Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Spiritualité pour le temps de Chapitre (II)

Jean-Claude Lavigne, o.p.

N°2014-2 Avril 2014

| P. 83-94 |

La pratique capitulaire, souvent éprouvante et complexe, a été comprise, dans la première partie de cet article (voir Vs Cs 2014-1, 23-38) comme une expérience religieuse fondatrice, pour chaque membre et tout l’institut. Les temps divers que l’auteur a déjà développés s’achèvent sur le temps des élections, si dominant parfois, et le temps de « rendre comptes », indûment minimisé. L’ensemble de ces pages forme une étude vivifiante, qui porte à merveille son titre : « Spiritualité pour temps de Chapitre ».

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D’abord présenté, dans le numéro précédent, comme temps de célébration et temps d’identité, temps de Dieu et temps stratégique, le chapitre général est maintenant entendu comme temps des élections et temps de « rendre comptes » (N.D.L.R.)

Le temps des élections

Les chapitres électifs sont toujours plus tendus que les chapitres d’affaires, car les susceptibilités sont en alerte et le tréfonds de chacun est en émoi. Bien sûr, tous les capitulants diront qu’ils ne souhaitent pas de charges, mais ajouteront en même temps qu’ils sont disponibles pour rendre service. L’ambivalence est dans notre nature humaine et il ne faut pas s’offusquer de cela ; tout comme il ne faut pas être dupe de cette rhétorique du service : elle est à la fois vraie et un peu faussée. Elle peut s’appuyer sur l’exemple du Christ qui s’est fait serviteur (lavement des pieds) et qui propose le service comme le signe des disciples, mais ces exemples concernent la relation de fraternité et le soin aux plus pauvres, et non le management des ressources humaines ou les décisions apostoliques. Le service de l’autorité a trouvé place dans notre discours [1] sur l’obéissance religieuse, mais il doit toujours être questionné pour ne pas être une idéologie qui masque les réalités des jeux de pouvoir.

S’il est vrai qu’il y a toujours une envie de se donner pour faire vivre une institution qu’on aime, que nous avons le sens du devoir et du travail à accomplir, il y a aussi, très souvent, un peu de satisfaction à avoir du pouvoir, des possibilités d’agir de sa propre autorité et parfois des petits plaisirs en termes de voyages, de rencontres... Il faut accepter notre complexité en ces domaines et développer une lucidité sur soi qui nous fait nous comprendre un peu mieux. C’est la vérité qui rend libre (Jn 8,32). Repérer en nous la jalousie plus ou moins masquée et retenue de n’avoir pas été élu ou au contraire la satisfaction qu’un autre ait à porter le poids institutionnel à notre place aide à vivre sereinement un chapitre, malgré nos limites humaines et nos insuffisantes générosités.

Celui ou celle qui sera élu pendant le chapitre n’est pas le plus parfait ou le plus saint ; nous prétendons le savoir, mais nous continuons bien souvent à rêver du contraire, en recherchant le candidat parfait, quitte à le regretter plus tard. Celle ou celui pour qui nous voterons n’a pas à être notre meilleur ami (avec lequel nous nous voyons bien faire équipe), notre allié, notre protecteur ou le pion que nous voulons pousser pour atteindre notre objectif personnel. C’est donc un choix difficile qui a peu à voir avec les élections politiques où s’affrontent des candidats à un pouvoir de faire des réformes ou de les freiner. Le chapitre se rapporte au « bien commun » et c’est ce dernier qui est le critère dirimant pour les choix électifs, ce que rappelle sans cesse l’enseignement social de l’Église. Le bien commun n’est pas évident, clair ou explicite dans un univers où domine la diversité des opinions et pourtant, c’est le seul socle légitime pour asseoir, en régime chrétien, le gouvernement et la responsabilité de conduire un groupe social [2]. Il nous faut alors entrer dans un débat permanent et un processus de construction pour le faire apparaître plus explicitement.

