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Le discernement des esprits chez saint Jean Cassien

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2013-1 Janvier 2013

| P. 48-58 |

Parcourant les fameuses Conférences de Jean Cassien, l’auteur propose de s’attacher aux comparaison, image et figure qui permettent de comprendre le rôle du « discernement des esprits » dans la vie spirituelle. Dans la première partie de son article, la « discretio » est présentée comme « œil et lampe du corps », permettant d’éviter les quatre formes de contrefaçons des « pensées » qui détourneraient le moine-changeur de sa vocation. Il s’ensuit que le spirituel peut discerner, dans les huit vices principaux, l’arme à prendre, le remède à employer, la tactique à adopter ; il s’agit donc de s’engager dans un combat quotidien. La suite nous apprendra comment suivre la « voie royale » et comment il s’agit d’être « ambidextre », mais ce sera la prochaine fois...

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Ce que l’on retient spontanément de la vie des premiers moines qui se sont retirés au désert pour chercher Dieu dans la solitude, c’est souvent quelques apophtegmes bien frappés, la rigueur de leur ascèse et les fioretti de leurs combats contre les démons. L’imagerie médiévale alimente abondamment ce portrait monastique, notamment par de nombreuses représentations de « la tentation de saint Antoine ». Mais si l’on prend la peine de dépasser les aspects extraordinaires ou anecdotiques de la vie des Pères du désert, on découvre alors la profondeur spirituelle et l’héritage de sagesse qu’ils nous ont légués, comme une vraie source dont l’Église vit encore aujourd’hui.

Au début du Ve siècle, Jean Cassien fait passer en Gaule tous les enseignements qu’il a reçus et soigneusement collectés auprès des Pères du désert en Égypte. À la demande de Castor, évêque d’Apt, et en vue de faire fleurir la vie monastique commençante en Gaule, il rédige les Institutions cénobitiques, qui constituent une sorte de manuel d’initiation à la vie cénobitique, puis les Conférences [1], destinées aux moines déjà expérimentés, tant cénobites qu’anachorètes, qui veulent s’élever jusqu’à la perfection de la contemplation.

Or dans le binôme des deux premières Conférences, qui présentent la finalité de la vie monastique, le but et les moyens pour y parvenir, Cassien insiste sur l’importance de la discretio, diakrisis, au point de l’appeler « la mère, gardienne et modératrice de toutes les vertus », « omnium uirtutum generatrix, custos moderatrixque » (Conf. II, 4). Elle est, dit-il en référence à de multiples passages scripturaires, « l’œil et la lampe du corps » (cf. Mt 6, 22-23), le « soleil » (cf. Eph 4, 26), le « gouvernail de notre vie » (cf. Pr 11, 14 LXX), le « conseil » (cf. Pr 25, 28 LXX), l’« aliment solide réservé aux hommes faits et robustes » (cf. He 5, 14) (Conf. II, 2-4) ; et elle compte en outre parmi les dons spirituels, les charismes que Paul mentionne en 1 Co 12 :

« Pour ce qui est des dons spirituels (pneumatikôn), frères, je ne veux pas vous voir dans l’ignorance. […] Il y a, certes, diversité de dons spirituels (charismatôn), mais c’est le même Esprit […] À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. À l’un, c’est un discours de sagesse qui est donné par l’Esprit ; à tel autre un discours de science, selon le même Esprit ; à un autre la foi, dans le même Esprit ; à tel autre les dons de guérisons, dans l’unique Esprit ; à tel autre la puissance d’opérer des miracles ; à tel autre la prophétie ; à tel autre le discernement des esprits (diakrisis pneumatôn) ; à un autre les diversités de langues, à tel autre le don de les interpréter. Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend. » (1 Co 12, 1-11)

L’importance de cette diakrisis se mesure encore à ceci : c’est uniquement pour avoir manqué de ce précieux discernement que de nombreux anciens, pourtant aguerris dans le renoncement et consommés dans toutes les vertus, se sont finalement égarés jusqu’à y laisser leur vie ou leur vocation [2].

