Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Spiritualité pour le temps de Chapitre (I)

Jean-Claude Lavigne, o.p.

N°2014-1 Janvier 2014

| P. 23-38 |

La pratique capitulaire, souvent éprouvante et complexe, est d’abord à entendre comme une expérience religieuse fondatrice, pour chaque membre et tout l’institut. Temps de célébration et temps d’identité, temps de Dieu et temps stratégique, mais encore (ce sera la deuxième partie de l’article, à lire dans le prochain numéro), temps des élections et temps de rendre comptes : ces temps divers ne disent pas tout de l’expérience spirituelle mais signent une « manière de renouveler notre désir de nous donner généreusement pour que la Bonne Nouvelle de l’Évangile l’emporte sur les œuvres de mort et de ténèbres ».

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Chaque institut de vie religieuse célèbre, selon une périodicité qui lui est propre, un chapitre général ou provincial, qu’il soit électif, d’affaires ou mixte. C’est un moment important de la vie de la congrégation, craint par beaucoup, mais en même temps attendu, espéré, comme un moment de renouvellement. C’est un moment redoutable et éprouvant pour la plupart des participants. Des documents sur le fonctionnement des chapitres existent pour repréciser ce que dit le Droit Canon (CIC 595, 631…) et les actes qui doivent être accomplis pendant son déroulement. Des manuels de procédures, plus ou moins complexes (et à revoter à chaque chapitre) selon les traditions de chaque congrégation, sont disponibles et alimentent les séances de préparation souvent laborieuses pour se prémunir des dysfonctionnements qui seraient dénoncés par des membres chicaniers de l’institut.

Si un chapitre a une dimension administrative et juridique, il a surtout une dimension spirituelle qui est la source de toutes les procédures et travaux devant se dérouler pendant ce rassemblement. Prendre en compte cette spiritualité pour un temps de chapitre conduit à vivre ce moment comme une expérience religieuse fondatrice pour chaque membre des instituts.

Un temps de célébration

Le vocabulaire nous invite à comprendre la différence entre deux types d’assemblée : on tient une assemblée générale d’association, on célèbre un chapitre. Non seulement le chapitre renvoie à une dimension spirituelle et religieuse, mais il n’est pas un exercice politique ou un jeu de pouvoir. Il ne sert pas d’abord à réguler des rapports de force ou des stratégies quant à l’avenir institutionnel, mais permet de vivre à plusieurs, et avec plénitude, un événement structurant tant sur le plan spirituel que politique, social et personnel.

Ce qui est célébré ne peut être un moment isolé ; ce ne peut être qu’un événement qui s’inscrit dans une histoire et la construit. Un chapitre célèbre une histoire qui s’est déroulée pour conduire jusqu’à ce temps de rassemblement et veut inscrire, dans cette même histoire, ce qui sera vécu à partir des décisions prises. Un chapitre encapsule des nouveautés dans un mouvement qui ne s’arrête pas et construit donc l’histoire de la congrégation ou de la province. Il est alors à l’articulation d’une mémoire et d’un avenir en un même mouvement ; il est mémoire d’avenir et pas seulement une expérience pascale où la vie l’emporte sur la mort, mais bien quelque chose d’une « memoria » selon l’expression de J.-B. Metz [1]. Ce dernier nous invite à rendre compte, en écho à la passion du Christ et à son retour, des souffrances vécues et des énergies que ces dernières ont suscitées pour y faire face. Si cela semble mettre en valeur un regard « pessimiste », il n’en est rien car il s’agit avant tout de repérer là où doivent se mobiliser des énergies nouvelles pour affronter les échecs dans nos vies ou sortir des impasses. Cette approche permet une fidélité créative avec la réalité vécue et c’est ce lieu d’une mémoire d’avenir qui est l’enjeu de la célébration d’un chapitre.

Cela se traduit concrètement par les rapports des différents responsables de la congrégation ou de la province qui rendent compte de ce qui a été fait ou non dans les mandats précédant le chapitre, rapports qui sont en fait des memoria Dei, des récits de ce que Dieu a fait en nous et avec nous dans la responsabilité qui était celle des rapporteurs. Par delà le temps court des mandats, la mémoire d’avenir fonctionne sur le long terme. Ce dont il est fait mémoire dans un chapitre vient de plus loin que le précédent mandat et va au-delà de ce que sera le prochain. C’est tout le chemin de l’institut – ombres et lumières – qui est célébré et relancé en prenant appui sur les souffrances traversées et les vitalités retrouvées. Cet accent sur la mémoire des souffrances, en écho avec la croix de Jésus, porte qui ouvre à la Résurrection, invite à faire des rapports autre chose que des satisfécits recherchés auprès des capitulants ou des discours convenus tout en nuances, mais bien des repérages de ce qui fut difficile et qui doit être regardé par le chapitre comme lieux de créativité et d’imagination à venir.

