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Joseph Cardijn et la vocation des laïcs

En marge d’un procès de béatification

François Odinet

N°2014-2 Avril 2014

| P. 128-141 |

Un jeune prêtre français nous offre cette présentation fervente du prêtre belge qui fonda la Jeunesse Ouvrière Chrétienne. L’installation, le 16 janvier dernier, à Malines, du Tribunal ecclésiastique chargé d’étudier la vie et l’œuvre de l’initiateur de l’Action catholique organisée permettra sans doute de s’interroger aussi sur les présupposés et le devenir du mouvement ; mais il fallait d’abord ne pas manquer la simple rencontre d’un analyste social et d’un pédagogue hors du commun grâce auquel, dit-on, « la jeunesse ouvrière entra au Sacré-Collège ».

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« La classe ouvrière, c’est comme la personnification du Christ sur terre. Et de la voir si abandonnée, si prostituée, si inconsciente de sa déchéance, me déchire le cœur. Et c’est à son relèvement que j’aurais voulu consacrer toute ma vie ! » En 1919 ou 1920, l’abbé Joseph Cardijn laisse échapper ce cri du cœur au moment où il craint d’être retiré de l’apostolat auquel il a voué son existence. Cette phrase laisse deviner à quelle profondeur Cardijn situe sa mission reçue de Dieu ; elle dessine le visage d’une époque, celle de l’industrie triomphante et des luttes ouvrières ; elle annonce l’intuition maîtresse de Cardijn : la vocation apostolique des laïcs chrétiens.

I. Joseph Cardijn, fondateur de la JOC (1882-1967)

L’enfant de Bruxelles devient prêtre (1882-1912)

Joseph Cardijn est né à Schaerbeek, une commune de Bruxelles, le 13 novembre 1882. Il grandit à Hal, une ville industrielle de la banlieue bruxelloise, où ses parents tiennent un petit commerce. Il découvre le monde ouvrier et côtoie des enfants levés très tôt pour aller à l’usine. Dès son enfance, sa vocation sacerdotale mûrit dans sa famille catholique. Lorsqu’il la déclare, ses parents acceptent spontanément la charge financière importante que représente, pour cette famille simple, les études nécessaires à la préparation au sacerdoce. Le jeune Joseph part donc au petit séminaire de Malines.

J’avais alors treize ans et c’est à cet âge que je fis la première découverte du problème de la jeunesse travailleuse. Quand je revins en vacances du petit séminaire, mes petits camarades de classe et de première Communion, plus intelligents et plus pieux que moi, avaient dû aller à l’usine et au travail. Je les trouvais corrompus, opposés à l’Église, ne voulant plus frayer avec moi. Ce fut un coup de poignard dans mon cœur ; je cherchai les causes de cette perte et de cette corruption et promis de me consacrer à leur sauvetage.

Il poursuit ses études au grand séminaire de Malines. Peu avant la mort de son père en 1903, Joseph lui rend visite ; alors qu’il s’agenouille pour recevoir la dernière bénédiction que lui donne son père, ce modeste travailleur, il entend un nouvel appel de Dieu et fait le serment de consacrer toute sa vie de prêtre à sauver la masse des travailleurs. Ainsi, sa vocation propre naît du double choc du rejet par ses anciens amis et de la mort de son père, en lequel il voit un symbole de tous les travailleurs.

L’abbé Cardijn est ordonné prêtre pour le diocèse de Malines le 22 septembre 1906. Il déconcerte ses formateurs, qui le savent brillant mais indépendant d’esprit. Ils l’invitent à poursuivre ses études à l’Institut de philosophie de l’Université de Louvain. Cardijn obtient de s’inscrire plutôt en sciences politiques et sociales. Il peut voyager pour se familiariser avec le monde des grandes industries et la situation des ouvriers. Il demeure hanté par cette question : la jeunesse ouvrière est-elle condamnée à perdre la foi ?