La recherche de celui ou celle qui sera investi de la mise en évidence du bien commun et de la conduite des politiques allant dans ce sens, doit prendre en compte tant le souci interne (le bien commun dans la congrégation) que le bien commun du monde qui nous entoure, car la vie religieuse n’est pas là pour elle-même seulement. L’enjeu n’est pas le bonheur des habitants de la forteresse assiégée ou de l’île des parfaits, mais la contribution de la congrégation au bonheur du monde, bonheur qui peut émerger quand le Christ et sa parole sont reconnus comme le vrai chemin de la vie. La dimension internationale de nombreuses congrégations requiert un esprit particulièrement large, capable de comprendre les différences culturelles et de trouver – avec et à travers elles – ce qui peut aider tous les membres à progresser dans leur don d’eux-mêmes pour le Christ : un bien commun universel.

Parler de bien commun, c’est d’abord partir d’un point de vue critique sur l’intérêt individuel au profit d’un souci de l’autre et de tous les autres. La recherche de soi, de son intérêt particulier, l’inaptitude à l’écoute des différences, la posture de séduction permanente et une trop grande jouissance face au pouvoir, excluent du bien commun. Ce dernier invite à avoir le souci des plus faibles et des inégalités pour que tous, ou à tout le moins le plus grand nombre, soient intégrés et non exclus. Cette démarche invite à ne pas se réclamer d’un clan ou d’un parti, mais à chercher à gouverner pour le bien de tous et de chacun, ce qui n’est pas facile, même avec de la bonne volonté. Un « sens politique » et une intelligence des jeux sociaux sont requis et les meilleurs religieux n’ont pas tous ce « flair ».

La notion de « subsidiarité », complément indispensable à celle de bien commun, insiste sur la responsabilisation de chacun et des niveaux les plus proches des personnes, ce qui invite à faire confiance, à partager la prise de responsabilité, à déléguer, à développer la concertation et à consulter les membres de l’institut. Les réflexions sur la nouvelle gouvernance s’imposent aussi dans les instituts de vie consacrée comme dans toutes les institutions contemporaines : souci de la participation du plus grand nombre en vue des décisions, recours à des expertises externes, coaching, communication, évaluations...

Le vocabulaire nord-américain est parfois préféré dans certains instituts ; on parle alors de leadership, comme si on voulait éviter de parler de l’autorité (qui peut dériver vers l’autoritarisme) et de son corrélat, l’obéissance (qui peut dériver elle aussi vers la servilité et l’infantilisation), deux termes qui ne sont plus très valorisés, alors qu’ils suggèrent des postures évangéliques fortes. Le leadership définit la capacité d’un individu ou d’un groupe à mener ou à conduire d’autres individus ou organisations dans le but d’atteindre certains objectifs. On dira alors qu’un leader est quelqu’un qui est capable de guider, d’influencer et d’inspirer. Un leader se distingue d’un gestionnaire ou d’un décideur, lequel a des capacités pour l’administration, sans pour autant savoir « mener » le groupe. On voit là un profond changement au profit de l’influence et de la conduite des autres, alors que, dans la vie religieuse, ce qui est recherché, c’est d’abord se mettre à la suite du Christ et jour après jour, se laisser convertir.

Un chapitre est un moment privilégié pour réfléchir à la gouvernance d’un institut et donc des personnes qui peuvent entrer dans cette dynamique où il s’agit de sensibiliser le plus grand nombre pour la mission. Mais plaquer sur la vie religieuse les méthodes des entreprises n’est pas la meilleure solution, surtout si cela se fait au détriment d’une compréhension approfondie des vœux, et en particulier, de celui d’obéissance, qui n’a pas bonne presse dans la modernité. L’enjeu du chapitre est de favoriser l’implication de tous dans la vie spirituelle et apostolique de la congrégation, pour que l’Évangile soit annoncé à la fois par l’engagement de chacun et par la vie fraternelle vécue par tous. Cet enjeu n’est pas un calcul d’optimisation des forces d’intervention ou un exercice d’animation visant à obtenir l’adhésion, mais un chemin de conversion et de rencontre avec le Christ, chemin à partager avec nos contemporains.

