Quelques déplacements évangéliques face aux mutations du monde contemporain
Violaine Divry, f.m.j.
N°2013-1 • Janvier 2013
| P. 21-27 |
C’est toujours dans notre rubrique conciliaire qu’il faut verser ce témoignage remarquable, offert récemment aux Supérieur(e)s majeur(e)s de France, venant d’un institut religieux né après Vatican II et touché lui aussi par des « déplacements évangéliques ». Les Sœurs (et d’abord les Frères) de Jérusalem ont reçu et trouvé leur désert dans la ville, sous ce mode monastique inusité qui entend la célébration liturgique, avec la vie fraternelle qu’elle suscite, comme évangélisatrice de la cité.
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En préparant ce témoignage, il m’est venu à l’esprit cette idée : si Jésus est vraiment notre modèle à tous et en tout, il doit l’être aussi en matière de « déplacements pour l’annonce de l’évangile », même si ce concept de déplacement emprunte à la sociologie contemporaine… De fait, dans son ministère public, on voit Jésus changer de décision ou de champ d’action, ou bien être poussé plus loin que sa mission initiale, par exemple lors de sa rencontre avec la Syro-phénicienne ou déjà à Cana. On le voit aussi inviter les disciples à des déplacements : à passer de l’état de pêcheurs de poissons à celui de pêcheurs d’hommes, ou plus profondément à adorer non plus en un lieu donné mais en esprit et vérité… Peu à peu, pour lui comme pour les disciples, l’Esprit opère des déplacements et la mission se déploie. Eh bien, il ne peut pas en être différemment pour nous ! Rien d’étonnant à nous voir déplacés en cherchant à annoncer la Bonne Nouvelle aujourd’hui…
En ce qui concerne notre communauté, je remercie frère Jean-Pierre Longeat de cette occasion qui m’a été donnée d’un échange en profondeur sur ce sujet avec notre fondateur, trente-sept ans après notre naissance. Mon témoignage comportera deux points. Un constat : nous avons clairement bénéficié d’un déplacement « reçu » lors de notre apparition dans l’histoire de l’Église ; ce n’est que loyauté de l’affirmer ! Des évènements nous ont amenés, au fil des années, à vivre des déplacements, au sens de déploiement, d’ouverture de notre charisme, qui ont été source de conversion pour nous. Je parlerai au nom de l’institut des sœurs mais aussi, avec l’accord de frère Jean-Christophe, en communion avec celui des frères, puisque nous partageons la même vocation.
Un déplacement reçu
Le premier point sera assez rapide car il est maintenant bien derrière nous. Nous avons conscience de devoir beaucoup à l’Église. Nous sommes nés dix ans après la clôture du Concile, dans la filiation spirituelle de Charles de Foucauld, parmi ces communautés nouvelles, fruits du Renouveau, mais dans la tradition proprement monastique.
Nous n’avons donc pas eu besoin d’adaptation postconciliaire. Ces déplacements qu’ont dû faire les communautés plus anciennes, suite à la promulgation de Sacrosanctum Concilium ou de Perfectae Caritatis, nous les avions intégrés dans nos textes fondateurs. Frère Pierre-Marie dit aussi qu’il y a comme un « après Charles de Foucauld » dans l’histoire de la vie consacrée contemporaine, ce dernier, avec d’autres figures emblématiques comme Madeleine Delbrêl, ayant suscité une présence de l’Église servante et pauvre au cœur de la vie ordinaire.
On peut décrire ce qui nous a ainsi marqués, dans nos débuts, à grands traits : une interaction positive, fécondante, entre l’Église et le monde, dans l’esprit de Gaudium et Spes, une simplification de la structure monastique, l’accent mis sur une fraternité universelle, la référence première à Jésus, Modèle unique, et puis la liturgie, surtout eucharistique, et l’adoration comme première source d’évangélisation.
Tout cela, nous l’avons traduit concrètement : par le choix de petites Fraternités, par un mode de vie simple, sans possession immobilière, par une réelle osmose solidaire avec le monde, sans clôture murale (selon la parole, fondatrice pour nous, de Jn 17, 15 : « Père, je ne te demande pas de les retirer du monde, mais de les garder du Mauvais »), et surtout par cette certitude que le « désert » cherché par les moines est dans la ville, où l’on contemple au mieux le Visage de Dieu à travers celui des hommes, et qui nous enfante à notre vocation tandis que nous lui annonçons le dessein de Dieu sur elle…
C’est tout le sens de notre liturgie ouverte d’assemblée qui est vraiment pour la cité un « service public », selon son sens premier, avec une large participation des fidèles. C’est pourquoi la parole retenue pour cette assemblée, « J’ai un peuple nombreux en cette ville » (Ac 18, 10), nous rejoint particulièrement : tout comme François d’Assise parlait d’épouser Dame Pauvreté [1], il y a comme un mystère d’alliance entre la ville et nous.
