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Le Décret Apostolicam Actuositatem sur l’apostolat des laïcs

Benoît Malvaux, s.j.

N°2012-4 Octobre 2012

| P. 271-293 |

Le décret conciliaire sur l’apostolat des laïcs, longuement préparé par les mouvements laïcs d’avant Vatican II, nous est présenté dans sa genèse, son contenu, sa postérité. Une étude passionnante, qui montre assez l’actualité de la question.

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Les grandes constitutions sur l’Église que sont Lumen gentium et Gaudium et spes ont peut-être fait de l’ombre et partiellement nui à l’épanouissement du décret sur l’apostolat des laïcs que nous allons présenter. Pourtant, il n’en pas moins intéressant, parce qu’il est exemplaire d’une des lames de fond qui ont traversé le concile et plus largement, l’Église du XXe siècle, j’ai nommé la revalorisation du laïcat. Pour mieux faire comprendre la portée de ce texte, j’évoquerai d’abord brièvement l’évolution de la condition laïque dans l’Église, depuis son origine jusqu’à l’ouverture de Vatican II (I). Nous examinerons ensuite l’iter redactionis du décret, c’est-à-dire sa lente genèse jusqu’à son adoption en novembre 1965 (II). Nous étudierons alors le décret proprement dit, en mettant en évidence ses nouveautés, mais aussi certaines de ses lacunes ou déficiences (III). Enfin, dans un dernier temps, nous verrons comment cette question du laïcat et de l’apostolat des laïcs a évolué après le concile, à partir de deux ou trois points plus problématiques (IV).

I. Bref survol de l’évolution de la condition laïque dans l’Église

Commençons donc par situer brièvement la question du laïcat dans son contexte historique, en retournant d’abord à l’Église des origines. Un point intéressant à relever ici, c’est que l’Église primitive ne connaissait pas la catégorie de laïcs pour désigner un groupe particulier de fidèles [1]. Plus précisément, on ne trouve pas trace du terme grec laikos, d’où vient notre mot français « laïc », dans le Nouveau Testament [2].

C’est un point d’autant plus intéressant à relever que le grec profane, à l’époque du Christ, connaissait le terme laikos, qu’il utilisait dans un sens bien précis. Les laïcs, à l’intérieur de la cité, étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui les administrés, c’est-à-dire les personnes qui n’exerçaient pas de pouvoir, mais qui étaient soumises à l’autorité civile et politique. Le terme de laikos, dans la langue grecque courante à l’époque du Christ, avait donc une double connotation : celle d’appartenance à un même peuple et celle d’une situation de dépendance, à l’intérieur de ce peuple, vis-à-vis des autorités politiques de la cité.

Sachant cela, on peut donc penser qu’il n’y avait pas place dans l’Église primitive pour des chrétiens purement passifs, qui se borneraient à être des « administrés » au sein de la communauté.

Pour ce que nous en savons, le mot « laïc » apparaît une première fois dans la littérature chrétienne sous la plume du pape Clément Ier, à la fin du premier siècle, mais de manière isolée, sans qu’on puisse en tirer de leçon déterminante quant à l’existence d’un laïcat reconnu comme tel dans l’Église [3]. C’est au début du troisième siècle, particulièrement avec Tertullien, que le mot laïc va revenir de manière nette dans la littérature chrétienne, en contraste avec le terme de clerc, qui connaît un glissement de sens à la même époque [4], pour en arriver à désigner un groupe de ministres réunis dans un statut commun, qui exercent des responsabilités particulières dans l’Église.

Mais c’est avec la reconnaissance officielle de l’Église par l’empire romain, à l’époque de Constantin, que la division de l’Église en clercs et laïcs va connaître une accélération décisive. L’Église devient alors une véritable institution, à l’intérieur de laquelle la structure visible va occuper une place déterminante. La distinction administrant-administré, clerc-laïc, va désormais devenir structurante. Les ministres chrétiens – évêques, prêtres, diacres – vont se considérer comme appartenant à des ordres, c’est-à-dire des groupes collégiaux, analogues à ceux de la société civile. Les laïcs seront ceux qui n’appartiennent à aucun ordre – ils ne sont pas « ordonnés » – et ils ne seront plus définis que négativement.

Parallèlement, les laïcs vont insensiblement se distinguer d’une autre catégorie de fidèles, qui naît à la même époque, à savoir les religieux. Les premiers « religieux », qu’ils soient ermites ou moines, étaient généralement des laïcs, au sens où ils n’appartenaient pas au clergé tel que je viens de le définir. Mais peu à peu, ces chrétiens qui se retirent du monde pour vivre radicalement la suite du Christ vont être distingués de ceux qui restent dans le monde, et qu’on appellera aussi laïcs. Les laïcs seront donc à la fois ceux qui n’exercent pas de responsabilités dans l’Église, à la différence des clercs, et ceux qui vivent dans le siècle, à la différence des religieux, cette vie dans le siècle étant en quelque sorte une concession faite à leur faiblesse [5]. Les laïcs acquerront ainsi un statut doublement inférieur dans l’Église, tant vis-à-vis des clercs que des religieux.