Un an plus tard, il est nommé enseignant au collège de Basse-Wavre. Avec du recul, Joseph Cardijn parle de cette nomination comme d’un « malheur providentiel » : alors qu’elle devait l’écarter de « l’apostolat social », elle constitue sa « meilleure préparation ». Il peut continuer à lire et à voyager à l’étranger, notamment dans l’Angleterre industrielle en 1911 ; plus tard, il reconnaît dans ce voyage d’étude la « meilleure retraite au début de [son] sacerdoce » [1].

La fondation de la JOC (1912-1945)

L’abbé Cardijn obtient en 1912 sa nomination comme vicaire de la paroisse Notre-Dame de Laeken, située dans un quartier populaire de Bruxelles. Chargé des œuvres féminines, il se préoccupe d’abord de connaître la population ; il sait susciter la confiance par ses visites et sa conversation familière dans laquelle il se préoccupe du quotidien des gens. Il comprend vite la nécessité d’un réseau de relations pour pénétrer dans les classes populaires. Il cherche donc des responsables et les prépare dans des cercles d’étude, car il perçoit l’importance cruciale de la formation. Très vite, de jeunes hommes s’associent à ces femmes.

En 1915, alors que la Belgique est occupée par les Allemands, l’archevêque de Malines nomme l’abbé Cardijn directeur des œuvres sociales de l’arrondissement de Bruxelles, tout en le maintenant à Laeken [2]. Joseph Cardijn est très actif dans ses nouvelles fonctions. Il fonde en 1919 la Jeunesse syndicaliste, pour défendre les jeunes ouvriers. Il rencontre beaucoup d’oppositions, car il mécontente le parti catholique et désarçonne les mouvements traditionnels, qui l’accusent de briser l’unité chrétienne ainsi que d’ériger la lutte des classes en système ; on le soupçonne d’être opposé à sa hiérarchie. Cardijn est d’autant plus mal compris qu’il revendique l’autonomie de la jeunesse ouvrière par rapport aux autres classes sociales, différant ainsi de « l’Action catholique générale ». Il est également en butte à l’hostilité des socialistes, qui veulent demeurer le parti des ouvriers.

Toujours soucieux de faire reposer son action sur la réflexion et la formation, l’abbé Cardijn s’associe des intellectuels. Avec eux, il inaugure dans les années 1920 la Jeunesse sociale catholique et la Semaine sociale pour universitaires catholiques. Dans la même veine, Joseph Cardijn lance en 1922 une vaste Enquête sur l’adolescence salariée qui comprend 500 questions, confiées aux militants. C’est le passage à grande échelle d’une méthode d’enquête à partir de la vie, inspirée de ce que Cardijn avait initié à Laeken.

En avril 1924, la Jeunesse syndicaliste devient Jeunesse ouvrière chrétienne. Ce changement de nom montre que le mouvement est d’inspiration chrétienne, et non seulement syndicaliste ; il distingue aussi la jeunesse ouvrière de tout autre milieu social. La même année, Cardijn fait paraître sept articles à destination du grand public, dans lesquels il démontre que la formation de chaque jeune travailleur est la réponse concrète aux difficultés auxquelles il doit faire face.

Or, son activité suscite des oppositions de plus en plus tenaces. Dès 1920, ses détracteurs avaient tenté d’obtenir son déplacement du cardinal Mercier, l’archevêque de Malines. Cardijn avait convaincu son évêque de n’en rien faire. Le cardinal Mercier le convoque à nouveau en 1925 et semble prendre parti contre lui ; cependant, il ne lui interdit pas de poursuivre son œuvre. L’abbé Cardijn se sent prêt à obéir mais constate que tout n’est pas perdu. Il demande à soumettre son cas au pape Pie XI, qu’il rencontre en mars 1925. Le souverain pontife approuve clairement Cardijn dans son ambition d’organiser la classe ouvrière, à travers une élite qui irradie dans la masse. Le pape insiste lui-même sur la valeur infinie de chaque âme d’ouvrier [3].

