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Les âges de la vie, le progrès spirituel et la communion fraternelle selon saint Benoît de Nursie

Michel Van Parys, o.s.b.

N°2014-1 Janvier 2014

| P. 39-51 |

Comment donc les âges de la vie spirituelle s’ordonnent-ils, lorsqu’on vit la communion fraternelle, avec ses générations différentes ? Dans sa Règle, saint Benoît « n’établit aucun rapport explicite entre les âges de la vie et les âges de la vie spirituelle », tout en discernant implicitement un lien entre les deux. Le chapitre sur l’humilité, « pièce maîtresse de sa doctrine » n’y fait non plus aucune référence, car « l’Esprit Saint est souverainement libre dans l’octroi de ses charismes ». « Le progrès spirituel est en fait une descente dans l’abîme du cœur », nous indique pour finir le nouvel higoumène du dernier Monastère catholique de rite byzantin établit en Italie à suivre la règle de saint Basile.

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Jésus appelle un enfant, le place au milieu des disciples, et leur dit : « En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux » (Mt 18, 2-4). Saint Paul de son côté déclare : « Frères, pour le jugement ne soyez pas des enfants ; pour le mal, oui, soyez de petits enfants, mais pour le jugement, soyez des adultes » (1 Cor 14, 20 ; cf. Eph 4, 13-14).

Les premières générations chrétiennes ont vivement ressenti le paradoxe de ces deux déclarations contrastées. Elles ont été frappées par le précepte du Seigneur Jésus, si insolite, par la nouveauté de cette appréciation positive de l’enfant. Elle n’était pas tout à fait inconnue de la Bible. Rappelons-nous l’enfant Samuel dans le temple de Silo. L’Écriture Sainte contenait des indications sur les âges de la vie en rapport avec la maturité spirituelle. A l’âge de douze ans Jésus fait preuve d’une grande maturité spirituelle (Lc 2, 46-47). A l’âge de trente ans, il se présente au baptême de Jean-Baptiste (Lc 3, 23). C’est l’âge auquel Joseph (Gen 41, 46) et David (2 Sam 5, 4), arrivant à la pleine maturité, ont accédé aux responsabilités politiques. Le juste, même s’il meurt jeune, peut avoir atteint la plénitude de la sagesse (Sag 4, 7-9). Toutes ces considérations cependant ne font guère de place à l’enfant.

L’enfant rencontre encore moins d’estime dans le monde antique païen, même si la réflexion sur le rapport entre les âges de la vie et la maturité (ancienneté) humaine fait l’objet d’un vif intérêt [1].

Le regard que Jésus porte et fait porter sur l’enfant a introduit une véritable révolution culturelle. Les remarques de saint Paul, par ailleurs, ont stimulé la réflexion des Pères de l’Église. Clément d’Alexandrie, Origène surtout, ont cherché à approfondir la réflexion, dont la portée a été déterminante pour les pensées théologiques et philosophiques subséquentes [2]. La matière est immense. Rappelons seulement pour mémoire saint Augustin qui met en parallèle les âges du monde et les âges de la vie humaine [3], le mystique rhénan Jean Tauler [4], et le best-seller de Romano Guardini [5].

Saint Benoît dans sa Règle (RB) et saint Grégoire le Grand dans la Vie de saint Benoît (Dial. II) dépendent de et s’insèrent dans ce débat à voix multiples des Pères de l’Église qui les ont précédés. Citons en exemple un seul Père latin, Maxime de Turin (deux premières décennies du Ve siècle). Il dit dans une homélie : « C’est donc un bon passage de passer […] de la vieillesse à l’enfance. Je veux dire non l’enfance quant à l’âge, mais celle de la simplicité. Les âges, en effet, ont aussi leurs mérites propres […], puisque la vieillesse dans les mœurs se trouve dans des enfants et on découvre l’innocence des enfants parmi des vieillards » [6].

Notre contribution comprendra deux volets. Nous examinerons d’abord comment les différents âges ou générations vivent ensemble dans les communautés de saint Benoît. Une lecture attentive montre que cela n’a pas été facile, car pour maintenir et promouvoir la communion fraternelle entre les générations (et les provenances sociales) un discernement de foi vigilant est indispensable. Dans un deuxième volet, nous découvrirons comment la mystique bénédictine de l’humilité, indépendamment de l’âge naturel, contient en réalité un programme de guérison spirituelle du cœur de l’homme, et par cela même, de la communion fraternelle.