L’orientation vers le bien commun colore la démocratie, dans un chapitre. Ce rassemblement a une fonction démocratique (tous peuvent s’exprimer) et participative, mais son objectif n’est pas de recueillir un maximum de votes en faveur de personnes qui vont exercer un pouvoir ou en faveur d’un programme d’actions. Le chapitre cherche à identifier, en se rendant disponible à l’Esprit saint, celui ou celle qui permettra à l’institut d’accomplir sa mission, d’être fidèle à sa vocation et de rendre ainsi chaque membre heureux de se donner au Christ et à l’Église. Le recours au vocabulaire du discernement, en mettant l’accent sur le travail de l’Esprit saint, veut exorciser les stratégies et les ruses politiciennes pour se faire élire, mais cela est parfois illusoire. Il faut cependant être vigilant sur cette « politisation » qui conduit à des victoires partisanes, et non à la progression spirituelle de tous, sur ces jeux personnels ou de petits groupes en quête de pouvoir, et non du bien de tous. Les frontières ne sont cependant pas toujours claires, et c’est dans cette ambigüité irréductible à notre humanité que la vie religieuse se déploie malgré tout.

Pour mieux discerner qui va être appelé à exercer une fonction de gouvernement et recueillir les votes des capitulaires, chaque famille spirituelle a ses traditions et ses manières de faire. Les temps de réflexion préliminaires aux votes sont souvent des moments douloureux, dont on se souvient longtemps comme de blessures reçues. Des paroles blessantes, des jugements psychologiques téméraires ou faux, des condamnations non fondées (et bien évidemment rapportées, malgré l’engagement à tenir secrets les échanges) laissent des traces profondes, tant chez ceux qui ne seront pas élus que chez ceux qui le seront. A ce propos encore, un facilitateur semble nécessaire pour défendre la charité là où les passions peuvent se déchaîner plus ou moins rapidement et consciemment, là où les tactiques nuisent à la vérité. Malgré les difficultés à animer ce temps de discernement préliminaire – pour lequel cependant des techniques existent –, il est nécessaire qu’une opinion convergente se forme et que se manifeste une confiance à celui ou celle qui va assumer la charge. Le chapitre qui investit une personne ou une équipe de personnes dans ce service doit prendre conscience du poids de cet adoubement parfois sacrificiel.

L’élu

Celui ou celle qui sera élu aura une tâche difficile, marquée d’abord par une grande solitude, des questions bousculantes, des dossiers explosifs ou des situations non imaginées. La fonction est déstabilisante et il faut beaucoup de force morale et psychologique, ce qui se découvrira comme vital jour après jour, après la période bénie des premiers temps. Le service de l’autorité [3] n’est pas facile à vivre et peut, par réaction aux tensions qu’il induit, dériver rapidement vers une posture autoritaire dont il faut se méfier. Le service d’autorité vise le bien commun dont il est le garant, tant dans sa recherche que dans sa mise en œuvre, c’est là sa priorité et ce qui invite à promouvoir tous et chacun des membres de l’institut pour qu’ils puissent mieux se donner. C’est aussi un service de la mission, de la vie fraternelle et de la dynamique spirituelle.

