’expérience de la foi de l’écrivaine, mais cela relève normalement aussi de la fonction d’enseignement. La perfection spirituelle consiste dans la communion avec Dieu ; plus spécifiquement, dans ce fait que l’homme entièrement comblé par Dieu lui devient semblable. La similitude avec Dieu se définit comme amour. Le but de l’existence humaine consiste donc dans le fait que l’homme devienne amour comme Dieu est amour. Dans cet amour, il ne fait qu’un avec Dieu. L’unité avec Dieu se fait par la médiation du Christ

Ce but n’est cependant jamais atteint définitivement ; c’est-à-dire que l’homme ne peut jamais dire de lui-même qu’il est achevé. Sa finitude empêche la similarité avec l’amour. Ceci signifie concrètement que l’homme n’est pas capable d’un don de soi total, tel que l’amour l’implique. L’homme spirituel mûr expérimente cette incapacité comme extrêmement douloureuse dans la vie quotidienne. Ce qu’il désire le plus profondément – d’être l’amour – lui échappe. Cependant, il ne rejette pas la douleur qui accompagne cette incapacité, il l’accueille au contraire. Car elle exprime la conscience de son destin, le seul véritable destin de l’homme. Qui ne souffre pas vit dans l’illusion qu’il possède déjà ce qu’il désire le plus profondément, c’est-à-dire se contente d’une satisfaction de substitution, qui n’est pas la minne véritable ; celle-ci est la possession exclusive de Dieu qui seul peut en donner à l’homme la jouissance. Inversement, plus grande est la douleur, plus profonde sera la conscience de la grandeur incomparable et inabordable de l’amour de Dieu, de l’amour envers Lui et du désir qui porte vers Lui. Dans l’expérience mystique extatique, en laquelle l’homme se vit comme s’il était uni sans séparation avec Dieu ou le Christ, l’incapacité de l’homme de se donner totalement n’est certes pas annulée, mais il ne l’expérimente pas comme une douleur ou même ne l’expérimente pas du tout. Dans l’expérience mystique extatique, il n’existe pour lui rien d’autre que Dieu et il est entièrement comblé de Lui. C’est une anticipation de courte durée de la gloire du ciel.

L’incapacité inhérente à l’homme d’un don de soi total est habituellement expérimentée comme douloureuse, mais pourtant, on peut l’apprécier fondamentalement comme positive. Dieu, qui est l’Amour et comme tel le but de l’existence humaine, est richesse inépuisable pour l’homme qui peut se donner à Lui avec un désir inlassable sans jamais en avoir assez. L’expérience mystique implique la promesse de Dieu à l’homme qu’il peut, malgré son incapacité et sa dette, par la grâce de Dieu (pour utiliser une terme théologique technique), sans mérite, seulement par la bonté divine, devenir participant de la vie divine. L’expérience mystique est elle-même le fruit de la grâce de Dieu. Par lui-même, l’homme ne peut pas engendrer ou exiger cette expérience – ce qui est logique, vu qu’il s’agit de l’expérience de communion avec Dieu, réalité personnelle, qui ne peut s’accomplir que par la décision de Dieu. Hadewijch met en garde contre la tendance aux sentiments doucereux. Ce n’est pas là l’expression de l’amour de Dieu, c’est-à-dire de l’amour tout court, du véritable amour, mais de l’égoïsme. L’expérience mystique extatique se produit surtout chez des personnes encore au début de leur vie avec Dieu. Dans la vie de celui qui s’approche de la perfection, cette expérience est très rare, ce qui a probablement un rapport avec le fait que la personne est consciente qu’elle est éloignée de l’amour parfait et donc de la communion avec Dieu ; elle ne peut tirer profit de l’amour de Dieu qu’avec un cœur contrit.