I. La communauté de saint Benoît

La Règle

La présence d’enfants et d’adolescents dans les communautés guidées par saint Benoît est largement attestée dans la Règle. La RB 59 est consacrée aux fils de notables ou de pauvres confiés aux monastères. A la différence de saint Basile le Grand, saint Benoît considère l’engagement monastique pris par les parents au nom de leur enfant comme irrévocable [7]. Il ressort pourtant de ce chapitre que le rapport avec les parents a été quelquefois problématique et que plus d’un jeune engagé ainsi dans la vie monastique a abandonné cette voie par la suite.

La présence d’enfants et d’adolescents au monastère pose plus d’un défi à la communauté. D’abord au niveau du régime ascétique (RB 37). La nature nous porte à nous montrer cléments pour les enfants et les vieillards. On usera donc de bonté (pia consideratio) à leur égard en leur permettant, en raison de leur faiblesse (imbecillitas), de devancer les heures normales du repas (cf. RB 31, 9). Par ailleurs la Règle prévoit une pédagogie adaptée à leur âge (RB 30, 3 ; 39, 10 ; 45, 3). Saint Benoît y consacre un petit chapitre (RB 30 : comment corriger les jeunes enfants), qui s’ouvre par un conseil plus général : « Chacun doit être traité selon son âge et selon son intelligence » (RB 30, 1). Il ne faut donc pas mettre les enfants au ban de la communauté (RB 30, 2).

Dans les faits, saint Benoît confie la garde des enfants à toute la communauté. « Quant aux enfants, tous les maintiendront en toute circonstances dans la discipline » (RB 64, 9). Dans un des derniers chapitres de la Règle, il précise encore que cette vigilance devra s’exercer « avec une grande mesure et avec intelligence » (RB 70, 5) et que les frères adultes ne doivent pas se mettre en colère contre les enfants (RB 70, 6) [8].

Saint Benoît met en valeur par ailleurs le rôle des anciens dans la communauté. Ils veillent sur le bon ordre au dortoir commun la nuit (RB 22, 3), pendant les heures consacrées à la lectio divina (RB 48, 17), et au réfectoire lorsque l’Abbé mange avec les hôtes (RB 56, 3).

Au-delà cependant, le rôle des anciens est proprement spirituel. Un frère en crise devra être entouré par des frères anciens et sages qui le consolent et l’encouragent discrètement afin qu’il se ressaisisse (RB 27, 2-4). Des anciens spirituels sont les confidents des tentations et des péchés des frères, parce qu’ils ont été guéris eux-mêmes et connaissent d’expérience le combat spirituel (RB 46, 5-6). Un ancien prendra soin avec attention des novices (RB 58, 6). Il n’est pas clair si ces anciens le sont par l’âge ou par la maturité de leur discernement.

Ce sont là les dispositions pratiques mises en œuvre par saint Benoît. Mais il y a plus important encore à ses yeux.

Spontanément, la nature nous pousse à être bon pour les enfants. Mais une communauté monastique n’est pas une famille humaine. Elle est aux yeux de saint Benoît une « congregatio » (un troupeau rassemblé par l’Esprit Saint autour du Christ dans la foi), une « maison de Dieu ». Les deux appellations viennent du Nouveau Testament. Benoît veut que nous soyons une communauté de foi qui corrige, si nécessaire, les données de la culture ambiante. Le monde dans lequel il vivait vénérait le vieillard. L’âge conférait une autorité naturelle parce qu’on estimait qu’il avait induit la sagesse. Certains philosophes païens pourtant avaient déjà relativisé cette vue. Saint Benoît va plus loin : les charismes de l’Esprit ne dépendent pas de l’âge physique du moine.

La RB 63 est significative à cet égard. Le rang que quelqu’un tiendra en communauté ne dépendra ni de son âge, ni de sa condition sociale, ni du rang dans la cléricature qu’un postulant aurait pu avoir auparavant. C’est le moment de l’entrée au monastère, de la conversion, qui détermine l’âge monastique [9]. Et saint Benoît invoque les exemples bibliques des enfants Daniel (Dan 13) et Samuel (1 Sam 3) qui « ont jugé les anciens » (RB 63, 6).

Lorsque l’Abbé convoque tous les frères en conseil, il ne faut pas que les anciens seuls s’expriment, « car souvent Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur » (RB 3, 3). Les critères mondains, spontanés, ne doivent pas prévaloir dans une communauté chrétienne.