Pour entrer dans l’enseignement de Cassien sur ce « discernement des esprits » et préciser son rôle dans la vie spirituelle, nous allons d’abord le suivre dans sa comparaison des « habiles changeurs de monnaie », qui fonde tout son raisonnement (I), puis dans l’image de la « voie royale », qui révèle une deuxième orientation de la discretio (II) ; enfin, à travers la figure de « l’ambidextre », nous montrerons en quoi le rôle-clé que Cassien et les premiers moines reconnaissent au discernement des esprits révèle la profondeur de leur anthropologie et de leur théologie (III).

I. « Soyez d’habiles changeurs ! » : la discretio « œil et lampe du corps »

Fin, but et moyens de la vie monastique

Dans les deux premières conférences, toutes les bases de la vie monastique sont posées : abba Moïse, à l’aide d’exemples très parlants empruntés au monde des métiers et des sports (laboureur, négociant, militaire, archer), commence par enseigner à Cassien et Germain, assoiffés de grandir dans les secrets de la contemplation et de la perfection monastique, quels sont la fin (telos, finis) et le but (scopos, destinatio) de la vie monastique [3], car ce n’est qu’en vue du but poursuivi sans relâche [4] en vue d’une fin que l’on peut discerner les bons et les mauvais moyens pour y parvenir. La fin du laboureur, par exemple, c’est de vivre dans l’abondance grâce à de bonnes récoltes. Le but, vers lequel il oriente tout son labeur, c’est donc d’obtenir un champ apte à produire ces bonnes récoltes : un champ bien labouré, retourné, irrigué, sans cesse débarrassé des ronces et des mauvaises herbes. Ainsi pour atteindre ce but, il prend tous les moyens nécessaires : labour, désherbage, arrosage, etc. Et Moïse de poursuivre :

« La fin de notre profession […] consiste en le royaume de Dieu ou royaume des cieux, il est vrai ; mais notre but est la pureté du cœur (puritas cordis), sans laquelle il est impossible que personne atteigne à cette fin » (Conf. I, 4).

Ce but poursuivi par le moine, la pureté du cœur, s’identifie avec la charité (1 Co 13), qui elle-même ouvre les portes de la contemplation, c’est-à-dire de l’union à Dieu par ce que Cassien appelle la « prière de feu » [5]. Le cœur pur, selon Cassien, est un cœur « intact à tout mouvement de passion » (Conf. I, 6), « invulnérable à toutes passions mauvaises » (Conf. I, 7) [6], en un mot un cœur qui n’est pas partagé, un cœur dans lequel ne règne que le Christ. Le moine s’efforce donc chaque jour d’orienter ses pensées, ses efforts, ses actes vers le Christ, de ne jamais se laisser distraire de l’union à Dieu, de ne jamais laisser le mal prendre racine dans son cœur, tel un bon laboureur qui désherbe sans cesse son champ… Et c’est là qu’apparaît la nécessité d’un discernement : discernement entre le bon grain et l’ivraie, discernement entre les bonnes et les mauvaises pensées qui se présentent à notre esprit [7], car pour Cassien, il n’est pas pensable de laisser croître dans l’âme les deux en même temps :

« en nous, il ne peut y avoir que la connaissance ou l’ignorance de la vérité et l’amour du vice ou de la vertu ; par quoi nous donnons la royauté de notre cœur, soit au diable, soit au Christ » (Conf. I, 13).

Il n’y pas de compromis, de cohabitation possible entre le diable et le Christ, c’est l’un ou l’autre qui habite en nous et y étend son règne. Il faut donc appliquer à toutes les pensées qui naissent en notre cœur (et qui peuvent, dit Cassien, avoir « une triple origine : Dieu, le démon et nous-mêmes », Conf. I, 19), un « sagace discernement », « sagaci discretione » :

« Nous en rechercherons dès le principe l’origine, la cause, l’auteur, afin de considérer, d’après le mérite de celui qui les suggère, l’accueil que nous devons leur faire. Ainsi deviendrons-nous, selon le précepte du Seigneur, d’habiles changeurs (probabiles trapezitae) » (Conf. I, 20).

