Les religieux devenus Papes
Gianluigi Pasquale
N°2013-3 • Juillet 2013
| P. 186-197 |
En nous rappelant la galerie des quelques religieux « devenus Papes », ces lignes veulent aussi souligner les caractéristiques de ces pontificats singuliers : il s’agit souvent de temps difficiles, de caractères bons et doux, de brefs pontificats, de réformes et de retour à l’essentiel, de la question difficile de la place de la vie religieuse parmi les états de vie — en tout cela, finalement, se joue la sainteté de l’Église, et c’est bien elle qui nous importe.
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Dans l’Église du dernier temps s’imposera la manière de vivre de saint François qui, en qualité de « simple » et d’« idiot », connaissait au sujet de Dieu plus de choses que tous les doctes de son temps – parce qu’il l’aimait plus.
Le titre de cette intervention pourrait paraître original. Et cela au moins pour trois motifs. Tout d’abord parce que jamais dans l’histoire de l’Église catholique n’est entré en scène un Pontife qui n’ait été – malgré ce qu’en disent des biographies discutables – « religieux » en devenant successeur du Pêcheur de Galilée. Puis parce que se pose aussitôt la question de savoir si les Papes qui proviennent d’un Ordre religieux présentent des caractéristiques différentes de ceux qui proviennent du clergé diocésain ; cette spécificité éventuelle ne constituant pas seulement – au moins pour celui qui écrit – une pure curiosité, mais plutôt une question ecclésiologique ; et l’on sait que les opinions à ce propos ne sont pas toujours ni complètement unanimes. Enfin, dans le cas présent, en raison d’un élément inédit par excellence : l’heureuse constatation qu’au début de la seconde décennie du XXIe siècle, l’Esprit saint ait voulu, pour la première fois, que l’évêque de Rome et successeur de Pierre soit un membre de la Compagnie de Jésus, lequel – de manière tout aussi inédite – s’est choisi le nom du Pauvre d’Assise : François, le fils du commerçant Pierre de Bernardone et de Dame Pica [1].
Le témoignage de l’histoire
Parmi les 266 Papes qui se sont succédé sur la Chaire de Pierre en tant qu’évêques de Rome, vingt ont été choisis parmi les Ordres religieux les plus vénérables, ceux qui, par leur doctrine et leur spiritualité vécue via les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, ont considérablement enrichi la vie de l’Église, comme c’est le cas aujourd’hui encore : il s’agit de cinq Bénédictins, huit Mendiants (Franciscains et Dominicains), deux Cisterciens, deux Augustins, un Camaldule [2], un Théatin – et maintenant, un Jésuite. En employant le terme de « successeur », j’indiquerai ceux qui, en tant que religieux, ont succédé à un autre religieux sur le siège de Pierre, même s’il s’est écoulé un long laps de temps entre eux.
Le premier fut Pierre Bernard dei Paganelli, abbé du monastère cistercien des « Tre Fontane » à Rome, qui prit le nom d’Eugène III (1145-1153). Après la mort de Célestin II (1143-1144) et le très bref pontificat de Lucius II (1144-1145), Bernard de Clairvaux considéra l’élection d’Eugène III comme une œuvre de Dieu – puisque l’on attendait du pape une réforme de l’Église, en particulier de la curie –, et il souhaita de voir, avant de mourir, la même Église que celle où les Apôtres jetaient leurs filets pour recueillir des âmes et non de l’or et de l’argent. De même, son successeur (religieux), Grégoire VIII (1187), le cardinal Albert de Morra, originaire de Bénévent et Chanoine Augustinien, chercha à réaliser la réforme de l’Église et, en même temps, projettait une sorte de décentralisation ; mais il mourut quelques mois plus tard, à l’époque de Frédéric Barberousse.