Quels seront donc les rapports entre « plus jeunes et plus anciens » ? Ils seront de respect mutuel, faits de révérence et d’affection, ce que saint Benoît résume : « les plus jeunes honoreront leurs anciens, les anciens auront de l’affection pour leurs cadets » (RB 63, 10-12). Le moine doit honorer tout homme, puisqu’il est la présence du Christ lui-même (cf. RB 4, 8 ; 53, 2 ; 66, 3-4) ; il doit devenir l’ami de tous. Mais cela se vit d’abord avec le prochain immédiat que Dieu lui a donné : vénérer les anciens, aimer les jeunes (RB 4, 70-71) [10]. Il se souvient certes aussi de quelque exemple lu dans les Apophtegmes des Pères du désert. N’en citons qu’un. « Abba Joseph raconta. Nous étions assis avec Abba Poemen, et il appela Agathon ‘Abba’. Je lui dis : C’est un jeune, pourquoi l’appelles-tu Abba ? Abba Poemen dit : Parce que sa bouche l’a fait appeler Abba » [11]. Se souviendrait-il d’une mosaïque de Sainte-Marie-Majeure, vue à Rome pendant sa jeunesse étudiante, représentant le jeune Moïse en dispute savante avec les sages de l’Égypte (cf. Ac 7, 22) [12] ?

Les différentes générations dans la communauté bénédictine

Les données repérées dans la Règle se retrouvent dans la Vie de saint Benoît, écrite par le pape saint Grégoire le Grand, appelé aussi Dialogues. Le livre II des Dialogues, traduit en grec par le pape Zacharie vers 750, a été beaucoup lu par le moyen-âge byzantin [13]. Ces données confirment et enrichissent ce que nous avons découvert. Toutes les générations sont présentes au monastère : enfants, adolescents, adultes, vieillards. Saint Benoît associe l’enfant Placide à sa prière (Dial II 5, 2), guérit un enfant moine écrasé par un mur en construction (Dial II 11, 1-3), lève post mortem l’excommunication d’un enfant-moine qui s’était enfui chez ses parents sans permission et y meurt inopinément (Dial II 24, 1-2). L’adolescent Maur devient l’assistant de Benoît dans la direction spirituelle des frères (Dial II 4, 2 ; 5, 3 ; 6, 2 ; 7, 1 ; 8, 7). Les vieillards ne manquent pas non plus : le saint guérit un vieux moine tourmenté par le démon en lui administrant une bonne gifle (Dial II 30, 1-4). L’ars moriendi enfin est vécu de manière exemplaire par Scholastique, la sœur de Benoît (Dial II 34), et par le saint lui-même (Dial II 37).

Mais encore plus significatives sont les réflexions que le pape développe sur les rapports entre les âges de la vie humaine et les âges de la vie spirituelle.

Saint Grégoire le Grand en écrivant le Vie de saint Benoît prend soin de souligner sa maturité humaine et surtout spirituelle précoce, « […] depuis son enfance il avait un cœur de vieillard, car il dépassait son âge par ses mœurs […] » (Dial II Prologue 1) [14]. D’emblée, il présente son héros comme un enfant-vieillard (puer senex). Adolescent et étudiant à Rome, Benoît ne se laisse pas entrainer dans les excès propres à son jeune âge, mais montre par sa conduite (mores) la sérénité d’un vieillard. Il quitte le monde et choisit la vie ascétique (Dial II Prologue 1).

Rien d’inhabituel à pareille ouverture de la vie d’un saint moine. Les grands hommes de l’Antiquité, païenne ou chrétienne, devancent, ou même brûlent, les étapes normales des âges de la vie humaine. Il s’agit d’un lieu commun littéraire, qui indique la grande estime dont les cultures antiques entouraient l’homme ou la femme âgés, censés être devenus sages, capables de guider par leur conseil des plus jeunes ou des personnes plus âgées.

Malgré son « ancienneté spirituelle », le jeune ascète Benoît, retiré dans un premier temps auprès d’un groupe assez lâche de « renonçants » à Effide, est encore qualifié par saint Grégoire comme « un enfant religieux et pieux » [15]. Et pour cause, puisque sa nourrice qui l’avait accompagné à Rome, partage aussi son propos ascétique. En quelque sorte, Benoît réunit encore en lui l’enfant, le jeune homme et le vieillard. Il n’abandonnera l’enfance qu’en se retirant dans la solitude, la grotte de Subiaco (Dial II 1, 1-3).