Les quatre formes de contrefaçon démasquées par les habiles changeurs

Les « changeurs de monnaie », voilà la comparaison grâce à laquelle Cassien va disserter sur l’objet du « discernement des esprits » et l’examen minutieux que le moine doit appliquer à toutes les pensées qui se pressent aux portes de son âme. La parole « Soyez d’habiles changeurs ! » remonte d’après lui à une parabole racontée par Jésus lui-même [8]. Nous n’en trouvons pas trace dans l’Évangile, mais d’après Jeremias, cet agraphon du Seigneur est, de tous, celui qu’il faut tenir pour le plus certainement authentique, tant il se retrouve fréquemment sous la plume des Pères [9]. Origène, une des sources de Cassien, l’utilise notamment dans une homélie sur le Lévitique, à propos du « sicle du sanctuaire » mentionné en Lv 5, 15 :

« C’est donc parce qu’il y a une monnaie d’une valeur éprouvée et une autre sans valeur que l’Apôtre dit, comme à l’adresse de ‘changeurs éprouvés’ : ‘éprouvant toutes choses, retenant ce qui est bon’ (cf. 1 Th 5, 21). C’est Notre Seigneur Jésus Christ qui peut, seul, t’enseigner cet art de savoir distinguer la monnaie qui porte l’image du vrai roi, et celle qui est falsifiée et, comme on dit couramment, frappée en dehors de l’atelier des monnaies, qui a bien le nom du roi mais ne porte point la véritable effigie royale. En effet, il y en a beaucoup qui ont le nom du Christ, mais n’ont pas la vérité du Christ. Et c’est pourquoi l’Apôtre dit : ‘Il faut bien qu’il y ait aussi des sectes, pour que les hommes éprouvés se manifestent parmi vous’ (1 Co 11, 19) […] Voilà ce ‘sicle du sanctuaire’, la foi éprouvée, avons-nous dit, et sincère, qui ne comporte aucun mélange de fraude infidèle, aucune corruption de duplicité hérétique : ainsi, offrant une foi intacte, nous serons lavés ‘par le sang précieux du Christ, comme celui d’une victime sans tache’ (1 P 1, 19) ».

Le métier de changeur était très répandu à Jérusalem au temps de Jésus. Plusieurs monnaies avaient cours alors dans la ville (monnaie romaine, monnaie grecque, monnaies de cuivre d’origines diverses : celle qui était frappée par le procurateur, la monnaie de cuivre d’Hérode et celle de Phénicie) ; et surtout, les pèlerins qui affluaient d’un peu partout apportaient de l’argent de tous les pays, en général sous forme de lingots de grande valeur, pour la commodité du voyage. Arrivés à Jérusalem, ils changeaient leur argent chez les changeurs établis dans les souks. Et les Juifs devaient en outre se munir d’une monnaie spéciale pour tous les paiements effectués au Temple, en particulier pour la taxe du Temple que tous les Juifs de par le monde étaient tenus d’acquitter. Et Jeremias précise :

« Chaque changeur avait devant lui une petite table (trapeza), sur laquelle il y avait peut-être déjà (comme aujourd’hui) une plaque de verre ; en cas de doute, le changeur faisait résonner la pièce sur le verre, ce qui lui permettait de distinguer une pièce authentique d’une pièce fausse. Quelle est la caractéristique d’un changeur expert ? C’est son regard perçant. Tout numismate sait combien il est difficile d’identifier les monnaies courantes antiques. À force d’avoir été maniées, elles sont devenues souvent méconnaissables. Mais, du premier coup d’œil, le changeur expert, quand il a une pièce devant lui, reconnaît si elle n’a plus cours ou si elle est fausse. Il refuse la fausse monnaie. Il ne se laisse pas duper. »

C’est en s’appuyant sur cette image très parlante que Cassien va détailler les diverses formes de contrefaçon que les changeurs habiles savent démasquer :

« L’habileté et la science des changeurs triomphent à discerner l’or parfaitement pur et celui qui n’a pas subi au même degré l’épreuve du creuset. Qu’un vil denier de cuivre essaie d’imiter la monnaie précieuse, en se couvrant des apparences et de l’éclat de l’or, leur œil exercé n’y sera point trompé. Puis, non seulement ils savent reconnaître les pièces portant effigie de tyrans, leur sagacité va plus loin encore, et discerne celles-là mêmes qui, marquées à l’empreinte du roi légitime, ne sont pourtant qu’une contrefaçon. Ils recourent enfin à l’épreuve de la balance, pour voir si rien ne manque du juste poids. » (Conf. I, 20).

