L’Eucharistie et l’Église selon Lumen Gentium
Pierre Piret, s.j.
N°2013-3 • Juillet 2013
| P. 163-169 |
Les enseignements de Vatican II sur l’Église, peuple sacerdotal, éclairent ceux qui concernent l’Eucharistie — et réciproquement. Particulièrement attentif au chapitre 2 de Lumen Gentium à ce sujet, l’article en montre également les implications quant au ministère sacerdotal : celui-ci est ordonné, et à l’Eucharistie, et à l’Église.
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Le propos déclaré de Vatican II, dans la constitution Lumen Gentium, est de faire « connaître la nature et la mission universelle » de l’Église (n° 1). Les enseignements de Trente sur l’Eucharistie et sur son ministère se trouvent éclairés, remodelés aussi, par cette ecclésiologie très ample qui les intègre.
L’Eucharistie et son ministère
Une remarque préliminaire sur la terminologie du sacerdoce sera utile à la compréhension du débat théologique et de la doctrine de l’Église à propos du ministère de l’Eucharistie.
Un seul mot français, « prêtre », traduit les deux mots grecs hiereus (d’où est dérivé « hiérarchie ») et presbuteros, de même que les deux mots latins correspondants sacerdos (d’où viennent sacerdotium et sacerdotalis, soit « sacerdoce » et « sacerdotal ») et presbyter (d’où le mot français « presbytérat »).
De soi, le vocable presbuteros (littéralement : « ancien ») ne suppose pas la médiation sacrificielle qui caractérise le sacerdoce ; il désigne une fonction, un ministère.
« Ministère » et « ministre », du latin ministerium et minister, ainsi que « service » et « serviteur » sont synonymes du grec diakonia (terme typique du Nouveau Testament) et diakonos (à rapprocher de doulos) [1].
Le terme « grand prêtre » (arkhiereus) est attribué au Christ par l’épître aux Hébreux qui décrit sa médiation sacerdotale et sacrificielle. Après ceux de l’Ancien Testament qui prophétisent « un peuple de prêtres » (cf. Ex 19,6), les écrits du Nouveau Testament (cf. 1P et Ap) qui emploient le vocabulaire sacerdotal (dérivé de hiereus) appliquent celui-ci aux membres de l’Église, à l’ensemble des baptisés, et non pas à ceux qui exercent une fonction, un ministère.
L’Église romaine, dénonce Luther, soutient la perspective contraire. Elle ignore que sont prêtres (sacerdotes) tous les baptisés et elle confère à ses ministres (ministri) le caractère sacerdotal confisqué aux laïcs. Elle méconnaît la médiation sacerdotale du Christ dans son universalité (puisque la majorité des chrétiens en sont exclus) et dans son unicité (puisque lui sont juxtaposés le sacrifice de la Messe et le sacerdoce ministériel).
En réponse aux objections des Réformateurs, le concile de Trente met en relief, par l’Eucharistie et le ministère sacerdotal, l’efficacité permanente de l’Acte du Christ notre grand prêtre.
Le Christ institua l’Eucharistie lors de la Cène comme « sacrement » de son Acte rédempteur, et ainsi comme « sacrifice », appelé à être transmis par des ministres (presbyteri) que, dès lors, lui-même consacra comme prêtres (sacerdotes) de l’Alliance nouvelle et éternelle. Ce sacerdoce est conféré dans l’Église par un sacrement particulier, l’Ordre, distinct du Baptême.
La relation de l’Eucharistie au ministère des prêtres est ainsi professée. Que penser de la relation de l’Eucharistie à l’Église tout entière ? Il nous faut examiner, dans la succession de ses neufs numéros, le chapitre 2 de Lumen Gentium.
Un « peuple sacerdotal »
L’Église est pérégrine et, dans sa marche vers lui, elle manifeste le Seigneur au genre humain. Le chapitre 2 de Lumen Gentium décrit l’Église comme étant le « Peuple de Dieu » pour une Alliance inaugurée par l’élection d’Israël et conclue par le Christ.
Cette alliance nouvelle, le Christ l’a instituée : c’est la nouvelle alliance dans son sang (cf. 1 Co 11,25) ; il appelle la foule des hommes de parmi les juifs et de parmi les gentils, pour former un tout non selon la chair mais dans l’Esprit et devenir le nouveau peuple de Dieu. Ceux, en effet, qui croient au Christ, sont re-nés non d’un germe corruptible mais du germe incorruptible qui est la Parole du Dieu vivant (cf. 1 P 1,23), non de la chair mais de l’eau et de l’Esprit Saint (cf. Jn 3,5-6), ceux-là constituent finalement « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le peuple de Dieu » (1 P 2,9-10) (n° 9).
Le peuple de Dieu est tout entier sacerdotal. Le sacerdoce commun à tous les fidèles est fondé sur leur baptême. « Les baptisés, en effet, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint » (n° 10). L’Eucharistie est évoquée dans le même numéro ; nous y reviendrons.