Le pape Grégoire prolongera cette présentation du jeune ermite en racontant comment Benoît, ayant vaincu héroïquement la tentation de la luxure, reçoit de Dieu le charisme de la paternité spirituelle (Dial II 2). Il accède ainsi à une maturité humaine et spirituelle que l’homme ne peut atteindre qu’après la cinquantaine. Saint Grégoire illustre ce fait exceptionnel par une belle exégèse du service des lévites auprès de la Tente du témoignage. Entre 25 et 50 ans, les lévites portent les ustensiles sacrés dans la traversée du désert vers la Terre promise. Après 50 ans, ils deviennent les gardiens des vases sacrés (Nb 8, 23-25). Il y a donc un âge de la vie, entre 25 et 50 ans, où l’homme doit servir (être au service de la communauté) et un âge de la sagesse (supposée) où l’homme devient gardien, enseigne ses frères. Saint Benoît a atteint très tôt, avant le temps normal, cette maturité spirituelle [16]. Lisons le récit d’après la version grecque du pape Zacharie.

(Grégoire) Et à partir de ce moment, dans la suite, pendant tout le temps de sa vie, le démon de la luxure qui lui était apparu sous la forme d’une femme, ne s’enhardit plus jamais à l’importuner, comme ce père invincible dans les tentations le raconta à ses disciples par la suite. Beaucoup donc, laissant là les jouissances du monde, se joignirent à lui cherchant la grâce de l’édification spirituelle. Ils apprirent auprès de lui à combattre vaillamment les forces variées du mal. C’est la raison pour laquelle Moïse nous ordonne que les lévites à partir de l’âge de 25 ans soient habilités au service (Nb 8, 24-26), mais qu’à partir de 50 ans ils soient les gardiens des vases (sacrés).
(Pierre) Le témoignage proposé maintenant fait briller pour moi une merveilleuse connaissance. Mais je vous en prie de m’expliquer cela clairement.
(Grégoire) Il est clair, Pierre, il est établi pour tous, que pendant la jeunesse de la chair, l’embrasement du corps et l’effervescence des passions plongent habituellement les hommes dans le trouble. Mais à partir de 50 ans, la chaleur naturelle du corps diminue. Les vases sacrés exposés devant Dieu sont les pensées des fidèles. Les élus, aussi longtemps qu’ils sont ballottés par la houle des passions, doivent persévérer dans les services et fatigues corporelles. Mais lorsque la jeunesse, devenue vieille et éloignée des passions, aborde au port de la tranquillité, et lorsque la chaleur du corps se retire, alors les élus deviennent les gardiens des vases, parce qu’ils deviennent les maîtres des âmes ».

La tentation de la chair vaincue, saint Benoît devient un maître des vertus (magister virtutum). Après ses premiers succès pastoraux, il a fait l’expérience de sa propre faiblesse [17]. Au chapitre suivant, Grégoire nous décrit qu’après la victoire sur la libido, il vainc aussi l’autre passion fondamentale de l’homme, la colère (Dial II 3). En somme, Benoît constitue l’exception qui confirme la règle générale qui veut que la maturité spirituelle soit (aussi) fonction de l’âge physique et psychique.

II. L’échelle de l’humilité et la communion fraternelle

Observations préliminaires

Saint Benoît n’emploie pas l’expression « communion fraternelle ». Une fois, à la fin de la Règle, en récapitulant son enseignement, il écrit : « ils s’accorderont une chaste charité fraternelle » (RB 72, 8 : caritatem fraternitatis caste impendant). L’expression traduit le grec « Philadelphia » (He 13, 1 : caritas fraternitatis maneat in vobis ; cf. 1 Th 4, 9). La tournure ressort donc du vocabulaire néotestamentaire relatif à la communauté chrétienne. Habituellement, Benoît désigne la communauté monastique par les mots « congrégation », « maison de Dieu », « monastère »… Nous sommes cependant certains qu’il adhérait pleinement à l’idéal de la « koinonia » (communion) proposé par les Actes des Apôtres et intimé par saint Basile de Césarée et saint Augustin.

Le chapitre sur l’humilité est la pièce maîtresse de la doctrine de saint Benoît. En faisant de l’humilité et du service mutuel la structure portante de sa mystique, il opéré un discernement dans les traditions monastiques antérieures [18].

