Chronique d’Écriture Sainte
Ancien Testament et Judaïsme
Didier Luciani
N°2013-3 • Juillet 2013
| P. 208-217 |
Pour cette cuvée 2013, Ancien Testament et judaïsme se partagent, presqu’à égalité, le terrain : sept ouvrages pour le premier (2 sur les Prophètes et 5 sur les Écrits) et huit pour le second. On s’apercevra toutefois à la lecture qu’un certain nombre des livres sur le judaïsme traitent du rapport à la Torah et ne sont donc pas sans lien avec les précédents.
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Pour cette cuvée 2013, Ancien Testament et judaïsme se partagent, presqu’à égalité, le terrain : sept ouvrages pour le premier (2 sur les Prophètes et 5 sur les Écrits) et huit pour le second. On s’apercevra toutefois à la lecture qu’un certain nombre des livres sur le judaïsme traitent du rapport à la Torah et ne sont donc pas sans lien avec les précédents.
I
Poursuivant le travail de présentation et d’élucidation sur la recherche exégétique contemporaine, le séminaire doctoral des Universités de Suisse romande s’attaque – après Le Pentateuque en question [ VC 76 (2004) 190-191] et Israël construit son histoire [ VC 69 (1997) 326-327] – au corpus prophétique [1]. On ne peut mieux saisir le changement de perspective dans l’étude des Nebi’im aharonim (les « prophètes derniers », aussi appelés « prophètes écrivains ») qu’en juxtaposant, par exemple, le titre de cet ouvrage (Les recueils prophétiques de la Bible) avec celui de Louis Monloubou, d’un genre certes bien différent, mais surtout publié 45 ans auparavant : Prophète, qui es-tu ? [2] On est passé, comme le confirme l’introduction de Jean-Daniel Macchi et Thomas Römer, « du prophète au livre » ou, pour être encore plus précis, de la quête romantique des ipsissima verba de génies religieux que l’on imaginait tout d’abord sans équivalent hors d’Israël, à celle des processus littéraires d’émergence des livres jusqu’à leur « forme finale ». Ce changement de paradigme signifie-t-il que les choses deviennent plus simples ? Les théories et modèles rédactionnels variés concernant tour à tour le livre d’Isaïe (chap. III, p. 143-251 : J. Vermeylen, J.-D. Macchi et C. Nihan), le livre de Jérémie (chap. IV, p. 253-306 : T. Römer, J. Ferry), le livre d’Ézéchiel (chap. V, p. 307-358 : K.-F. Pohlmann, J. Lust) et le rouleau des Douze (chap. VI, p. 359-461 : J.D. Nogalski, E. Ben Zvi, R. Küng, I. Imbaza) et rassemblés dans ce fort volume prouvent allègrement le contraire. Trois autres chapitres complètent le parcours qui ne prétend pourtant pas à l’exhaustivité : un dossier mis à jour sur « la prophétie dans le Proche-Orient ancien », surtout à Mari (chap. I, p. 29-111 : D. Charpin, M. Nissinen) ; une contribution assez originale et novatrice sur la constitution du corpus des Nebi’im (Jos-Mal) considéré dans sa totalité (chap. II, p. 113-142 : K. Schmid) ; et enfin, un dernier chapitre sur « La prophétie en dehors des Nebi’im », spécialement à Qumrân (chap. VII, p. 463-548 : E. Bons, G.J. Brooke, M. Leuenberger). Sans pouvoir entrer ici dans les détails d’une recherche assez technique et foisonnante, deux remarques générales peuvent éclairer – me semble-t-il – la situation de la recherche actuelle tout en balisant en même temps les promesses de la recherche future. La première s’adossant surtout à la contribution de Konrad Schmid (« La formation des Nebi’im : quelques observations sur la genèse rédactionnelle et les profils théologiques de Josué-Malachie ») est une invitation à considérer les « grands ensembles ». Selon les préfaciers eux-mêmes : « Il est devenu urgent de s’interroger sur les rédactions transversales qui ont pu marquer les différents corpus prophétiques et de décloisonner les recherches sur les livres individuels pour poser de manière plus large la question du phénomène prophétique et ses conséquences littéraires. Il n’est en effet guère concevable que les différents livres prophétiques aient été véhiculés par une multitude de rédacteurs qui auraient ignoré l’existence des autres écrits prophétiques » (p. 26). La deuxième remarque s’appuie sur un constat : l’absence criante des approches synchroniques dans ce volume, sauf à considérer que ces dernières seraient sans intérêt ou ne pourraient conduire qu’à des impasses, laisse augurer la possibilité d’explorer encore d’autres champs de recherche.