L’expérience mystique extatique rend l’homme capable non seulement de supporter la vie quotidienne dans la lumière de l’amour de Dieu – malgré la douleur expérimentée du manque d’un amour total –, mais aussi, capable de la vivre activement et positivement comme abandon à l’amour qui est Dieu et nous est apparu grâce au Christ qui nous l’a communiqué. La vie quotidienne s’accomplit dans ce que la théologie appellera plus tard l’imitation du Christ. Dans la vie quotidienne aussi, un abandon à l’amour de Dieu est possible, par la communion avec le Christ, dans son humble service d’amour envers l’homme, jusqu’à l’anéantissement.

Spontanément, l’homme résiste à cet humble service d’amour. Il ne le veut pas. Dans cette négation se révèle le péché, qui est, après la finitude, le deuxième facteur séparant l’homme de l’unité parfaite avec Dieu dans l’amour. Finitude et péché sont cependant fondamentalement différents. Le péché est l’œuvre de l’homme, la finitude, l’œuvre de Dieu ; le péché peut être enlevé, mais non la finitude ; le péché est mauvais, pas la finitude. Cette finitude de l’homme n’empêche pas seulement son unité totale avec Dieu, mais est aussi, d’un point de vue positif, le présupposé ontologique de ce que l’homme peut se donner sans fin à Dieu et trouver en Lui sa plénitude. Par le péché au contraire, l’homme cherche sa plénitude justement ailleurs qu’en Dieu. L’expérience mystique extatique comme expérience de l’amour sans limite de Dieu dans le Christ révèle, par contre, que ni la finitude, ni même le péché ne doivent séparer l’homme définitivement de Dieu. Cette expérience est aussi une expérience de la grâce miséricordieuse de Dieu. La conscience qu’a Hadewijch de la miséricorde de Dieu n’implique d’ailleurs nullement la foi que tous soient sauvés. Pour elle, il appartient à l’amour de Dieu juste que l’on accepte le jugement de Dieu. Dans ses Visions, Hadewijch dit qu’elle a appris qu’il n’est pas bon de prier pour la délivrance des âmes de l’enfer.

Bien sûr, la grâce du pardon ne nous donne pas la permission de pécher. En fait, la bataille contre le péché commence justement par l’expérience mystique. C’est l’autre face de la connaissance de l’amour et du désir de l’amour. Une fois que l’homme a appris à le connaitre, il sait combien il en est loin, c’est-à-dire, combien il est loin de Dieu ; en d’autres termes, combien il est pécheur. La vie quotidienne montrera s’il aime l’amour qui est Dieu vraiment par dessus tout, c’est-à-dire, s’il peut lui être fidèle à travers toutes les tentations. Ce combat avec le péché sera mené en communion avec le Christ. C’est ainsi que l’homme peut aller contre chaque forme d’égoïsme, par l’amour de Dieu envers ses créatures, un amour qui trouve son accomplissement dans l’anéantissement du Christ jusqu’à la mort sur la croix. La vertu qui correspond à ceci est l’humilité. Vivre selon l’amour de Dieu est, malgré la difficulté, une joie, pour qui reconnaît que l’amour vaut la peine d’être vécu, qu’il est au fond la seule chose qui mérite qu’on lui donne sa vie.

Vivre selon l’amour de Dieu est, en tant que participation à la vie divine, participation à la vie de la Sainte Trinité. Uni avec le Fils, l’homme reçoit par Lui la vie divine du Père et, dans, avec et par le Fils, il se donne à Dieu, le Père. Par différence de la perspective théologique contemporaine, on remarquera qu’Hadewijch ne donne pas dans ce domaine beaucoup d’importance à l’Esprit Saint. La spiritualité d’Hadewijch est complètement tournée vers la personne du Christ.

La spiritualité d’Hadewijch et de son œuvre

La synthèse que nous avons proposée de l’œuvre d’Hadewijch est malaisée à extraire de ses textes. Ils sont difficilement accessibles, pour plusieurs raisons. La mystique est de toute façon un phénomène ésotérique – les mystiques ne sont pas un fait ordinaire –, et c’est a fortiori le cas au début du troisième millénaire, marqué par une sécularisation rapide, un agnosticisme et un athéisme largement répandus. L’homme d’aujourd’hui vit dans un monde complètement différent de celui d’il y a presque 800 ans, avec une mentalité tout autre. La manière de s’exprimer d’Hadewijch est étrange pour quelqu’un qui n’est pas familiarisé avec les formes d’expression littéraire du Moyen Âge.