La célébration est une remise à Dieu du temps de l’institut, une offrande de ce qu’Il a lui-même permis et accompagné à partir des membres de la congrégation et un appel à éclairer ce qui doit traduire, dans le futur, sa présence à nos côtés. Il s’agit bien d’un donner et d’un recevoir de ce qui vient de la présence actuelle du Seigneur de l’Histoire et de la mémoire heureuse de la générosité des membres de la congrégation qu’Il ne cesse de soutenir. Le chapitre se déploie ainsi à partir d’une circulation entre la douleur du monde et de la congrégation et la douceur qui vient de Dieu et ouvre les intelligences, mouvements de l’Esprit saint qui est invoqué aux grands moments du chapitre.

Cette dynamique de célébration a un goût de fête, de la joie des retrouvailles, des chants, des liturgies, de la convivialité et une dimension d’ouverture à l’inédit. En cela, un chapitre a une dimension festive même si beaucoup le vivent comme un temps de travail épuisant, de réflexions byzantines parfois, ou encore comme un parcours initiatique terriblement angoissant. Cet aspect festif n’est pas qu’une mitigation nécessaire aux travaux capitulaires, mais au contraire, un lieu où le présent se vit plus intensément dans la fraternité et où les cœurs et les intelligences décident de se tourner avec moins de peur et plus de confiance joyeuse vers l’inattendu, le futur… L’enjeu spirituel est bien de se redire mutuellement la confiance donnée à tous et reçue de chacun, et ainsi se donner plus de force pour continuer l’histoire. Et cela donne son fondement et sa légitimité à la joie, au plaisir d’être ensemble, à la fête.

Le temps de l’identité

La célébration d’un chapitre est un moment de renforcement de l’identité des membres de l’institut, de leur appartenance à ce dernier, mais plus encore, de l’intégration personnelle de l’identité collective. Cela va au-delà de l’affirmation de soi ou de la seule recherche d’images institutionnelles modernisées (de la « com ») et construit l’être de chacun des participants, un être original et unique mais dont la partie structurante de son humanité est faite de l’amitié avec Dieu selon la spiritualité et la manière de vivre propres à chaque institut. Cet objectif est particulièrement important dans un moment de société où les identités sont floues, parfois meurtrières [2], mais aussi dans les réalités intergénérationnelles et interculturelles que vivent les congrégations. Dans ces situations, faire un corps unique et clairement défini n’est pas tâche aisée car l’interconnaissance est faible ou peut être affrontée à de nombreuses mécompréhensions culturelles ou même des conflits.

C’est parce qu’il y a mémoire qu’il y a identité, et mémoire collective pour que l’identité communautaire s’affermisse en lien avec les autres membres de l’institut. Celle-ci émerge et se construit – elle n’est jamais donnée une fois pour toute, mais confiée de manière toujours fragile – dans la rencontre entre les membres du chapitre (les temps de retrouvailles, les pauses, les temps de détente, les couloirs) et à travers la parole qui va s’élever entre les participants et se déployer pendant un temps assez long, tout autant dans le formel que l’informel. C’est dans cette parole circulante que l’identité s’étaie (l’identité narrative dont parle P. Ricœur [3]), dans le débat et le dialogue plus ou moins franc, fraternel ou réussi. Une communion et une solidarité se nouent, en faisant advenir chacun dans et par la fraternité parlante.