Parce que la complexité des hypothèses exégétiques évoquées ci-dessus a parfois de quoi décourager, il est bon de disposer d’un petit guide comme celui de Pierre Martin de Viviés pour mener tout simplement le lecteur à la découverte des textes prophétiques eux-mêmes, en l’occurrence ceux du VIIIe siècle que sont Amos, Osée et Isaïe [3]. Après une très brève introduction générale consacrée à l’expression du prophétisme dans l’Ancien Orient (p. 7-11), l’auteur, professeur à la faculté de théologie de Lyon et au séminaire saint Irénée, fournit pour chaque livre étudié les éléments contextuels indispensables (situation historique, formation et plan du livre, état du texte, etc.), mais surtout, il prend le temps d’une lecture suivie, au fil du texte, bien informée mais sans jargon rebutant et – ce n’est pas le moindre mérite – en citant à l’intérieur même de son propos le texte biblique aussi souvent que nécessaire. Chaque parcours s’achève sur une note de synthèse qui présente à la fois les points forts de la prédication prophétique, ses principaux axes théologiques et sa postérité. Pédagogique et précis, l’ouvrage rendra, à n’en point douter, de nombreux services.
Ben Bag Bag, un sage de l’époque des tannaïm, disait « Tourne et retourne la Torah en tout sens car tout y est renfermé » (Mishna Abot 5,25). S’il y a bien un livre de l’Ancien Testament qui a été retourné en tout sens et qui demande sans doute à l’être, c’est celui d’un des prédécesseurs de Ben Bag Bag, le sage Qohélet (cf. Qo 1,6 : « Tournant, tournant s’en va le vent et à ses tournants retourne le vent ») ! Même en français qui n’est pas – et de loin – la langue privilégiée de la recherche exégétique, il s’écoule rarement de longues périodes sans qu’une nouvelle étude plus ou moins importante ne paraisse sur ce livre énigmatique. Que l’on pense, pour ces dix dernières années aux ouvrages de Françoise Laurent (Les biens pour rien en Qohélet 5,9-6,6 ou la traversée d’un contraste, Berlin, 2002), de Marie Maussion (Le mal, le bien et le jugement de Dieu dans le livre de Qohélet, Fribourg, 2003), de Daniel Jennah (Être humain, simplement : en chemin de foi avec l’Ecclésiaste, Cachan, 2007), de Bertrand Pinçon (L’énigme du bonheur. Étude sur le sujet du bien dans le livre de Qohélet, Leiden, 2008 et Qohélet, le parti pris de la vie, Paris, 2011) ou encore de Georges Nataf (L’Ecclésiaste. Qohélet, le prédicateur désenchanté, Paris, 2011), sans compter de nombreux articles et des traductions essentielles comme celle de Françoise Vinel (La Bible d’Alexandrie, 18 : L’Ecclésiaste, Paris, 2002) ou de Sylvie André (Le Midrash Rabba sur l’Ecclésiaste. Qohélet Rabba, Paris, 2005). Confirmant cette tendance, deux nouveaux ouvrages viennent s’ajouter à cette liste déjà longue : celui de Jesús Asurmendi (2012) [4] et celui de Marc Faessler (2013) [5]. Le premier ne se présente pas comme un commentaire classique (verset par verset), mais plutôt comme un essai qui, après les propos introductifs d’usage (p. 9-21 : le nom de l’ouvrage, son unité, son texte et son contexte, sa structure, son vocabulaire), traverse le livre en suivant six grandes thématiques : chap. I (p. 23-40) : « Temps histoire et mémoire. 1,4-11 et 3,1-15 » ; chap. II (p. 41-61) : « Travail, sagesse et plaisir. Tout est non sens, sauf si… 1,12-2,26 » ; chap. III (p. 63-80) : « Les relations. 7,23-29 et 9,7-10 ; 4,7-12 et 11,1-6. Communication, langage et sagesse. 1,8 et 8,16-17 » ; chap. IV (p. 81-98) : « Argent et fortune. 5,6-6,9 » ; chap. V (p. 99-111) : « Justice. 