Il faut arriver au XIIIe siècle pour trouver les premiers papes qu’aujourd’hui nous appellerions « religieux » par antonomase : en 1276, c’est d’abord le cardinal Pierre de Tarantaise, qui, après de nombreuses années d’enseignement à Paris, prit le nom d’Innocent V (1276). Il est le premier pape issu de l’Ordre des Prêcheurs (les « Dominicains ») ; vu sa ferme opposition aux visées expansionnistes de Charles d’Anjou vers l’Orient, considérant injuste d’enlever aux Grecs leurs territoires et contraire à l’esprit chrétien de combattre contre d’autres chrétiens, il mit fin à son pontificat en peu de mois. Le premier Franciscain, ensuite, fut Nicolas IV (1288-1292), déjà cardinal Jérôme Masci di Ascoli et évêque de Palestrina. Entré très jeune dans l’Ordre franciscain, après la mort de saint Bonaventure, il en était devenu Ministre général. Malgré le fait que la chrétienté ait perdu, justement sous son pontificat, la Terre Sainte, Nicolas IV fut par la suite désigné comme le plus grand Pape missionnaire parce qu’il chargea les Franciscains, et d’autres d’ailleurs, de fonder des missions en Albanie, en Bosnie, en Serbie et en Arménie, tandis qu’il envoyait Jean de Monte Corvino comme émissaire auprès de nombreux princes d’Orient. L’ambassadeur du pape visita ainsi le Grand Khan de Mongolie et il atteignit l’Inde et la Chine. Après la mort du Pape, les cardinaux, divisés entre eux dans la lutte entre les Orsini et les Colonna, mirent deux ans pour arriver à l’élection du premier moine Bénédictin : le fameux Célestin V (1294), c’est-à-dire le moine ermite Pierre de Morrone ; cependant, après avoir demandé conseil aux cardinaux, prenant en considération la grande responsabilité qui pesait sur lui et le salut de son âme, il pensa devoir renoncer à sa charge et le 13 décembre de la même année, il quittait ses habits pontificaux pour réendosser la bure [3].
Après le pontificat « orageux » de Boniface VIII et les frictions permanentes entre les pouvoirs civil et ecclésiastique, les cardinaux trouvèrent une solution de conciliation dans l’élection pontificale d’un nouveau religieux, l’évêque d’Ostie, le cardinal Nicolas Boccasini de Trévise, qui avait été ministre général des Dominicains ; cet homme doux et bon, préoccupé de mettre fins aux conflits, régna sous le nom de Benoît XI (1303-1304), mais il mourut à Pérouse, après seulement huit mois de pontificat, le 7 juillet 1304 ; c’est là qu’il fut enterré dans l’église de son Ordre. L’Ordre cistercien offrit à l’Église un second pape, quand en 1334 les cardinaux élurent Jacques Fournier (1334-1342), abbé de Fontfroide, qui prit le nom de Benoît XII. Nous sommes en pleine période avignonnaise et bien que le pape cultivé et réformateur souhaitât rendre à Rome le siège de Pierre, ses tentatives restèrent sans suite. Lui succéda le pape bénédictin Pierre Roger de Beaufort, abbé de Fécamp et puis archevêque de Rouen, sous le nom de Clément VI (1342-1352) ; on remarquera cette curieuse décision qui le vit prescrire une année sainte à Rome en 1350, bien que les Papes fussent encore contraints à « l’exil » avignonnais. Ce sera un autre religieux bénédictin, l’abbé de Marseille Guillaume Grimoard, qui, sous le nom d’Urbain V (1362-1370), reportera temporairement la papauté d’Avignon à Rome, le 16 octobre 1367 ; il fut cependant contraint par de fortes pressions politiques à replacer son siège en France, trois années plus tard. Urbain V mena une vie vraiment monastique et s’efforça lui aussi de réformer les mœurs de la cour pontificale.
