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À propos de la devise de Pape François : Miserando atque eligendo

Pierre Auffret, p.s.s.

N°2014-2 Avril 2014

| P. 112-115 |

La belle devise du Pape François est analysée depuis son origine et sa grammaire latine, mais surtout, finement commentée dans sa signification : l’amour est présent dans la pitié, et plus avant encore, dans le regard de Jésus qui distingue l’homme comme unique — à un niveau de profondeur qui n’appartient qu’à Dieu.

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Dans la première proposition on lit

Il vit (sujet : Jésus), puis ce publicain,
soit
verbe + complément.

Au terme, il vit est repris et comme doublé par il dit (même sujet), ce dernier suivi par le complément à celui-ci, se rapportant à publicain de la première proposition. On voit le parallèle entre ces brèves propositions :

Il vit + publicain //
il vit /il dit + à celui-ci.

Puis au terme, nous retrouvons une fois encore l’ordre verbe + complément, mais avec inversion entre sujet (cette fois le publicain) et complément (cette fois Jésus). Ainsi les quatre dernières lignes de notre tableau comportent-elles, superposés, un parallèle et une inversion :

Jésus (sujet) + publicain (complément)
devenant
publicain (sujet) + Jésus (complément).

Entre ces deux extrêmes on lit parce que, suivi des termes même de la devise de pape François : en pitié (de lui) et même en faisant choix (de lui).

La première remarque qui s’impose, c’est que l’appel final à suivre Jésus ne se confond pas avec le choix. Tandis que l’appel est l’objet d’une parole, le choix qui le précède est opéré par le regard. Le choix lui-même (eligendo) s’inscrit dans le prolongement (et même…) de la prise en pitié (miserando). De soi cette prise en pitié n’implique, ni n’exclut d’ailleurs, le péché de celui qu’elle vise. Elle est d’amour sans réserve, tout comme le choix qui la suit et la parachève. Dans le grand psaume pénitentiel 51, le premier mot, soit le verbe Prends pitié… (3a : Miserere…), a pour objet l’orant… de moi (… mei), non pas encore son péché. Il est clairement dit ici que c’est parce qu’il y a eu prise en pitié et même choix dans et par le regard (il vit ), qu’il y a eu appel à suivre.

Comme le font maints traducteurs de la devise (dans la presse et sur le net) on pourrait être tenté de traduire atque par et cependant, ce sens étant possible. Cela supposerait comme une confrontation entre la pitié, destinée au pécheur, et le choix, destiné à l’élu. Mais tout d’abord, Matthieu n’est présenté comme pécheur par l’évangéliste que par rapport à son statut de publicain, et non pas en fonction de ses défaillances personnelles. Il est plus méprisé que méprisable (ces deux qualificatifs, et surtout le second, ne pouvant en aucune façon convenir au regard que le Seigneur porte sur quelque pécheur que ce soit). Et par ailleurs, même si l’amour qu’inclut la pitié est pris au niveau de profondeur qu’implique miserando [1], il n’y a aucune raison pour ne pas voir, plutôt qu’une confrontation, un crescendo entre pitié et choix : l’amour est déjà présent dans la pitié (dégagée de tout mépris), mais il l’est encore, et même plus (atque) dans le fait que le regard distingue ce publicain, justement non plus comme un publicain, mais comme cet homme.

Ce premier temps est de toute première importance, et c’est sans doute cela qui, pour avoir été vécu par lui, a touché le futur pape François. On lit dans le journal La Croix du vendredi 8 mars 2013 (p. 17), avant même le vote du conclave (la confidence datant même, nous précise-t-on, de 2005), que le cardinal Jorge Bergoglio « écoute deux fois plus qu’il ne parle et perçoit bien plus que ce qu’il écoute » (je souligne). A la lumière de sa devise, je devine que non seulement il écoute, mais que d’abord il regarde et par là, comprend bien plus que ce qu’il écoute, la parole (la sienne) ne venant éventuellement qu’au terme, comme fruit de ce regard (et de cette écoute). Regard, pitié, choix, appel. Comment ne pas penser au regard du Seigneur sur Marie (celle-là sans ombre de péché), ou de Jésus sur l’homme riche (Mc 10,21) et sur Pierre (Lc 22,61) ?