3,16-22 ; 4,1-3 ; 7,15-20 ; 8,10-15 » ; chap. VI (p. 113-126) : La mort : unique sort. 3,19-22 ; 9,1-6 ; 11,7-12,8. Retour sur 1,12-2,26 ». Il est aisé de voir l’avantage et le risque d’une telle entreprise : donner des clefs de lecture en repérant les lignes de force de l’œuvre ; imposer à cette même œuvre des catégories qui, pour être judicieuses et éclairantes, n’en sont pas moins construites sur un texte incomplet (environ 2/3 des versets sont pris en compte) et déjà préorganisé (le texte n’est pas lu selon la dynamique de sa composition, mais en fonction de regroupements thématiques). Il n’en reste pas moins qu’on apprendra beaucoup en se frottant à cet essai roboratif, notamment à la lecture des quatre derniers chapitres : une comparaison entre le Dieu de Qohélet et celui du reste de l’Ancien Testament (chap. VII, p. 127-144) ; un échantillon de la façon dont cet écrit de sagesse a été reçu aussi bien dans la tradition juive que chrétienne (chap. VIII, p. 145-159), ainsi que dans la culture moderne et contemporaine (de Montaigne au groupe rock des Birds ; chap. IX, p. 161-177) ; une conclusion enfin (p. 179-185) qui, synthétisant l’ensemble du parcours et s’interrogeant sur l’« utilité » de Qohélet dans la Bible et dans l’existence de l’homme contemporain, insiste sur sa spécificité : « Qohélet n’est pas la philosophie. Il n’est pas la sagesse. Il n’est pas la théologie. Qohélet est la condition de la philosophie, de la sagesse et de la théologie […], il est là pour que la théologie ne devienne pas une idéologie totalitaire » (p. 183-185).
Le lecteur curieux ou boulimique s’amusera du contraste, tant au plan de la méthode qu’à celui de l’interprétation, entre cette lecture « désenchantée » d’Asurmendi et la lecture philosophique de Faessler et ce, nonobstant certains points de contact tout aussi évidents. Ce contraste apparaît dès le titre de l’ouvrage (Qohélet philosophe. L’éphémère et la joie) [6] et se confirme dès les premières lignes du liminaire : « Nous espérons faire découvrir au lecteur qu’elle [l’énigme de Qohélet] est constituée par la philosophie implicite qui imprègne le texte de l’ouvrage […] Il s’agit de suivre scrupuleusement, dans l’ordre où elle se déploie, la littéralité du texte hébraïque établi par les massorètes […] Ce pas à pas dans le texte est primordial. Il est seul capable d’ouvrir au chemin d’une pensée qui se constitue elle-même mot à mot, au gré d’une intention philosophique qui se dépose progressivement dans les termes choisis » (p. 7-8). Et plus loin, l’auteur abordant Qo 1-3 qu’il considère comme un « petit traité philosophique » enfonce encore le clou : « Qohélet est le premier et le seul Livre philosophique de la Bible » (p. 12). Il se fait même plus précis quand il suggère que cette philosophie aurait bien pu s’élaborer en réponse à un hellénisme influencé par des pensées de l’éphémère venues d’Inde. Quelles que soient la validité de cette hypothèse et la richesse de ce « commentaire herméneutique de Qohélet » (sous-titre de l’ouvrage) particulièrement sensible à la lettre et à l’organisation globale du texte (voir les nombreux tableaux) et utilement accompagné d’un « essai de traduction philosophique » (p. 225-251), il sera difficile – à la lecture consécutive des deux livres (Asurmendi et Faessler) – d’échapper à la question de savoir si Qohélet fonctionne plutôt comme un poil-à-gratter pour irriter les muqueuses des commentateurs ou comme une auberge espagnole dans laquelle chacun trouve ce qu’il y apporte (ou les deux à la fois ?). En tout cas, et même si on ne peut pas affirmer, malgré Qo 12,13 et sa volonté de totalisation (« Fin du discours. Tout est entendu ») que « tout y est enfermé » – contrairement à la Torah de Ben Bag Bag –, ce livre biblique n’a pas fini de livrer ses secrets.