Parmi les papes franciscains auxquels l’Église peut être particulièrement reconnaissante, ressort la figure du cardinal de Milan Pierre Filargo, qui prit le nom d’Alexandre V (1409-1410). C’est lui qui a mis fin à ce que l’on a appelé le « schisme d’Occident », cette division qui pendant quarante ans a infligé une souffrance aiguë à toute la chrétienté et fut à l’origine d’une fracture si profonde qu’elle est probablement le vrai début du processus actuel de sécularisation qui frappe l’Europe chrétienne [4]. Alexandre V, contraint à juger les deux antipapes Grégoire XII et Benoît XIII, confirma le droit des cardinaux de convoquer un concile. D’origine grecque, il était entré dans l’Ordre des Franciscains, avait étudié à Oxford, Paris et Pavie et il se prodigua au mieux pour retrouver l’unité dans l’Église, mais sans y réussir entièrement. Deux décennies plus tard, nous trouvons de nouveau un pape religieux augustin : il s’agit du vénitien Gabriel Condulmer, neveu de Grégoire XII, qui prit le nom d’Eugène IV (1431-1447). C’était un moine pieux et modéré, auquel cependant manquait un certain talent diplomatique. Vingt-cinq ans plus tard, en pleine Renaissance, entre à nouveau en scène un pape venant des rangs de ce que le Pauvre d’Assise lui-même nommait les « Frères Mineurs ». Vers la fin du XVe siècle – et en tous cas à partir de la Bulle « Ite vos » du 29 mai 1517 [5] – on commença à distinguer entre l’Ordre des Frères Mineurs Conventuels, celui des Frères Mineurs Observants et, à partir de 1527, celui des Frères Mineurs Capucins, sans compter le Tiers-Ordre Régulier ; leurs quatre ministres généraux respectifs étaient tous les successeurs légitimes de saint François. Sur cette distinction qui n’est pas complètement un fruit du hasard nous reviendrons ultérieurement.
Le 9 août 1471 entre donc en scène le Franciscain François de la Rovere, qui prit le nom de Sixte IV (1471-1484). Déjà ministre général de l’Ordre et théologiquement bien préparé, il s’occupa beaucoup des arts et des sciences ; c’est lui qui a fondé la Bibliothèque Apostolique Vaticane et donné le départ, entre autres, à la « Chapelle Sixtine » – dont la salle du Conclave actuel a pris le nom. Au lendemain de la Réforme protestante, fut ensuite élu le seul pape religieux donné à l’Église par l’Ordre des Théatins, Jean-Pierre Carafa, fondateur de son Ordre avec saint Gaétan de Thiene. Occupant le trône pontifical sous le nom de Paul IV (1555-1559), il devint le plus influent représentant de la Réforme catholique, incarnée ensuite par la personne du pape Pie V (1556-1572), dans le siècle Michel Ghislieri, religieux de l’Ordre dominicain. C’est justement avec ce pape religieux à l’habit d’une blancheur éclatante – aujourd’hui encore les Dominicains portent régulièrement un froc blanc avec un manteau noir – que la liste des successeurs du Pêcheur de Galilée, a trouvé le type de sa sainteté intrinsèque. Ce n’est pas un hasard en effet qu’après Pie V, béatifié en 1672 et canonisé en 1712, tous les papes qui lui ont succédé ont choisi de garder l’habit blanc des Dominicains. On lui doit la publication du Catéchisme Romain, du Bréviaire réformé et du Missel Romain, qui synthétisent au mieux ce qui aujourd’hui encore est appelé le « rite (rituel) de saint Pie V » [6].
Les premiers ferments de la réforme imposés par les papes religieux
Le troisième pape Franciscain appelé au service pétrinien fut Félix Peretti, un homme aux origines humbles et qui, pourtant, était devenu par la suite un théologien apprécié au Concile de Trente et le ministre général de l’Ordre ; il prit comme pape le nom de Sixte V (1585-1590). A son sujet, on ne doit pas seulement rappeler l’anecdote selon laquelle il a choisi ce nom pour éviter – comme on lui en attribue la déclaration – l’impossibilité qu’un de ses successeurs ait, ensuite, pu choisir le nom de « Sixtus sextus », créant ainsi une tautologie, et cela bien que l’anecdote ait été (jusqu’à maintenant) confirmée par l’histoire. De lui on rappellera surtout la fermeté avec laquelle a été complètement réformée la curie romaine ; il a fixé à soixante-dix le nombre des cardinaux (une limite modifiée seulement en 1958), « démembré » la curie en quinze Congrégations (les actuels Dicastères) et obligé les évêques aux fameuses visites ad Limina, c’est-à-dire à se rendre à Rome à cadence régulière, de manière à garder un contact personnel avec le Successeur de Pierre. En outre, on ne peut pas mentionner Sixte V sans rappeler sa magnanimité à l’égard de la Ville de Rome et l’État de l’Église. On lui doit l’achèvement de la coupole de Michel Ange, laissée inachevée par le célèbre artiste au tambour et que personne, après lui, n’avait eu le courage de poursuivre. Il construisit le nouveau palais du Latran et celui du Quirinal ; il a donné son aspect actuel au Palais du Vatican et à la Bibliothèque Apostolique (là où se trouve maintenant le « salon sixtin ») ; il a placé au centre de la Place Saint-Pierre l’obélisque égyptien et d’autres obélisques aux points principaux de Rome. Il a donné à la Ville un plan d’urbanisme rationnel et élégant, spécialement depuis Sainte Marie Majeure jusqu’à la Trinité des Monts. Il a amené de Palestrina à Rome une nouvelle alimentation en eau, appelée par lui « Acqua Felice », et tout cela en cinq ans seulement.