En même temps, on doit constater qu’Hadewijch était déjà pour beaucoup de ses contemporains un phénomène bizarre, qu’on n’arrivait pas à comprendre. Souvent, disions-nous, les mystiques ne sont pas compris. On peut penser à maître Eckhart. Hadewijch a également trouvé de la résistance chez ses contemporains, aussi bien que dans l’Église institutionnelle. Une relation personnelle profonde avec Dieu n’a apparemment jamais été quelque chose d’évident. Ce constat peut nous aider à mieux comprendre la sécularisation de l’Occident, qu’on a vu s’étendre ces derniers siècles, depuis que l’influence de la religion et de l’Église se soit retirée de la vie publique. Des formes superficielles de religiosité, liées à des conventions sociales, voire à la contrainte, disparaissent rapidement avec ces conventions ; ce qui reste, c’est la dévotion basée sur la conviction intérieure, c’est-à-dire la rencontre personnelle avec Dieu. La parole, souvent citée, de Karl Rahner, décédé il y a 30 ans, selon laquelle le chrétien de l’avenir est un mystique, semble devenir réalité aujourd’hui.

Une spiritualité doctrinale

Cependant, le lecteur initié à la théologie de l’Église, ne trouvera, dans l’œuvre d’Hadewijch, pas beaucoup de chimères subjectives, mais surtout la doctrine de la foi chrétienne traditionnelle. Les dogmes centraux du christianisme sur la Sainte Trinité, le Verbe incarné, le péché et la grâce, les fins dernières n’y sont jamais mis en cause. La mystique d’Hadewijch semble plutôt supposer ces dogmes et même être basée sur la doctrine de l’Église, même si elle n’est jamais citée explicitement. Ceci montre que la doctrine de l’Église catholique sur l’économie du salut n’est pas seulement théorie, mais se vérifie dans l’existence terrestre. L’économie du salut consiste dans le fait que Dieu répond au péché de l’homme, par lequel il se détourne de Dieu et se précipite dans le malheur, d’une façon imprévue pour l’homme, en envoyant son Fils dans le monde, pour qu’Il le fasse participer à la vie divine, et cela par la médiation de l’Église, surtout dans son enseignement et ses sacrements, notamment l’Eucharistie. La compétence théologique remarquable d’Hadewijch a peut-être un rapport avec sa connaissance – directe ou indirecte – de l’Écriture et du travail d’hommes comme Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, Bernard de Clairvaux et Augustin, mais aussi avec sa participation à la liturgie de l’Église et sa réception des sacrements – donc avec une reconnaissance du rôle objectif de l’Église en tant que médiation de salut ; ce qui n’implique pas pour autant la valorisation des qualités humaines de ses ministres. Tout cela montre que – contrairement à ce qu’on pense souvent – mystique et expérience de foi personnelle d’une part et d’autre part, institution ecclésiale, doctrine ecclésiale et théologie systématique n’ont pas nécessairement une relation tendue et surtout ne s’excluent pas, mais que les premières supposent plutôt les dernières. A l’inverse, les moyens de salut ecclésiaux objectifs, notamment la liturgie, les sacrements, le ministère, la doctrine et la théologie, ne portent des fruits que dans la mesure où ils s’incarnent dans la sanctification personnelle de l’individu.

L’œuvre d’Hadewijch n’illustre pas seulement combien la doctrine de la foi et la vie de la foi, l’attachement institutionnel et le développement personnel, si souvent mis en opposition de nos jours, forment une unité intérieure, mais elle décrit aussi une spiritualité qui, après huit siècles, n’a rien perdu de son actualité et peut être significative pour l’homme d’aujourd’hui, éloigné de l’Église et de la religion ; un spiritualité qui peut lui ouvrir un accès à Dieu, le Dieu de l’Écriture.