Bien connu des exégètes du Psautier, Pierre Auffret en inusable découvreur et présentateur de la structure des psaumes, remet l’ouvrage sur le métier et, parfois pour la 4e fois (voir Ps 2) – pour la dernière fois, nous promet-il ! – propose de nouvelles structures pour trente-deux de ces poèmes (Ps 1-3, 7-8, 22, 52, 101-102, 120-134, 136-137, 140-142, 145, 148-149) [7]. Sans forcément adopter tous ses présupposés et toutes ses conclusions, on saura gré à l’auteur de nous avoir inlassablement rendus sensibles à l’organisation et aux figures de composition des psaumes tout en laissant au lecteur le soin et la liberté d’en interpréter le message.
C’est d’une autre liberté que se réclame la lecture de Claire Pattier, liberté de l’orant qui rumine la Parole et l’éclaire, au gré de ses lectures et du jeu de sa mémoire, par d’autres passages de l’Écriture pour y trouver réconfort et soutenir sa louange [8]. Ici, le fil conducteur est donné par la division en cinq livres du Psautier conçue comme une réponse priée aux cinq livres du Pentateuque : le Livre I (Ps 1-41) répond à la Genèse ; le livre II (Ps 42-72) répond à l’Exode, etc. En fait, l’auteur se facilite grandement la tâche et évite toute rigidité méthodologique en ne prenant dans chaque livre du Psautier qu’un ou deux psaumes – soit au total sept psaumes (Ps 1, 22, 51, 84, 104, 126, 150) – pour établir, de manière assez lâche les correspondances suggérées. Si l’on ne perd pas de vue que la liberté de celui qui pratique la lectio divina n’est pas identique à celle de l’exégète, l’exercice spirituel peut sans difficulté trouver sa justification.
Une fois n’est pas coutume, je terminerai cette partie vétéro-testamentaire en signalant la parution d’une bande dessinée due à un jeune illustrateur de 25 ans, Quentin Denoyelle, sur le livre de Tobie [9]. Il n’y avait sans doute pas de meilleur choix que ce petit roman biblique pour inaugurer une nouvelle collection de BD chrétienne (coll. Premier jour). Le texte, suivi d’assez près, est celui de la traduction de la Bible de Jérusalem, laquelle s’appuie lui-même sur le texte grec long représenté par le Sinaïticus. L’illustration n’est pas sans rappeler le coup de crayon de Joan Sfar (Le Chat du Rabbin). On souhaite à l’auteur le même succès.
II
Un certain dialogue judéo-chrétien généreux et bon aloi entretient encore parfois l’illusion, du côté chrétien au moins, que nous nous référons ensemble au même texte fondateur : la Bible. J.-C. Attias, directeur d’études à l’EPHE (Paris, Sorbonne) s’attache, dans son dernier ouvrage [10], à contester ou à questionner cette évidence trop simple et ce, de plusieurs façons. La première touche à la Bible elle-même : tout le monde en parle, mais existe-t-elle vraiment ? Rappelant des choses qui n’ont sans doute pas besoin de l’être ici, il montre ainsi, dans son premier chapitre (« Un livre introuvable ? », p. 18-56), la « plasticité » du référent « Bible » : un livre et une bibliothèque, des dénominations différentes, un corpus hétérogène aux contours et aux principes d’organisation variables, une diversité de témoins textuels, l’existence précoce de multiples traductions, etc. Une deuxième manière de problématiser ce rapport à la Bible concerne le judaïsme lui-même et particulièrement l’usage liturgique que ce dernier en fait (chap. 2 : « Bible objet, Bible en miettes », p. 57-99) : avant d’être un livre, la Bible est un objet mis en boîte (les tefillin, la mezuzah), vénéré en rouleaux (le megillat Esther ou le sefer Torah), lu en morceaux entrelardés de bien d’autres textes de provenances variées et surtout, pris dans tout un réseau de commentaires et de jeux interprétatifs qui n’hésitent pas à démembrer et à reconstruire indéfiniment la Parole qui vient d’être lue (l’office synagogale et les commentaires rabbiniques). La troisième piste pour découvrir l’ambiguïté du rapport des juifs à la Bible est, enfin, de se reporter à l’histoire et notamment, à l’histoire des relations avec le christianisme (chap. 3 : « Le lieu improbable d’une identité », p. 101-151 ; chap. 4 : « Lire la Bible au risque de l’hérésie », p. 153-194 ; chap. 5 : « La Bible des modernes », p. 195-240). Là se trouve, sans conteste, la partie la plus intéressante de ce parcours et il n’est pas dit que dans ces riches réflexions pour penser la relation mouvante et complexe, à la fois charnelle et spirituelle, que le judaïsme entretient avec la Bible ne se trouvent aussi quelques pistes