L’échelle de l’humilité

Le chapitre sur l’humilité trace un parcours paradoxal du progrès spirituel. Il s’ouvre par le cri lancé par le Seigneur, en mettant en évidence le verbe « clamat » comme premier mot : « Quiconque s’élève sera humilié et qui s’humilie sera élevé » (Lc 14, 11 ; 18, 14 ; Mt 23, 12). L’autorité de cette parole du Christ vient de sa propre vie. « Telle est la grandeur de la doctrine de l’humilité que, pour nous l’enseigner, nous n’avons pas n’importe quel maître, mais notre puissant Sauveur lui-même qui déclare : ‘ Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez repos pour vos âmes’(Mt 11, 29) » [19]. Le Fils de Dieu, le Verbe incarné, est devenu homme, a habité parmi nous, a choisi le chemin de l’abaissement et de l’humble amour jusqu’à une mort ignominieuse sur la croix ; Dieu l’a exalté dans la gloire par la résurrection et l’a glorifié (Phil 2, 6-11). La voie terrestre du Fils a été celle de la « kénose », dans une confiance abandonnée au Père.

Saint Benoît invite le moine à marcher sur ce chemin frayé par le Christ, à le suivre dans sa Pâque. Le parcours de progrès spirituel proposé invite le disciple à faire sienne la Pâque du Seigneur. Tout le paradoxe réside dans le fait que l’ascension spirituelle (l’échelle de Jacob) est en fait une descente, dans la conscience grandissante de la faiblesse du pécheur, et dans l’espérance que Dieu le justifie et le rende participant à la vie et à la gloire du Seigneur ressuscité.

Ce chapitre possède une clef « christique », un mouvement profond. Saint Benoît y ajoute une clef secondaire, reprise à la tradition monastique : « tout élèvement relève du genre de l’orgueil » (RB 7, 2). L’orgueil, en effet, est la passion la plus funeste. L’option de saint Benoît d’articuler l’échelle de l’ascension spirituelle comme un progrès dans l’humilité s’enracine dans la tradition la plus authentique des Pères du désert. Pensons à titre d’exemple à l’exhortation d’Abba Pinufius dans les Institutions de saint Jean Cassien [20].

Nous gravissons cette échelle dans l’espoir de parvenir au sommet de l’humilité (RB 7, 5), par des attitudes et des actes qui impliquent le corps et l’âme, et par degrés successifs.

Quelle est la dynamique pascale de cette ascension ? Elle est structurée selon 12 degrés, chiffre symbolique correspondant aux 12 fils de Jacob-Israël [21]. Comme dans le cas de l’Échelle de saint Jean Climaque, les degrés ne doivent pas être considérés comme une succession linéaire. Les degrés supérieurs impliquent les précédents. Ainsi, par exemple, le premier degré de la crainte de Dieu accompagne et soutient l’ascension toute entière.

Le moine gravit l’échelle de l’humilité, au-delà de la métaphore biblique, en quatre étapes : la crainte de Dieu (1er degré), l’obéissance (degrés 2 à 8 ; cf. RB 5), le silence (degrés 9 à 11 ; cf. RB 6), et, au sommet, l’aveu de sa faiblesse et de son espérance en Dieu qui justifie le pécheur (degré 12). Au-delà de ces 12 degrés s’ouvre la porte de l’amour parfait de Dieu et de l’homme rendu à lui-même, à sa nature originelle, en totale communion avec lui-même et avec le prochain.

Il n’y a pas lieu maintenant d’examiner en détail chaque degré de cette échelle. Considérons plutôt la dynamique pascale qui la traverse de part en part. Le premier degré de l’humilité est la crainte de Dieu. Le moine s’éveille à la présence de Dieu à sa vie. Vivre sous le regard de Dieu rend l’homme attentif aux pensées de son cœur et à la droiture de ses comportements. Il ne vit plus dans l’oubli et la dissipation, mais dans la mémoire des commandements de Dieu. Il se garde de tout égocentrisme (les volontés propres), déterminé à cheminer dans l’obéissance à la suite de son Seigneur (RB Prol 1-3 ; RB 71, 1-2). Saint Grégoire le Grand dans la Vie de saint Benoît l’exprime avec ses mots à lui : « sous le regard du Témoin d’en-haut, il habitait avec lui-même » (in superni speculatoris oculis habitavit secum (Dial II 3, 5). La crainte de Dieu fait du moine le bon serviteur, qui lave les pieds de ses condisciples. Servir comme le Maître : Jeudi Saint du moine.

