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Le père Albert Chapelle et les Exercices Spirituels

Jean-Marie Glorieux, s.j.

N°2013-1 Janvier 2013

| P. 28-32 |

Dédié à la mémoire du grand jésuite disparu il y a juste dix ans, cet hommage lumineux rappelle la singularité d’un itinéraire dont l’héritage, controversé souvent, n’est pas près de s’épuiser.

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Fin septembre 2012, près de Saratov, au terme d’une retraite de huit jours, les jeunes sœurs d’une congrégation russe catholique m’interrogèrent sur ce qui m’aurait le plus aidé dans les moments difficiles. J’ai répondu : deux grâces au moins, celle d’avoir pu prier en offrant à Dieu les temps d’épreuves, ensuite celle d’être inscrit dans une histoire, où quelques figures m’avaient rapproché du Seigneur ; on peut dire en bref : une prière personnelle et une tradition vivante, laquelle est faite d’abord de visages.

Un exemple

Quelques mois plus tôt, au début de cette année 2012, j’assistais à une conférence de Alain Finkielkraut à l’occasion de la sortie de son livre : Et si l’amour durait. Le sujet était abordé avec la conviction qu’il y a une fécondité à laisser s’éclairer mutuellement la philosophie et la littérature, la pensée ordonnée et l’histoire des sentiments. La parole de ce philosophe était respectueuse et claire ; elle me touchait. Ce réveil par la parole d’autrui des expériences et sentiments personnels enfouis dans la mémoire a un goût de vérité et j’en ai béni le Seigneur.

Prenant quelques notes après la conférence, je me demandais ce qu’il fallait pour que les « vrais sentiments de l’amour » (l’expression est de Péguy) puissent grandir. Alain Finkielkraut, parlant de Milan Kundera, disait, me semble-t-il, que tout se joue au point où l’amour vous surprend, comme il a pris de surprise la fille de pharaon, quand, dans les eaux du Nil, elle a vu arriver sur elle une corbeille de poix avec un bébé hébreu, qu’elle a pris dans ses bras. Cette grâce qui survient est la vraie nourriture de l’âme ; elle en appelle à sa liberté et lui donne, en sa fragilité même, d’être fidèle. Le mal vient du « non » qui, par définition même de la liberté, peut être prononcé alors, en un refus de la gratuité et un retour au prosaïque. Il ne suffit pas de dire que le mal vient de ce que « l’homme est un loup pour l’homme » (Hobbes) ou qu’il est emporté par ses instincts (Tolstoï) ; plus profond, ou plus haut, il y a le cri du psalmiste : « contre Toi et Toi seul j’ai péché » et il y a la tradition mise en route par Abraham et combien d’autres visages, qui laissent transparaître quelque chose de leur « oui ».

Une figure

Ces préalables pour dire que le père Albert Chapelle fut pour moi une figure qui m’a fait entrer dans la tradition des Exercices Spirituels et que j’y trouve toujours ma nourriture. Le premier semestre de l’année académique 1968-1969, année de la fondation de l’Institut d’Études Théologiques, commença par le séminaire sur saint Marc. Les deux séances hebdomadaires du soir étaient extrêmement vivantes. Après l’exposé d’un étudiant, préparé en groupe restreint, s’ouvrait un débat où tous pouvaient intervenir. Le Père Albert concluait la séance par une relecture du passage étudié. Je perçus alors pour la première fois, avec évidence, que la foi avait sa nourriture dans l’écoute de la Parole et qu’elle n’est pas seulement un « tenir bon » dans la durée et les épreuves. Les mots portaient et suscitaient l’accueil ou le refus ; ils faisaient sortir l’âme des réduits où elle demeurait – et peut demeurer encore – le plus clair du temps.

De tels moments, déjà présents sans doute en toute jeunesse, rappellent l’expérience juive et ce qu’elle nous a livré de vérité sur Dieu et sur l’homme. Cela m’ouvrit les yeux sur la prière des Exercices en tant que fondée sur l’Écriture et c’est pourquoi je présente le Principe et Fondement et la première semaine à l’aide de textes choisis du premier Testament, en vue de franchir le seuil du Règne [1], où l’homme prie de ne pas être sourd à la Parole, conformément à la première Alliance, et s’offre pour marcher désormais sur le chemin du Christ, dans la joie parfaite, dans les privations et les incompréhensions.