pour des chrétiens finalement confrontés, dans leur rapport à l’Écriture, à des questions analogues. Je n’en prends pour preuve qu’un seul passage que je me permets de citer longuement, mais qui suffira – je l’espère – à valider mon hypothèse : « Emmanuel Lévinas a dit un jour que “le juif, c’est celui qui n’a pas un rapport direct avec la Bible”. Peut-être serait-il plus exact de dire que le Juif, c’est celui qui ne croit pas qu’il puisse jamais exister un rapport direct et exclusif à la Bible ; celui qui pose que croire en la possibilité – illusoire – d’un tel rapport direct et exclusif ne peut que conduire à l’hérésie, laquelle est soumission à une autre médiation, acceptation d’un rapport toujours et inéluctablement médié, mais par une tradition autre et non autorisée. Il faut pourtant aller plus loin encore […] La tradition “autorisée” dont on parle ici est […] en tout cas bien plus qu’un simple corpus constitué et en partie au moins déjà pétrifié […], mais la tradition vivante, celle qui vit dans les “âmes” et qui, à la différence des corps et des livres […] échappera toujours à la fureur des persécuteurs et aux flammes du bûcher. Une tradition vivante au sein de laquelle et la Bible et ce corpus font l’objet d’une relecture et d’une réinterprétation jamais achevées et inlassablement reprises. Ailleurs, Lévinas a ainsi comparé la Bible, telle que les Juifs la lisent, à “un texte tendu sur une tradition comme les cordes sur le bois du violon”. Sous son apparente simplicité, l’image cache une vraie complexité. Le son (le sens) ne se donne(nt) à entendre (à comprendre) que de l’union dynamique des cordes (la Bible) et de la Tradition (le bois). Les cordes sans le bois ne sont rien [et inversement]. Mais les cordes et le bois ensemble ne sont rien encore. Pour que le son résonne et qu’affleure le sens, il faut encore que le musicien accorde son instrument et joue. C’est de l’accord des cordes sur le bois, du jeu du musicien et de la maîtrise de son art que dépendent la justesse du son et l’harmonie des significations […] Cette tradition vivante […] est sans doute le seul “lieu” véritable, quoique toujours mouvant, d’une “identité” juive, elle-même vivante et donc paradoxalement jamais parfaitement identique à elle-même. » (p. 150-151). Sans récupération indécente et sans nier la place unique que tient pour lui la personne du Christ dans la lignée des maîtres et dans cet « harmonie des significations », quel chrétien, ou au moins quel catholique (pour n’engager que ma propre confession) ne signerait pas ces lignes ? Que la Bible ne soit pas un texte obsolète et sans intérêt, que le judaïsme soit encore bien vivant et que le rapport entre l’un et l’autre continue à poser question et à faire débat ad intra et ad extra : voilà ce que confirment encore deux livraisons récentes de la revue Pardès [11]. Pour l’essentiel, ces ouvrages constituent les Actes d’une série de colloques organisés par le Collège des études juives de l’Alliance israélite universelle (Paris) pendant l’année 2010-2011, sur le thème de « La controverse sur la Bible », soit une trentaine d’interventions (dont une dizaine pour le seul Shmuel Trigano qui dirige l’opération) réparties entre les domaines suivants : 1) la question de la « vérité historique » de la Bible, et notamment de son rapport à l’archéologie ; 2) la nature du lien entre les textes bibliques et ceux, parfois si proches, des cultures du Proche-Orient ancien aujourd’hui disparues ; 3) la manière de comprendre aujourd’hui un des principes qui règlent l’exégèse juive traditionnelle, à savoir que « la Torah vient des cieux ». Il n’est pas difficile de percevoir ce que chaque sujet (vérité, spécificité, nature et origine de la Bible) renferme de difficultés et aussi, éventuellement, de charge polémique : voir, en particulier, le dossier sur la « nouvelle archéologie » (sous-entendu, celle représentée par Israël Finkelstein et consorts). La présence du mot « controverse » dans l’intitulé général du cycle témoignait d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas de rabâcher une vulgate, quelle qu’elle soit, mais plutôt d’ouvrir à la discussion et de ne pas cantonner le débat au seul cénacle des spécialistes. Ce but est en partie atteint dans la mesure où des voix, notamment israéliennes (Thierry Alcoloumbre, Michel Attali, Adam Zertal, Eilat Mazar, Israël Knohl – et non pas Knoll, p. 5 et 91) moins connues dans la francophonie ont pu s’y faire entendre.