Les degrés 2 à 8 de l’échelle décrivent la montée de l’obéissance. Ils sont marqués par l’exemple de l’agonie, des souffrances et de la croix du Christ. Les degrés 2 à 4 se réfèrent à Jésus qui n’est pas venu faire sa volonté mais la volonté du Père (Jn 6, 38), et qui a accompli cette volonté du Père jusqu’à la croix. Dans les humiliations et les injustices même (4e degré) le disciple embrasse en silence la patience, sûr de l’amour de son Dieu (Rom 8, 37). Au sein de la communauté, il lui arrive de vivre la persécution. Tout cela, il le vit dans la soumission à l’abbé et à ses frères. Le moine vit son Vendredi Saint. Les degrés suivants de l’obéissance (5 à 8) ne font plus que signaler les indices (indicia, chez Jean Cassien) de l’abandon total à Dieu, au sein de la communauté fraternelle, de la folie de la croix : l’ouverture du cœur (exagoreusis), accomplir les services les plus ingrats sans amertume, s’en remettre avec simplicité à la discipline et aux exemples des Pères monastiques.

Les trois degrés du silence (9, 10 et 11) de l’échelle relèvent les signes extérieurs, qui permettent de discerner le progrès spirituel caché du moine. Le silence, dans la ligne des livres sapientiaux et de l’épitre de saint Jacques, signale la maîtrise de la langue, la capacité d’assumer la responsabilité fraternelle dans la parole proférée. Dans la dynamique pascale qui traverse l’échelle, il configure le moine au Christ enseveli au tombeau, le Seigneur du Samedi Saint.

La configuration du moine à la kénose du Messie se cristallise dans le 12e degré : « il s’est fait péché pour nous » (2 Cor 5, 21). Les attitudes corporelles laissent désormais transparaître que, dans son cœur, le moine se tient désormais devant le trône du jugement de Dieu et se considère justiciable de son péché. La prière du publicain (Lc 18, 13) jaillit de son cœur, aveu et cri de prière. Sous le regard de Dieu, le moine connaît les abîmes de son péché et invoque sa miséricorde. Déjà les Pères du désert affirmaient que la grande chose n’est pas d’opérer des miracles mais de voir son péché [22]. Le moine vit une descente aux enfers, avec celui qui l’y a précédé et dont l’amour le sauve.

Comment ne pas penser à la parole de saint Silouane de l’Athos : « Tiens ton âme en enfer et ne désespère pas » ?

Conclusion

L’échelle de l’humilité conduit au-delà d’elle-même, à la charité parfaite qui boute dehors la crainte (1 Jn 4, 17-19). Désormais le joug du Christ se fait léger pour le moine, parce qu’il est mû par l’amour du Seigneur Jésus. Cela même fait se rejoindre en sa personne la vraie nature de l’homme (velut naturaliter ; RB 7, 68) et le dessein de salut de Dieu. L’Esprit Saint réalise la Pâque de Jésus dans ce moine, que Benoît qualifie d’ouvrier (operarius).

Saint Benoît n’établit dans sa Règle aucun rapport explicite entre les âges de la vie et les âges de la vie spirituelle. Il est cependant clair qu’il discerne implicitement un lien entre les deux : la maturité spirituelle croît, ou devrait croître, en fonction de l’avancement de l’âge physique. Le chapitre sur l’humilité n’y fait cependant aucune référence (RB 7). En effet, dans la communauté de foi que doit être le monastère, l’Esprit Saint est souverainement libre dans l’octroi de ses charismes. Saint Grégoire le Grand, quant à lui, propose une règle générale, celle de la paternité spirituelle (après 50 ans) succédant au service fraternel (de 25 ans à 50 ans). La maturité spirituelle précoce de saint Benoît constitue à ses yeux l’exception qui confirme cette règle.

Relevons en outre deux traits fondamentaux pour le thème de notre réflexion. L’homme d’abord, corps et âme, les deux montants de l’échelle, dresse par sa conversion (ses actes) l’échelle de l’humilité vers le ciel. De l’éveil à soi sous le regard de Dieu (1er degré) à l’envahissement de tout l’être, corps, âme et esprit (12e degré), par la présence aimante du Seigneur, se joue la montée spirituelle.