Le déplacement reçu a eu encore une couleur christologique, notre tracé spirituel faisant référence à la tradition, y compris orientale, mais mettant surtout l’accent sur la primauté du Christ comme premier modèle de toute vie consacrée, et sur la primauté de sa Parole.
Voilà, à très grands traits, ce premier point, qui nous met dans une immense gratitude envers nos devanciers, car ce déplacement reçu a pu être directement mis au service de l’évangélisation de notre temps, essentiellement par le rayonnement de la vie fraternelle et de la prière au cœur du monde.
La suite des évènements
Second point, plus développé car c’est davantage ce qui vous intéresse et ce dont j’ai pu être directement témoin durant ces vingt-trois dernières années : des évènements « déplaçants » sont survenus depuis 1975. Ils ont tous pour particularité de n’avoir pas été suscités par notre fondateur. C’est la Providence qui a frappé à notre porte à travers eux, et notre communauté n’a fait qu’opérer un discernement pour comprendre s’il s’agissait ou non de la volonté du Seigneur pour elle et pour sa mission. Et la relecture de ces évènements nous fait voir comment le Seigneur s’en est servi pour nous faire aller plus loin, vers plus d’exigence, de manière plus adaptée aux besoins actuels de l’évangélisation. J’en ai retenu neuf, et ajouté un dixième, à la suggestion de frère Jean-Christophe.
– Le premier évènement, le plus amusant, a été l’apparition des sœurs en 1976 [2], qui a entraîné un déplacement de nos frères, pour leur faire de la place, notamment sur le tapis de prière à la liturgie ! Frère Pierre-Marie avait au départ eu cette intuition : des moniales, pourquoi pas ?, mais sans susciter leur venue ni réaliser l’importance que prendrait ce témoignage à deux, séparé mais complémentaire, et son fort impact pour notre monde. Aujourd’hui, il dit que le fait d’être frères et sœurs côte à côte constitue la dimension peut-être la plus prophétique de notre charisme…
– Le second évènement a été la venue progressive de vocations du monde entier, bien au-delà d’un recrutement local, nous entraînant par là-même à un témoignage de fraternité universelle, à une annonce incarnée du rassemblement qui aura lieu dans la Jérusalem céleste. Et c’est un appel permanent à la conversion dans notre vie fraternelle ! Plusieurs prieur/es de nos Fraternités sont maintenant d’origine extra-européenne, notamment à Strasbourg et à Rome, ce qui ne manque pas d’interpeller dans ces deux capitales de l’Europe !
– Le troisième évènement a été constitué par la demande de laïcs de cheminer à nos côtés, à partir de 1978 : nous avons été, grâce à eux, conduits à un « déplacement par relais » de notre charisme au cœur du monde. Ces laïcs sont maintenant constitués en association privée de fidèles, les Fraternités Évangéliques. A côté de cela, d’autres personnes se sont présentées, avec leur besoin propre d’être accompagnées sur leur chemin de foi, ce qui nous a amenés à monter des groupes de catéchuménat d’adultes à l’adresse des nouveaux convertis ou des recommençants, ou à proposer des formules de stage « un an – voire un mois – pour Dieu » ou d’« école de vie » pour des jeunes en recherche mais pas encore prêts ou assez mûrs pour s’engager.
– Puis ce fut la demande de deux évêques pour une implantation de nos Fraternités monastiques dans des hauts lieux spirituels : Mgr Defois à Vézelay en 1993 et Mgr Fihey au Mont-Saint-Michel en 2001. Nous avons pris le temps de nous laisser interpeller, de discerner en communauté, puis de dire « oui » à ce déploiement de notre charisme originel, vécu au départ « au cœur des villes » mais pouvant s’élargir « au cœur des foules » avec sa dimension itinérante : l’homme citadin est en effet un homo viator qui aime monter en pèlerinage vers des lieux de beauté où Dieu peut lui parler plus librement. Nous constatons de fait, dans ces deux lieux, combien la conversion est facilitée par le fait d’être en loisir, donc plus disponible à un « guet apens de la grâce », comme dirait Péguy.
– Il y a eu aussi, à partir de 1995, la naissance, associées à nos deux instituts, de deux Fraternités Apostoliques dont les membres s’engagent par vœux privés (une est toute proche d’ici à Ossun, fondée à l’initiative du Père André Cabes, devenu frère Jean-Marie) : il s’agit d’un même charisme-source que le nôtre, mais abordé par une approche complémentaire de l’évangélisation, à partir de la réalité paroissiale et avec une dimension nettement plus pastorale.