Si les Actes des apôtres nous montrent un tirage au sort après une prière à l’Esprit saint pour remplacer Judas parmi les Douze (Ac 1,26), il ne devrait plus en être ainsi [4], vu la complexité de la fonction de responsable de congrégation. Outre la disponibilité au travail de l’Esprit saint, une multitude de savoir-faire et dire, de compétences techniques, juridiques et psychologiques, une spiritualité de compassion et de miséricorde sont requises de la part de celui qui sera élu ; ce qui ne peut pas se trouver aisément chez une seule personne. Celui ou celle qui accepte son élection mérite qu’on lui fasse confiance, qu’on prie pour lui, qu’il soit soutenu par l’amitié. Les réalités sont cependant souvent différentes et il faut, pour celui ou celle qui est élu(e), un cœur suffisamment large pour ne pas enfermer dans un statut d’opposants, de menteurs, ou pour le moins, d’inconstants, ceux et celles qui sont dans l’aigreur et la critique.

Celui ou celle qui est élu(e) doit rendre grâce de la confiance qui lui est faite par sa congrégation et supplier le Seigneur pour qu’il vienne à son secours et lui donne toujours un cœur humble (Ps 131), capable d’entendre les soucis des autres. Paradoxalement, celui qui est élu sera celui qui devra être le plus obéissant [5], car il devra vivre sans cesse pour les autres membres de l’institut, portant en tout temps le souci de leur advenir spirituel, apostolique et matériel ; il ne peut pas cesser de s’intéresser aux autres dans le quotidien. Il doit aussi demander la force et non la puissance ; si la première est une valeur, la seconde appartient à l’univers des défauts et des erreurs. La force permet de tenir le cap, de ne pas s’effondrer face aux critiques, de ne pas se sentir affecté par la moindre opposition ou désaccord. La force permet de continuer à rechercher le bien de tous et la vitalité de l’institut, même quand tout semble, à l’aune des limites humaines, aller vers le désespoir et la fin. Le chapitre confère à l’élu cette force, et il sera pour lui comme un mémorial de cette force donnée, une balise à ressaisir quand tout semblera aller vers le chaos. L’élection donne plus qu’une légitimité juridique, elle manifeste un soutien spirituel dans lequel il convient d’enraciner tous les services dans la vie religieuse.

Autorité et obéissance vont de pair et sont liées par la miséricorde et la confiance. Cette dynamique est celle du Christ Jésus, qui s’est fait obéissant (Ph 2,8) dans la confiance en son Père, passant par la Croix pour faire la volonté du Père. C’est bien dans cette volonté du Père, à rechercher et à vivre ensemble, que se joue le sens profond des élections dans un chapitre d’institut religieux. Le conseil que saint Ignace d’Antioche adressait à un confrère évêque est valable pour celui ou celle qui sera élu : « Que rien ne se fasse sans ton avis, et toi non plus, ne fais rien sans Dieu » [6].

Le seul titre de gloire que peut conférer un chapitre à un élu est celui de bon intendant (Lc 12,41s), celui qui cherche à faire la volonté de son Maître de manière responsable et multiplie ainsi les talents qu’on lui a remis (Mt 25), sans rien posséder pour son propre compte. La gloire de l’intendant consiste à aider le Maître à être ce qu’il est.

Le temps de « rendre comptes »

Dans un chapitre, l’analyse des comptes et des finances est un élément important, mais elle est bien souvent réduite à la portion congrue, quand elle n’est pas omise. Chacun prétexte de son inexpérience dans ce secteur ou de la confiance a priori, qui n’a donc pas besoin d’être discutée, envers l’économe. Ces attitudes de démission sont dommageables, car elles disqualifient en fait la fonction de gestionnaire et irresponsabilisent la congrégation face aux défis du monde contemporain ; les grands discours sur la justice ou la paix, sur la responsabilisation de chacun se révèlent vains. Une posture inverse où la présentation des finances déclenche une participation exacerbée et exagérément conflictuelle n’est pas un signe de bonne santé spirituelle, mais de chicanerie.

