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Réflexions sur les Exercices spirituels et l’usage des Écritures

Jean-Marie Glorieux, s.j.

N°2013-4 Octobre 2013

| P. 258-264 |

Dans cette mise en valeur de la pratique littérale des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’accompagnateur expérimenté se fait théologien de l’écoute intérieure de la Parole, au cœur de l’expérience spirituelle que le tracé ignatien permet. Pour l’homme d’aujourd’hui, l’oraison par « application des sens » représente une ressource et dans la vie quotidienne, un autre respir.

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Proposons, dans cette note brève, de parcourir le petit livret ignatien, de part en part, en nous intéressant sommairement à la manière dont il use des Écritures saintes du Premier et du Nouveau Testament.

Le Premier Testament

Je formule une hypothèse, notamment grâce au Père François Marty [1], à savoir que le « Principe et Fondement » et la Première Semaine des Exercices spirituels, si avares de citations scripturaires, rendent cependant raison d’une expérience singulière de la Parole de Dieu. D’où la question : pourquoi saint Ignace a-t-il parlé de cette expérience sans donner de références à l’Écriture ?

Il est bon de remarquer que chacun répond en fait à cette question de façon pragmatique : nombreux sont les accompagnateurs de la « Grande retraite » qui offrent ici un choix plus ou moins large de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Personnellement je propose des textes du « Premier Testament » (comme on le dit parfois) et volontairement, je ne suggère rien de plus. Je suis convaincu, d’une part, que la rigueur logique des textes du « Principe et Fondement », ainsi que des exercices de Première Semaine, a été voulue par saint Ignace, qu’elle demeure agissante aujourd’hui et signe un véritable équilibre entre raison et foi. Mais d’autre part, il me semble que ces grands textes scripturaires sont devenus moins accessibles et moins efficaces aujourd’hui qu’autrefois, et que pour rejoindre l’intention de saint Ignace, il convient, à mon avis, d’en proposer le sens avec une certaine amplitude. Trois jours peuvent bien être nécessaires pour le seul « Principe et Fondement », afin de souligner l’originalité d’un tel texte. En effet, cette méditation et celles qu’Ignace propose pour la Première Semaine ont été écrites en fonction des signes de son temps et expriment, pourrait-on dire, une vision de l’homme et de Dieu, traditionnelle certes (les Exercices ont été approuvés par l’Église le 31 juillet 1548), mais non sans une vive attention à la façon dont l’homme d’une époque peut les comprendre et les accueillir. Cela implique, au point de vue pastoral, un « retour » de l’expérience spirituelle contemporaine sur la formulation de la doctrine. Bien plus, cette interférence agit de même aujourd’hui, dans un sens qui renforcerait d’ailleurs l’intuition ignatienne. Je développe deux points : l’expérience de la foi confiance et celle du scrupule. Ils apporteront peut-être un éclairage sur la priorité donnée à l’Ancien Testament.

La foi

Un aveu souvent entendu s’exprime ainsi : « je n’ai pas assez confiance… » ! C’est là une certaine expérience de la Parole. Elle s’exprime certes en termes de faculté ou de capacité humaines, mais elle trahit un débat plus profond. Nous pouvons donner divers sens à la foi, en regardant souvent plus les fruits que les racines… On peut parler de la foi d’une personne qui a de robustes convictions (et l’on citera les « martyrs de la foi », ou bien, les Européens de l’Est, qui, en raison des persécutions, auraient plus de « foi » que ceux de l’Ouest… !) ; mais on peut aussi parler de foi d’une façon plus large et plus humble, en tant qu’obéissance à la parole d’un autre, comme on le voit chez le centurion loué par le Christ : « Chez personne je n’ai trouvé pareille foi en Israël » (Mt 8,10). Hans Urs von Balthasar, je crois, disait que l’aveu actuel d’une foi inquiète nous fait aller plus au cœur de l’expérience juive ; Jean-Paul II a écrit la même chose, me semble-t-il, dans son encyclique sur le Saint Esprit Dominum et vivificantem (18 mai 1986), lettre qui veut être missionnaire et rejoindre une attente spirituelle contemporaine :

De cette manière, l’Église répond aussi à certains désirs profonds qu’elle pense lire dans le cœur des hommes d’aujourd’hui : une découverte nouvelle de Dieu dans sa réalité transcendante d’Esprit infini, tel que Jésus le présente à la Samaritaine ; le besoin de l’adorer « en esprit et en vérité » ; l’espoir de trouver en lui le secret de l’amour et la puissance d’une « création nouvelle » : oui, vraiment [il est] celui qui donne la vie (DV, 2).

