Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Christian de Chergé

Moine de Tibhirine et lecteur du Coran

Stéphanie Dandé, f.m.j.

N°2013-4 Octobre 2013

| P. 244-257 |

La très haute figure du Père de Chergé permet à l’auteur de revisiter la situation de notre dialogue de foi et de prière avec d’autres traditions spirituelles. Le destin de la communauté de Tibhirine illustre ainsi l’exigence d’une vie nourrie des Écritures, portée au « martyre de l’Esprit » comme au partage eucharistique de tout le quotidien : ici, la Parole de Dieu s’incarne jusqu’à se faire entendre dans le Coran.

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Méditant le dialogue des religions dans la quête contemporaine d’unité, le cardinal Ratzinger reprenait dans un de ses ouvrages [1] un mot très sage de Jacques-Albert Cuttat : « Une chose est de tendre à rendre l’humanité meilleure et plus heureuse par l’unification des religions. Une autre est d’implorer d’un cœur brûlant l’unité de tous les hommes dans l’amour envers le même Dieu. La première est peut-être la tentation luciférienne la plus subtile qui vise à faire échouer la seconde » [2]. De son côté, Henri de Lubac ne se résignait pas à penser que Dieu serait partout, hors christianisme, laissé sans témoignage… « De tous les signes qui nous sont offerts, dit-il, ceux qu’implique la vie spirituelle sont sans doute les plus dignes d’être retenus » [3]. La figure de Christian de Chergé honore sans l’ombre d’une hésitation ces propos. Le prieur de Tibhirine fait partie de ces chrétiens qui sont allés jusqu’aux frontières, sous la conduite de l’Esprit. Et parce que sa pensée cherche à expliquer ce qu’il vit, il est impossible de la séparer de son expérience spirituelle. Nous évoquerons donc ce qui fonde et confirme sa vocation comme moine en terre d’Islam, puis la manière dont il vit avec ses frères au monastère de Tibhirine ; ensuite, nous nous laisserons interpeller par sa « question lancinante », avant de plonger – eschatologiquement –, avec lui, dans le regard du Père qui contemple « ses enfants de l’islam ». Ainsi situés dans le mouvement de révélation de Dieu, nous verrons alors Christian de Chergé scruter le quotidien, en prophète, avec cette invincible espérance qui le caractérisait tant. « Prier en Église à l’écoute de l’Islam », voilà le condensé d’une démarche singulièrement manifestée dans ce dialogue des Écritures au cœur de sa lectio divina, et portée par l’Esprit de Jésus « dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences » [4]. Car, dira le prieur de Tibhirine, « sans cette quête inlassable d’une réelle cohésion intérieure et pratique, il ne peut y avoir perception de ce qui nous unit à l’autre, s’il est vrai, comme je le crois d’expérience, qu’on finit toujours par rencontrer l’autre au niveau où on le cherche vraiment » [5].

I. L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est un corps et une âme

Cette vie perdue, totalement mienne et totalement leur

Quand on évoque la figure de Christian de Chergé, on est frappé par son attachement inconditionnel à cette terre d’Algérie et aux enfants de l’islam. Dès sa plus tendre enfance, alors que la famille Chergé est installée en Algérie, il découvre la prière musulmane que sa mère lui expliquera par cette simple phrase : « Ils prient Dieu ». Christian de Chergé a grandi dans le respect des croyants musulmans. « J’ai toujours su, dit-il, que le Dieu de l’islam et le Dieu de Jésus-Christ ne font pas nombre » [6]. Deux rencontres le marqueront plus particulièrement. Il y eut d’abord Mohamed, ce père de famille avec qui il se lie d’amitié. Alors jeune séminariste, Christian avait été envoyé par l’armée française à Tiaret, comme officier des Sections Administratives spécialisés. Nous sommes là en pleine guerre d’Algérie. « Parvenu à l’âge d’homme, et affronté, avec toute ma génération, à la dure réalité du conflit de l’époque, il m’a été donné de rencontrer un homme mûr qui a libéré ma foi en lui apprenant à s’exprimer dans un climat de simplicité, d’ouverture et d’abandon à Dieu, englobant tout naturellement les relations, les événements et les menus faits du quotidien. Notre dialogue était celui d’une amitié paisible et confiante qui avait Dieu pour horizon, par-dessus la mêlée… il savait que j’étais séminariste, et je le voyais pratiquer prières et jeûnes avec un cœur enjoué. Cet homme illettré ne se payait pas de mots ; incapable de trahir les uns pour les autres, ses frères ou ses amis, c’est sa vie qu’il mettait en jeu malgré la charge de ses dix enfants » [7]. Christian de Chergé fait allusion à une altercation dans la rue au cours de laquelle Mohamed est intervenu pour que son ami séminariste ne soit pas inquiété, faisant valoir son attachement à l’Algérie et aux musulmans. Christian de Chergé échappe au pire, mais le lendemain, on retrouve Mohamed assassiné. Sa vie entière en sera bouleversée. « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m’avait été donné le gage de l’amour le plus grand » [8].