J’aime penser que le premier Testament a mis en route l’histoire de la relation personnelle de l’homme avec Dieu. Au commencement, avec Abraham, il donne déjà, d’une certaine façon, à celui qui écoute, une expérience de l’Esprit Saint, si l’on veut bien parler de Celui-ci en tant que « Dieu donné comme personne à l’intime de la personne humaine ». Le nouveau Testament accomplit cette relation personnelle ; plus exactement, il l’accomplit « à la pointe de la flèche », si l’on veut bien comprendre que celle-ci est une image du tracé de l’histoire humaine et qu’au point de contact, si ténu soit-il, est atteinte déjà l’éternité. Il y a donc un lien profond entre ce qui commence et ce qui s’accomplit, alors même que le parcours de la flèche demeure marqué par de grandes limites de compréhension et d’amour, par la coupe que chacun pourra boire. L’image vient du père Alexandre Men, qui disait, la veille de sa mort, dans un entretien avec des jeunes : Le christianisme ne fait que commencer ; la foi nous fait atteindre déjà le but, mais nous sommes encore des néanderthaliens de la pensée, de la morale et de l’esprit. Tout l’espace du Royaume s’ouvre devant nous ; d’où l’immense combat spirituel dès le départ et jusqu’à la fin, si manifeste dès la fondation de l’Institut d’Études Théologiques, par exemple lors de l’écriture des nouveaux Statuts, lors de son déménagement… sans la bibliothèque, lors des fonds à lui a louer, etc. Toujours la sensation d’une lutte. En fait, comment s’en étonner, quand on voit, dans la relation à Dieu comme avec autrui, la violence de toujours, et celle d’aujourd’hui, qui est croissante. Chacun y prend sa part, qu’il soit monde, Église, ordre religieux…, bref membre de ces différents « nous », qui, pour une bonne part, ne sont pas si différents les uns des autres, car l’Église est le monde qui, par la pointe de la flèche, atteint quelque chose de l’éternité. Mais quel espace pour le discernement, allant du sentimentalisme binaire (modèle A, modèle B…) à une expérience crucifiante et libératrice de l’Esprit Saint !

Dans la tradition des Exercices que le père Albert a mise en route (sauf dans les dernières années, il donnait chaque été les Trente jours), je retiens une compréhension profonde et apaisante de la miséricorde et du pardon divin, intelligence se traduisant dans des conseils précieux pour la pratique de la première semaine et du sacrement de la pénitence. Au cours d’un troisième an dans la vie courante, le père Albert m’a guidé pour la grande retraite et cela constitua pour moi une expérience décisive de la miséricorde révélée par Jésus. Expérience qui rejoint une vérité que le père de Camille Dumont a méditée, dans la même veine, en un très bel article : « Plaidoyer pour des justes qui ne seront jamais canonisés » [2]. J’ai de même sous les yeux un ancien entretien du père Albert sur la souffrance [3]. Grâce à l’étude des Exercices en théologie et à cette retraite du troisième an, je me suis senti vraiment porté pour commencer le ministère des retraites de Trente jours, que je donne depuis 1976. J’y trouve la joie d’approfondir la manière, par exemple, de donner aujourd’hui les grandes méditations ignatiennes, comme le Principe et Fondement, le Règne, les Deux Étendards, l’œuvre de la liberté humaine qui fait élection, le chemin de croix de la troisième semaine et le samedi saint, la contemplation du mystère de l’Église en quatrième semaine… Et en même temps, après plus de trente ans d’expérience, aujourd’hui encore, je suis conforté par la lecture des commentaires du père Albert sur les Exercices.

Le mystère des personnes

Avoir toujours Dieu devant les yeux ! Ces mots de la Formule fondatrice de la Compagnie m’ont toujours interpellé. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? La réponse n’est pas de l’ordre des seules idées, mais plutôt de l’ordre du mystère des personnes, de toutes sans exception, mais encore, me semble-t-il, par grâce, de quelques figures marquantes. Nous voilà revenus à la tradition, en tant qu’elle est et donne vie. Les premiers compagnons avaient rédigé la Formule de leur nouvelle fondation en une époque, où le sujet prenait, par la liberté et la raison, une distance par rapport à un « nous » qui avait dominé la vie sociale et personnelle. Cela les conduisit sur un chemin d’approfondissement du mystère de l’Église, qui est loin d’être terminé. Les mots testaments du Père A. Men, cités plus haut, transmettent un appel. Pendant des siècles les moines de l’Europe ont tout misé sur un vouloir qui visait la rencontre avec Dieu et ils ont construit la splendeur du Mont Saint Michel… Aujourd’hui que la liberté est « libérée », qu’allons-nous construire « en ayant toujours Dieu devant les yeux » ?

[1Cf. J.-M. Glorieux, « Règne temporel et règne éternel ? Méditation ignatienne sur les relations ecclésiales en Russie aujourd’hui », NRT 125 (2003) p. 242 s.

[2In Vies Consacrées 77 (2005-2), p. 87-93.

[3Cf. A. Chapelle, “Quatre courts textes sur l’Écriture, Le mystère de la souffrance”, NRT 135 (2013) p. 63 s.

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