La force de la parole partagée, que celle-ci soit orale (débat de commissions, d’assemblées…) ou écrite (textes des actes, déclarations…), se manifeste dans ces liens et dans ce qu’ils font apparaître. La parole accueille les personnes dans un commun réservoir de notions et de vocables, les reçoit et les fait naître les unes aux autres à travers la discussion et l’échange. Dans un chapitre, la prise de parole est une manière de puiser dans un vocabulaire que la tradition propose, et d’inventer de nouveaux mots et expressions capables de faire vivre un futur à la congrégation. Elle opère comme un véritable sacrement [4], en intégrant dans le corps commun – l’institut ou la province – ceux et celles qui ont parlé, ou même seulement voteront des textes, et en leur offrant, à travers l’acte de parole, de faire toutes choses nouvelles. On peut certes affirmer, aux jours de mauvaise humeur, en regardant les actes produits, qu’il n’y a rien de nouveau et que ce ne sont que des mots (du papier noirci) qui ont été produits, ce serait assurément passer à côté de l’efficacité de la parole créée ensemble pendant un chapitre : la fabrication ou le renouvellement de l’identité collective.

C’est parce que la parole capitulaire touche l’identité qu’elle est dangereuse et donc ouverte à la violence, celle des débats houleux, des moments agaçants où on tourne en rond, où les positions sont campées et ne bougent plus. Cette violence naît de la peur du rejet (ne pas être dans la ligne officielle qui se dégage) et ouvre donc la porte au combat pour dominer, pour se défendre ou pour arriver à un consensus très général qui rassure sur le fait que tous appartiennent bien au corps-congrégation. C’est à travers le débat que se dessinent les positions où chacun doit se placer, au risque de se trouver dans la marge ou de ne plus se sentir appartenant pleinement ou centralement à l’institution.

L’enjeu de la circulation de la parole est plus que la vitalité du corps ou que la mise en évidence d’un consensus mou sur des idées incontestables et en fait banales. Le débat fait émerger l’identité collective comme un processus dynamique et pas un état statique qu’on posséderait ou non. Dans cette perspective, le dissensus est fondamental en ce qu’il enrichit le consensus, qu’il ouvre des perspectives là où la pensée unique risquait de s’imposer, qu’il élargit le champ des possibles et des souhaitables. Le dissensus, qui introduit des points de vue différents, est moins radical que le désaccord qui suggère une fermeture et un arrêt du débat ; il ne faut donc pas en avoir peur même s’il rend moins faciles des affirmations capitulaires. La capacité de vivre les dissensus est en réalité la manifestation de la force d’un groupe, de sa maturité démocratique, de sa robustesse pour affronter les difficultés. Donner place à l’expression de la différence des points de vue, mettre en « tension » ces derniers, est ainsi une pratique fertile dans un chapitre.

Le risque de dérapage des dissensus en désaccords, puis en conflits, est réel quand chacun s’enferme dans ses affirmations et n’écoute plus l’autre, et c’est là qu’un mécanisme de régulation (animateur, accompagnateur…) est nécessaire, mais sans cette prise de risque du dissensus, il n’émergera pas une identité vivante et donc capable d’appeler à la vie les hommes et les femmes de notre temps. Le chapitre n’a pas pour finalité de bien se dérouler, de ne pas « faire des vagues », de ne pas bousculer, mais de motiver l’ensemble des membres de l’institut ou de la province à se relancer communautairement dans la prédication de la Bonne Nouvelle de l’Évangile pour le monde tel qu’il est aujourd’hui sans lamentation ou cynisme.

Ce travail identitaire commence bien avant le chapitre : la participation de tous les membres de l’institut est centrale car il en va de l’intégration de tous dans le corps et de l’image collective qui en ressortira. Un chapitre n’est pas l’affaire que des seuls capitulants. Pour arriver à cette fonctionnalité du chapitre, diverses méthodes existent et nul n’est condamné à ne faire que des commissions pré-capitulaires qui sont souvent vues comme ne servant à rien. On peut travailler à partir d’autres méthodes : questionnaires, thématique qui se déroule sur un an, assemblées de divers réseaux et groupes, logo et écusson, dynamiques de discernement, brain storming, prière… L’enjeu de ces méthodes d’animation de tout l’institut ou de la province est tout autant le contenu de ce qui ressortira du travail que la vitalité induite dans la congrégation et donc, l’appropriation du processus capitulaire par le plus grand nombre.

Il y a là une spiritualité de la parole capitulaire qui fait renaître à nos identités par l’émergence d’une parole communautaire, devenant parole que chacun – ou pour le moins, beaucoup – peut reprendre à son compte pour dire son désir de vivre de manière religieuse dans son institut, pour se tenir disponible au surgissement de Dieu selon les intuitions de sa congrégation. Cette parole qui unifie en circulant est un écho de la dimension trinitaire de Dieu, ce qui est aussi une manière de dire la vie religieuse (Vita consecrata). L’identité ne naît pas de l’uniformité des paroles et des points de vue mais de leur circulation, de leur progressive association, agrégation et mises en tensions et du tissu qui apparaît ainsi, où chacun peut puiser sa parole propre. Une autre manière de rendre compte de cette parole ouverte engendrant l’unité et la communion dans la diversité pourrait être le rappel de l’expérience pentecostale (Ac 2) où la diversité des langues est mise au service d’une compréhension universelle du message de Pierre.