La deuxième rencontre se passe au monastère, dans la nuit du 21 septembre, en plein Ramadan. Alors qu’il prie, après complies, dans la pénombre « entre l’autel et le tabernacle », Christian de Chergé entend le murmure d’un homme à genoux : « Allah Akbar ! ». Un bref regard et un échange : « priez pour moi » lui dit ce frère ! Cet homme est musulman, hôte au monastère depuis quelques jours. Christian balbutie en s’abandonnant au Père… « Apprends-nous à prier ensemble ».« Leurs prières se mélangent. La louange se fait commune… trois heures durant… Joie exubérante de chacun » [9]. « Désormais, comment ne pas croire ‘ viable’, au jour que Dieu seul voudra, une communauté de prière où chrétiens et musulmans (juifs ?) se recevront en frères de l’Esprit qui déjà les unit dans la nuit ? » [10].

Le dialogue existentiel

La vie de Christian de Chergé et de ses frères est doublement cachée avec le Christ, d’abord comme moines à Tibhirine puis comme chrétiens dans un milieu strictement musulman. Leur clôture, avant d’être murale, est cultuelle et culturelle. La communauté a son histoire douloureuse… L’Ordre s’était posé la question du bien-fondé de leur existence. Un abbé général avait même déclaré que « l’Ordre ne peut se payer le luxe d’un monastère en monde musulman ». Depuis la décolonisation, la communauté a toujours vécu dans une situation de précarité. Les frères sont des étrangers en terre d’Algérie, ils doivent renouveler leur carte de résidence alors même qu’ils ont fait vœu de stabilité. Ce surcroît d’incertitude dans une situation très particulière de dépendance à l’égard d’un pays, des autorités politiques, des voisins et de toute une église particulière, va être vécu par frère Christian sous le signe d’un accroissement de confiance et d’abandon [11]. Ainsi, les moines acceptent de se laisser accueillir par la population locale, optant pour un travail en coopérative avec les gens de Tibhirine : ils veulent « vivre ensemble et à parité ».

« Le dialogue qui s’est ainsi institué a son mode propre par le fait que nous n’en prenons jamais l’initiative. Je le qualifierai volontiers d’existentiel. Il est souvent le fruit d’un long vivre ensemble et de soucis partagés, parfois très concrets, c’est-à-dire qu’il est rarement d’ordre strictement théologique » [12]. Ce dialogue à la fois concret et spirituel met les moines dans l’impossibilité morale de quitter leur monastère, malgré les invitations pressantes du Nonce, préoccupé par leur sécurité. Christian de Chergé lui répondra dans une longue lettre : « nous croyons être levain du Christ dans cette pâte humaine précise. Et nous sommes redevables à cette pâte qui nous accepte en son sein, avec notre différence clairement affichée. Dans l’attente du Royaume… » [13]. Le dialogue qui s’est instauré est plus profond que de simples relations amicales. Il se noue au niveau de l’Esprit : « Un appel m’invite à creuser davantage, et en moi, le chemin de communion par lequel l’Esprit de Jésus ne cesse de vouloir nous conduire ensemble au Père en nous appelant, ici et là, à la prière du cœur et à la relation universelle d’un frère en humanité. En cette voie de louange et d’intercession, j’aimerais rejoindre très spécialement d’autres hommes de prière parmi lesquels j’ai accepté d’enfouir ma vie » [14].