Cette conception de la place du laïcat dans l’Église n’évolua guère jusqu’au début du XXe siècle, même si l’histoire de l’Église ne manque pas d’exemples de laïcs qui jouèrent un rôle important dans la vie ecclésiale, soit individuellement, comme Catherine de Sienne [6], soit en associations, comme les tiers-ordres, les congrégations mariales ou encore, les béguines et les bégards, particulièrement nombreux dans nos contrées. Mais la doctrine officielle de l’Église ne reconnaissait pas de rôle actif au laïcat en tant que tel et, pour tout dire, ne s’y intéressait guère [7].

Les choses commencèrent à bouger à partir des années 1920, avec la naissance et le développement de l’Action catholique. L’Action catholique démarre en Belgique, avec la constitution par l’abbé Joseph Cardijn de premiers groupes de jeunes travailleurs chrétiens, dès 1912 à Laeken ; ce qui va déboucher dans la création en 1924 de la Jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.), puis d’autres mouvements similaires. L’intuition fondamentale de l’Action catholique était l’évangélisation du semblable par le semblable, qui promouvait une annonce de la Bonne Nouvelle dans les différents milieux professionnels, non par les prêtres ou les religieux, mais par les laïcs chrétiens présents dans ces milieux. En ce sens, l’Action catholique était un mouvement essentiellement laïc, même si son action puisait son origine dans un envoi de la part de la hiérarchie (ce qu’on appelait le mandat) et qu’elle restait soumise au contrôle de cette dernière. Pour la question qui nous occupe, le développement de l’Action catholique aura pour conséquence de revaloriser la présence du laïcat dans le monde, en lui donnant un sens positif, missionnaire, qu’elle n’avait pas auparavant.

Cette évolution, commencée dans l’entre-deux-guerres, se poursuivit après la deuxième guerre mondiale, favorisée également par la réflexion de théologiens comme le Père Yves Congar, dominicain, dont l’ouvrage Jalons pour une théologie du laïcat, paru en 1953, marqua fortement les esprits. La vie apostolique laïque apparaît alors comme très structurée, souvent (mais pas toujours) dans le cadre de l’Action catholique [8]. Il existe une conférence des organisations internationales catholiques, des congrès internationaux pour l’apostolat des laïcs. La valeur de l’apostolat des laïcs en tant que tel est donc désormais une conviction bien partagée. Mais cet apostolat est généralement conçu au sein d’organisations fort structurées, étroitement soumises à la hiérarchie. La revalorisation de l’apostolat des laïcs ne s’est pas encore vraiment accompagnée d’une revalorisation du laïcat en tant que tel dans l’Église.

II. Le processus de formation du décret

C’est dans ce contexte que Jean XXIII décida la convocation du concile Vatican II. Le travail de préparation du concile fut confié à un certain nombre de commissions, par le motu proprio Superno Dei nutu, promulgué par Jean XXIII le 5 juin 1960 [9]. Dans le document initialement soumis au pape, aucune commission n’était prévue à propos de l’apostolat des laïcs. C’est Jean XXIII qui introduisit en dernière minute cette dixième commission, la seule commission préparatoire à ne pas correspondre à un dicastère romain existant. Créée le 4 juin 1960, cette commission présentait une autre caractéristique intéressante : ses membres appartenaient à treize nations différentes et treize autres nations étaient représentées parmi les consulteurs, ce qui en fait la commission au caractère international le plus accentué. Par ailleurs, cette commission ne comprenait que 10 % de membres provenant de la curie [10]. Elle était constituée d’évêques et de prêtres, mais son président, le cardinal Cento [11], s’efforça dès le début d’associer des laïcs aux recherches en cours. Cependant, cette implication de laïcs dans le travail de la commission ne put se faire que sous forme de contacts informels, au grand dam de nombreux laïcs engagés, ainsi tenus à l’écart de la réflexion engagée par la commission à leur sujet.

A l’ouverture du concile, la commission préparatoire céda la place à la commission conciliaire pour l’apostolat des laïcs, élue par les pères du concile. Cette commission est également intéressante à examiner du point de vue de sa composition. Au départ, comme la commission préconciliaire, elle était essentiellement composée d’évêques et de clercs, mais dès 1963, elle associa structurellement des laïcs à sa réflexion. Cette implication de laïcs, toute relative qu’elle soit [12] est à resituer dans le cadre plus large de l’ouverture progressive du concile aux laïcs. À la première session du concile, un seul laïc avait été invité à titre personnel, à savoir le philosophe Jean Guitton, et il siégeait parmi les observateurs, qui étaient tous clercs ou religieux. La seconde session verra la nomination de treize auditeurs laïcs, formant un groupe distinct des observateurs, parmi lesquels un Belge, le secrétaire général de la fédération internationale des syndicats chrétiens. Mais parmi ces treize auditeurs, aucun n’était de sexe féminin [13]. Les femmes ne furent invitées qu’à partir de la troisième session, qui comptait vingt-et-un auditeurs laïcs et quinze auditrices, dont huit religieuses et sept laïques.