Un chapitre a toujours un goût de Pentecôte, tant dans la diversité de ceux et celles qui sont rassemblés, que dans leur écoute et paroles, dans leurs approches de la vie religieuse et la perception des défis à relever. Comme à la Pentecôte la tentation est forte de trouver les autres « plein de vin doux » et de les traiter d’irréalistes, de rêveurs ou de les accuser de vouloir tout changer sans connaître les vraies difficultés. Peut-être faudrait-il alors regarder, au dessus des têtes, ce qui apparaît comme des langues de feu : idées nouvelles pour des temps nouveaux, prudence audacieuse, analyses inattendues… Il ne s’agit pas de bénir toutes les nouveautés et de rejeter ce qui est ancien, mais, dans la dimension pentecostale, d’accepter de se laisser étonner par la diversité des autres capitulants et de leurs paroles, de leur interprétation du charisme et de leurs manières d’être religieux. Et trouver cela beau, car manifestations de la vie ! celle qui vient de Dieu.

Le temps de Dieu

Tout chapitre s’ouvre en demandant la disponibilité de chacun au travail de l’Esprit et cela sera rendu encore plus explicite au moment des élections – ou dès le début du chapitre selon certaines traditions – où la messe de l’Esprit saint est souvent célébrée. L’Esprit saint est sans nul doute le personnage central d’un chapitre. Mais comment articuler les débats parfois « vifs » avec ce travail de l’Esprit saint ? Certains capitulaires seraient-ils plus spirituels que d’autres ? Sûrement pas… L’Esprit saint ne se manifeste-t-il que dans l’opinion majoritaire ? Il n’en est pas ainsi et l’Esprit saint est celui qui, au-delà de nos revendications identitaires singulières, tisse un improbable discours communautaire qui aide chacun à avancer vers la vérité, vers le bien et le bon.

Si l’Esprit saint a un rôle important, un temps de « récollection » ou un temps spirituel pour ouvrir un chapitre semble s’imposer pour mettre celui-ci dans la logique spirituelle et non pas associative. Ouvrir ce temps de célébration par du silence, par un moment où se suspendent les murmures quant aux prochaines élections, les rancœurs et les ragots, par un temps d’ouverture du cœur et de prière n’est pas une perte de temps dans un agenda déjà tendu. C’est au contraire se préparer à laisser l’Esprit saint nous aider à trouver le lieu et le ton justes pour les prises de position de chacun, à faire émerger le bien commun et pas simplement exprimer notre ressenti épidermique au nom de notre liberté de dire ce qu’on pense. L’Esprit saint, tisseur de relations, nous aide à prendre en compte les besoins et les points de vue des autres afin de participer efficacement par nos interventions à la recherche du bien commun et c’est pour cela qu’il faut ouvrir nos cœurs à son intervention. Il nous aide à entendre ce qui est juste et bon dans les prises de paroles des autres capitulants et à contribuer nous-mêmes à ce discernement du meilleur pour l’institut et ses membres, nos frères ou sœurs, et pas seulement à rechercher à emporter une joute oratoire par une argumentation subtile et rusée.

L’Esprit saint est aussi à l’œuvre à travers la prière de tous les membres de l’institut ou de la province, des neuvaines ou des prières modèles récitées, avant le chapitre. Ces manières de prier ensemble sont des moyens pour se mobiliser pour la réussite de cette réunion et lorsque la prière de la congrégation est organisée pendant celui-ci, elle est au service d’une communion spirituelle avec les capitulants. La prière simultanée entre les différentes communautés de la congrégation dans le monde et les capitulants ouvre à une réelle union spirituelle et à une intercession vigoureuse pour la vie de l’institut, rappelant aux participants au chapitre que leur travail de réflexion et les décisions à prendre ne sont pas au profit de quelques-uns mais du corps entier. Les capitulants en sont réconfortés car le temps passé au chapitre apparaît avec tout son sens : se tenir disponibles à ce que dit l’Esprit (Ap 1,7) pour poursuivre l’aventure spirituelle de l’institut au bénéfice de tous les membres.