Rejoindre l’expérience des priants musulmans

Se noue comme naturellement, pour le prieur de Tibhirine, un autre dialogue au niveau de la prière. Un jour, alors qu’il fait mémoire d’une conversation qu’il avait eue avec son ami Mohamed [15], Christian de Chergé écrit : « J’ai perçu cette remarque comme un reproche adressé à une Église qui ne se présentait pas alors, du moins visiblement, comme une communauté de prière. J’ai su du même coup que cette consécration devait se couler dans une prière en commun pour être vraiment témoignage d’Église et signe de la communion des saints » [16]. C’est en 1975 que les moines de Tibhirine se sont donné une définition de leur vie monastique, dans le contexte spécifique de l’Atlas : « priants parmi d’autres priants » [17]. Frère Christian précise qu’ils l’ont formulée alors qu’ils n’avaient que huit jours pour quitter les lieux (mesure rapportée par la suite). Cette définition dit tout à la fois le cœur de leur vie monastique et leur positionnement très juste par rapport à l’Algérie. Il y a là une reconnaissance de la prière des autres. « La louange monastique et la prière musulmane ont une parenté spirituelle qu’il faut apprendre à célébrer davantage. Sous le regard de Celui-là qui seul appelle à la prière et nous demande d’être ensemble le ‘sel de la terre’ » [18]. Christian de Chergé est marqué par cette sourate du Coran (5, 82) : « Ceux qui sont les plus disposés à sympathiser avec les musulmans sont les hommes qui disent : ‘Nous sommes des chrétiens.’ Cela tient à ce que ces derniers ont parmi eux des prêtres et des moines et à ce qu’ils ne font pas montre d’orgueil ». Et de commenter : « Notre chance à nous moines, dans le dialogue avec l’islam est de pouvoir rejoindre l’expérience des priants musulmans et aussi de nous laisser reconnaître par eux » [19].

Le prieur de Tibhirine aura la joie de vivre cette prière commune avec les membres de la confrérie soufie dans le cadre du « Ribât-es-Sâlam » (« lien de la paix »), fondé à l’initiative de Claude Rault. Très vite, ces soufis étaient venus trouver les moines en leur disant : « nous ne voulons pas nous engager avec vous dans un dialogue théologique car souvent il a dressé des barrières qui sont le fait des hommes. Or nous nous sentons appelés par Dieu à l’unité. Il nous faut laisser Dieu inventer quelque chose de nouveau. Cela ne peut se faire que dans la prière… » [20]. Frère Christian commentera cette invitation : « l’instinct des Alawis nous invite à la prière et non au dialogue sur la foi : ‘Dieu veut inventer du nouveau entre nous : lui en donner la possibilité » [21]. Il reconnaît que l’expérience appelle quelques réflexions tout en disant que, pour lui, il y a là un aspect essentiel de sa vocation : « J’ai vocation à m’unir au Christ à travers qui monte toute prière et qui offre au Père, mystérieusement, cette prière de l’islam comme celle de tout cœur droit » [22]. Comment ne pas rappeler ici les mots de Jean-Paul II : « toute vraie prière est suscitée par l’Esprit Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme » [23] ?

II. Contempler avec Lui ses enfants de l’islam

Est-ce que le fait de vivre ensemble, d’avoir de bons rapports avec les musulmans, suffit à poser un discernement théologique sur la place de l’islam dans le dessein Dieu ? Christian de Chergé dépasse cette question qui trahit bien souvent un reproche, en empruntant la voie de la contemplation : « c’est toujours par-delà notre raison que Dieu nous vient, quelles que soient nos fois respectives » [24].

« Je porte en moi l’existence de l’islam comme une question lancinante »