Il faudra attendre plus de cent trente ans avant de revoir un autre « moine » monter au sommet de la hiérarchie ecclésiastique et se mettre, ainsi, à son service. Il s’agit du dernier pape que, jusqu’à présent, l’Ordre dominicain ait donné à l’Église : Pierre François Orsini, qui prit le nom de Benoît XIII (1724-1730). Il garda toujours le style de vie du « moine » durant son pontificat et il se consacra à une intense activité pastorale, en luttant surtout contre tout luxe effréné dans l’État de l’Église. Quatre décennies après, entre en scène le dernier – au moins jusqu’à présent – pape provenant de l’Ordre franciscain, dans ce cas-ci, des « franciscains conventuels » : Laurent Ganganelli, qui prit le nom de Clément XIV (1769-1774). Entré chez les Frères Mineurs Conventuels en 1723, il devint, en 1740, recteur du Collège de Saint Bonaventure à Rome. Guidé par de fortes – aussi bien qu’injustifiées – pressions politiques de la part des Rois d’Espagne, de France et du Portugal, ce pape franciscain fut contraint à contrecœur de supprimer la Compagnie de Jésus par le « Bref » Dominus ac redemptor noster daté du 21 juillet 1773. Il s’agit en fait d’une décision désastreuse et malheureuse qui a dévasté dans l’Église entière le système scolaire catholique dirigé de manière qualifiée et impeccable – comme aujourd’hui encore on le voit dans le cas des Universités jésuites répandues dans le monde catholique. Les résultats furent néfastes, non seulement par la chute évidente du niveau de l’instruction religieuse, mais pour la vigueur de la foi catholique dans certains pays européens et jusque dans les terres de mission, où les Jésuites proclamaient avec générosité la bonne nouvelle de l’Évangile.
Je me vois ici obligé d’introduire une incise, en vue de souligner, même devant des choix irrationnels de la part d’« hommes d’Église », leur inévitable reprise par l’Esprit-Saint. Personne, même celui qui est en train d’écrire ces lignes, n’aurait jamais imaginé qu’exactement deux siècles et demi après (240 ans pour être précis) – un laps de temps qui correspond à un souffle dans l’histoire de l’Église – la même Église qui avait supprimé les Jésuites, choisirait, sous la puissante influence de l’Esprit saint, pour la première fois un des leurs comme successeur du Pêcheur de Galilée, en la personne de Jorge Mario Bergoglio (né le 17 décembre 1936), premier pape non européen de l’histoire. Mais ce n’est pas tout. Personne non plus ne se serait vaguement imaginé que justement un pape « religieux » et « jésuite » choisirait le nom de François, en se référant ouvertement à saint François d’Assise, l’amoureux de Jésus-Christ par excellence et le premier spirituel dans l’histoire à avoir reçu les stigmates – ce nom qu’aucun pape, même pas les papes « franciscains », n’a eu le courage de choisir pour son pontificat, sans doute parce qu’autour du nom de François d’Assise se polarisent simultanément un authentique désir de conversion personnelle, l’appel à la réforme de l’Église et un amour indiscutable de la pauvreté radicale [7], le voici endossé par le premier pape jésuite, alors que son Ordre a été supprimé par Clément XIV, un pape Franciscain. Il n’est pas nécessaire, je crois, d’ajouter d’autres précisions pour confirmer que l’Église demeure toujours guidée par la troisième Personne de la très sainte trinité, l’Esprit saint. Mais poursuivons.