Une spiritualité scripturaire

Considérons d’abord le rapport de l’œuvre d’Hadewijch avec la spiritualité de l’Écriture. Hadewijch identifie Dieu comme amour. Dans les Poèmes Strophiques, on parle peu de Dieu explicitement ; leur thème central est la minne tout court, l’amour comme tel, donc l’amour divin ou l’amour qui est Dieu, qui est ou devrait être l’objet de l’amour humain. Mais dans d’autres écrits d’Hadewijch également, la notion de minne est centrale et on parle de Dieu surtout en rapport avec la minne. L’amour comme tel est ce qui comble l’homme, mais il ne le maîtrise pas. Il ne peut le saisir ni le fabriquer. Il sait que tout ce qu’il possède et tout ce qu’il fait, n’est pas encore l’amour – et que cela ne le comble pas vraiment. Malgré le fait que l’amour lui échappe complètement, il ne lui est pas complètement étranger. Si c’était le cas, l’homme ne connaîtrait même pas l’existence de l’amour. L’amour se fait sentir, il éveille en l’homme le désir d’aller à lui. Parfois, il s’approche tellement de l’homme qui le désire, que celui-ci est saisi totalement par lui et comblé de lui. Voilà la seule expérience du bonheur qui mérite ce nom. Car il s’agit d’une expérience de plénitude tout court, de telle sorte que l’homme n’a plus rien à désirer. Tout ce qu’on nommerait encore bonheur, ne l’est pas, au fond. Cette expérience de plénitude s’opère, pour Hadewijch, toujours par la médiation du Christ. C’est Lui, et personne d’autre, l’incarnation de l’amour qui est Dieu.

L’expérience de Dieu d’Hadewijch est ainsi complètement en accord avec l’Écriture. Si le Nouveau Testament donne une « définition » de Dieu, c’est précisément cela : Dieu est amour. Et cette « définition » de Dieu a ses racines dans l’expérience du Christ. Que Dieu soit amour s’atteste en ceci qu’Il a donné son Fils pour le salut du monde. À l’origine, les hommes sont créés à l’image et à la ressemblance de Dieu ; si Dieu est amour, cela signifie que nous réaliserons notre destin dans la mesure où nous devenons amour. Selon le Nouveau Testament, c’est dans le Christ que nous devenons enfants de Dieu, nés de Lui, c’est-à-dire complètement comblés de Lui pour Lui devenir semblables dans la mesure du possible, donc – puisque Dieu est amour –, devenir amour. C’est le sens de ce que le Christ désigne comme le plus grand commandement, le double commandement de l’amour envers Dieu et envers le prochain : la volonté de Dieu consiste dans le fait que nous devenions amour. Cet amour nous apparaît dans le Christ historique, parce que dans toute son existence et jusqu’à la mort, Il incarne l’amour indestructible de Dieu envers les hommes pécheurs, qui se détournent de Lui.

Le destin historique du Christ confirme la doctrine du Nouveau Testament selon laquelle le monde est le lieu des ténèbres et les hommes sont mauvais. Le monde n’a pas reconnu le Christ, et là se manifeste l’impuissance des hommes à aimer. Cette impuissance n’est vaincue que par l’envoi de l’Esprit Saint, en qui les hommes participent au Christ. C’est seulement en communion avec Lui que l’homme est capable d’amour. Car en Lui l’amour est devenu une réalité historique, il est apparu dans une existence humaine corporelle. Hors de Lui, on ne rencontre pas l’amour. Et c’est pour cela que, comme le dit le Nouveau Testament, en dehors de Lui, il n’y a pas de salut.