« [La disposition] sacrée et organique de la communauté sacerdotale entre en action par les sacrements et les vertus. » Le texte conciliaire passe en revue, l’un après l’autre, les sept sacrements (n° 11).
« Le peuple saint de Dieu participe aussi [à] la fonction prophétique du Christ : il répand son vivant témoignage avant tout par une vie de foi et de charité, il offre à Dieu un sacrifice de louange, le fruit des lèvres qui célèbrent son Nom (cf. He 13,15) ». L’Esprit Saint éveille et soutient le sens de la foi partagée par tous (« des évêques jusqu’aux laïcs », signale le texte). Le même Esprit Saint qui œuvre par les sacrements et les vertus distribue également, parmi les fidèles, des grâces spéciales, les charismes, qui profitent à l’ensemble de l’Église (n° 12).
Tous les hommes sont appelés à former le peuple de Dieu. L’unité catholique de l’Église récapitule dans le Royaume du Christ des peuples divers, des fonctions variées, des « Églises particulières » – un ensemble de biens à partager dans la charité. En mentionnant la « variété des fonctions » par lesquelles s’édifie le peuple de Dieu, le texte nomme le « ministère sacré » parmi les charges et « l’état religieux » parmi les conditions de vie (n° 13).
Les trois numéros suivants du chapitre attestent que les fidèles catholiques (n° 14), les autres chrétiens (n° 15), les hommes qui croient en Dieu sans être chrétiens et ceux qui sans être chrétiens travaillent à une vie droite (n° 16), appartiennent en s’y rapportant diversement au peuple de Dieu.
L’Église est missionnaire « pour la gloire de Dieu, la confusion du démon et le bonheur de l’homme ». Sa prédication de l’Évangile conduit à l’incorporation au Christ. « Il revient au prêtre (sacerdotis) de parfaire (perficere), par le sacrifice eucharistique (sacrificio eucharistico), l’édification du Corps » (n° 17). Le chapitre 2 de Lumen Gentium s’achève par ce passage qui proclame à la fois l’édification du Corps ecclésial, le sacrifice eucharistique, le ministère sacerdotal.
Sacerdoce commun et sacerdoce ministériel
Nous venons de parcourir le chapitre 2 de Lumen Gentium consacré à l’Église en tant que peuple de Dieu inauguré par Israël et s’étendant aux Nations, peuple tout entier « sacerdotal » qui offre à Dieu le culte qui lui revient et rend témoignage aux hommes de leur salut. Or cet exposé de Vatican II comporte trois passages relatifs à l’Eucharistie (aux nos 10, 11, 17) qu’il nous faut à présent découvrir.
Au début du chapitre, le numéro 10 met au jour, en vertu de l’unique sacerdoce du Christ, la relation entre le sacerdoce commun et le sacerdoce ministériel : essentiellement distincts, ils sont cependant ordonnés (ordinantur) l’un à l’autre. L’Eucharistie est nommée comme caractéristique d’une telle interaction. Soulignons par ailleurs que le « pouvoir sacré » qui revient au « sacerdoce ministériel » concerne, et la conduite du « peuple sacerdotal », et la confection (conficit) du « sacrifice eucharistique » :
Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, en la personne du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles, eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, l’oraison et l’action de grâces, le témoignage de leur vie, leur renoncement et leur charité effective (n° 10).
Le numéro suivant traite des sacrements. Retenons, successivement, le Baptême, l’Eucharistie et l’Ordre.
Les fidèles « incorporés par le baptême à l’Église » sont délégués, selon le « caractère » de ce sacrement, au « culte religieux chrétien ».
Ainsi s’engagent-ils, tous et chacun, dans l’Eucharistie :
Participant au sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière, prennent leur part originale dans l’action liturgique. Il s’ensuit, sous une forme concrète, qu’ils manifestent, ayant été renouvelés par le corps du Christ au cours de la sainte liturgie eucharistique, l’unité du peuple de Dieu que ce très grand sacrement signifie en perfection et admirablement réalise (n° 11).
Désignée d’emblée comme « sacrifice », l’Eucharistie est ensuite définie comme le « sacrement » de « l’unité du peuple de Dieu ». Le bref passage sur le sacrement de l’Ordre, de son côté, lui donne comme but la conduite pastorale (ad pascendam) de l’Église : « Quant à ceux parmi les fidèles qui reçoivent l’honneur de l’ordre sacré, c’est pour être par la parole et la grâce de Dieu les pasteurs de l’Église qu’ils sont institués au nom du Christ. »
Le dernier numéro du chapitre 2 rappelle tout d’abord l’envoi des apôtres par le Christ, pour y reconnaître le principe de l’activité de l’Église : « Ce solennel commandement du Christ d’annoncer la vérité du salut, l’Église l’a reçu des apôtres pour en poursuivre l’accomplissement jusqu’aux extrémités de la terre (cf. Ac 1,8) ». Le passage consacré à l’Eucharistie (que nous avons déjà cité en partie) amène la conclusion du chapitre :
À tout disciple du Christ incombe pour sa part la charge de l’expansion de la foi. Mais si le baptême peut être donné aux croyants par n’importe qui, c’est au prêtre cependant qu’il revient de procurer l’édification du Corps par le sacrifice eucharistique en accomplissant les paroles de Dieu quand il dit par la voix du prophète : « De l’Orient jusqu’au couchant, mon Nom est grand chez les nations, et en tous lieux est offert à mon nom un sacrifice et une offrande pure » (Ml 1,11). Ainsi, l’Église unit prière et travail pour que le monde entier dans tout son être soit transformé en peuple de Dieu, en Corps du Seigneur et temple du Saint-Esprit, et que soient rendus dans le Christ, chef de tous, au Créateur et Père de l’univers, tout honneur et toute gloire (n° 17).