Exactement vingt-cinq ans après, un autre religieux bénédictin, accède au trône pontifical après un Conclave tenu – pour la première fois dans l’histoire – à Venise, au monastère bénédictin de Saint-Georges Majeur : c’était le 1er décembre 1799 ; y fut élu Barnabé Louis Chiaramonti, qui prit le nom de Pie VII (1800-1823). Il était entré dans l’Ordre de saint Benoît âgé de 16 ans seulement, et il fut amené à gouverner l’Église dans une situation devenue assez trouble pour la « barque de Pierre », car avec la mort de son prédécesseur Pie VI (29 août 1799) à Valence (en France), et la tempête de la domination napoléonienne, le pape ne résidait plus à Rome, où il fut libre de rentrer seulement le 3 juillet 1800. Le tout dernier pape religieux - « dernier » avant le pape François -, est encore une fois un moine provenant de la spiritualité bénédictine : il s’agit de Barthélemy Albert Cappellari, né à Belluno le 28 septembre 1765, et entré très jeune dans l’Ordre des Camaldules, qui – comme on l’a noté – sont une famille « réformée » des Bénédictins ; il y avait reçu le nom de dom Maur. Justement pendant l’année où mourait en exil, comme nous l’avons vu, le pape Pie VI, avait été publié à Venise un livre au titre anachronique et retentissant Le triomphe du Saint-Siège et de l’Église sur les attaques des Modernes [8]. L’auteur d’un texte aussi anachronique était justement ce moine camaldule « Maur » Cappellari, qui devint le pape Grégoire XVI (1831-1846). Il possédait une bonne formation théologique et canonique et mena, en tant que Pape, une vie rigoureusement monastique. Sa personne dégageait paix et sérénité et, pourtant, il fut un pontife ferme dans le gouvernement sagace de l’Église. Grégoire XVI, en fait, s’est intéressé en particulier aux missions : pour les catholiques grecs de la Valachie, il a instauré une hiérarchie orientale et, en 1838, il promut Alger au rang de siège épiscopal. Pendant son pontificat ont d’ailleurs été institués septante-neuf sièges épiscopaux et vicariats apostoliques.
Quelques considérations historiques et théologiques sur les papes religieux
De cet important – bien que trop court – survol historique surgissent quelques considérations et conclusions. Les représentants des Ordres religieux montés sur le trône pontifical sont vingt au total : cinq Bénédictins, quatre Dominicains, quatre Franciscains, deux Augustiniens, deux Cisterciens, un Théatin, et, dernièrement, un Jésuite [9]. Bien qu’il y eut de nombreux papes « moines », ou plutôt provenant des différentes ramifications de l’Ordre Bénédictin, plus nombreux sont les papes « religieux » issus des « Ordres mendiants » (Franciscains, Dominicains, Augustiniens, etc.), là où la règle valorise la vie de pauvreté et de fraternité, ou bien une authentique expérience de communion ecclésiale [10]. A ce propos, parmi les différentes considérations que l’on peut faire, la première caractéristique qui saute aux yeux d’après la recherche historique est la suivante : les papes « religieux » étaient d’habitude choisis au lendemain d’un pontificat difficile, ou bien dans les moments cruciaux où il était nécessaire de « calmer » – si on peut dire – les prétentions avancées par d’évidents népotismes, sur lesquels venaient se greffer des inimitiés très aiguës entre les patriciats de quelques « familles romaines », comme cela se passa, par exemple, au XIIIe siècle avec les Colonna et les Caetani, et par la suite, entre les Colonna et les Orsini. Ainsi, le choix d’un successeur au trône pontifical provenant du silence d’un monastère ou d’un couvent, apparaissait, d’habitude, la solution la plus efficace.