Voici ce qu’il écrit en 1989 : « Depuis trente ans je porte en moi l’existence de l’islam comme une question lancinante, j’ai une immense curiosité pour la place qu’il tient dans le dessein de Dieu. La mort seule me fournira je pense la réponse attendue » [25]. Cette interrogation est d’une telle force qu’il la reprend jusque dans son testament rédigé quatre ans plus tard : « Sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler ses enfants de l’islam, tout illuminés de la gloire du Christ, fruit de sa passion, investis par le don de l’Esprit… » [26]. Christian de Chergé se situe à l’heure de la mort. C’est un moine. Les moines ont toujours aimé méditer sur la mort et les fins dernières, pour que situés d’emblée au dernier jour de leur vie, et à la lumière de ce regard d’espérance, ils éclairent leurs existences quotidiennes comme si ce jour était leur dernier jour [27]. La mort ouvre sur le Christ. Or tout homme la traverse un jour ou l’autre ; la mort nous conduit donc tous à être un jour rendus parfaits dans la chasteté, la pauvreté, l’obéissance. Parce que le moine en connaît le sens, il anticipe cette mort par sa profession monastique. Mais Christian de Chergé pense aussi au croyant musulman : « Le croyant qui se tourne ainsi vers Dieu de tout son élan, et qui ne veut plus que ce que Dieu veut, d’un cœur soumis et libre à la fois, ce croyant est conduit par l’Esprit du Fils, à la place du Fils, même s’il l’ignore ». Pour Christian, la question n’est donc pas théorique. Elle est existentielle. Au lieu de partir de l’islam dans sa réalisation historique, il contemple le dessein de Dieu, tel qu’il est donné dans la Révélation chrétienne : Dieu veut sauver tous les hommes et rassembler ses enfants à la même table.

« Voici que je pourrai plonger mon regard dans celui du Père… »

Quelle est la place de l’islam dans le dessein de Dieu ? Christian de Chergé laisse cette question habiter sa prière… avec cette mémoire que toute chose, dans les cieux et sur la terre, est créée en son Fils, par Lui et pour Lui. Approchant dans une perspective trinitaire le salut dans le Christ, Christian de Chergé plonge comme eschatologiquement dans le regard du Père qui contemple ses enfants de l’islam « investis par l’Esprit [28], illuminés par le Christ, existant dans le regard du Père » [29]. Cette communion spirituelle ne cesse de nourrir son espérance. « Il y a un parrainage auquel je me suis senti appelé, et c’est celui de l’espérance, écrit-il à sa filleule Violaine […]. Dans ce pays où je vis, j’ai ainsi une multitude de filleuls […]. Ces filleuls ne partagent pas la foi au Christ que tu vas accueillir au baptême, mais mon espérance sait que toute vie religieuse est déjà voulue et guidée par l’Esprit du Père, et auprès d’eux j’aime à désirer déjà la joie que nous aurons à reconnaître ensemble le Christ. Au fond, le baptême de l’espérance, ici, c’est la mort » [30]...

« Je vais vers les musulmans sans savoir ce lien… »

Frère Christian, qui désire faire sienne la joie du Père, nous entraîne dans un dialogue interreligieux qui se veut mystère de communion. Ce qui ne revient pas purement et simplement à renvoyer la question à l’eschatologie. Ce regard d’espérance engage et se traduit par une manière d’être au monde : « il n’y a de contemplation possible que là où il y a ouverture à la communauté de vie, à la communion, à la famille humaine tout entière… Et il n’y a de communauté possible que là où il y a disponibilité à la contemplation des merveilles de Dieu cachées en chacun, des signes de l’Unique qui s’écrivent sur nos visages comme autant de différences promises à la communion des saints. Même s’il faut encore que, pour peu de temps, cela nous soit difficile à voir » [31] : « si ce dessein [de Dieu] n’est pleinement dévoilé qu’après la mort, n’est-il pas légitime qu’on lui consacre sa vie ? Et celle-ci inclut la mort » [32].