Le long psaume 118-119 distingue en de multiples variations l’écoute de la « Parole », l’accueil du « témoignage » divin (ce sont les racines), et la fidélité à la « loi », aux « commandements », aux « préceptes » (ce sont les fruits). La foi est obéissance à la Parole insaisissable de Dieu, qui pourtant nous saisit tout entier au sommet de l’âme, c’est-à-dire en notre liberté même, infiniment respectée. D’Abraham à Marie, il en fut ainsi, et on peut retenir encore la figure de Jean-Baptiste, dont la force de parole troublait Hérode, mais qui était d’abord lui-même saisi par la Parole dès le sein de sa mère. Il me semble qu’il y a là un courant de fond de la Première semaine, courant qui devait s’écouler fortement en quelques personnalités au temps de saint Ignace (Luther, etc.), et est peut-être devenu plus universel aujourd’hui.

Le Règne

La méditation du Règne peut confirmer ce propos. Pour rappel, elle est construite autour de deux demandes : la première, en préambule, c’est de ne pas être sourd à l’appel du Seigneur ; la deuxième est mue par l’élan d’une offrande en vue de se purifier et d’entrer dans la contemplation de la vie du Roi éternel. En cette méditation, le Seigneur appelle les siens et, peut-on dire, esquisse un geste : c’est par ici ! Dans un premier mouvement, Pierre a résisté et puis il a pu dire : Père, conduis ma vie dans le mystère du Christ Jésus. Pour le retraitant donc, la croix est ici montrée dès le début. Et la contemplation de la Nativité le confirmera, en disant de « considérer ce que font les personnes ». La méditation du Règne est posée en un point charnière ; elle arrive comme naturellement, si l’on peut dire, après la Première Semaine ; elle n’ajoute rien, si ce n’est le « c’est par ici » tourné vers l’avenir pascal. Elle semble en son point de départ l’explicitation d’une démarche de conversion, que l’on peut précisément définir, pour une part en tout cas, comme une écoute renouvelée de la Parole. Je peux m’illusionner, lire l’Écriture, la commenter, l’étudier, mettre en évidence des structures, et demeurer extérieur à son autorité mystérieuse ; et c’est pourquoi le Christ dira : « vous scrutez l’Écriture… » en vain (cf. Jn 5,39-47). Le Règne épouse ainsi le mouvement de la Première Semaine pour que « je ne sois pas sourd à l’appel ». C’est la démarche de la foi, la démarche de la confiance, qui en ce point s’exprimerait plus à neuf, avec un vouloir plus libre.

Loyola et Manrèse

Il est permis de dire que saint Ignace s’est converti en commençant par la démarche de Deuxième Semaine, à savoir, la contemplation et la méditation de la vie du Christ avec Ludolphe le Chartreux, ainsi que la lecture de la Vie des saints de Jacques de Voragine. Il y a trouvé, ou retrouvé, un « sentir et goûter les choses intérieurement ». Mais peut-être que le boulet de Pampelune avait déjà fait réapparaître des pensées, dont le sens lui avait échappé lors des emportements de sa jeunesse.

Il fut donc conduit à Manrèse pour faire une expérience de la Parole, à la façon de Jacob se battant avec l’ange et réclamant à Dieu une bénédiction, c’est-à-dire une « parole de bonté ». Ce fut une expérience à la limite des forces humaines, qui jette une certaine lumière sur le scrupule, non pas psychologique, mais spirituel. Quand on lit que saint Ignace était prêt à « suivre un petit chien » pour en sortir, on peut y voir une forme d’humilité, mais, à mon avis, c’est davantage une façon d’être tourné vers la Parole, abrupte, mais toujours extérieure, alors qu’il est question de la liberté. J’ai connu parfois des retraitants dont le scrupule avait été favorisé par une parole prononcée, notamment dans certaines assemblées : « Dieu t’appelle à être prêtre, religieux, religieuse… ». Parole qui tombe sur le terrain décrit supra par Dominum et Vificantem, mais dont les effets peuvent être dramatiques, si la liberté de l’homme n’est pas respectée. Il n’est possible de sortir de ce scrupule que par un vrai acte de liberté ; ainsi saint Ignace qui, comme dans un vouloir renouvelé, par grâce, a décidé de ne plus confesser les fautes passée.

La distinction des deux premières Semaines

La Première Semaine donne à l’homme de s’élever, à savoir d’être conduit par un vouloir un peu plus grand, un peu plus libre, de se tourner vers Dieu. C’est la foi-écoute de la Parole.

Donner trop vite les beaux textes de la miséricorde du Nouveau Testament peut favoriser des sentiments spirituels, certes, comme on peut en trouver, avec la grâce, sur un chemin (fort et commun) de purification ; mais quand les sentiments sont trop soulignés, demeure le risque de ne pas assez poser la question de la liberté, de la vraie image de Dieu – ce qui est bien au cœur de la Première Alliance.