La deuxième caractéristique commune ressort de presque toutes les biographies des papes religieux : presque tous se sont distingués par un tempérament doux et docile, apportant, pour ainsi dire, la sérénité assimilée dans la règle de vie du cloître à l’intérieur des tâches propres à tout service pétrinien à Rome. Ce n’est pas un hasard si beaucoup d’entre eux ont choisi le nom de « Pie », en soi assez évocateur. A partir de cet angle de vision, s’il pouvait paraître vrai – comme on l’a écrit – que la meilleure preuve de l’inexistence de Dieu vient de l’histoire de l’Église [11], le pontificat des papes religieux s’est trouvé d’habitude à l’abri de graves scandales du tissu ecclésial ; ils ont, en quelque sorte, réuni les tessons brisés et démontré que l’Esprit-Saint guide toujours la barque de Pierre, confirmant ainsi que Dieu existe, au-delà de toute fragilité humaine.
La troisième caractéristique des papes religieux est étroitement liée à la deuxième et porte à la réflexion : presque tous leurs pontificats ont été chronologiquement courts, soit parce que les élus l’ont été à un âge plutôt avancé, ou parce que – cela reste seulement une hypothèse – ils n’étaient pas suffisamment protégés par les riches « patriciats » nobiliaires et familiaux dont provenaient, d’habitude, presque tous les autres. Malgré certaines exceptions arrivées surtout avec Sixte IV et Sixte V, pendant leurs brefs pontificats ils ont su, malgré tout, ramener l’Église et l’État Pontifical à leur véritable raison d’être, qui ne se trouvait pas, justement, dans un accroissement du pouvoir temporel, mais plutôt dans l’accomplissement d’une mission spirituelle et surtout, dans la fondation de nouvelles missions à l’étranger pour assurer la diffusion la plus ample à l’Évangile de Jésus-Christ.
La quatrième caractéristique correspond à une importante considération théologique parce que – si je vois juste – l’élection d’un pape religieux propose de nouveau la « vexata quaestio » de l’existence dans l’Église ou de deux ou de trois « états de vie » (laïcs et clercs ; laïcs, clercs et religieux) à l’intérieur de la structure de l’Église elle-même. Pour les spécialistes, la question est bien loin d’être résolue et les théologiens se partagent nettement entre deux positions [12]. Ici, je me permets seulement de faire remarquer que l’élection d’un religieux au service pétrinien – comme cela vient de nous arriver avec le pape Jorge Mario Bergoglio – oblige le théologien à prendre en considération les caractéristiques propres, sacramentelles et ontologiques, que la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium attribue à la personne du Pontife Romain, non séparable de son être ; il est religieux. Mais surtout elle oblige n’importe quel croyant – à l’augmentation de la foi duquel la réflexion théologique doit d’abord servir – à se demander ce que serait, ou mieux « qu’ est » l’Église sans la vie religieuse. De manière provocatrice, je voudrais ouvrir de nouveau le débat au moyen de cette question : la réalité de l’Église, sans la vie religieuse, serait-elle encore donnée par un « est » copulatif, sur lequel se fonde aussi la confession apostolique de la résurrection d’entre les morts de Jésus-Christ le Seigneur, ou plutôt serait-elle formée seulement une banale succession de « et » conjonctifs qui risquent d’enlever à l’Église son propre principe de réalité ?
Concluons avec la cinquième caractéristique, et qui est peut-être la considération la plus profonde parce qu’elle touche le plus ancien « caractère » de l’Église : celui de sa sainteté. S’il est impossible de contredire le fait que le siècle à peine terminé, le XXe siècle, ait été celui où a été enregistré le nombre le plus élevé de papes saints et bienheureux, bien qu’aucun d’eux n’ait été « religieux », et il est aussi vrai que de nombreux papes des siècles antérieurs qui venaient du cloître, en plus du service pétrinien, ont visé ce qui dans la vie chrétienne à partir du jour de notre baptême compte le plus : chercher avant tout la sainteté de Dieu. Ceci est, j’ose l’imaginer, interprété dans la formule de « serment » que les cardinaux prononcent avant de commencer le conclave quand ils affirment de faire tout pour sauvegarder les intérêts de l’Église. Et cela est, je crois, ce qu’a voulu définir comme son programme le pape François quand il a écrit que « le regard de l’amour ne discrimine ni ne relativise, parce qu’il est miséricordieux. La miséricorde crée la proximité la plus grande, celle des visages, et vu qu’elle entend aider vraiment, elle cherche la vérité qui fait le plus mal – celle du péché –, mais pour lui trouver le vrai remède [13] ». François d’Assise l’avait bien compris : c’est avec l’amour envers le Crucifié que l’histoire de l’Église s’élève toujours plus jusqu’à ce qu’elle est réellement : l’histoire du salut.