Face à une pièce de monnaie, le changeur examine attentivement quatre données : le métal précieux, l’effigie, le poinçon indiquant l’atelier d’où émane la pièce et enfin son poids. De même, la discretio permet au moine de dépister sans relâche et extirper de son âme quatre formes de malfaçons des pensées, qui le détourneraient de son but, voire de sa vocation :

La fausse pièce, dont le métal n’est pas pur : comme certains métaux, il y a des pensées, dit Cassien, qui ne sont pas entièrement purifiées, c’est-à-dire qui n’ont pas été éprouvées, passées au « feu céleste de l’Esprit Saint », mais qui ont rapport « à la superstition juive » ou à la « philosophie du siècle » même si elles donnent des apparences de piété. Celui qui se laisse prendre par l’éclat trompeur de cette pensée (qui ressemble à de l’or mais n’en est pas), par la « piété de surface », « l’éclat d’un beau langage » et les « maximes des philosophes », risque de perdre sa vocation en se laissant ré-attirer « dans la mêlée du monde » ou dans « des hérésies formelles » et des « opinions orgueilleuses » (Conf. I, 20).

La pièce qui ne porte pas l’effigie royale : Cassien désigne ici les pensées qui « impriment sur l’or très précieux des Écritures un sens hérétique et vicieux ». « Le diable, maître fourbe, […] dénature, par un emploi abusif et artificieux, les précieuses paroles de l’Écriture, et les tourne en un sens contraire au véritable et pernicieux, afin de nous offrir, sous les dehors trompeurs de l’or, l’effigie de l’usurpateur » (Conf. I, 20 ; cf. aussi I, 22). On pense ici, bien sûr, à l’exemple des tentations de Jésus au désert : le diable recourt à la Parole de Dieu pour tenter Jésus, mais ce faisant il contrefait la Parole, il la détourne de son sens authentique [10].

La pièce qui porte bien l’effigie royale mais n’est pas de frappe authentique : ces pensées sont particulièrement dangereuses pour le moine, car elles « prennent mensongèrement les dehors de la piété », « se couvrent d’un certain voile de miséricorde et de religion » : le démon suggère des œuvres qui sont bonnes en soi (ascèse, œuvres de charité), mais qui, réalisées sans discernement (« la frappe authentique des anciens »), sont « autant de mirages dont il se sert pour nous attirer à une fin malheureuse ». Ces œuvres « sous prétexte de vertu » font « aboutir au vice » : le diable suggère des « jeûnes immodérés et à contre-temps, des veilles excessives » (qui vont affaiblir le moine, ou le faire tomber dans la vaine gloire), des actes de charité qui obligent le moine à quitter sa cellule :

« il nous persuade encore, pour un motif de charité, […] de faire des visites, afin de nous tirer hors de la clôture très sainte du monastère et du secret d’une paix amie », « il nous suggère de nous charger du soin de femmes consacrées à Dieu et sans appui, à dessein de nous engager en des liens inextricables et de nous distraire par mille soucis pernicieux. Ou bien il nous pousse à désirer les saintes fonctions de la cléricature, sous prétexte d’édifier beaucoup d’âmes et de faire à Dieu des conquêtes, afin de nous arracher, par ce moyen, à l’humilité et à l’austérité de notre vie » (Conf. I, 20).

Toutes ces œuvres, pourtant bonnes en soi, mettent en péril la vie monastique, si elles ne sont pas réalisées avec le discernement nécessaire, que seuls les anciens savent pratiquer. Elles sont

« comme des pièces qui imiteraient les monnaies du roi légitime, elles paraissent, dans l’instant, marquées au coin de la piété ; mais elles ne portent pas la frappe des monnayeurs autorisés, j’entends les Pères approuvés et catholiques ; elles ne sortent pas de l’officine légale et d’état de leur enseignement ; ce sont des pièces fabriquées secrètement et en fraude par les démons » (Conf. I, 20).