C’est la même année 1925 que la JOC tient son congrès fondateur ; elle compte déjà 6000 membres et 192 sections. Le programme général qui est établi prend en compte les revendications concrètes des jeunes travailleurs. Dans un discours au Congrès, Cardijn répond à ceux qui accusent ce programme d’être teinté de socialisme : il ne « regarde ni le parti socialiste ni le communisme, mais l’âme et la destinée de nos jeunes travailleurs. Pour que cette âme puisse s’épanouir, il faut que toutes les revendications puissent, lentement, méthodiquement, mais énergiquement se poursuivre ; parce que leur âme n’est pas indépendante de leur corps, que leur vie spirituelle est liée à leur vie de travail. » Le mouvement se donne trois tâches fondamentales : la formation intégrale, le service des camarades et l’action représentative auprès des autorités.

En 1927, Cardijn est libéré de ses fonctions dans le diocèse pour se consacrer entièrement à la JOC. Celle-ci commence à se répandre hors de Belgique ; grâce à l’abbé Guérin, elle s’implante notamment en France. Lorsque la JOC fête son dixième anniversaire (1935) en réunissant 100000 personnes à Paris, le cardinal Pacelli, secrétaire d’État et futur Pie XII, écrit aux militants : « la JOC réalise aux yeux du Saint-Père un type achevé de cette Action catholique qui est une des pensées maîtresses de son pontificat. »

La pédagogie de la JOC se précise peu à peu ; elle s’articule autour du travail en équipe et de la révision de vie, orientée par le fameux principe voir – juger – agir. Cardijn multiplie les semaines d’études et les formations à destination des militants mais aussi des prêtres, dont il espère qu’ils seront des soutiens ardents et avisés des laïcs engagés. L’essor de la JOC participe d’un renouveau missionnaire de l’Église, notamment en France, car des prêtres toujours plus nombreux s’interrogent sur l’éloignement des masses populaires par rapport à l’Église – le livre France, pays de mission des abbés Godin et Daniel en témoigne [4].

Pour l’Église universelle (1945-1967)

Un Bureau international de la JOC est créé fin 1945, afin de donner au mouvement un statut international. Cardijn a la conviction que la JOC doit devenir mondiale pour faire face, non à une somme de problèmes nationaux, mais au problème mondial de la situation des travailleurs. En 1946, il effectue une tournée de trois mois en Amérique latine. C’est la première d’une longue série : resté grand voyageur, Joseph Cardijn accomplit entre 1946 et sa mort vingt-quatre voyages intercontinentaux. Ces rencontres permettent à l’abbé Cardijn, toujours intuitif, de prendre personnellement la mesure des faits sociaux. Elles donnent aussi l’occasion aux militants de la JOC, ainsi qu’à de très nombreux ouvriers, de faire connaissance avec celui qui devient un symbole.

L’extension de la JOC est encouragée par le Saint-Siège. En 1957, 30000 jeunes travailleurs et travailleuses sont réunis place Saint-Pierre autour de Pie XII qui les exhorte : « L’Église a besoin aujourd’hui plus que jamais des jeunes travailleurs pour construire vaillamment, dans la joie et dans la peine, un monde tel que Dieu le veut. » À l’occasion de ce rassemblement, les statuts de la JOC internationale sont adoptés et lui donnent une existence organique. En 1962, alors que Cardijn fête ses 80 ans, la JOC est présente dans 88 pays et compte 4 millions de membres. Peu à peu, Joseph Cardijn s’est moins impliqué dans la direction de la JOC. Cette prise de distance lui est difficile : il doit simultanément veiller au respect de ses intuitions et laisser à la nouvelle génération de dirigeants la liberté dont elle a besoin. Il quitte définitivement ses fonctions à la tête de la JOC internationale en février 1965.