Les comptes, la comptabilité, présentent une certaine technicité et requièrent un minimum de connaissances des règles d’écriture des opérations. Mais derrière ces opérations, derrière les inévitables camemberts (diagrammes) et calculs de pourcentage utilisés pour tenter de faire comprendre les chiffres, il y a la vie de la congrégation dans ce qu’elle a de concret et pas seulement des principes de bonnes actions. Derrière la comptabilité, il y a la vérité des comportements économiques, le vœu de pauvreté et le style de vie de l’institut, la transparence et le « rendre compte(s) » qui font la fraternité. Derrière les opérations financières (le portefeuille de placements, les emprunts) se dessinent le rapport à l’argent, à l’avenir, l’insertion dans les réalités de la vie sociale ; derrière les investissements et les amortissements se disent les choix de présence, les politiques de développement... Au delà des chiffres, c’est l’ensemble des comportements de la congrégation qui se dévoile et c’est la solidarité qui se manifeste concrètement dans la gestion du patrimoine commun, dans le soutien des plus fragiles et dans la péréquation entre communautés. Il existe parfois un certain égoïsme institutionnel (de certaines provinces, de certaines communautés) qui provoque des attitudes de refus de partage ou de prise en charge commune des coûts de fonctionnement... ; ces attitudes sont à l’opposé, non seulement du vœu de pauvreté mais aussi de la simple solidarité fraternelle.

On ne peut donc pas faire un chapitre sans prendre sérieusement en compte ces réalités, non de manière rétrospective, mais de plus en plus, de manière prospective. L’avenir de la congrégation que veut dessiner le chapitre implique des choix économiques, car il y a des coûts à assumer et des affectations de ressources à décider pour chacune des priorités que le chapitre définit. Des décisions prises sans la mise en évidence de ressources pour les financer, manquent bien souvent de pertinence et ne déboucheront pas sur des applications. L’absence de réflexion sur les placements et l’épargne, sur leur éthique et leur cohérence avec les choix apostoliques, conduit à des contradictions qui disqualifient les discours et les choix. L’annonce de la Bonne nouvelle et notre vœu de pauvreté passent de plus en plus par nos actions dans la sphère économique : placements éthiques, engagements dans l’économie solidaire, soucis de création d’emplois (insertion...), soutien à des actions de développement… La discussion économique dans un chapitre doit donc avoir une place importante, comme c’est le cas dans les familles qui doivent affronter les réalités financières. Il faut faire des choix pour allouer des ressources rares (les fonds), des choix pour augmenter des ressources (des liquidités mais aussi des recettes pérennes) et optimiser les dépenses selon les options faites par les capitulants concernant la pauvreté et la solidarité.

Le « rendre compte » des entreprises est de plus en plus orienté vers la responsabilité sociétale (la RSE [7]) et chacun exige des entreprises qu’elles se comportent en acteurs citoyens, tant dans le champ économique que social et environnemental. Il existe de nombreux outils pour le monde des entreprises et des ONG concernant cette approche plus globale et une appréciation plus large de l’efficacité d’une unité économique. Il est alors difficile de comprendre pourquoi les congrégations religieuses ne les appliquent pas à elles-mêmes, alors qu’elles disent s’engager dans la protection de la Création. Parmi toutes les dimensions de cette RSE (le développement durable à l’échelle d’une institution), les variables écologiques sont importantes pour mesurer la vraie richesse qui ne peut pas être destructrice de valeurs environnementales. Quel bilan écologique la congrégation fait-elle et veut-elle faire de son fonctionnement et de ses projets ? Quelle empreinte écologique et quelles consommations énergétiques sont-elles induites par l’institut ? Quel volume de matières premières est-il détruit et quelle quantité de déchets est-elle produite ? Quel management environnemental est-il suggéré ? Ce sont là de nouveaux indicateurs de gestion qu’il faut intégrer dans les comptes rendus d’économat, mais aussi, dans les objectifs que peut se donner la congrégation à partir des décisions d’un chapitre. Si les grandes entreprises le font malgré la complexité de leur fonctionnement, combien plus les congrégations doivent-elles le faire, car c’est à ce niveau que le respect de la Création et du Créateur [8] est honoré par le chapitre et s’inscrit délibérément dans la vie apostolique et spirituelle, et pas seulement dans de beaux textes.