[1] Cf. G. Pasquale, Frate Francesco, (Santi e Sante di Dio 43), Cinisello Balsamo (MI), Edizioni San Paolo, 2009, p. 20-22.
[2] On précisera que Cisterciens et Camaldules sont, à leur tour, des ramifications réformées de la grande famille des « Bénédictins ».
[3] Cf A. Franzen et R. Bäumer, Storia dei Papi. La missione di Pietro nella sua essenza e nella sua realizzazione storica attraverso la Chiesa, a cura di Luigi Mezzadri, Queriniana, Brescia, 1987, p. 191-192.
[4] Cf G. Pasquale, Oltre la fine della storia. La coscienza cristiana dell’Occidente, (Ricerca), Milan, Bruno Mondadori, 2004, p. 152-156.
[5] Cf P. Sella, Leone X e la definitive divisione dell’Ordine dei Minori (OMin). La Bolla « Ite vos », Analecta Franciscana XIV – Documenta et Studia 2), Grottaferrata (Rome), 2001, p. 182-187.
[6] Cf M. Guasco et A. Torre (éd.), Pio V nella società e nella politica del suo tempo, (Percorsi), Bologne, il Mulino, 2005, p. 298-302.
[7] Cf G. Pasquale, San Francesco d’Assisi. Un principio senza fine, (Mane Nobiscum Domine 16), Città del Vaticano, Lateran University Press, 2008, p. 174-179.
[8] Cf M. Cappellari, Il trionfo della Santa Sede e della Chiesa sugli attacchi dei Moderni, Emidio Jacopini, Venetiis, 1799.
[9] Je me permets de faire remarquer que dans certains textes d’histoire de l’Église règne une « magna confusio » justement en matière des papes religieux. Des listes et origines de « papes religieux » qui se seraient trouvés ensuite dans les soi-disant moteurs de recherche sur « internet » ne sont nullement fiables, soit pour le nombre soit par leur appartenance. Les variations dans le calcul total des papes « religieux » peuvent être, cependant, justifiées par le fait que certains spécialistes ont rubriqué parmi ceux-ci également ceux – et leur nombre n’est pas minime – qui appartenaient à l’Ordre Franciscain Séculier ou « Tiers-Ordre Franciscain », comme il advint pour le pape Léon XIII et le bienheureux pape Jean XXIII, pour ne citer que deux exemples.
[10] Cf G. Pasquale, Il contributo della vita consacrata durante la storia nel passaggio da una cultura all’altra, « Religiosi in Italia », 18 (2013/1) n. 394, p. 97-106.
[11] Cf F. von Bezold, Aus Mittelalter und Renaissance. Kulturgeschichtliche Studien, Munich-Berlin, Oldenburg, 1918, p. 357.
[12] Parmi les premiers (deux « états ») : G. Canobbio, La vita consacrata nelle esortazioni apostoliche postsinodali. Dalla Christifideles Laici ad oggi, dans F. Volpi (éd.), Chiesa locale, vita consacrata e territorio : un dialogo aperto, Rome, Il Calamo, 2004, p. 43-60. Parmi les seconds (trois « états ») : P. Etzi, L’attuale fisionomia canonica dell’esenzione degli Istituti di Vita Consacrata (storia redazionale del vigente can. 591), « Antonianum » 81 (2006) n° 2, p. 257-283 ; et G. Pasquale, La natura escatologica della vita consacrata, « Credere Oggi » 28 (2008/3) n° 165, p. 77-91.
[13] Jorge Mario Bergoglio – Papa Francesco, Dio nella città, Cinisello Balsamo (MI), Edizioni San Paolo, 2013, p. 42-43 (or. Id., Dios en la ciudad, San Pablo, Buenos Aires 2013, traduction de l’espagnol de Giuseppe Mazza).