Pour préparer le Concile Vatican II, il a été nommé à la Commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs, à laquelle il fournit de nombreuses notes. Cardijn tient fermement que l’apostolat des laïcs n’est pas seulement spirituel, mais qu’il s’enracine dans la vie quotidienne et les réalités terrestres. En 1963, son livre Laïcs en premières lignes résume sa vision de « l’apostolat proprement laïc du laïc ».

À la dernière session de Vatican II, Mgr Cardijn est Père conciliaire. En effet, deux semaines après avoir laissé ses responsabilités à la JOC, il a été créé cardinal par Paul VI. Cardijn a hésité à accepter cette distinction, craignant de ne plus pouvoir être lui-même. Au contraire, le pape l’encourage et lui montre qu’il pourra d’autant mieux promouvoir ses intuitions et servir le développement de la JOC. Joseph Cardijn choisit comme devise épiscopale « Evangelizare pauperibus », une phrase d’Isaïe que Jésus reprend à son compte (Lc 4,18) : « L’Esprit du Seigneur m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » [5].

Pour beaucoup, et pour Mgr Cardijn lui-même, c’est la jeunesse ouvrière qui entre au Sacré-Collège. Le nouveau cardinal assure : « Mon diocèse, c’est la jeunesse travailleuse du monde ! » [6] Il intervient volontiers dans l’Église ou dans les médias de masse. Cependant, il est hospitalisé en juin 1967. Après avoir affirmé à l’archevêque de Malines-Bruxelles qu’il « offre toutes [ses] souffrances pour la classe ouvrière du monde » [7], il quitte le 24 juillet 1967 ce « monde » qu’il a parcouru et dans lequel il s’est engagé.

II. La spiritualité de Cardijn : la consécration du monde

Les « trois vérités »

Lorsqu’il fête le dixième anniversaire de la JOC à Bruxelles en 1935, Joseph Cardijn prononce un discours fondamental. Il y énumère les « trois vérités » qui résument l’esprit de la JOC :

  • une vérité de foi » : chaque jeune travailleur est fils de Dieu, et à ce titre il a une destinée éternelle et temporelle à accomplir. Donnée pour l’éternité, cette dignité extraordinaire se manifeste dès le temps présent, dans la vie quotidienne : c’est ensemble que se réalisent les deux aspects, éternel et temporel, de cette unique dignité.
  • une vérité d’expérience » : les conditions de vie de la masse des jeunes travailleurs sont « en contradiction absolue » avec leur destinée éternelle et temporelle.
  • une « vérité de pastorale, ou de méthode » : pour que les jeunes travailleurs puissent accomplir leur destinée, « il n’y a qu’un moyen : c’est, au sein de l’Église catholique, l’organisation de la masse des jeunes travailleurs qui, entre eux, par eux, pour eux, s’entraînent, s’aident, et se servent mutuellement, en vue de cette conquête de leur destinée ».

Cardijn conclut ainsi : « C’est là toute la JOC ; c’est là le but de la JOC et aussi longtemps qu’on ne veut pas regarder si haut et en même temps, rester les deux pieds dans la réalité, on n’a pas compris la JOC. »

La vérité de foi : la double mission de l’homme, éternelle et temporelle

Joseph Cardijn contemple le dessein de Dieu qui donne à chaque homme sa dignité – un terme essentiel pour lui. Cette dignité est éternelle, car Dieu appelle tous les hommes à la vie éternelle ; mais il ne faut pas en déduire que cette dignité soit pour « plus tard » : « Tout jeune travailleur, toute jeune travailleuse, a une destinée, une mission divines ; non pas après la mort, mais dès aujourd’hui dans sa vie concrète et journalière, où il est l’apôtre premier et immédiat de Dieu. » [8] Ainsi, « ce mandat divin […] donne à toute l’existence terrestre de l’homme un caractère sacré, religieux, apostolique. » [9]