Une spiritualité actuelle

Est-ce que la mystique d’Hadewijch, entendue comme une spiritualité de l’Écriture, a encore une signification pour l’homme du XXIe siècle ? Nous croyons que oui. Que le destin de l’homme consiste dans le fait de devenir amour, on peut l’expliquer ainsi : l’homme veut pouvoir dire oui à tout ce qu’il rencontre, c’est-à-dire à toute sa vie, sans réserve. Il veut pour ainsi dire pouvoir embrasser toute sa vie et toute la terre. La condition est de se savoir embrassé, approuvé, aimé par le monde. En d’autres termes, c’est seulement si le monde est bon que l’homme peut l’aimer – il nous faut même dire : c’est seulement si le monde est bon que l’homme a le droit de l’aimer. La réalité, la vie avec tout ce qu’elle comprend – les hommes, la nature – doit se montrer comme bonne, comme amour. Or, la vie quotidienne est souvent telle qu’on ne l’expérimente ni comme amour ni comme une manifestation de l’amour. Aussi bien dans notre entourage qu’en nous-mêmes, on butte sur un manque d’amour. Nous ne faisons que rarement l’expérience de la réalité qu’on aimerait accueillir spontanément. Et si on la fait, c’est pour expérimenter en même temps notre incapacité à aimer véritablement, incapacité qui n’est pas seulement fondée sur notre nature pécheresse, notre addiction à nous-mêmes : même si nous désirions donner tout ce que nous sommes, nous n’y arriverions simplement pas. Vue comme tel, la vie humaine est une frustration permanente, tout au plus interrompue sporadiquement par des expériences courtes d’un bonheur parfois même extatique, qui souvent par la suite peuvent nous apparaître comme un leurre, peut-être même comme illusoires et trompeuses, surtout eu égard à ces centaines de millions de gens souffrant de pauvreté et de violence, partout dans le monde.

On ne peut donc pas atteindre par nous-mêmes le but de notre vie. On peut certes se réfugier comme beaucoup de nos contemporains postmodernes dans des pseudo-satisfactions, dans le plaisir sexuel, les expériences de la drogue ou la joie artificielle des « partys » (fêtes sans réelle occasion ni contenu), mais aussi, dans la poursuite d’une grande carrière, l’honneur, le succès, la science, etc. Dans cette fuite illusoire, on renforce et aggrave sa frustration, de même que le cynisme ou l’indifférence vis-à-vis de la souffrance réelle de ce monde. Malgré l’expérience irrésistible du mal dans toutes ses formes (injustice et haine, souffrance et mort), qui s’impose à nous, on ne peut pas considérer d’avance que le sens de la vérité et de la bonté, de la justice et de l’amour qui nous habite, est absurde, et on ne peut surtout pas l’anéantir, car il est le seul qui nous indique la perspective d’un vrai bonheur. Même la conscience que ce sens restera sans accomplissement est à préférer à la fuite dans l’illusion et le cynisme évoqués. Voilà la seule attitude authentique vis-à-vis de la vie qu’on trouve dans l’œuvre d’Hadewijch : continuer à espérer et désirer l’amour vrai, reconnaissant qu’on ne peut le fabriquer, mais l’attendant comme un don de grâce surnaturelle. Ce désir a trouvé son premier accomplissement dans la personne de Jésus Christ. Persévérant dans l’amour envers Dieu et l’homme –, ce qui s’atteste dans le commandement de pardonner sans condition et d’aimer l’ennemi, et surtout dans le fait qu’Il accomplit Lui-même ce commandement dans la mort que ses ennemis Lui infligent –, le Christ manifeste la bonté de Dieu et de sa création. Grâce à Lui et par Lui on peut aimer – à l’intérieur des limites de notre humanité –, malgré l’expérience du mal. C’est donc par la rencontre et la communion avec le Christ qu’on trouve, accepte et réalise le sens de notre vie. Et dans cette rencontre, la communauté ecclésiale sert évidemment de médiation, surtout par la célébration de ses sacrements. Parce que c’est justement là, notamment dans l’Eucharistie et le sacrement de la Réconciliation, qu’on rencontre l’amour du Christ et qu’on en devient participant. Cet amour se répandra dans la vie quotidienne.

La spiritualité d’Hadewijch est donc une spiritualité biblique et ecclésiale et en même temps, une spiritualité pour notre temps, une spiritualité qui nous montre la sortie de ce nihilisme postmoderne qui caractérise l’Occident du début du troisième millénaire.

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