Pour ce qui est du travail de la commission, celle-ci va faire preuve d’une grande indépendance à l’égard du secrétariat général du concile, en ayant fortement le sens de son autonomie et de sa propre autorité comme organe conciliaire. Mais cela ne l’empêcha pas d’avoir des relations correctes avec la curie romaine, favorisée peut-être par le fait que la thématique de l’apostolat des laïcs et de l’Action catholique était devenue familière dans l’Église, y compris dans la curie romaine, et qu’elle n’avait rien de commun avec des innovations risquées comme l’œcuménisme, la liberté religieuse ou la collégialité épiscopale. Il y a ici quelque chose d’intéressant à noter, qui reviendra lorsque nous procèderons à une évaluation globale du décret. Dans le domaine de l’apostolat des laïcs, on était sur un terrain connu, ce qui constituait un avantage, au sens où cela favorisait le consensus, mais cela pouvait aussi se révéler être un inconvénient, dans la mesure où le décret pourrait se borner à entériner ce qui se faisait et se disait déjà, sans faire véritablement progresser la réflexion.

Une autre difficulté qui se présenta pour la commission fut son articulation avec d’autres commissions, qui travaillaient sur des documents plus fondamentaux que le sien, et qui concernaient également les laïcs. On pense ici particulièrement à la commission doctrinale chargée d’élaborer le schéma De Ecclesia, qui allait donner naissance à la constitution Lumen gentium, laquelle comporterait un chapitre sur la signification du laïcat et sa place dans l’Église, et à la commission chargée d’élaborer le schéma XVII, qui allait devenir le schéma XIII, puis la constitution Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, laquelle comporterait des développements concernant directement l’action sociale des laïcs dans le monde. Limitée sur sa gauche et sur sa droite, la commission allait devoir être attentive à ne pas empiéter sur le travail d’autres commissions, ce qui limiterait sa marge de manœuvre.

Tout cela n’empêcha pas la commission d’être confrontée à un certain nombre de points à trancher, qui ne faisaient pas l’unanimité parmi ses membres. Une première question, essentielle, concernait la notion même d’apostolat. Devait-on le comprendre au sens strict, en référence à la mission des apôtres, en le limitant à ce qui a trait à l’évangélisation [14] ? Ou bien pouvait-on employer ce mot dans un sens plus large, y compris à propos du renouvellement de l’ordre temporel dans un esprit chrétien [15] ? Pour le dire de manière simple, l’apostolat se limitait-il à l’annonce explicite de l’Évangile, à la manière de Paul ou de Barnabé ? Ou bien incluait aussi, par exemple, le combat pour une plus grande justice au sein de la société ? Derrière cela, était également en jeu la compréhension de l’identité chrétienne, certains soulignant la distinction, dans le chrétien, entre le citoyen et le fidèle, d’autres, la compénétration de ces deux qualités [16].

Un autre débat concernait les modes d’apostolat. La difficulté provenait ici notamment du caractère extrêmement disparate de l’apostolat organisé dans les différents pays [17]. Dans certains pays, le poids de l’Action catholique était déterminant, et celle-ci pouvait être extrêmement structurée. Dans d’autres pays, par contre, l’apostolat des laïcs était beaucoup plus éclaté, ne serait-ce qu’à cause de la persécution dont l’Église était l’objet et de sa présence très minoritaire dans la société. Dans les premiers schémas, peut-être sous l’influence de l’Action catholique, on ne parlait que des formes organisées d’apostolat. Certains pères posèrent la question de savoir si on ne pourrait pas également reconnaître une place à l’apostolat individuel [18].

Précisément, le rôle à reconnaître à l’Action catholique, dans l’apostolat des laïcs, faisait également débat. Les évêques des pays anglo-saxons, notamment, firent remarquer que l’Action catholique n’existait pas dans leur pays, tandis que d’autres évêques notaient que les organisations d’action catholique étaient loin d’être les plus vivantes dans leur pays.

Une autre controverse concernait les associations de fidèles. La commission de coordination des textes conciliaires aurait voulu insérer dans le document sur l’apostolat des laïcs un passage sur les associations de fidèles, en particulier les tiers-ordres. La commission conciliaire s’y opposa, pour ne pas mélanger les genres – l’adhésion à un tiers-ordre n’est pas suffisante pour parler d’apostolat.