La pièce trop légère [11] : toute pensée doit être pesée « sur la balance de notre cœur » « avec la plus rigoureuse exactitude » (Conf. I, 21), c’est-à-dire évaluée à l’étalon de la règle commune et de la tradition des anciens. Il faut « récuser, comme des pièces trop légères, dommageables et incapables de faire l’équilibre, les pensées qui ont perdu, par la rouille de la vanité, de leur poids et de leur valeur, et sont dès lors inégales à l’étalon des anciens. » (Conf. I, 22). C’est ainsi que celui qui est avancé dans le discernement des esprits saura démasquer derrière des projets apparemment louables une « excessive légèreté » venant par exemple de l’esprit de vaine gloire ou d’un désir d’ostentation et d’originalité présomptueuse.

Le discernement des esprits et la lutte contre les huit vices principaux

On le voit, cet art du discernement des esprits donne au moine-changeur l’acuité du regard pour discerner si une pensée vient de Dieu, de soi ou du diable ; mais il permet aussi, bien plus profondément, de dire précisément à quel adversaire on a à faire, quel type de tentation il met en jeu, quels vices il faut combattre, dans quel ordre [12], etc. Il s’agit là d’un discernement extrêmement fin, car l’arme à prendre, le remède à employer, la tactique spirituelle à adopter, dépendent de la nature de la tentation ou du vice à combattre, mais diffèrent aussi d’un moine à l’autre, « car l’ordre des vices et leur importance diffèrent d’âme à âme » (Conf. V, 27). Ainsi la stratégie générale préconisée est bien la même pour tous : bien connaître son adversaire, ses manœuvres et, comme le gladiateur [13], attaquer d’abord les adversaires les plus forts (les vices dominants) pour s’assurer ensuite aisément la victoire sur les adversaires les moins forts. Mais c’est à chaque moine de bien se connaître, de repérer la nature des tentations dont il souffre davantage, pour savoir quel vice il doit combattre en premier :

« Ces huit principaux vices font ensemble la guerre à tout le genre humain ; mais leurs attaques ne se présentent pas de la même manière chez tous indistinctement. Ici, c’est l’esprit de fornication qui obtient le premier rang ; là, domine la colère. La vanité revendique le sceptre chez celui-ci ; chez celui-là, l’orgueil détient la souveraineté. Et bien que chacun de nous ait à subir les assauts de tous, ce n’est pas de la même manière ni selon le même ordre que nous en sommes travaillés. » (Conf. V, 13) ; « N’oublions pas que l’ordre à suivre dans cette lutte n’est pas identique pour tous. L’attaque ne se présente pas uniformément de la même manière, et c’est à chacun d’ordonner le combat selon l’ennemi qui le presse davantage […] c’est d’après le vice qui tient chez nous le premier rang et selon que l’exige le mode de l’attaque que nous devons régler notre tactique. » (Conf. V, 27).

Cette première image des « changeurs de monnaie » nous a donc orientés d’emblée vers une compréhension bien particulière de ce qu’est le discernement des esprits. Opérer ce discernement, le plus fin possible, sur chacune de nos pensées, c’est s’engager dans un combat quotidien ; c’est opter, choisir, combattre le mal (le vice, le faux, l’ivraie) pour s’attacher au bien (la vertu, le vrai, le bon grain), c’est-à-dire à tout ce qui contribue à nous établir dans le règne du Christ.

Or nous allons voir maintenant que la discretio joue également sur un deuxième registre absolument capital : non plus celui du combat, du choix entre le bien et le mal, mais celui de la mesure, de la modération qui consiste à tenir toujours le juste milieu en se gardant des excès contraires. La discretio, dit Cassien, est comme « le gouvernail de notre vie », qui seul permet d’avancer sans s’écarter à droite ni à gauche de la voie royale qui conduit à Dieu.