La présence du Christ et de son Père, notre Père, nous invite à aimer le monde, l’Église et notre participation active à ces lieux. En effet l’Incarnation est la manifestation de l’Amour de Dieu pour le monde (Jn 3,16) et nous invite à avoir ce regard non cynique sur l’histoire. Aimer le monde passe souvent par une indignation et une critique de ce qui détruit la vie du monde et dégrade ce dernier, mais pas par une amertume nostalgique et revancharde, une fuite idéaliste dans ce qui n’est pas et n’a jamais été en réalité. Un chapitre est alors un moment pour aimer le monde pour lequel le Christ est venu et est mort, mais qu’il continue aussi d’accompagner par la grâce de sa résurrection et l’envoi de l’Esprit (Jn 15,26).

Ce regard d’amitié pour le monde réel se retrouve dans la problématique que Paul VI a insufflée à Vatican II, celle des signes des temps, signes de la présence vitalisante du Christ dans l’histoire contemporaine. Un chapitre, quand il prétend discerner les signes des temps, est appelé à aimer ce temps et à proposer des moyens de l’aimer plus intensément encore, en particulier dans les espaces où la mort semble vouloir repousser la vie et s’imposer. Les analyses sociologiques, ecclésiologiques… qui sont à mobiliser dans un chapitre ne sont pas seulement des recherches académiques mais des moyens de se mobiliser pour aimer là où le monde se glace et se fige et ainsi lui rendre un peu de vie par le partage du souffle venu de l’Esprit et des capitulants.

Cette articulation entre le monde et Dieu, tous deux à aimer, nous conduit à ne pas transformer les temps pour Dieu en des moments de spiritualité vague et émotive (à grand renfort de musique planante et de symbolique post-religieuse). Ce « spirituel », qui fait sortir des défis concrets en proposant de l’émotion, est source de dérive hors du temps, hors des défis à affronter. Si la créativité liturgique est bonne et nécessaire, surtout quand elle permet de contextualiser la prière, la référence à la Parole de Dieu et à la tradition ecclésiale ne peut pas disparaître sous prétexte de modernité, sauf à quitter l’Église. La tentation est grande en ce domaine qui permet de flatter la sensibilité et risque donc de satisfaire ceux ou celles qui sont moins enracinées dans la Liturgie des Heures ou dans leur tradition spirituelle de congrégation mais n’aide pas à se passionner par le monde à évangéliser.

L’Eucharistie est centrale dans la vie religieuse [5] et l’est encore plus dans un chapitre. Il s’agit de célébrer le passage de la mort à la vie du Christ et de se laisser emporter par ce passage. Vivre l’Eucharistie entre les capitulants est ainsi se mettre dans la mouvance du Christ pour bénéficier de sa force de vie, de sa résurrection et de sa présence. Elle est aussi le temps d’un dépassement où le Christ propose d’aller plus loin en déplaçant nos centres d’intérêt et en les ramenant vers lui pour ne pas s’enfermer dans des disputes ou des incompréhensions stériles. L’Eucharistie aide donc les capitulants à ne pas rester dans la mort mais à devenir, grâce au don que le Christ fait de sa vie, des germes de vie pour la congrégation ou la province qui célèbre le chapitre et pour le monde tout entier. L’Eucharistie est l’offrande au Seigneur des semailles de vitalité que préparent et organisent les membres du chapitre et l’accueil par eux du souffle qui fait croître. Elle est donc au cœur des activités du chapitre, son poumon.

La parole de Dieu reçue à travers les offices et les eucharisties du chapitre prend un goût particulier car chacun y cherche une lumière liée aux réflexions en cours. La Parole de Dieu est scrutée avec un désir opérationnel ou pour le moins, un souci de contextualisation. Ce regard un peu utilitariste peut donner des résultats étonnants, au-delà d’un providentialisme primaire, car les capitulants sont particulièrement ouverts à la Parole. Cette dernière les relance, les provoque ou les déplace mais en tout cas les entraîne. Elle doit donc être particulièrement honorée car c’est elle qui a rassemblé les capitulants en les ayant convoqués dans leur vocation et leur vie religieuse et c’est pour traduire cette Parole pour les hommes et les femmes de ce temps que le chapitre travaille.