À la lumière de la Genèse (Gn 1,26-29), Cardijn reconnaît que l’homme a reçu à sa création la charge d’accomplir le dessein de Dieu à travers les œuvres créées [10]. La rédemption opérée par le Christ exalte cette mission humaine. Dès lors, la mission chrétienne – qui consiste à assurer explicitement la présence du Christ dans les âmes et les institutions – ne se substitue pas à la vocation humaine qui répond au plan de Dieu sur la création. Au contraire, la grâce de Dieu donne sens à cette mission première et permet son succès. « Il n’y a pas deux ordres séparés : l’un de la nature et l’autre de la grâce ; il n’y a qu’un ordre providentiel. L’ordre de la création est assumé par l’ordre de la rédemption. La nature est surnaturalisée. La science, la technique, la culture, les structures sociales, tout doit servir de véhicule à la rédemption » [11]. Dans cette « nature surnaturalisée », l’homme doit non seulement exercer son apostolat chrétien, mais aussi, au nom de Jésus-Christ et avec son secours, remplir sa mission humaine en assumant sa dignité dans toutes les dimensions de son existence.

Évangélisation et soin de la vie quotidienne sont donc indissociables dans la perspective de Cardijn. Pour lui, tout acte humain devient le lieu d’une christianisation du monde et de l’homme.

Ma préoccupation fondamentale a toujours été de faire rentrer la religion dans la vie, les milieux de vie et les problèmes qu’ils soulèvent. C’est là que les laïcs doivent être, selon l’expression de Pie XI, « les apôtres premiers et immédiats ». C’est là qu’ils ont un apostolat propre et irremplaçable. Toute leur vie laïque doit devenir un apostolat. Pour cela, ils doivent s’unir au Christ et à l’Église. C’est toute « l’Église en état de mission ». Il ne s’agit donc pas d’humaniser avant de christianiser, ni de changer d’abord les structures, mais de christianiser les personnes. L’apostolat des laïcs n’est pas d’abord une action temporelle, mais essentiellement une action évangélisatrice dans la vie, dans les milieux et les problèmes de vie.

On le voit : Joseph Cardijn, qui a dû souvent se défendre de diviser l’Église, n’envisage la mission de la JOC qu’à l’intérieur du corps ecclésial. Lui-même attachait une grande importance à l’approbation de la JOC par les papes successifs. Dans l’épreuve, il donna de grands signes de fidélité : alors que le cardinal Mercier envisageait de lui faire quitter ses fonctions de directeur des œuvres sociales, il écrivait que s’il lui fallait abandonner tout apostolat ouvrier, cela lui coûterait infiniment mais ne l’empêcherait pas d’obéir. L’abbé Cardijn comprend l’Église à partir de l’appel de tout homme par Dieu.

Au sein de l’Église, Cardijn ne concevait nullement l’apostolat des laïcs comme une simple réponse conjoncturelle à la situation d’une époque. Certes, son expérience paroissiale lui a fait comprendre que le premier évangélisateur de tout homme, c’est son semblable, celui qui partage sa vie quotidienne – et non le prêtre. Mais il a une vision plus ample de l’apostolat laïc, fondé sur la mission que chaque homme reçoit de Dieu. Son expérience apostolique est donc vivifiée et approfondie par sa contemplation de Dieu à l’œuvre dans le monde. On comprend dès lors que l’apostolat, la rencontre des personnes, la réflexion sociologique et philosophie ou la contemplation de Dieu lui apparaissent inséparables. Pour se réaliser, « le plan d’amour de Dieu » suppose « le mouvement apostolique du laïcat, voulu par Dieu, vécu à l’exemple du Christ, dirigé et animé par l’Église, répandu parmi tous les hommes jusqu’aux confins du monde et jusqu’à la fin des siècles. » [12]