La vie monastique, incompréhensible en dehors de cette perspective eschatologique, en mesure l’authenticité. Les frères de Tibhirine n’ont pas été épargnés par les secousses de la vie communautaire… d’autant plus qu’ils n’avaient pas tous la même sensibilité ni la même ouverture à l’islam… Mais Christian de Chergé, de par sa charge de prieur, tient le gouvernail, apprenant de ses chutes – souvent dues à ses excès de zèle – à avancer au rythme de ses frères. Le but est clair : « Notre vie communautaire doit signifier visiblement, au sens sacramentel du mot, cet au-delà de la communion des saints, où chrétiens et musulmans, et tant d’autres avec eux, partageront la même joie filiale. Et comment s’y prendre autrement, poursuit-il, qu’en aimant dès maintenant, gratuitement, ceux qu’un dessein incompréhensible de Dieu prépare et sanctifie par la voie de l’islam, et en vivant avec eux le partage eucharistique de tout le quotidien ? » [33]. Commence alors pour le prieur de Tibhirine – au rythme de la patience de Dieu – un pèlerinage vers la communion des saints auquel il n’entend pas donner un terme lui-même. « Tout sera toujours nouveau en ce chemin de communion » [34], dit-il, mais « je sais pouvoir fixer à ce terme de mon espérance au moins un musulman, ce frère bien aimé, qui a vécu jusque dans sa mort l’imitation de Jésus-Christ ». Lors d’une de ses retraites prêchées aux Petites Sœurs de Jésus, Christian de Chergé lance cette réflexion qui résume la réponse qu’il apporte à la question qui le taraude depuis trente ans : « Finalement mon Église ne me dit pas quel est le lien entre le Christ et l’islam. Et je vais vers les musulmans sans savoir quel est ce lien » [35]. Il l’explique à sa manière : « le temps consacré gratuitement dans la prière est gagné pour les autres. Il me permet de mieux les voir reliés à Dieu et à moi, et de reconnaître tout ce qui, dans le quotidien, exprime ce lien » [36]. C’est d’abord à l’intérieur de sa foi et de sa prière que Christian pense le rapport à l’islam.

III. La joie secrète de l’Esprit

L’Esprit dira ce qu’il faut retenir du Coran

Que ce soit dans son travail ou dans sa prière (ora et labora), Christian de Chergé est constamment ouvert à l’autre et vit sa prière en communion avec tous ces croyants qui prient quotidiennement le Dieu Unique :

Un appel m’invite à accueillir la Parole de Dieu, à la ruminer au creuset d’un être de chair et de sang qui a besoin sans cesse d’être purifié pour accueillir les multiples harmoniques du commandement […]. Cette parole est une, proférée éternellement par le Verbe de Dieu dans le silence de l’Esprit. Mais les échos qu’elle a rencontrés dans l’histoire et qu’elle a suscités dans les cœurs droits apparaissent infiniment diversifiés.

Dans sa lectio divina, il accueille « ce que l’autre a reçu en propre pour entretenir en lui le goût de Dieu ». Christian de Chergé parle ici du Coran. Il dit y faire une authentique expérience spirituelle. Mais il lit le Coran en moine chrétien ; cela signifie que l’Évangile demeure le critère lorsqu’il s’agit de recevoir et d’authentifier, à travers le Coran, la Parole de Dieu… jusque dans « les versets douloureux ». Christian de Chergé vit donc sa relation au Coran de manière analogue à la relation qu’il entretient avec la prière musulmane. Il demeure à la fois dans la solidarité des autres croyants avec leurs textes sacrés et dans la singularité des disciples de Jésus : « il m’est arrivé bien souvent de voir surgir du Coran, au cours d’une lecture d’abord ardue et déconcertante, comme un raccourci d’Évangile qui devient alors chemin de vraie communion avec l’autre et avec Dieu » [37]. Christian de Chergé laisse les textes se répondre. Il pratique ce que les spécialistes appellent l’intertextualité, qui consiste justement en ce que le Coran va « faire parler » le texte biblique, et celui-ci va « faire parler » le Coran ; il y a résonance, en vue d’une meilleure écoute de la Parole. Le dialogue s’évalue à la place faite au-dedans de soi pour l’autre qui appartient à l’autre tradition religieuse. Il y a « hospitalité intérieure ». Quant par exemple Christian de Chergé lit la sourate sur la Nuit du destin (Laylat al-Qadr), nous pouvons aisément imaginer son cœur de moine vibrer, lui qui se lève chaque nuit pour chanter Vigiles et à l’aurore s’adonne à la lectio divina.

« Nous avons fait descendre le Coran dans la nuit d’Al-qadr (Nuit de la Destinée). Qui te fera connaître ce qu’est la nuit d’Alqadr ? La nuit d’Al-qadr vaut plus que mille mois. Dans cette nuit les anges et l’esprit descendent avec la permission de Dieu, portant ses ordres sur toutes choses. La paix accompagne cette nuit jusqu’au lever de l’aurore ».