De même, la création d’un secrétariat romain pour l’apostolat des laïcs faisait également question. Apparemment, on pouvait y voir un signe d’estime et de reconnaissance envers l’apostolat des laïcs, qui se voyait reconnaître un dicastère romain. Mais n’y avait-il pas ici un risque de contrôle disproportionné de l’apostolat par Rome, alors que l’apostolat s’organisait normalement au niveau des diocèses et des pays ?

Concrètement, la commission produisit différents schémas, qui ne furent pas immédiatement d’excellente qualité. Ainsi, le schéma proposé en 1962 comptait quarante-deux chapitres, et on l’estimait long et répétitif [19]. Un second schéma fut publié en 1963. Sa structure était simplifiée, puisqu’il comprenait désormais deux grandes parties, sur l’apostolat des laïcs en général et l’apostolat des laïcs en particulier. Mais il restait néanmoins fort touffu. Il y eut alors débat pour savoir si on devait continuer à réduire le texte, jusqu’à en faire une brève déclaration sur le devoir de l’apostolat dans la société ou bien l’amplifier, en situant plus largement les laïcs dans une ecclésiologie rénovée. Finalement, la commission opta pour une voie moyenne, en proposant en 1964 un schéma de cinq chapitres [20].

Celui-ci fit l’objet d’appréciations globalement fort favorables [21], avec cependant trois grandes objections. Certains pères trouvaient le texte encore trop clérical, notamment dans sa manière de situer les laïcs vis-à-vis de la hiérarchie [22] ; les débats à ce sujet montrèrent les pères conciliaires tiraillés entre deux préoccupations : d’un côté, la nécessité de promouvoir la responsabilisation des laïcs dans l’Église ; de l’autre, le souci de diriger ce processus d’émancipation et de le subordonner au contrôle de la hiérarchie [23].

Par ailleurs, certains regrettaient que le document dise peu de choses sur les fondements doctrinaux de l’apostolat des laïcs et souhaitaient une lecture plus théologique du laïcat ; par contre, d’autres pères, minoritaires, étaient satisfaits de la tournure juridique du schéma et souhaitaient simplement une codification précise des domaines et des modalités d’intervention des laïcs dans l’Église [24]. Enfin, certains regrettaient le silence du texte sur la formation à l’apostolat et sur la spiritualité des laïcs.

En réponse à ces critiques, la commission reprit son travail. Elle proposa un nouveau schéma, qui ajoutait un sixième chapitre sur la formation des laïcs à l’apostolat. Elle augmenta aussi fortement le développement sur le fondement théologique de l’apostolat des laïcs. Elle consacra aussi plus d’importance à l’apostolat individuel. Lors de la dernière session, Paul VI fit introduire quelques amendements au texte, qui allaient dans le sens d’un rappel du rôle légitime de l’autorité dans l’Église. Le vote final, le 18 novembre 1965, donna les résultats suivants : 2305 placet ; 2 non placet. Manifestement, les pères conciliaires étaient contents du travail accompli.

Le texte du Décret

Le texte même du Décret Apostolicam actuositatem (AA) comprend trente-trois numéros, regroupés en six chapitres : la vocation des laïcs à l’apostolat ; les buts à atteindre ; les divers champs d’apostolat ; les divers modes d’apostolat ; les dispositions à observer ; la formation à l’apostolat.

Le décret s’ouvre par un préambule (AA 1), où les pères conciliaires situent le décret dans le cadre de la volonté du concile de rendre plus intense l’activité apostolique du peuple de Dieu. Dans le contexte de la revalorisation du sacerdoce baptismal voulue par le concile, l’apostolat des laïcs revêt une importance particulière ; le premier numéro de AA parle même du rôle absolument nécessaire des laïcs dans la mission de l’Église.

Le chapitre i du décret est particulièrement important, puisqu’il traite des principes fondamentaux relatifs à la vocation des laïcs à l’apostolat. Il commence (AA 2) par définir ce qu’on entend par apostolat. Il s’agit de toute activité du Corps mystique qui tend à étendre le règne du Christ à toute la terre, à ordonner le monde entier au Christ. On peut déjà voir ici un signe de la volonté des pères conciliaires de dépasser la distinction entre apostolat direct et indirect, en refusant de limiter les activités d’évangélisation à l’annonce explicite de la Bonne Nouvelle, puisqu’il s’agit de travailler à la croissance du règne du Christ dans toutes ses dimensions. Par ailleurs, le décret insiste sur le fait qu’un tel apostolat doit être exercé par tous les membres du Corps mystique, allant jusqu’à écrire que « un membre qui ne travaille pas selon ses possibilités à la croissance du corps doit être réputé inutile à l’Église et à lui-même » !