La vérité d’expérience : le défi de l’époque industrielle

Joseph Cardijn demeure, sa vie durant, un analyste précis de son époque. Il ne cesse de lire, de s’informer et de réfléchir, tout en voyageant beaucoup. Il constate que les ouvriers souffrent des conditions de vie qui ne respectent pas leur dignité. Dès sa jeunesse, il a été attentif aux problèmes de la « condition ouvrière », qu’il nomme ainsi parce que les difficultés s’étendent au-delà du seul accomplissement d’un travail. L’abbé Cardijn est interpellé par l’emploi des enfants et les rudes conditions de travail, mais aussi les dangers pour la vie morale, la difficulté d’avoir une vie familiale équilibrée, la pauvreté, les questions d’éducation, les problèmes de logement… À la fin de sa vie, Cardijn constate la naissance d’un monde nouveau, dont l’unité grandit : l’interdépendance économique s’accroît au point qu’une conscience mondiale apparaît, malgré des disparités entre les sociétés ou à l’intérieur de chacune d’elles. Le problème ouvrier demeure central dans ce contexte, car les transformations sont concentrées dans le monde du travail : la généralisation du travail mécanisé élargit la classe ouvrière. Dans ce régime qui s’accompagne de misères et d’injustices, le fondateur de la JOC discerne une solidarité qui grandit entre les travailleurs. Pour fonder un ordre pacifique, il veut humaniser le monde du travail ; cette entreprise repose d’abord sur la formation, qui a pour objectif de diffuser une pensée respectueuse de la personne et de la famille.

Une telle pensée n’est pas marxiste ni socialiste : Cardijn désapprouve ces options athées, convaincu que la foi chrétienne donne à la dignité de chaque homme son fondement réel, si bien que le monde et l’homme ne peuvent vivre sans Dieu. Il écrit dès 1935 :

Entre l’athéisme totalitaire, qui est l’expression extrémiste du laïcisme moderne, et le laïcat chrétien, qui doit épanouir toutes les forces vives de l’Église militante, un duel gigantesque se prépare. Puisse la JOC, insérée dans une puissante avancée de ce laïcat, donner à l’Église les militants d’élite les plus dévoués, avant-garde fidèle d’un nouveau laïcat ouvrier.

Cardijn s’exclame : « Nous ne faisons pas la révolution, nous sommes la révolution ! » [13] Il n’entame pas de lutte violente, même s’il reconnaît des situations conflictuelles et assume des rapports de force. Sa révolution consiste dans une transformation de l’âme de chaque travailleur, et un renouvellement de la classe ouvrière par ses propres membres. Cette conception spirituelle n’empêche en rien un grand réalisme ; au contraire, elle fonde la lutte pour les conditions nécessaires à l’épanouissement de la dignité humaine. Cardijn confère au laïcat ouvrier une mission prophétique à l’égard de toutes les classes sociales. Son œuvre recherche le bien de la société dans son intégralité, c’est-à-dire son rassemblement en une famille humaine conduite par le Christ.

La vérité de méthode : « par eux, entre eux, pour eux »

La méthode de la JOC est fondée sur l’apostolat des ouvriers à l’égard des ouvriers. Joseph Cardijn a toujours tenu à ce que les jocistes soient uniquement de jeunes ouvriers : seuls ceux-ci peuvent transformer leur propre milieu. Ils sont les meilleurs apôtres de leurs frères. Beaucoup d’ouvriers ont été touchés de la confiance que ce prêtre leur manifestait : refusant de mettre la classe ouvrière sous tutelle, il lui confie son propre apostolat. Cardijn écrit ainsi : « Dans l’Église, vous verrez toujours cela à travers l’histoire : c’est par les plus petits que l’Église monte. Il faut que nous ayons foi dans cette richesse des humbles, dans la possibilité de les former. Former des militants, les multiplier… Donnez-moi des militants, et je vous soulève le monde ! » [14] Cardijn promeut donc une Action catholique spécialisée, qu’il veut « totalement incarnée » [15].