Dans un chapitre, un des points délicats – richesse et difficulté – est lié à l’internationalité des participants et donc aux conceptions culturelles différentes quant à la place de l’économie et de sa rigueur. La pauvreté revêt des sens variés selon les éducations, les expériences de la misère ou les systèmes de hiérarchisations sociales. Ces facteurs jouent à tous les moments et dans tous les dossiers d’un chapitre et ils doivent être pris en compte dans les débats, en acceptant parfois les tensions et les incompréhensions liées à des imaginaires sur l’autre, à des stéréotypes ou encore à des vieux réflexes racistes (dans les deux sens) ; mais ils doivent l’être encore plus au moment des débats sur les finances, sur le patrimoine, sur les dépenses… C’est un sujet sensible qui pose les questions de l’équité et de la justice entre les membres de la congrégation, de la solidarité et de la responsabilité de tous dans le bien commun. Comment articuler l’aide et la nécessaire autonomie liée à l’auto-prise en charge ? Comment ne pas faire de discriminations, sans pour autant oublier la prise en compte des différences de niveaux ou styles de vie ?

Ces questions sont difficiles, et pourtant les réponses qu’on peut leur apporter disent ce qu’est la conception de l’Église universelle que développe l’institut. La fraternité internationale s’impose et, avec elle, l’égale dignité des personnes humaines et donc l’égalité profonde entre les personnes de la congrégation. Mais les besoins matériels sont-ils les mêmes ? C’est là que le principe d’équité a été introduit pour préciser ce qu’est la vraie justice qui n’est pas un égalitarisme. Comment vivre cela dans une congrégation internationale et ne pas reproduire les logiques de la mondialisation libérale à l’intérieur de la vie religieuse, excluant encore un peu plus les plus faibles ? Comment ne pas être méfiants par rapport aux autres, rapidement accusés d’être dépensiers, infantiles, irresponsables, consommateurs…, et ne pas être laxistes et gaspiller le bien de tous. Là encore, le débat dans un chapitre est nécessaire pour clarifier les incompréhensions, nombreuses en ce domaine, incompréhensions qui dégénèrent rapidement en méfiance vindicative.

La réflexion sur ces thèmes, en écho avec les « rendre-comptes » économiques réguliers (bilan, comptes d’exploitation et RSE), permet d’avancer sur ce qu’est, et requiert, la fraternité réelle plutôt qu’idéologique qu’ouvrent le Christ et ses disciples, au-delà de l’assistanat, d’une générosité affective ou d’une compassion malsaine. La fraternité, qui passe par la prise en compte des besoins économiques (Ac 2,42), tout autant que de la vie spirituelle, exige des prises de conscience fortes et des conversions ; elle nous conduit souvent à des attitudes prophétiques en contradiction avec la société contemporaine. Une spiritualité de la fraternité est ainsi au cœur du travail d’un chapitre, à la fois comme thème de réflexion, décisions économiques concrètes à prendre, mais aussi comme expérience capitulaire vécue.

Le secret est souvent invoqué dans un chapitre, et c’est un impératif pour permettre la liberté de paroles et la bonne prise de décision. Les débats, les votes, les prises de position de chacun ne doivent pas être révélées aux non-capitulants. Le secret est encore plus rappelé quand il s’agit des finances. Les capitulants ont souvent peur que les « non-initiés » se croient riches et considèrent qu’il faille dépenser sans prudence. Cette peur légitime est souvent excessive et non respectueuse des personnes et de leur capacité à comprendre des enjeux financiers. Le patrimoine de la congrégation est celui de tous ses membres (et pas des spécialistes qui savent) : ils ont donc tous le droit de savoir ce qu’il en est. Il faut donc, non pas développer le secret qui alimente en fait tous les fantasmes et les soupçons, mais la pédagogie pour que chacun comprenne les réalités et caractéristiques économiques de sa congrégation. Le premier réflexe ne doit pas être de cacher des chiffres mais de chercher les bons outils pour les faire comprendre. Cela ne peut se fonder que sur la confiance qu’on met dans les membres de la congrégation et leur intelligence de situation. Juger d’entrée de jeu que personne n’est mûr pour comprendre n’est sûrement pas la bonne solution pour favoriser la progression vers la maturité.