– Nouvel évènement déplaçant survenu en 2000 : la demande par l’archevêché de Paris, de retransmettre certains de nos offices de Saint-Gervais sur la chaîne de télévision catholique KTO, ce qui a obligé nos fraternités parisiennes à des aménagements liturgiques, contraignants au départ, maintenant bien acceptés. Ceux qui suivent nos offices par ce moyen constituent de fait, et c’est ce qui nous a convaincus, la plus grande de toutes nos assemblées liturgiques, étendue à des hôpitaux, des maisons de retraites, des lieux isolés…
– Avec l’essor de notre site internet, est survenu un autre déplacement, vers le virtuel. Ayant constaté que les internautes le consultaient surtout pour ce que nous proposions sur la Parole de Dieu et la liturgie, nous avons pensé élaborer, en 2007, une première retraite en ligne pour la Pentecôte. La participation a été telle (1500 inscrits) que nous avons pris conscience d’une réelle attente, et comme nous pouvions y apporter une réponse bien dans la ligne de notre charisme, nous avons étendu cette proposition à deux ou trois retraites par an, en lien avec un temps liturgique. Elles touchent environ 5000 inscrits à chaque fois.
– Je pourrais encore citer l’expérience étonnante de nos implantations montréalaise (en 2004) et romaine (en 2006) : il y a eu dans le premier cas reprise de la mission assurée jusqu’alors par une autre communauté (Pères du Saint-Sacrement de Montréal), et dans le second, service d’un charisme autre que le nôtre (éducatif, celui des Sœurs du Sacré-Cœur à la Trinité-des-Monts), et cela pour la cause de l’évangélisation. Nous avons été entraînés par là à un déploiement de facettes jusque là cachées de notre charisme.
– Je termine en évoquant un dernier déplacement, interne, que nous vivons depuis 2010-2011 : c’est cette étape que la plupart de vos instituts ont connue, où est distinguée la personne du fondateur du gouvernement de la communauté. Dès lors, le charisme de fondation n’est plus porté par une seule personne mais par toute la communauté, qui le reçoit, l’assimile, cherche un langage nouveau pour le transmettre à la génération actuelle, qui n’est plus celle des années 1960-70 ; un langage moins lié à la personnalité du fondateur, ou aux circonstances ecclésiales ou sociales qui ont suscité notre naissance, un langage qui ne se veut ni en contestation ni en démarcation d’autre chose, mais au service de cette nouvelle évangélisation dont nous sommes tous les instruments, chacun à notre place.
C’est une étape passionnante, en quelque sorte notre premier aggiornamento [3], qui arrive un peu en décalage dans le temps…
Et maintenant
Au total en 2012, nous faisons deux constats. Tout d’abord, les six pays d’implantation de nos Fraternités, en Europe et en Amérique du Nord, correspondent au « champ » le plus urgent de la nouvelle évangélisation (en attendant qu’il se déplace vers d’autres régions du monde, notamment l’Afrique où nous avons un projet de fondation en attente). Sans l’avoir du tout cherché, nous découvrons que le Seigneur nous avait préparés à prendre place, à notre très humble mesure, car nos deux instituts sont tout petits, parmi les instruments de cette nouvelle forme d’annonce… Comme des éveilleurs réveilleurs, selon l’expression utilisée par le Cardinal Ratzinger lorsqu’il a reçu la nouvelle traduction en allemand de notre Livre de Vie : il reprenait, en la déplaçant un peu ( !), l’invitation que le Cardinal Marty nous avait lancée, au tout début, à être « veilleurs éveilleurs sur les remparts de la cité », à Paris. Et ceci nous le vivons avec la conscience de toutes nos fragilités, qui nous rendent incapables de répondre à bien des demandes…
Ensuite, de ces trente-sept ans d’expérience, s’il y avait une parole à dire qui puisse résumer notre aventure de déplacement et de conversion, entièrement guidée par la main du Seigneur, ce serait celle de Thérèse de Lisieux : c’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour (L 197), cet Amour qui seul évangélise !
Alors, oui, je crois que la vie religieuse a toute sa place dans la nouvelle évangélisation, si elle se laisse, à la suite du Christ, déplacer par l’Esprit Saint, à travers l’écoute des appels de l’Église et du monde, résonnant dans nos cœurs de consacrés et y faisant écho aux intuitions de nos fondateurs… Si Jésus nous conduit au « désert de la modernité », résistons à la tentation de vouloir retourner en arrière et suivons-Le avec confiance.
[1] Frère Dominique Joly, ofm, m’a aimablement fait remarquer que saint François parlait du Christ épousant Dame Pauvreté. C’est plus tardivement, notamment à travers l’art, que le déplacement s’est fait.
[2] Les sœurs sont nées le 8 décembre 1976, un an, un mois et une semaine après les frères (à la Toussaint 1975).
[3] Au sens premier de mise au jour, c’est-à-dire de mise en lumière de ce qui constitue l’essentiel du charisme, dégagé de ses éléments circonstanciels.