Le temps de Dieu se vit donc, de manière explicite, dans la liturgie qui est conduite pendant le chapitre mais il faut être conscient des risques de manipulation ou d’orientation unilatérale par l’accompagnateur spirituel, le plus souvent de manière involontaire, en particulier pendant ses homélies. La place de ce dernier n’est pas facile à occuper car il est souvent sollicité par certains capitulants qui cherchent à le mettre de leur côté et à lui faire dire publiquement que leur position est juste et spirituellement fondée. Il doit être vigilant pour ne pas se laisser piéger au nom de la parole « du Père » qui prétend être en suspens des réalités sociales et des conflits internes et pouvoir dire le vrai et le bien. Sa présence est néanmoins signe du lien entre la congrégation et l’Église et de la fraternité qui existe entre les diverses branches d’une même famille spirituelle quand cette réalité est présente. L’accompagnateur est un rappel, au-delà même de ses interventions, que le chapitre n’a pas pour seul objectif l’amélioration institutionnelle de l’institut, mais celle de sa présence évangélisatrice dans ce monde (la mission), qui se greffe sur celle de l’Église.

Se redire qu’un chapitre, avant d’être un lieu de gestion et de prévision institutionnelles, est un moment pour Dieu et se donner des moyens pour écouter les passages de Dieu dans nos histoires humaines, cela apparaît comme essentiel pour déployer pleinement l’événement « chapitre » et ne pas passer à côté des grâces qu’il induit, même à travers des débats fort animés ou des moments fastidieux (et porteurs de sommeil profond) où les experts eux-mêmes ont de la peine à s’y retrouver.

Le temps stratégique

Il ne faut pas avoir peur de ce vocabulaire un peu guerrier qui signifie la nécessité d’un ajustement des moyens à des objectifs à atteindre. Être un peu stratégique invite à ne pas gaspiller le temps (et à faire des chapitres qui n’en finissent pas, sans souci de gestion), à ne pas se payer de mots et à ne pas s’ajouter des obligations et des mortifications à une vie qui n’est déjà pas facile.

L’efficacité d’un chapitre doit devenir un souci commun – qui a quelque chose à voir avec le vœu de pauvreté – mais comment mesurer celle-ci ? Est-ce parce qu’il aura programmé beaucoup d’actions, fait de belles analyses critiques et appelé à un engagement renouvelé que le chapitre sera efficace ? Est-ce vraiment les décisions qui seules importent ou le fait d’avoir dialogué et entendu les autres membres d’un corps qui étaye notre identité personnelle par une identité collective ? Bien sûr on ne peut pas nier l’importance des décisions prises (et dont un grand nombre, mais pas toutes, avouons-le, seront suivies d’actions) mais ne dit-on pas que les actes des chapitres sont rapidement classés et oubliés (sauf par ceux qui ont été élus pour les mettre en œuvre) ? Les cyniques pour qui un temps de chapitre ne sert à rien sont nombreux et ont beau jeu de rallier un simple ritualisme.

Cette réflexion sur l’efficacité n’est pas que théorique. Elle permet de distinguer au moins deux types de chapitre : programmatique ou thématique. Les chapitres thématiques sont les plus classiques et conduisent à rédiger des textes exhortatifs, des textes explicatifs pour fonder des attitudes et des actions, des analyses de situation et des rappels institutionnels. Ces chapitres thématiques produisent, malgré toutes les interventions des capitulants affirmant ne pas vouloir faire des textes trop longs, des « actes », manuels de référence plus ou moins copieux pour un temps et pour quelques-uns, répertoires d’exhortations et parfois de recommandations et de confirmations, voire de décisions. La rédaction prend un temps considérable pour des résultats faibles. Les chapitres programmatiques quant à eux donnent moins d’importance aux textes : une lettre qui dynamise tous les membres de la congrégation est suivie d’un chronogramme d’actions visant à atteindre des objectifs. Il s’agit, dans cette perspective, de se mettre d’accord sur un mouvement de l’institut avec des points de rendez-vous et d’évaluation pour être présent et acteur dans certains domaines précis et en nombre limité. Dans ce type de chapitre, ce qui importe, c’est un programme cohérent et maîtrisable, adapté aux forces et pertinent quant aux possibilités et nécessités d’agir.