Le Corps eucharistique et ecclésial du Christ
Les trois textes que nous avons rencontrés, extraits du chapitre 2 de Lumen Gentium, relient le « sacrifice eucharistique » (ou « corps du Christ » : n° 11) et l’édification de l’Église, peuple de Dieu (et « Corps » : n° 17) – que, en effet, ce « grand sacrement » signifie et réalise (n° 11). Parallèlement, le « ministère sacerdotal » est rapporté et à l’Eucharistie et à l’Église.
Inscrite à l’intérieur même du chapitre qui expose le sacerdoce de tous les baptisés, la référence à un sacerdoce ministériel conduit la constitution Lumen Gentium aux deux chapitres suivants : « La constitution hiérarchique de l’Église et spécialement l’épiscopat » (chapitre 3) et « Les laïcs » (chapitre 4). En retour, les chapitres 3 et 4 éclairent et expliquent le lien sacramentel, découvert dans le chapitre précédent, de l’Eucharistie et de l’Église. La profession par Lumen Gentium de la « sacramentalité de l’épiscopat » retiendra notre attention à ce propos.
Le « pouvoir » (potestas) d’offrir le sacrifice eucharistique que le concile de Trente attribue au prêtre (sacerdos) est le « pouvoir d’Ordre ». Comment en distinguer le pouvoir, manifestement plus ample, que l’évêque exerce ? Il semble ne plus concerner l’Ordre, relatif à l’Eucharistie. Ce sera le « pouvoir de Juridiction », relatif à l’Église : l’évêque reçoit la charge d’enseigner et de gouverner l’Église. Cette conception des rapports entre les deux pouvoirs a été radicalement transformée par le concile Vatican II. Lumen Gentium professe la « sacramentalité de l’épiscopat » et reconnaît dans celui-ci « la plénitude du sacrement de l’Ordre » et « le sacerdoce suprême » (n° 21).
De cette profession résultent deux conséquences décisives. La première : l’Eucharistie et l’Église – le Corps eucharistique et le Corps ecclésial du Christ en personne – sont compris dans leur unité. La seconde : en communion avec les évêques, les prêtres (presbyteri) exercent le ministère, sacerdotal et sacramentel, de l’Eucharistie ainsi que de l’Église.
Mais encore, l’annonce de l’Évangile par l’Église est également un ministère auquel les évêques et les prêtres sont sacramentellement ordonnés. Le décret Presbyterorum ordinis « sur le ministère et la vie des prêtres » recourt au texte de l’épître aux Romains qui lui permettra bientôt de décrire, dans une progression où l’Eucharistie tient la place médiane, les « trois charges » : l’annonce de l’Évangile, la sanctification par les sacrements, la conduite du peuple de Dieu.
L’apôtre Paul se déclare par la grâce de Dieu « un officiant (leitourgon) du Christ Jésus auprès des nations », qui « assure l’Office sacré (hierougounta) de l’Évangile de Dieu, pour que les nations deviennent une offrande agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint » (Rm 16,15).
L’annonce apostolique de l’Évangile convoque le peuple de Dieu ; le « sacrifice spirituel » de celui-ci s’unit au « sacrifice du Christ, unique Médiateur » offert dans l’Eucharistie jusqu’à l’avènement de Notre Seigneur. Le décret, employant une large citation du De Civitate Dei d’Augustin, résume comme suit, en en soulignant le mouvement, le ministère des prêtres :
Commençant par l’annonce de l’Évangile, il tire sa force et sa puissance du sacrifice du Christ et il tend à ce que « la Cité rachetée tout entière, c’est-à-dire la société et l’assemblée des saints, soit offerte à Dieu comme un sacrifice universel par le Grand Prêtre qui est allé jusqu’à s’offrir pour nous dans sa Passion, pour faire de nous le Corps d’une si grande Tête (Civ. Dei, X, 6) » (n° 2).
[1] Ces précisions relatives à la terminologie ainsi que l’insistance ultérieure sur l’évangélisation se trouvent déjà dans un article précédemment publié : « Le décret Presbyterorum Ordinis sur le ministère et la vie des prêtres », Vies consacrées, n° 3 (2012), p. 183-194.