Les deux ouvrages suivants nous replongent dans l’histoire juive et représentent l’un et l’autre, pour leur domaine, deux véritables « sommes », tant par leur contenu que par leur taille : 960 pages en caractères serrés et écrites par un seul auteur, pour le premier ; 527 pages d’œuvre collective, pour le second. Autant dire qu’il n’est pas question, dans le cadre de cette chronique, d’entrer dans le détail de discussions approfondies, mais plutôt d’essayer de mettre en appétit.
Pour le livre de Simon Claude Mimouni qui couvre, comme son sous-titre l’indique, de l’époque perse (538) à la domination romaine (jusqu’à l’assassinat d’Alexandre Sévère en 235) [12], contentons-nous de signaler deux choses. La table des matières – assez détaillée, il est vrai – s’étend sur 28 pages (p. 933-960) et s’organise en quatre parties. Une première partie de prolégomènes fixe la terminologie utilisée et recense toute la documentation disponible, aussi bien les sources littéraires que non-littéraires, les documents profanes que religieux, en Palestine comme en Diaspora. La deuxième partie propose des introductions générales à la situation de chacun des empires qui vont se succéder en Palestine et / ou qui vont être en contact avec le judaïsme (monde achéménide, hellénistique, romain). La troisième partie s’intéresse au judaïsme en Palestine aux différentes époques étudiées tandis que la quatrième partie, enfin, fait de même pour le judaïsme en Diaspora (Égypte, Cyrénaïque, Syrie, Italie, Afrique, Gaule, Anatolie, etc.). Ce bref relevé donne déjà une petite idée de la mine d’informations que constitue ce monument d’érudition. Ma seconde remarque prend appui sur l’autre extrémité de l’ouvrage et, plus précisément même, sur les premières lignes de l’avant propos : « Ce volume remplace la première partie de celui paru dans la présente collection en 1968 sous la direction de Marcel Simon et André Benoît, Le judaïsme et le christianisme antique : d’Antiochus Épiphane à Constantin [13], la seconde partie ayant déjà été refaite il y a quelques années [14] » (p. vii). Autrement dit, ce petit millier de pages remplace quelques 150 pages de ce qui a pourtant été longtemps considéré comme une référence dans le domaine. On ne peut mieux illustrer l’explosion de la recherche récente concernant les origines, en partie communes, du judaïsme et du christianisme.
Jean Baumgarten, auteur d’une passionnante histoire du hassidisme [ VC 78 (2006) 203], s’associe à Julien Darmon, spécialiste de la kabbale, et à une douzaine d’autres chercheurs en histoire et en pensée juives pour mener à bien un projet qui, aussi différent soit-il de celui de Mimouni, n’en est pas moins ambitieux [15]. Sans cibler une période définie et sans se limiter à une histoire purement sociale (celle de communautés particulières insérées dans des milieux géographiques et culturels divers) ou uniquement monumental et héroïque (l’histoire des grands hommes), les auteurs entendent, en effet, proposer une histoire critique et réflexive de la tradition intellectuelle qui fonde et organise le judaïsme. Ainsi, sur une première partie qui explore l’histoire de la pensée et des textes (étude de la Torah, origine de l’exégèse juive, processus halakhique, interprétation talmudique, rapport de la philosophie à la tradition, émergence de la kabbale et du hassidisme), s’articule une seconde qui s’attache à montrer l’interaction de cette histoire intellectuelle avec celle des sociétés et des institutions (le Temple, la synagogue, la construction d’une identité tant interne, externe que géographique, les bouleversements de l’Émancipation et du sionisme, l’état actuel de la société juive). Une occasion unique de mieux saisir comment, au travers de moult évolutions, d’innombrables péripéties historiques et d’une tension permanente entre fidélité à un héritage et créativité, le judaïsme a perduré.