« Il nous faut donc, à travers le flot tumultueux des tentations, utiliser sous le souffle de l’Esprit du Seigneur la discrétion comme un gouvernail pour suivre le chemin de la vertu avec une grande précaution, sachant que nous nous briserons aussitôt contre les rochers si nous dévions tant soit peu à droite ou à gauche… » (Inst. XI, 4)

Quel est le lien entre ces deux visages de la discretio, à première vue si différents, et comment se fait le passage de l’un à l’autre ? La suite de notre étude nous éclairera peut-être…

(à suivre)

[1Dans la suite, les citations extraites des Institutions cénobitiques ou des Conférences le seront sous la forme Inst. ou Conf., suivi du numéro du Livre ou de la Conférence en chiffres romains puis du chapitre en chiffres arabes.

[2Cassien relate plusieurs histoires d’Anciens tombés par manque de discretio : p. ex. Héron, qui après 50 ans de fidélité parfaite à l’abstinence, dans une ferveur merveilleuse et un grand amour de la solitude, s’est laissé « prendre aux pièges du tentateur », à « une illusion diabolique » qu’il n’a pas su démasquer par manque de discretio (Conf. II, 5) ; deux frères qui péchèrent par manque de prudence et de discrétion, l’un s’obstinant jusqu’à en mourir de faim (Conf. II, 6) ; un autre encore, que le démon trompa en se faisant passer pour un messager de justice par de nombreux artifices, et finit par lui ordonner d’immoler son fils (Conf. II, 7) ; un autre encore, de Mésopotamie, que le démon amadoua d’abord par de nombreuses révélations véridiques, et trompa enfin par une illusion qui le fit retomber dans le judaïsme et la circoncision (Conf. II, 8).

[3Cassien fonde sa distinction fin (telos)/but (skopos) sur les paroles de Paul : Rm 6, 22 : « Vous avez pour fruit la sainteté et pour fin la vie éternelle », « habentes quidem fructum uestrum sanctificationem, finem vero uitam aeternam ». (Conf. I, 5).

[4La poursuite du but suppose une mobilisation de toute la personne ; c’est, dit Cassien, « une application de l’esprit dont jamais on ne se désiste », « incessabilis mentis intentio » (Conf. I, 4). Cela demande donc constance et persévérance et ferme propos de renoncer fermement à tout ce qui en détourne et de s’attacher aux moyens d’atteindre ce but. Faute de connaître ce but et d’y attacher tous ses efforts, on serait comme « le voyageur qui ne suit pas de route certaine » : « il a la peine de marcher, mais il n’avance pas » (Conf. I, 4).

[5Voir notamment les Conférences IX et X. Le thème de cette « prière de feu » fascine Cassien, qui y revient sans cesse : cette prière, c’est « un regard sur Dieu seul, un grand feu d’amour. L’âme s’y fond et s’y abîme dans la sainte dilection, et s’entretient avec lui comme avec un Père, très familièrement, très tendrement. » (Conf. IX, 18). « L’âme, toute baignée de la lumière d’en haut, ne se sert plus du langage humain, toujours infirme. Mais c’est en elle comme un flot montant de toutes les affections saintes à la fois : source surabondante, d’où sa prière jaillit à pleins bords et s’épanche d’une manière ineffable jusqu’à Dieu. » (Conf. IX, 25). « Dieu sera tout notre amour et tout notre désir, toute notre recherche et l’âme de tous nos efforts, toute notre pensée, notre vie, notre discours et notre respiration même. L’unité qui existe du Père avec le Fils et du Fils avec le Père s’écoulera dans l’intime de notre âme ; et de même que Dieu nous aime d’une charité vraie et pure, et qui ne meurt point, nous lui serons unis par l’indissoluble lien d’une charité sans défaillance : tellement attachés à lui qu’il sera toute notre respiration, toute notre pensée, tout notre discours. » (Conf. X, 7). « Cette prière […] jaillit dans un élan tout de feu, un ineffable transport, une impétuosité d’esprit insatiable. Ravie hors des sens et de tout le visible, c’est par des gémissements inénarrables et des soupirs que l’âme s’épanche vers Dieu. » (Conf. X, 11).