Dans le dialogue, les mots consonnent, s’appellent les uns les autres… L’Écriture est Parole de Dieu qui pour lui descend et prend sens dans cette aventure dans laquelle il s’est engagé. « De même qu’il y a une lectio divina possible de la nature, de toute créature, et du cœur de tout homme, de même je pense qu’un contemplatif avide de toute Parole issue de la bouche du Très-Haut doit pouvoir laisser retentir dans son silence le Livre de l’islam avec le désir et le respect de ces frères autres qui y puisent le goût de Dieu » [38]. Ce dialogue des Écritures irriguera ses homélies, notes de chapitres…

Christian de Chergé « croit possible une véritable lectio divina du Coran, en langue arabe surtout, si proche du milieu originel de nos Écritures » [39]. L’expression « lectio divina sur le Coran » est un raccourci un peu rapide, que lui seul peut se permettre mais qui mérite, de notre côté, qu’on s’y attarde pour bien le comprendre. L’expression n’est pas neutre, en effet… Elle est la référence première et essentielle à un Dieu qui parle aux hommes. Comme tous les textes sacrés des grandes traditions religieuses, le Coran dit quelque chose de vécu de l’ordre d’une vérité profonde, ne serait ce qu’humaine, parce qu’il a été jugé digne d’être transmis et reçu. La réception du Coran, que la tradition musulmane dit être conservé de toute éternité auprès de Dieu et transmis au prophète Muhammad par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, manifeste l’intelligence que les musulmans ont de ce Dieu qui parle. En faisant dialoguer la Bible avec le Coran, et par l’expérience spirituelle à laquelle ce dialogue le conduit, Christian de Chergé montre que la richesse de l’homme qui cherche la vérité, dans les aléas de son existence, révèle quelque chose de la vérité que lui-même cherche, dans la profondeur du Christ qui mesure les Écritures puisque c’est lui qui les accomplit. Il ne s’agit pas pour Christian de Chergé de dire que le Coran est Parole de Dieu mais de rapporter que, par le dialogue des Écritures, le Coran lui donne accès à la Parole de Dieu. Dit autrement, le Coran l’ouvre à l’expérience de la Parole... Une question se pose alors, qui est la même pour l’approche de tous les autres chemins religieux : « le Christ de Pâques qui accomplit toutes les Écritures, ne pourrait-il pas donner un sens plénier à cette Écriture-là, sans rien altérer de son visage ? Impossible de s’en convaincre si on n’aborde pas le texte coranique avec un cœur pauvre et désarmé, prêt à se mettre à l’écoute du voyageur venu d’ailleurs, sur le chemin d’Emmaüs… » [40]. Christian poursuivra dans un autre endroit : « C’est l’Écriture, et mieux encore Jésus lui-même, par son Esprit, qui dira ce qu’il faut retenir du Coran et de la sagesse musulmane, au nom de l’accueil de l’autre qui est au cœur de l’Évangile (et de la règle de saint Benoît). Apprendre à exercer cet accueil sans exiger de réciprocité, au nom de Celui qui est venu à nous gratuitement » [41].

L’Esprit scelle sans clore

Comment accueillir l’expérience spirituelle que le prieur de Tibhirine dit faire en lisant le Coran, tout en maintenant avec la constitution dogmatique Dei verbum de Vatican II que « l’Écriture Sainte est parole de Dieu en tant que, sous l’inspiration de l’Esprit divin, elle est consignée par écrit », et que la Tradition « porte » la Parole de Dieu… ? Sans doute pouvons-nous avancer que l’accueil de l’altérité jusque dans le texte sacré de la propre tradition de l’autre permet à Christian de Chergé de se laisser conduire par l’Esprit, lequel lui ouvre des horizons jusque-là insoupçonnés dans la connaissance des Écritures de sa propre tradition… Comme si l’Esprit mettait sa joie secrète à voir notre Trappiste, lecteur du Coran, accueillir l’autre dans sa différence comme don de Dieu. « Il est toujours un peu douloureux de voir un homme de prière et de vie intérieure s’arrêter aux énoncés de la foi dans son dialogue avec l’autre, et buter sur l’opacité de leurs incompatibilités, sans parvenir à chercher l’autre dans les hauteurs ou les profondeurs où l’engage la droiture de sa disponibilité au travail de l’Esprit, en lui et au creuset de l’islam » [42]. « Lorsque viendra l’Esprit de vérité, nous dit saint Jean, il vous guidera dans la vérité tout entière » (Jn 16,13). L’Esprit est aussi celui qui enseigne tout et nous rappelle tout ce que Jésus nous a dit (cf. Jn 14,26). Ce « tout ce que je vous ai dit » est ce que le Christ nous a dit silencieusement sur la croix. « Dieu nous a tout dit en une fois par cette seule Parole [qui est son Fils] et il n’a plus rien à dire » [43].