Notons encore que les degrés intermédiaires de l’échelle (2 à 11) se rapportent tous au prochain et déteignent sur la communion fraternelle. Le moine est invité à couper avec son égocentrisme (volontés propres), à obéir jusqu’à son dernier jour à ses supérieurs et à ses frères, à porter avec patience les humiliations et les injustices, à faire siens dans son langage le silence et la douceur du Seigneur souffrant. Le progrès spirituel est en fait une descente dans l’abîme du cœur. Celui qui se laisse purifier par l’Esprit Saint de ses péchés et de ses vices (RB 7, 70) guérit les blessures de son cœur et promeut par cela même la communion fraternelle.

[1Voir l’étude classique de C. Gnilka, Aetas spiritualis. Die Überwindung der natürlichen Altersstufen als Ideal frühchristlichen Lebens, Bonn, 1972 ; cf. aussi l’article « Lebensalter » de A. Müller, dans le Historisches Wörterbuch der Philosophie V, 112-114 (1980).

[2Voir M.-O. Boulnois rendant compte d’une étude de C. Barilli, « Lexis Paidikè. L infanzia in Origene », dans Adamantius 18 (2012), pp. 373-380.

[3De catechezandis rudibus XXII, 39 (PL 40, 338).

[4Homélies 34, 65, 78, 83.

[5Die Lebensalter und die Philosophie, Würzburg, 1954.

[6Sermo 54, 1-2 ; CCL 23, 218-219. Et cette belle formule de saint Augustin : « sit senectus vestra puerilis et pueritia senilis, id est, ut nec sapientia vestra sit cum superbia nec humilitas sine sapientia » (Tract. In Ps 112, 2 ; CCL 40, 1631).

[7Bas. Caesar., Ascet. Parvum 7, 3 (ed. K. Zelzer, Vienne, 1986, p. 39) qui veut que l’enfant puisse se décider librement lui-même à l’âge de quinze ans, à savoir au sortir de l’adolescence. Nous citons d’après la traduction latine de la première édition de l’Asceticon par Rufin d’Aquilée que saint Benoît a connue.

[8Saint Basile le Grand dispose que seuls les frères qui excellent par la patience et savent corriger avec modération veilleront sur les enfants et les adolescents (Ascet. Parvum 7, 7-8 ; ibid., p. 39).

[9Basile de Césarée, Ascet. Parvum 86, ibid., p. 119-120. Déjà chez Pachôme, Jean Cassien, Philon d’Alexandrie (De vita contemplativa, 67).

[10Voir M. Matthei et E. Contreras, « Seniores venerare, iuniores diligere. Conflit et réconciliation des générations dans le monachisme ancien », in Coll. Cist. 39 (1977), pp. 31-68.

[11Poemen 61 ; PG 65, 3368.

[12H. Karpp, Die Mosaiken in S. Maria Maggiore zu Rom, Baden-Baden, 1966, planche 85.

[13G. Rigotti, Gregorio Magno. Vita di s. Benedetto. Versione greco di papa Zaccaria, Alessandria, 2001.

[14« … ab ipso pueritiae suae tempore cor gerens senile ; aetatem quippe moribus transiens… ».

[15« religiosus et pius puer ».

[16Développement similaire dans les Moralia in Job, XXIII 11, 21, CCSL 143 B. Mais Grégoire peut aussi adopter une position différente. « Beaucoup parmi eux (les Pères monastiques) ont plu à leur Créateur dans une vie cachée. Le Dieu tout-puissant n’a pas voulu qu’ils soient impliqués dans les fatigues de ce monde pour qu’ils ne vieillissent pas et perdent la jouvence (novitas) de l’esprit à cause des obligations de la vie » (Dial I, Prol. 6).

[17Cf. RB 64, 13 : « la propre fragilité » de l’abbé.

[18Renvoyons à titre d’exemple à un apophtegme de saint Antoine (Antoine 7 ; PG 65, 7713), à un autre de saint Macaire d’Égypte (Macaire 11 ; PG 65, 268 B-C) et à la catéchèse d’Abba Pinufius, rapportée par Jean Cassien (Institutions IV, 32-43 ; SC 109, Paris, 1965, pp. 170-185).

[19Origène, Contre Celse VI, 15 ; SC 147, Paris, 1969, pp. 216-217.

[20Inst. IV, 32-43.

[21Voir Rufin d’Aquilée, Les bénédictions des patriarches, SC 140, Paris, 1969.

[22Matoès 2 ; PG 65, 289 C.

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