*

Ces différents temps d’un chapitre ne disent pas le tout de l’expérience spirituelle qui est ouverte par ce grand moment de la vie d’une congrégation religieuse. Chaque chapitre est un événement spécifique et chaque participant le vit de manière singulière. Néanmoins, au-delà des différences propres à chacune des familles religieuses, le chapitre invite, par la diversité des interrogations et des thématiques spirituelles mises en jeu, à se laisser transformer en profondeur. Ces mutations approfondissent le bonheur d’être membre d’une congrégation, ne serait-ce que par l’approfondissement de l’inter-connaissance des membres de l’institut (jeunes et moins jeunes, d’ici ou de là) et par la possibilité d’avoir été acteur de l’avenir. Il y a parfois des déceptions, des chapitres ratés (aux yeux de certains, alors que d’autres les voient comme très réussis), ennuyeux et insipides. Cela existe bien évidemment, mais il y a alors à s’interroger sur ce que signifient ces « échecs » : la disparition d’un désir d’être ensemble ? l’extrême épuisement des personnes ? la perte de confiance en soi et dans les autres ? l’insuffisante préparation spirituelle ?.... Tout ne s’explique pas de la même manière et ne dit pas ce que sera l’avenir.

Un chapitre reste la manière de renouveler notre désir de nous donner généreusement pour que la Bonne Nouvelle de l’Évangile l’emporte sur les œuvres de mort et de ténèbres. Ce renouvellement ne peut se faire qu’avec d’autres qui ont la même soif. C’est parce que nous nous sommes mis avec d’autres que nous pouvons répondre « présents » à l’appel du Christ de le suivre et de porter son message jusqu’aux confins de la terre. Chaque chapitre nous dit que cela est d’encore d’actualité et reste non seulement possible mais urgent. De là peut surgir la vie en abondance !

[1Voir, de la CIVCSVA, l’Instruction sur Le service de l’autorité et l’obéissance, 11 mai 2008.

[2Saint Thomas d’Aquin dans le De Regno ; Gaudium et spes n° 26 ; Catéchisme de l’Église catholique §§ 1905-1912, etc.

[3L’instruction précitée rappelle que le but de l’autorité dans la vie religieuse est le service du Royaume et doit faire grandir la fraternité. Elle doit redonner courage et espérance.

[4Cependant, on trouve cette procédure en usage dans certaines congrégations, quand, après plusieurs tours, deux personnes obtiennent le même nombre de votes.

[5Ce point est particulièrement développé dans mon ouvrage Pour qu’ils aient la vie en abondance, Cerf, 2010.

[6Ignace d’Antioche à Polycarpe, cité par Le service de l’autorité…, 12.

[7La « Responsabilité sociétale (ou sociale) des entreprises » vise le développement durable, dans ses aspects environnementaux, sociaux et économiques.

[8Jean Paul II « La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute la création », 1.1.1990 ou encore Benoit XVI « Si tu veux construire la paix, protège la création », 1.1.2010 ou encore François (à sa messe inaugurale du 19 mars 2013) : « Je voudrais demander, s’il vous plaît, à tous ceux qui occupent des rôles de responsabilité dans le domaine économique, politique ou social, à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté : nous sommes « gardiens » de la création, du dessein de Dieu inscrit dans la nature, gardiens de l’autre, de l’environnement ; ne permettons pas que des signes de destruction et de mort accompagnent la marche de notre monde ! »

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