Certes, en Première Semaine, il y a le colloque devant le Christ en croix, ainsi que le triple colloque des importantes répétitions. Saint Ignace leur a donné une place et un rôle précis, pour aller au cœur de la conversion. Cependant, aujourd’hui, salvo meliori iudicio, l’expérience de la liberté acquiert une force plus grande, si l’on se maintient dans la dynamique du Premier Testament, qui est écoute de la Parole : « Fais cela et tu vivras. » L’expérience de la miséricorde en est d’autant plus bouleversante.

L’application des sens

Deux « entrées »

Les journées des trois dernières Semaines de contemplation se terminent par l’application des sens. Est-ce une tisane du soir ou un certain aboutissement de la prière à partir des mystères de la vie du Christ ? Une « entrée » habituelle pour l’intelligence des Exercices est celle de l’organisation en Semaines ; une autre « entrée », soulignée par François Marty, peut compléter cette intelligence, à savoir celle du parcours d’une journée : un ou deux (ou davantage) mystères avec voir et entendre, puis regarder (mirar) et considérer (considerar) ; ensuite des répétitions sur des points de consolation, désolation et intelligence spirituelle et enfin l’application des sens.

Le monde de l’image

Nous sommes plongés dans le monde de l’image après avoir connu le monde du livre et, encore avant, celui de l’architecture (Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris intitule un chapitre « Ceci tuera cela ! » : le livre tuera le bâtiment). Luther et saint Ignace ont approfondi leur expérience religieuse et leur communion avec le Christ non sans l’aide du livre et de l’imprimerie. Que faire aujourd’hui lorsque les images reviennent en force, quand c’est par elles, enrichies par le son, que nous sont apportées, de façon quasi obligatoire, d’immenses données du monde en lequel nous vivons ; données qui s’impriment en nous en des affects d’autant plus forts ? Peut-on prévoir les effets de cette puissance nouvelle des sens ? Et ceux d’une suprématie de la vue et de l’ouïe sur l’odorat, le goût et le toucher ? Saint Ignace avait sans doute perçu ici l’ébauche d’un mouvement largement déployé aujourd’hui, quand il dit que « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui compte, mais de sentir et goûter les choses intérieurement ».

La présence du Seigneur

On peut faire confiance à la dynamique des Exercices et à leurs répétitions pour espérer que les affects suscités par les nouveaux mondes soient patiemment purifiés, approfondis, « ordonnés ». L’application des sens est une manière d’user de ceux-ci et pourrait donc avoir un rôle important. Dans les retraites de huit jours, qui seraient des relais des Exercices de trente jours, on peut proposer non sans fruit la démarche cohérente d’une journée type, pour aboutir à la contemplation plus silencieuse proposée par saint Ignace.

Si la Quatrième Semaine éclaire de façon propre, dans le Seigneur ressuscité, les Semaines précédentes, il semble que, dans la même perspective, l’application des sens éclaire le parcours d’une journée. On s’inspire ici d’Albert Chapelle :

La prière chrétienne ne s’est pas découragée et, pénétrant plus intimement dans le cœur du Christ et dans son propre cœur, elle a découvert les ressources d’un contact, d’un goût, d’un toucher, d’une écoute qui sont de l’esprit ; non seulement pensée, mais vie pleinement vécue. Cette immédiateté est comme une immersion dans le mystère du Christ à la manière dont nos sens nous plongent, nous immergent dans le cosmos. Même immédiateté, même contact, même proximité, même familiarité.

Une telle prière doit porter des fruits, sans doute dans une grande patience ; sans doute encore pourra-t-on la percevoir plus comme force de paix dans les relations à autrui que comme approfondissement mystique de sa propre contemplation…

Le combat spirituel

Mais l’application des sens est-elle possible dans la vie quotidienne, où la dynamique intense d’une journée de retraite ne paraît pas pouvoir jouer ? Y a-t-il moyen de traduire en des actions concrètes le travail de purification des sens ? Oui, car c’est un aspect important du combat spirituel. Si l’intention est ma réponse immédiate, spontanée, mais toujours à ordonner, à ce qui m’affecte (plaisirs et déplaisirs, paroles entendues sur des personnes, des opinions, des manières de faire ; il suffit de songer aujourd’hui aux préceptes moraux ou ecclésiaux et… liturgiques), saint Ignace nous prévient dans le « Préambule pour considérer les états » qu’y agissent aussi « l’intention du Christ notre Seigneur et à l’inverse celle de l’ennemi de la nature humaine ». Là encore, dans une expérience que n’épargne pas le scrupule comme écoute extérieure de la parole, il est bon de demander au Seigneur Ressuscité de purifier nos sens.

C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile tombe. « Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous, qui le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur, qui est Esprit (2 Co 3,16-18) ».

[1F. Marty, Sentir et goûter. Les sens dans les « Exercices spirituels » de saint Ignace, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei, 241, 2005.

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