Ces deux types de chapitres peuvent se combiner et l’un des deux n’est pas supérieur à l’autre. Ils répondent à des attitudes différentes et à des temps différents dans la vie de l’institut ou de la province. L’un peut alors suivre l’autre. Les chapitres programmatiques sont cependant plus adaptés quand il faut agir pour avancer mais aussi quand les personnes sont trop âgées, n’arrivent plus à suivre des débats abstraits ou sont trop habituées à la rhétorique capitulaire. Les chapitres programmatiques exigent que des objectifs clairement identifiables soient visés, ce qui implique une clairvoyance et un sens des défis. A l’inverse les chapitres thématiques sont plus faciles – et c’est la tradition – à célébrer soit de manière très large sur tous les aspects de la vie religieuse et de l’institut soit de manière plus ciblée sur un des défis majeurs de la congrégation.

Dans les deux cas, il convient de se souvenir, sans amertume ou cynisme, qu’un chapitre ne transforme pas tout, qu’il n’est pas une baguette magique pour résoudre tous les problèmes et repartir vers des terrains entièrement neufs. Cela arrive parfois, mais plus souvent, un chapitre invite à l’humilité. Beaucoup de sueur sera versée, beaucoup d’énergie consommée pour des textes qui ne seront pas tous compris, tous lus, tous suivis d’actions et porteurs de changements. Cela ne doit pas nous décourager : c’est là le poids d’humanité de nos instituts, leur pesanteur institutionnelle et individuelle. C’est aussi un antidote pour ne pas succomber à la fascination pour l’efficacité technocratique et pour se redire qu’une congrégation n’est pas une entreprise. Au contraire les difficultés de mise en œuvre invitent à faire preuve de pédagogie plus que de prouesse idéologique ou oratoire pour donner envie d’avancer, de changer ou de se renouveler. Ainsi, un chapitre n’est pas seulement un acte déclaratif mais un appel fraternel, un moment pour se redire ce qui fonde et anime la vie religieuse choisie par tous les capitulants et trouver les moyens d’être plus fidèles à l’esprit généreux des fondateurs/trices et des premières générations.

Un chapitre cherche à maintenir un écart fertile [6] entre la congrégation religieuse et les réalités mouvantes d’une société, c’est cette fertilité qu’il convient donc de rechercher tant pour les membres de l’institut, que pour l’Église et la société dans son ensemble. Comment être acteurs dans ce monde, personnellement et communautairement, sans se faire piéger par les compromissions sociétales qui font accepter l’injustice, la misère, l’humiliation au profit de la tranquillité et du confort personnel ? Comment assumer la mission prophétique de la vie religieuse pour aider le monde à s’interroger sur ses conceptions du bonheur ? Les membres d’un chapitre doivent à la fois se laisser interroger par les réalités multiformes du monde contemporain et par ses douleurs en l’écoutant, mais chercher aussi les meilleurs moyens pour interroger ce monde. L’efficacité se mesurera dans la pertinence des questions entendues et posées, pas seulement en termes théoriques mais aussi pratiques car un chapitre – thématique ou programmatique – est un temps pour choisir des moyens pour se positionner dans le monde.

Si la vie religieuse a quelque chose à voir avec le prophétisme (Vita consecrata 84), un chapitre ne peut pas, à l’ère de la modernité mondialisée, ne pas prendre en compte les pulsions de mort qui travaillent nos sociétés : égocentrage, dégradations de l’écosphère, violences, injustice… Par rapport à ces formes d’atteintes à l’humanité la vie religieuse, il a à rencontrer les hommes et les femmes menacés par le système socio-économique ou culturel, à accepter d’entendre les cris et les silences terrifiés, à dénoncer les racines de ces situations et à annoncer que d’autres manières de vivre sont possibles quand l’Évangile et ses appels sont pris au sérieux. Un chapitre a alors une dimension pascale, puisqu’il cherche à introduire, par des manières d’être et d’agir, un peu de lumière dans les ténèbres des vies et des systèmes, d’espérance non naïve dans le cynisme ambiant, de vitalité contre la prétention de la mort à régner sans partage.