Dans les lignes qui précèdent Bède cite Mt 9,9 :

« Jésus, dit-il (i.e. l’évangéliste), vit un homme assis au comptoir,
se nommant Matthieu, et lui dit : Suis-moi ! »
(Vidit, inquit, Jesus hominem sedentem in telonio,
Matthaeum nomine, et ait illi : ‘Sequere me’).

On remarquera que dans la lecture qu’il fait de ce passage évangélique, Bède désigne cet homme, dont l’évangéliste nous précise même le nom de Matthieu, par le seul mot de publicain, ce qui rabat l’homme à sa fonction (évoquée par le comptoir, lieu de la rencontre) et le rend anonyme. C’est étonnant. On s’attendrait à ce que, la connaissance de l’homme du nom de Matthieu progressant à la lumière de la rencontre avec Jésus, le commentateur de l’évangile s’en tienne à l’essentiel et laisse dans l’ombre la fonction de publicain. Mais il a compris ce que faisait là ce détail apparemment anecdotique du comptoir, détail suggérant, ce que Bède nous dit explicitement, que le regard que Jésus porte sur cet homme n’exclut rien de ce qu’il est, même pas cela qui le rend, aux yeux de beaucoup, méprisable.

Le lecteur distrait pourrait être tenté de s’attarder à faire porter sur miserando l’accent principal, alors que la syntaxe même (atque… et même…) indique le contraire : miserando mène à eligendo. La miséricorde connote plus spontanément l’amour que le choix. Mais ce n’est pas l’avis de Bède. La conjonction qu’il emploie dit clairement le contraire. Le choix, lui, connote plus spontanément une option en fonction de capacités, dans la perspective d’un service. Mais, à ses yeux, c’est aller trop vite en besogne. Car ce choix doit s’entendre d’abord et principalement sur le registre de la relation personnelle. Il s’entend comme le fait de distinguer quelqu’un, en ce qui le fait être lui et nul autre, un peu comme Jeanne d’Arc distinguant le roi Charles VII qui, en vain, s’est habillé comme un de ses courtisans pour échapper au regard de la pucelle. J’ai fait moi-même l’expérience inverse, soit la découverte très désagréable de me découvrir un jour un sosie. Mais quelqu’un qui me connaît bien a, en le voyant, dit sans hésitation : Ce n’est pas lui ! Le publicain n’est pas choisi d’abord en fonction de ses capacités et en vue d’une mission. Il est distingué par le regard de Jésus pour qui, pourrait-on dire, il devient un homme de choix, et donc privilégié, unique à ses yeux. Sa miséricorde ne va pas plus aux seules blessures et faiblesses que son choix ne va aux capacités et promesses. La première et encore plus le second habitent le regard qu’il porte à l’humble créature qu’il voit là. C’est en somme porter sur Matthieu ce même regard que porte le Seigneur sur Marie : respexit humilitatem ancillae suae, regard portant d’abord sur cet être unique entre tous, fût-il de très humble condition, et non pas sur son statut de servante. Le choix de Dieu n’est ni utilitaire (il n’a en un sens besoin de personne), ni récupérateur (bonne aubaine que d’embaucher ceux-là). Si discernement il y a, il s’exerce à un niveau de profondeur qui n’appartient qu’à lui.

[1« Miserando n’est pas le gérondif de misereor, mais celui de miseror. Sans doute, le sens est pratiquement le même, encore qu’on pourrait considérer, au vu de quelques emplois, qu’il y a dans miseror quelque chose de plus viscéral, de plus immédiat. Augustin semble, sinon établir, du moins pratiquer cette differentia (serm 87, PL. 38,536) : si miserando alterum non differs, miserere et animae tuae placens Deo », précisions que nous devons à Pierre Monat, qui a bien voulu lire cette note et y apporter plusieurs ajustements, ce dont nous ne saurions trop le remercier.

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