[6Conf. I, 6. Notons que Cassien, prudemment, n’emploie jamais le terme apatheia, qui était alors fortement compromis par la querelle anti-origéniste et la querelle pélagienne (cf. L. Bouyer, La spiritualité du Nouveau Testament et des pères, Paris, Aubier, 1960, p. 597).

[7Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’empêcher que des pensées se présentent à lui, mais il est en son pouvoir de les accueillir ou non. Cassien compare ici l’âme aux meules que le courant des eaux de la rivière font sans cesse tourner (Conf. I, 18).

[8Cf. Conf. I, 20 et II, 9.

[9Cf. J. Jeremias, Les paroles inconnues de Jésus, trad. R. Henning, coll. « Lectio divina » 62, Paris, Cerf, 1970, p. 45.

[10Le diable utilise les paroles du psaume 91 [90], 11-12 pour tenter Jésus : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi ordre à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. » Jésus répond à son tour par la Parole de Dieu : « Il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ». Notons que non seulement le démon utilise la Parole de Dieu au service d’une fin mauvaise, mais il se garde bien de citer à Jésus le verset 13, qui vient pourtant juste après ceux qu’il a utilisés : « Sur le fauve et la vipère tu marcheras, tu fouleras le lionceau et le dragon ».

[11Le lexique grec-français (Ictus) donne au mot dókimos, « accepté », « approuvé », une explication intéressante que l’on peut résumer ainsi : dans le monde ancien, toute la monnaie était fabriquée en fondant du métal dans des moules, et après démoulage il était nécessaire d’enlever les bavures. Mais une fois les pièces en circulation, beaucoup continuaient à les rogner pour récupérer un peu de métal (en un siècle, plus de quatre-vingts lois ont été promulguées à Athènes pour arrêter la pratique du rognage des pièces). Le changeur intègre qui n’acceptait pas de fausse monnaie et ne mettait en circulation que des pièces au bon poids, non rognées, était appelé dókimos, « approuvé ».

[12Dans les livres V à XII des Institutions, Cassien analyse en détail ces huit vices principaux et la tactique propre à adapter contre chacun d’eux : 1. la gastrimargie (gourmandise) (livreV) ; 2. la fornication (livre VI) ; 3. la philargyrie (avarice, amour de l’argent) (livre VII) ; 4. la colère (livreVIII) ; 5. la tristesse (livre IX) ; 6. l’acédie (anxiété ou dégoût du cœur) (livre X) ; 7. la cénodoxie (vaine gloire) (livre XI) ; 8. l’orgueil (livre XII). En cela, il ne fait que reprendre la pensée déjà développée par Évagre. Voir par exemple Évagre le Pontique, Traité pratique ou Le moine, trad. et comm. A. et C. Guillaumont, t. II, coll. « Sources chrétiennes » 171, Paris, 1971, ch. 6-14 sur les huit vices, et ch. 15-33 sur la manière de les combattre.

[13Voir par exemple Conf. V, 14 : « Que chacun, après avoir reconnu le vice qui le serre de plus près, institue de ce côté principalement le combat, et observe avec toute l’attention et la sollicitude dont il est capable ses démarches offensives ! […] ». Puis, après avoir triomphé de ce premier vice : « que l’on sonde alors derechef, du même regard attentif, les secrets détours du cœur, afin d’élire parmi les autres vices celui que l’on reconnaîtra pour être le plus terrible, et que l’on mette en branle contre lui plus spécialement toutes les armes de l’esprit. Après avoir toujours de la sorte surmonté les plus redoutables, on aura vite et facilement raison des autres ; l’âme voit grandir sa force avec ses triomphes, et devant des adversaires de plus en plus faibles, la lutte se change aussitôt pour elle en victoire. Ainsi en agissent les gladiateurs […] Par une semblable méthode, étouffons premièrement les passions les plus fortes, pour en venir graduellement aux plus faibles ; et nous obtenons, sans courir le moindre danger, une victoire complète. ». Ne concluons pas trop vite, à partir de tels passages, à un semi-pélagianisme de Cassien. Tout aussi nombreux sont les passages où il souligne que la victoire du moine dans ce combat ne peut venir que de la grâce (Conf. V, 14-15, etc.).

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