Le fondateur donne à la JOC sa méthode de « révision de vie » selon le principe « voir – juger – agir » que Jean XXIII reprend dans son encyclique sociale Mater et Magistra (§§ 236-237). Cette relecture est un outil pour « construire le monde tel que Dieu le veut » [16]. En effet, Cardijn comprend la transformation de la vie ouvrière comme une annonce en actes de la Bonne Nouvelle, inséparable d’un apostolat explicitement chrétien. Pour que cette mission s’accomplisse, il faut qu’une élite soit le levain dans la pâte.

Dès le début de son ministère, Joseph Cardijn s’est attaché à former des militants pour en faire des cadres. Que la JOC soit un apostolat des ouvriers « par eux, entre eux, pour eux » impose d’aider de jeunes ouvriers à prendre des responsabilités auxquels ils ne sont pas préparés. Cardijn a donc multiplié les possibilités de formation, pour que des militants puissent entraîner leurs camarades. « C’est la plus importante des questions : la formation de “l’élite”. Tout revient à cette question capitale, sans laquelle rien de stable, de permanent, ne se créera » [17].

L’abbé Cardijn prône la complémentarité de l’apostolat sacerdotal et de l’apostolat laïc. La mission des prêtres est bien une œuvre de formation : approfondissement de la foi, mais aussi éducation de l’âme, par les sacrements, l’étude de l’Écriture, la communion avec la hiérarchie. Il s’agit bien d’une mission spirituelle : la formation n’est pas seulement sociale, car « c’est l’âme qui doit vivifier et déborder » [18]. Cardijn attend des militants un don total d’eux-mêmes, presque une immolation à l’apostolat, à l’image de ceux que Jésus a appelés et qui ont tout quitté pour le suivre. Dans cette mystique missionnaire, Joseph Cardijn insiste sur le fait que « l’Action Catholique est l’apostolat laïc mandaté par la Hiérarchie » [19] : les laïcs de la JOC reçoivent donc une véritable mission de l’Église. « Quand un militant a compris cela, on obtient des résultats insoupçonnés. Aux laïcs dans le monde, on peut demander la sainteté, la perfection, le discernement et la compétence, autant qu’on le demande à des religieux. Ici encore, quel puissant levier pour les âmes ! » [20]

Conclusion : Joseph Cardijn et la nouvelle évangélisation

Les temps ont changé. Les sociétés européennes sont largement tertiarisées et moins industrielles : on n’ose plus y parler de « classe ouvrière » ; d’autre part, ni la JOC ni l’Action catholique n’ont plus dans l’Église européenne la place centrale qu’elles ont occupée pendant plusieurs décennies. Faut-il en conclure que Cardijn est un apôtre du passé ?

C’est pourtant en 2014 que s’ouvre, en Belgique, le procès en béatification du cardinal Cardijn. Certes, il est un témoin du Christ pour son temps – et même un témoin de son temps. Toutefois, Cardijn a su discerner dans son époque les signes d’un mystère qui dépasse celle-ci. Son intuition maîtresse est fondée dans la contemplation de l’Église et du monde à partir du « plan de Dieu » [21]. Plein d’espérance, Joseph Cardijn croit que chaque homme est appelé à une « destinée éternelle » en communion avec son Créateur. Il comprend donc la vie humaine comme une « mission » reçue de Dieu. Son espérance fonde le réalisme avec lequel il déploie la « mission temporelle » de l’homme : l’appel de Dieu est pour maintenant, la vie éternelle s’incarne dans une vie humaine digne, qui a vocation à sanctifier le monde entier.

Il revient à l’Église de manifester dans le monde le plan de Dieu et la dignité humaine qu’il implique. C’est pourquoi le cardinal Cardijn insiste sur le rôle du laïcat chrétien. Il confère à celui-ci une mission proprement « prophétique », qui n’est pas secondaire mais fondatrice : dans le plan de Dieu, les laïcs ont vocation à façonner le monde « comme Dieu le veut ». On retrouve cette perspective dans les textes du Concile Vatican II :

Le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs. […] La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. […] À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment.