En mettant en œuvre ce travail, les capitulants visent à aider leurs frères ou sœurs à être pleinement des religieux-ses. En aimant le monde, en cherchant la manière dont Dieu lui-même l’aime, jusqu’à envoyer son Fils pour le sauver, un chapitre propose aux membres d’une congrégation des moyens et des outils pour que la Résurrection soit une œuvre présente, actuelle. Comment aider la vie à surgir malgré les pesanteurs mortifères de la réalité sociale des milieux ou situations dans lesquels la congrégation est impliquée ? Comment ne pas se résigner à la victoire de la mort mais plutôt, en fidélité avec les fondateurs/trices, poser des gestes qui font remparts ou brèches à celle-ci ? Un chapitre est donc profondément animé par la spiritualité de Pâques voulant entraîner les membres de l’institut vers une expérience de vie. Il faut cependant reconnaître que certains chapitres sont plus des organisations de funérailles que des moments de Résurrection.

Ces chapitres tragiques peuvent se comprendre sociologiquement dans les moments de crise, de fin institutionnelle, de pessimisme foncier… mais cela ne peut pas être la posture spirituelle requise. Il s’agit d’accompagner le Christ tant dans sa Croix que dans sa Résurrection, et la force de cette dernière ne peut pas ne pas nous mobiliser et nous fortifier. Comment faire des passages sociologiquement tragiques, des entrées dans la vie, dans une vie autrement ? S’il est parfois nécessaire de décider des disparitions (fusion, union…) de congrégations, la finalité de cet acte douloureux est la recherche d’une vie renouvelée, dynamisée et relancée grâce et avec d’autres qui apportent un renouveau. Les religieux-ses n’ont-ils pas fait des vœux pour être disponibles à des parcours inédits ?

L’animateur dans un chapitre, qu’il soit appelé modérateur ou facilitateur, joue un rôle important dans ce travail pascal. Non seulement, il a une responsabilité d’efficacité et de réalisme en gérant les temps, les échanges de paroles, la nécessité de décider ou de formuler des priorités, mais il doit faire toucher expérimentalement la Résurrection, le primat de la vie sur la mort. Il n’est pas qu’un technicien de l’animation et des groupes de travail, mais un médiateur qui passe le goût de vivre et de faire vivre. C’est ce qui fait la complexité de la fonction et ses risques de dérapage technocratique, de manipulation (par la séduction à laquelle il est facile de succomber dans une relation homme-femmes) ou de prise en main de l’avenir d’un institut démissionnant de son futur dans les mains de son expert. La fonction d’animateur est toute centrée sur la parole à donner, à distribuer, à relancer. Ce facilitateur est d’abord celui qui recueille et valorise toutes les paroles qui viennent des participants et fait apparaître l’acte d’innovation que constituent ces prises de parole. Il est celui qui protège la parole balbutiante, timide ou inchoative et la noue avec les autres paroles plus fermes, plus acides et plus toniques. Il tisse les paroles pour que la congrégation se fasse à partir de là un vêtement qui soit à sa taille et à son goût, pas à ceux du tisserand. Ce service de l’animateur permet la vitalité et l’unité du corps-congrégation qui peut ainsi se préparer à vivre son avenir, à expérimenter la Pâque.

Le temps de la stratégie invite à une spiritualité bien concrète, en prise avec l’amour de Dieu qui a conduit le Fils à partager notre humanité et ses contraintes. On ne peut pas fuir la réalité sans se détourner de l’Incarnation, manifestation de la sollicitude et de l’amitié de Dieu pour notre monde. Cela nous fait affronter des risques, des tensions ou des conflits, nous met devant des choix potentiellement lourds en erreurs, en drames… mais avec l’assurance de la force de Celui qui a vidé le tombeau et qui est présent dans nos combats pour la vie. Se tenir avec Dieu, le Vivant à jamais, dans ce qui peut apparaître de l’ordre du tragique est le défi qu’assume un chapitre d’institut.

(à suivre)

[1J.-B. Metz, Memoria passionis, Cerf, 2009 où est reprise cette affirmation : « la dynamique essentielle de l’histoire est la mémoire de la souffrance comme conscience négative d’une liberté à venir et comme stimulant pour agir dans l’horizon de cette liberté en prenant le dessus sur la souffrance » in La foi dans l’histoire et la société, Cerf, 1999, p. 128.

[2Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998 (Livre de poche, 2001).

[3Dans la revue Esprit, juillet 1988.

[4G. Agamben, Le sacrement du langage. Archéologie du serment, Vrin, 2009

[5Même si les réalités du clergé en Europe rendent bien souvent impossible d’avoir une messe quotidienne dans certaines régions.

[6Sur cette notion, J.-Cl. Lavigne, Pour qu’ils aient la vie en abondance, Cerf, 2010.

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