AA 3 est aussi particulièrement important, puisque ce numéro traite des fondements de l’apostolat des laïcs. Ceux-ci sont au nombre de deux : le baptême et les charismes propres. Le premier fondement de l’apostolat des laïcs est en effet l’union du fidèle au Christ par le baptême. Ce point est capital à considérer, dans la perspective de la revalorisation du laïcat dans l’Église. Les laïcs ne s’engagent donc pas sur le terrain apostolique en vertu d’un mandat qui leur serait confié par la hiérarchie, seule responsable de l’apostolat, mais le baptême fait directement de tout chrétien un apôtre, appelé à participer à la mission du Christ dans ses différentes dimensions. Il y a là un point qui nous paraît évident aujourd’hui, qui était déjà globalement acquis au temps du concile, mais qu’il était important de confirmer officiellement.

Si ce premier fondement de l’apostolat est commun à tous les chrétiens, le second fondement se différencie selon les personnes. Il s’agit des dons particuliers accordés aux fidèles par le Saint Esprit, que AA 3 qualifie de charismes. Au sujet de ces charismes, AA3 pose deux jugements importants : d’une part, chaque croyant a le droit et le devoir d’exercer les dons qu’il a reçus dans l’Église ; d’autre part, il exercera ces dons en communion avec les pasteurs, à qui il appartient de porter un jugement sur l’authenticité et le bon usage de ces dons, non pas pour les éteindre, mais pour retenir ce qui est bon, en référence à ce que dit Paul aux Thessaloniciens (1 Th 5, 19 et 21) [25].

Dans la foulée, et pour répondre à l’objection relevée tout à l’heure, AA 4 présente les grands traits d’une spiritualité apostolique des laïcs. La fécondité de l’apostolat des laïcs dépend avant tout de leur union au Christ. Celle-ci se nourrira notamment par une participation active à la liturgie et par la méditation de la Parole de Dieu. Elle se vit de manière différente selon la condition de vie de chacun : vie conjugale, célibat, veuvage, mais aussi, activité professionnelle ou sociale. Le concile propose comme modèle de cette spiritualité apostolique laïque la figure de Marie, à la fois pleinement engagée dans la vie sociale et intimement unie au Christ et coopérant à son œuvre.

Le chapitre ii du décret traite des buts à atteindre par l’apostolat des laïcs. C’est ici qu’on voit particulièrement le dépassement par le concile de la distinction entre apostolat direct et indirect, puisque AA 5 identifie trois buts à viser par l’apostolat laïc : apporter à l’humanité le message du Christ (fonction prophétique), lui apporter la grâce du Christ (fonction sacramentelle) et pénétrer l’ordre temporel par l’esprit évangélique (fonction royale). Il intègre donc dans l’apostolat tout engagement dans le monde pour que grandissent les valeurs du Royaume. AA 5 précise encore que le laïc exerce cet apostolat dans l’Église et dans le monde, car il est à la fois membre du peuple de Dieu et membre de la cité des hommes. Il y a là un point sur lequel nous reviendrons un peu plus tard.

La suite du chapitre développe ces différents buts. L’évangélisation et la coopération à l’œuvre de grâce du Christ s’exercent principalement par le ministère de la parole et les sacrements, qui sont confiés spécialement au clergé mais où les laïcs ont aussi un rôle important à jouer. La participation des laïcs à l’évangélisation se fait par le témoignage de la vie chrétienne et des œuvres, mais aussi par la parole. Dans ce cadre, le concile invite les laïcs à prendre une part plus active dans l’approfondissement et la défense des principes chrétiens.

AA 7 traite quant à lui du renouvellement par les laïcs de l’ordre temporel. Il insiste sur le fait que cet ordre temporel a une valeur propre, une bonté naturelle qui lui vient de la création. Cet ordre temporel a donc une véritable autonomie, des fins et des lois propres [26]. L’engagement des laïcs à imprégner l’ordre temporel des valeurs évangéliques est d’autant plus important que cet ordre a été et est encore souillé par des aberrations graves, conséquences du péché originel [27], qui se traduisent notamment par l’idolâtrie des réalités temporelles.

Le Chapitre iii traite des divers champs d’apostolat. De manière intéressante, le premier champ abordé est celui des communautés ecclésiales (AA 10) [28]. Le concile rappelle ainsi que les laïcs ont une part active dans la vie et l’action de l’Église.

Le deuxième champ d’apostolat envisagé par AA 11 est la famille. Le concile souligne le rôle particulier des époux chrétiens de manifester par leur vie l’indissolubilité du lien matrimonial et de défendre la dignité de la famille. Cela peut éventuellement déboucher sur un engagement politique pour que les droits de la famille soient respectés.

Troisième champ d’apostolat (AA 12) : les jeunes. Dans des termes typiques de la société en croissance démographique des années 60, le concile relève que l’importance sociale des jeunes grandit. Cet accroissement requiert également des adultes qu’ils engagent avec les jeunes des dialogues amicaux qui permettent aux uns et aux autres de se connaître mutuellement et de se communiquer leurs propres richesses [29].