Cette intuition de Joseph Cardijn, confirmée par le Concile, est nécessaire à la « nouvelle évangélisation » à laquelle les papes ont convié les chrétiens de notre temps. La pensée de Cardijn invite à proclamer la foi au Christ en tant qu’espérance pour l’humanité. Elle appelle également à rendre crédible cette foi par des actes qui manifestent la dignité de chaque personne. Comme l’a écrit Jean-Paul II [22], il est essentiel à la nouvelle évangélisation que l’évangile éclaire les réalités sociales et leurs transformations. À l’heure où le pape François presse les catholiques de redécouvrir leur identité missionnaire, il est bon d’entendre l’appel du cardinal Cardijn [23] :

« Le monde attend l’Église. Il attend la réalisation de la mission de l’Église par la grâce du Christ. Ce sont les laïcs qui doivent le consacrer ».

[1Ibid.

[2L’engagement de Cardijn pendant cette période troublée montre, s’il en était besoin, à quel point il s’implique dans la vie sociale de son temps. Ainsi, le 9 novembre 1915, à la collégiale Sainte-Gudule de Bruxelles, tandis que l’archevêque de Malines préside une messe pour les victimes de la guerre en présence d’une grande foule, l’abbé Cardijn prononce une homélie dans laquelle il stigmatise l’injustice de l’agression allemande et assimile la collaboration à une prostitution. Il appelle la population à l’union, à l’entraide et à la confiance. Le 17 novembre 1916, au nom des 130.000 syndiqués chrétiens de Bruxelles, il écrit une lettre aux autorités d’occupation, aux puissances neutres et au Saint-Père, pour protester contre la déportation des ouvriers belges en Allemagne. Cela vaut à Cardijn d’être emprisonné deux fois. Pendant sa première captivité, de décembre 1916 à juin 1917, il relit toute la Bible ainsi que les écrits de Marx – notamment le Capital –, si bien que ses intuitions mûrissent pendant ce temps.

[3Notes personnelles de Cardijn.

[4Leur ouvrage paraît pendant la Seconde guerre mondiale. Au cours du conflit, la JOC devient clandestine et participe à la résistance anti-nazie. Cardijn, qui n’a aucun ménagement pour les doctrines nazies et rexistes, est arrêté en 1942 puis libéré.

[5Lorsqu’il faut choisir l’église romaine dont le cardinal Cardijn sera titulaire, il demande la plus pauvre et reçoit San Michele Arcangelo.

[6M. Fievez et J. Meert, Cardijn, Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1969, pp. 227-228.

[7Ibid., p. 240.

[8J. Cardijn, Laïcs en premières lignes, Paris – Bruxelles, Éditions universitaires – Éditions Vie Ouvrière, 1963, pp. 9-10.

[9Ibid., p. 68.

[10Ibid., pp. 67-69.

[11Ibid., pp. 104-105.

[12Ibid., p. 10.

[13M. Fievez et J. Meert, op. cit., p. 82.

[14J. Cardijn, Le jeune travailleur devant la vie, Bruxelles, Éditions Jocistes, 1949, p. 71.

[15Laïcs en premières lignes, op. cit., pp. 22-23.

[16Discours de Pie XII au Rassemblement mondial de la JOC à Rome, 25 août 1957.

[17Note de J. Cardijn citée par M. Fievez et J. Meert, op. cit., p. 40.

[18Lettres de J. Cardijn à Madeleine de Roo et Fernand Tonnet, 1919-1920.

[19Laïcs en premières lignes, op. cit., p. 40.

[20Ibid.

[21Ibid., p. 72.

[22Centesimus Annus (1991), § 5.

[23Laïcs en premières lignes, op. cit., p. 189.

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