S’il y a bien une idée qui, sous des formes variées, a parcouru toute l’histoire juive, c’est celle de messianisme. Au travers de textes de penseurs médiévaux (Maïmonide, Abravanel), de la Renaissance (Maharal de Prague, Ménashé ben Israël), ou encore de la période contemporaine (Gershom Scholem, Moshe Idel, Israël Knohl), David Banon, directeur du Département des études hébraïques et juives de l’université de Strasbourg, en retrace les linéaments et s’attache à en cerner les caractéristiques [16]. Il n’hésite pas à intégrer dans son analyse des faits, en général peu connus des lecteurs francophones, qui déchirent la société israélienne actuelle et concernent le messianisme orthodoxe et son rapport avec le sionisme politique. Hormis uneprésentation des thèses du Rav Kook (père et fils), on y découvrira, par exemple, les écrits de Aviézer Ravitsky [ L’avènement dévoilé et l’État des Juifs. Messianisme, sionisme et radicalisme religieux en Israël, Tel-Aviv, 1993 (héb)] ou de SeffiRachlevsky [ L’âne du messie, Tel-Aviv, 1998 (héb)] ainsi qu’une critique cinglante des prétentions messianiques du messie de Habad (Rabbi Menahem Mendel Schneerson, mort en 1994). Enfin, le fait que l’auteur cherche, à l’occasion, à préciser ce qui distingue cette attente messianique juive de l’espérance – ou faudrait-il dire de l’impatience – chrétienne permet de poser les bases d’un dialogue aussi impérieux que constructif.
C’est justement à ce dialogue que sont consacrés les deux petits livres qui vont refermer cette chronique. Le premier, issu du rassemblement de fiches ayant longtemps circulé de manière indépendante dans diverses églises protestantes, cherche à honorer un certain nombre de décisions prises par les instances protestantes européennes en proposant « une première approche dujudaïsme, de son histoire, de sa culture, de sa foi et des questions que pose le dialogue de nos deux traditions de foi réunies dans l’unique alliance de Dieu » (p. 13) [17]. Dans un style clair et didactique, l’ouvrage propose un parcours global en trois parties (I. Un peuple, une identité ; II. Les fondements du judaïsme ; III. Le cycle de la vie et les pratiques) et dix-sept chapitres qui honorent parfaitement cet objectif et favorisent cette connaissance minimale de l’autre sans laquelle aucune rencontre véritable n’est possible. On regrettera cependant quelques défauts dans l’actualisation de certaines données anciennes (ex. : « sur les quinze millions de juifs dans le monde, trois seulement sont citoyens israéliens », p. 21 ; ils sont aujourd’hui plus du double) et quelques fluctuations dans la définition des concepts qui risquent de déboussoler le néophyte [ex., à propos de la ménorah : chandelier à neuf branches sur la photo de couverture (voir p. 8), à huit branches, p. 54 et à sept branches, p. 144].
Le second ouvrage est dû à Michel Remaud, directeur de l’Institut Albert Decourtray à Jérusalem et spécialiste chrétien des études juives [18]. Il ne faut pas se laisser duper par les dimensions modestes de cet ouvrage qui, sous forme de 60 brefs commentaires (6 p. maximum, le plus souvent 2), prolonge et complète le travail entrepris dans Évangile et tradition rabbinique [ VC 76 (2004) 196-197]. Si je puis me permettre, je conseillerai volontiers à tout prédicateur, de jeter un œil à ce volume pour voir s’il ne s’y trouve pas une perle ou l’autre de la tradition rabbinique susceptible d’éclairer l’évangile qu’il doit commenter. Plus d’un sera surpris !