Le quatrième champ d’apostolat est le milieu social (AA 13). Le décret souligne notamment l’importance de l’apostolat du semblable envers le semblable, expression typique de l’Action catholique. Il insiste aussi sur l’importance de mettre sa vie en accord avec sa foi et de l’honnêteté en toute activité qui permet d’éveiller en chaque homme l’amour du vrai et du bien. Par contre, il n’y a pas ici mention d’une quelconque action pour transformer les structures injustes de la société. De manière générale, comme on peut le voir aussi à la lecture d’AA 8 sur l’action caritative, le concile envisage encore fort l’action sociale des laïcs en termes de charité et d’assistanat.

Un dernier champ d’activité est celui des secteurs national et international (AA 14). Le concile y encourage l’accomplissement des devoirs civiques et la promotion du bien commun. On y voit une autre mention typique de l’époque, qui voit se développer les vacances et les voyages, du moins en Europe : AA 14 encourage ceux qui voyagent à l’étranger à se rappeler qu’ils sont partout les messagers itinérants du Christ.

Le chapitre iv envisage les modes d’apostolat. Si on se souvient des débats à ce propos au sein de la commission conciliaire, on notera avec intérêt qu’ AA 15 relève qu’il y a deux modes d’exercice de l’apostolat : individuellement et groupés en communautés ou associations. C’est de l’apostolat individuel que le décret traite d’abord, en soulignant particulièrement son importance là où la liberté de l’Église est compromise (nous sommes en pleine contexte de guerre froide) et aussi là où les laïcs chrétiens sont peu nombreux et dispersés. Mais l’apostolat organisé est également fort important. À son propos, AA 19 rappelle à la fois le lien nécessaire avec l’autorité ecclésiastique et le droit des laïcs de fonder des associations, en évitant la dispersion des forces. Par ailleurs, un seul numéro (AA 20) est consacré à l’Action catholique, envisagée non plus en termes de participation mais de collaboration à l’apostolat hiérarchique. Le souci de reconnaître davantage l’autonomie des laïcs dans le domaine apostolique est ici fort net.

Le chapitre v du décret aborde la question des dispositions à observer dans la mise en œuvre de l’apostolat. Dans ce chapitre, le décret aborde surtout la question des relations entre laïcs et hiérarchie dans le cadre des activités apostoliques. Il se caractérise par un grand équilibre. Il rappelle d’abord qu’il est du devoir de la hiérarchie de favoriser l’apostolat des laïcs et de veiller à ce que la doctrine soit respectée. Les liens de l’apostolat des laïcs avec la hiérarchie peuvent cependant revêtir des formes diverses : il y a d’abord des initiatives apostoliques qui trouvent leur source dans le libre choix des laïcs et dont la gestion relève de leur propre jugement. Il y a ensuite certaines associations et institutions apostoliques que l’autorité ecclésiastique peut choisir et promouvoir d’une façon spéciale, et qui sont unies plus étroitement à la hiérarchie, sans que cela enlève aux laïcs la faculté d’agir de leur propre initiative. Enfin, la hiérarchie peut confier aux laïcs certaines charges touchant de plus près aux devoirs des pasteurs, comme dans l’enseignement de la doctrine chrétienne, dans la liturgie et dans le soin des âmes. Les laïcs sont alors directement soumis à la direction du supérieur ecclésiastique.

Pour mettre en œuvre cette coopération, AA 26 recommande la création de conseils qui soutiennent et coordonnent le travail apostolique de l’Église, depuis le niveau paroissial jusqu’au niveau international. Il demande particulièrement la constitution d’un secrétariat du Saint-Siège pour la promotion de l’apostolat des laïcs [30], qui s’appelle aujourd’hui le conseil pontifical pour les laïcs. Enfin, AA 27 envisage explicitement la possibilité pour les laïcs de coopérer avec les autres chrétiens et avec les non chrétiens dans leurs engagements apostoliques.

Finalement, le chapitre vi traite de la formation des laïcs à l’apostolat. Cette formation sera humaine mais également spirituelle et doctrinale. En ce qui concerne l’évangélisation, les laïcs doivent être spécialement formés au dialogue avec les autres. En ce qui concerne la transformation de l’ordre temporel, ils doivent être instruits de la véritable signification et de la valeur des biens temporels, ce qui implique notamment qu’ils assimilent bien les principes de la doctrine sociale de l’Église.

*

Si l’on essaye de porter un jugement global sur le décret, ses apports et ses lacunes, il est important de le lire en complémentarité avec les autres documents conciliaires, et principalement Lumen gentium et Gaudium et spes. Particulièrement, Apostolicam actuositatem confirme les avancées du chapitre IV de Lumen gentium sur les laïcs, notamment quand il situe le fondement de l’apostolat des laïcs dans le baptême, assurant que l’apostolat découle de l’existence chrétienne elle-même. Il n’y a pas à attendre un mandat de la hiérarchie pour être apôtre. La mission chrétienne se fonde sur la consécration baptismale [31].