Mais dire cela ne signifie pas que nous ayons tout compris. Il y a encore quelque chose à accueillir de notre côté, dans la docilité à l’Esprit de Jésus qui souffle où il veut et qui prend les chemins qu’il veut pour nous guider dans la vérité tout entière… L’Esprit scellerait sans clore, en désignant une vérité qui serait donnée de surcroît, aux chrétiens comme aux autres, dans l’ordre de la gloire [44]. Mais tout ce que nous accueillons encore, même d’autres traditions, doit consonner avec ce que Dieu nous dit sur la croix. Si le don de l’Esprit est le fruit du mystère pascal, il est en même temps celui qui donne au mystère pascal de fructifier.

Le martyre de l’Esprit Saint

« Il y a une écoute fraternelle de l’islam qui peut nous ramener au cœur même du mystère de Dieu, dans un humble attachement à un Christ toujours plus grand que ce que nous pouvons en dire ou en vivre » [45]. Ces propos du prieur de Tibhirine résument bien l’itinéraire qu’il vient de nous proposer. Dans son ouverture aux croyants musulmans, il n’a cessé de discerner l’Esprit de Jésus qui agit invisiblement dans les cœurs des hommes de bonne volonté : « Imiter le Christ, disait-il, n’est-ce pas s’émerveiller encore de cette présence de l’Esprit qui distribue les miettes du repas aux non-chrétiens pour qu’ils nous les restituent en Pain de vie ? » [46]. Moine en terre d’islam, il a reconnu l’Esprit de Jésus dans certaines grandes valeurs de l’islam : « ainsi du don de soi à l’Absolu de Dieu, de la prière des heures, du jeûne, de la soumission à sa Parole, de l’aumône, de l’hospitalité, de la conversion, de la confiance en la Providence, du pèlerinage spirituel… » [47]. Mais il l’a d’abord reconnu à l’œuvre dans le cœur de son ami Mohamed, à qui il dut la vie sauve et que « chaque eucharistie lui rend[ait] infiniment présent dans la réalité du corps de Gloire où le don de sa vie a pris toute sa dimension pour moi et pour la multitude » [48]... Enfin et surtout, dans le secret de sa lectio divina, dans cet acte de tradition éminemment eucharistique et ecclésial, Christian de Chergé s’est mis à l’écoute de l’Esprit de Jésus, en faisant dialoguer les Écritures pour en goûter davantage les harmoniques et se laisser posséder par la Parole de Dieu. Un jour, il avait dit à ses frères en chapitre, au sujet de la lectio : « Celui qui lit va recevoir la grâce d’incarner cette Parole dans sa vie et celle-ci va en être toute transformée » [49].

Comme en témoigne son testament spirituel, cette Parole de Dieu, lue, priée, méditée, contemplée s’est incarnée dans la vie de Christian de Chergé jusqu’à devenir, dans le sang de son martyre, lectio divina, « Coran »… pour ses frères chrétiens et musulmans, pour la vie du monde et le salut de tous les hommes.

[1J. Ratzinger, L’unique alliance de Dieu et le pluralisme religieux, Paris, Parole et silence, 1999, p. 86.

[2J.-A Cuttat, La rencontre des religions, Aubier, Paris, 1957.

[3H. de Lubac, Amida, Œuvres complètes, Paris, Cerf, tome 22, p. 306-307.

[4« Quand un à-Dieu s’envisage », testament de Christian de Chergé dans L’Invincible espérance, Montrouge, Bayard, 2010, p. 221-224.

[5Tychique, n. 42, 1983, p. 52-53.