[1] J.-D. Macchi et al. (éd.), Les recueils prophétiques de la Bible. Origines, milieux et contexte proche-oriental (coll. Le Monde de la Bible, 64), Genève, Labor et Fides, 2012, 15 × 22,5 cm, 548 p., 42 €.
[2] L. Monloubou, Prophète qui es-tu ? Le prophétisme avant les prophètes (coll. Lire la Bible, 14), Paris, Cerf, 1968.
[3] P. Martin de Viviés, Oracle du Seigneur… Amos – Osée – Isaïe, Lyon, Profac, 2012, 15 × 21 cm, 333 p., 20 €.
[4] J. Asurmendi, Du non-sens. L’Ecclésiaste (coll. Lectio Divina, 249), Paris, Cerf, 2012, 13,5 × 21 cm, 200 p., 20 €.
[5] M. Faessler, Qohélet philosophe. L’éphémère et la joie : commentaire herméneutique de l’Ecclésiaste (coll. Essais bibliques, 47), Genève, Labor et Fides, 2013, 15 × 22,5 cm, 271 p., 24 €.
[6] Le mot « joie » réapparaît d’ailleurs dans le titre de trois des quatre chapitres de l’ouvrage : chap. 2 : « Joie et transcendance (Qo 4,1-7,15) » ; chap. 3 : « L’éloge de la joie (Qo 7,16-9,12) » ; chap. 4 : « L’éphémère et la joie (Qo 9,13-12,8) ».
[7] P. Auffret, Au milieu de l’assemblée, je te louerai. Étude structurelle de trente-deux psaumes, Paris, Letouzey & Ané, 2012, 16 × 24 cm, 280 p., 32 €.
[8] C. Pattier, Lire ensemble les psaumes. La prière de l’homme devant Dieu (coll. Bible en main, 2), Paris, Salvator, 2012, 14 × 21 cm, 188 p., 18 €. Ce livre est une réédition revue, corrigée et augmentée d’un ouvrage paru en 2002 sous le titre Trois mille ans de louange (Mesnil Saint Loup, Le Livre Ouvert).
[9] Q. Denoyelle, Tobie (coll. Premier jour), Paris, Mame, 2013, 17,5 × 24,5 cm, 44 p., 12,90 €.
[10] J.-C. Attias, Les juifs et la Bible, Paris, Fayard, 2012, 13,5 × 21,5 cm, 362 p., 20,90 €.
[11] S. Trigano (dir.), Controverse sur la Bible (coll. Pardès, 50), Paris, In Press, 2011, 16,5 × 24 cm, 188 p., 23 € ; ID. (dir.), D’où vient la Torah ? Culture et révélation (coll. Pardès, 51), Paris, In Press, 2012, 16,5 × 24 cm, 192 p., 23 €.
[12] S.C. Mimouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins (coll. Nouvelle Clio), Paris, PUF, 2012, 15 × 21,5 cm, 962 p., 49 €.
[13] Dans la même collection « Nouvelle Clio », n° 10.
[14] Cette seconde partie dont parle S. C. Mimouni concerne les origines du christianisme et remplace les 150 autres pages du livre de Simon – Benoît : S.C. Mimouni – P.M Araval, Le christianisme des origines à Constantin (coll. Nouvelle Clio), Paris, PUF, 2006 (680 pages seulement !).
[15] J. Baumgarten – J. Darmon, Aux origines du judaïsme, Paris/Arles, Les Liens qui Libèrent/Actes Sud, 2012, 17,5 × 24,5 cm, 528 p., 38 €.
[16] D. Banon, L’attente messianique. Une infinie patience (coll. La nuit surveillée), Paris, Cerf, 2012, 13,5 × 21,5 cm, 194 p., 24 €.
[17] T. Legrand (éd.), En dialogue avec le judaïsme. Ce que chacun doit savoir, Paris, Olivétan, 2012, 14 × 20 cm, 173 p., 15 €.
[18] M. Remaud, Paroles d’évangile, paroles d’Israël, Paris, Parole et Silence, 2012, 14 × 21 cm, 153 p., 15 €.