On peut souligner également l’entrée des charismes dans la compréhension de l’apostolat, et plus largement dans l’ecclésiologie conciliaire. Est en germe ici le développement des communautés nouvelles, liées au Renouveau charismatique, qui vont mettre en œuvre cette disposition du décret.

On relèvera encore l’abandon de la distinction entre apostolat direct et indirect, au profit d’une vision plus englobante de l’apostolat, qui reconnaît une valeur proprement apostolique à l’engagement des chrétiens dans la société, en vue de la croissance du Royaume de Dieu dès ici-bas.

Cependant, on peut faire une lecture moins enthousiaste du document. Ainsi, plusieurs auteurs relèvent que sur beaucoup de points, le décret n’innove guère mais confirme plutôt des acquis. Mgr Achille Glorieux, qui a pourtant été secrétaire de la commission conciliaire pour l’apostolat des laïcs, reconnaît dès 1970 que plusieurs points mis en évidence dans le décret pouvaient apparaître comme des lieux communs dans la problématique de l’apostolat des laïcs, sinon comme des positions déjà dépassées [32]. Dans le même sens, beaucoup plus récemment, John O’Malley note que, lorsque Apostolicamactuositatem encourage les laïcs à prendre une part active dans la vie de l’Église, il prend un train déjà en marche [33]. Et c’est vrai qu’à la lumière de l’évolution post-conciliaire, certains débats, comme celui relatif au rôle à reconnaître à l’Action catholique, peuvent apparaître comme des combats d’arrière-garde.

Certains auteurs seront plus sévères encore. Ainsi, Jan Grootaers, théologien laïc belge qui sera rapporteur au congrès de l’apostolat des laïcs de 1967, parle en 1970 du décret Apostolicam actuositatem comme d’un « document de seconde zone qui déjà et très rapidement s’éloigne de nous » [34]. D’autres souligneront des lacunes plus précises du décret. J’ai déjà relevé le silence du décret sur l’engagement des laïcs à transformer les structures injustes. Mais le célèbre théologien Hans Küng, qui n’était pas encore en froid avec la hiérarchie à l’époque, relève un autre point intéressant, lorsqu’il constate que le thème de la participation des laïcs aux décisions de l’Église n’a pas été abordé par le décret, ce qui constitue une autre lacune de celui-ci [35]. En effet, le document n’aborde pas explicitement la question du processus des décisions prises dans l’Église. Pour Küng, les laïcs restent ainsi des partenaires de second rang dans la communauté ecclésiale. Cette observation est intéressante à relever dans la perspective de l’après-concile, que nous allons examiner maintenant.

III. L’évolution post-conciliaire

Si on aborde la question de la mise en œuvre du décret dans l’après-concile, on notera un certain paradoxe. Un des points importants du décret a été de souligner la dimension proprement apostolique de l’engagement des laïcs dans le monde, ce qui correspond à la définition du laïc donnée par le numéro 31 de Lumen gentium, lequel pose que le caractère séculier est le caractère propre et particulier des laïcs. Or, cette doctrine, peut-être parce qu’elle est déjà largement partagée au moment du concile, ne fera guère l’objet d’approfondissement ultérieur. Par contre, le centre d’intérêt va se déplacer vers la participation des laïcs dans la vie de l’Église, particulièrement dans les nouvelles structures ecclésiales mises en œuvre à la suite du concile, comme les conseils paroissiaux et pastoraux, les conseils des laïcs, etc. Apostolicam actuositatem ouvrait la porte à cette évolution – qu’on se souvienne d’AA 10 citant comme premier champ d’apostolat les communautés ecclésiales – mais il n’y insistait guère. Or, c’est précisément dans ce domaine de la participation des laïcs à la vie ecclésiale que les choses vont surtout bouger après le concile, répondant ainsi indirectement à la critique d’Hans Küng. C’est aussi dans ce domaine que vont se concentrer les débats et les échanges.

Un bon exemple de ce paradoxe est fourni par le synode sur les laïcs de 1987. Il est intéressant de voir à ce sujet que, même si les documents officiels, comme l’exhortation apostolique postsynodale Christifideles laici (ChL), reprennent simplement la définition traditionnelle du laïc en disant que sa vocation particulière est de chercher le Règne de Dieu à travers la gérance des choses temporelles (ChL 9), une bonne part des débats synodaux, ainsi que l’a relevé le cardinal relateur, a porté sur des questions relatives à l’engagement des laïcs en Église, comme le rapport entre les associations de fidèles laïcs et les pasteurs, les ministères des laïcs dans l’Église et la mission des femmes dans l’Église. Un peu plus tard, cette question a justifié la promulgation par huit dicastères romains d’une instruction Sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres, le 15 août 1997. Cette instruction a parcouru les divers champs d’engagement des laïcs dans la vie ecclésiale, en déterminant de manière nette les domaines ouverts aux laïcs et ceux réservés aux prêtres. Elle a suscité de multiples réactions [36].