[6Cité par Islamo-christiana n. 22, p. 6

[7« Prier en Église à l’écoute de l’islam » dans Chemins de dialogue n. 27, p. 17-24, paru dans la revue Tychique n. 34, nov. 1981.

[8Ibid., p. 19

[9Cf. « Le sens d’un appel », long document que Christian remet à ses frères le jour de sa profession monastique, cité dans M.-C. Ray, Christian de Chergé, prieur de Tibhirine, Paris, Bayard, 1998, p. 112.

[10« Le sens d’un appel »…

[11Cf. Lettre à Vincent Desprez, datée en janvier 1977.

[12« L’échelle mystique du dialogue », dans Islamochristiana n. 23, Rome, 1997.

[13Lettre datée du 8 juillet 1994. Cf. Archives de Tibhirine, cote 3.220.26.

[14« Quand un à-Dieu s’envisage »…

[15Alors qu’il le savait menacé, notre jeune séminariste lui avait promis sa prière. « Je sais que tu prieras pour moi, lui avait répondu Mohamed, mais vois, les chrétiens ne savent pas prier… ».

[16« Prier en Église à l’écoute de l’islam », dans Chemin de dialogue n. 27, p. 17-24, paru dans Tychique n. 34, nov. 1981.

[17Ibid., p. 167

[18« Le sens d’un appel »…, p. 114.

[19« L’échelle mystique du dialogue », p. 15

[20Cité par R. Masson, Tibhirine, les veilleurs de l’Atlas, Paris, Cerf, 1997, p. 96.

[21Dieu pour tout jour, chapitre du jeudi 11 août 1994, p. 505

[22Ibid., chap. 28 nov. 1989, p. 304.

[23Jean-Paul II, Redemptoris Missio, n. 29

[24« L’échelle mystique du dialogue »…, p. 12

[25Lors des journées romaines, « Chrétiens et musulmans. Pour un projet commun de société », dans Ch. de Chergé, L’invincible espérance…, p. 170

[26« Quand un à-Dieu s’envisage »…

[27Livre de vie de Jérusalem.

[28Il leur a été fait, à eux comme à nous, le don de l’Esprit, dit l’apôtre Pierre faisant cette expérience dans la rencontre avec le craignant-Dieu Corneille. Cf. Ac 10-11.

[29« Quand un à-Dieu s’envisage »…

[30cf. Lettre à Violaine, 25 août 1973.

[31Homélie de frère Christian, 27 avril 1995.

[32Christian dans une lettre au wali de Médea, 21 mai 1994.

[33« Chrétiens et musulmans. Pour un projet commun de société 1989 », dans L’invincible espérance…, p. 187.

[34« Le sens d’un appel »…

[35Retraite aux Petites Sœurs de Jésus, au Maroc en 1990. Texte inédit, cité dans Ch. Salenson, Christian de Chergé…, p. 194.

[36Ch. De Chergé, « Une maison de prière », dans L’invincible espérance…, p. 48.

[37« L’échelle mystique du dialogue »…, p. 11.

[38« Le sens d’un appel »… p. 111.

[39Conférence de Christian de Chergé au Chapitre général de 1993, dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie, Bayard, Paris, 1996, p. 91.

[40« Chrétiens et musulmans : projet commun de société », dans L’invincible espérance..., p. 178.

[41« Dialogue intermonastique et islam » 1995, dans L’invincible espérance…, p. 206.

[42Conférence de Christian de Chergé au Chapitre général de 1993, dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie, p. 91.

[43Jean de la Croix, « En nous donnant son Fils comme il l’a fait, son Fils, qui est son Unique Parole car il n’en a pas d’autre. Dieu nous a tout dit en une fois par cette seule Parole et il n’a plus rien à dire », dans Montée du Carmel II 22,3.

[44Cf. I. Chareire, « Sceller sans clore », dans Dialogue des Écritures… p. 248.

[45Tychique, n. 34, novembre 1981, p. 48-55.

[46Cf. Ch. de Chergé, « Chronique de l’Espérance », janvier 1975, dans Invincible Espérance.

[47« Le sens d’un appel ».

[48« Prier en Église à l’écoute de l’islam », dans Chemins de dialogue, n. 27, p. 19.

[49Ch. De Chergé, Dieu pour tout jour…, p. 294.

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