Plus fondamentalement, cette insertion accrue des laïcs dans les activités de l’Église, y compris sous la forme de responsabilités proprement ministérielles attribuées à certains laïcs, va susciter une réflexion sur la notion même de fidèle laïc, qui va questionner la définition traditionnelle de celui-ci. A partir du moment où des laïcs se voient confier des responsabilités en Église et où les clercs et les religieux s’engagent par ailleurs davantage dans le monde qu’autrefois, peut-on encore définir le laïc par la sécularité ? Par ailleurs, peut-on ranger dans la même catégorie générique de laïc le fidèle qu’on voit occasionnellement à l’église et celui qui accepte de prendre des responsabilités, parfois importantes, dans la communauté ecclésiale ? Cette discussion va surtout agiter les esprits durant les années 80 et 90, autour du synode de 1987 sur les laïcs. Présentons brièvement quelques prises de position de théologiens à ce sujet.

Certains théologiens s’en tiennent à la définition classique. Ainsi, le P. Georges Chantraine, jésuite belge, ancien professeur à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles (I.E.T.), qui a participé au synode de 1987 sur les laïcs en tant qu’expert, reconnaît la difficulté de définir spécifiquement le laïc, mais pour lui, ce n’est pas un problème. Il y voit un paradoxe inhérent à la condition de laïc dans l’Église, qui est de n’avoir rien de propre, rien d’original, puisque ce qu’on peut dire des laïcs, on peut en fait le dire de tout baptisé [37].

D’autres auteurs, à la même époque, cherchent à préciser davantage la spécificité des laïcs, ce qui les conduit à ne pas identifier purement et simplement les laïcs aux baptisés qui ne sont ni clercs ni religieux. Ainsi, le groupe Pascal Thomas – pseudonyme qui désigne un groupe de catholiques de Lyon engagés dans la pastorale du catéchuménat – propose d’envisager la notion de laïc, non pas d’abord en termes de catégorie de personnes mais en termes de manière d’être, de manière de se situer dans le monde et dans l’Église. En ce sens, on n’est pas laïc par le simple fait d’être baptisé, mais on devient laïc, suite à la prise de conscience d’une mission propre, du fait qu’on a un rôle à jouer dans le monde et dans l’Église [38].

Provenant d’un tout autre univers culturel et idéologique, le P. Jean Beyer, jésuite (belge) canoniste de l’Université grégorienne de Rome, estime également que tout baptisé n’est pas ipso facto un laïc. Tout baptisé est un fidèle du Christ, mais il peut devenir laïc, lorsqu’il pose un choix de vie, en répondant à un appel, à une vocation, qui peut être un appel au mariage, à un célibat volontaire joint par exemple à l’exercice d’une profession au service des autres, ou encore un appel à l’acceptation volontaire d’un célibat qui avait été subi, à l’origine [39].

D’autres auteurs vont aller encore plus loin, en développant carrément l’idée qu’il conviendrait d’abandonner la notion même de laïc et de laïcat. Je pense ici, entre autres, à un théologien italien, à l’époque professeur à l’Université de Naples, depuis lors devenu archevêque de Chieti-Vasto, Bruno Forte, qui propose de remplacer le binôme laïc-clerc par le binôme communauté-ministère [40]. Ce binôme rend mieux compte, selon lui, de l’unité fondamentale du peuple chrétien – la communauté, et, à l’intérieur de cette unité, de la diversité des fonctions et des services – les ministères.

Ces débats n’ont cependant pas abouti et préoccupent moins les théologiens aujourd’hui, d’après ce que je peux en juger. On s’oriente davantage vers la reconnaissance, à l’intérieur de la notion générique de laïc, de catégories spécifiques, selon le type d’engagement que le laïc assume. Ainsi, Bernard Sesboüé, jésuite et ecclésiologue français, propose de distinguer deux apostolats laïcs formellement différents, l’un fondé sur le baptême et le cas échéant le mariage, qui est celui des laïcs qui essayent de vivre chrétiennement leur condition de baptisés, d’époux, de parents, dans le monde et dans l’Église, et puis un autre apostolat qui suppose une mission ecclésiale explicite, l’apostolat de ceux que nous pouvons appeler les animateurs pastoraux, qui, investis par exemple par une lettre de mission de leur évêque, reçoivent une tâche proprement pastorale, tenant à l’annonce officielle de la Parole de Dieu et à l’animation des communautés. Sesboüé parle à ce propos de l’émergence d’un troisième pôle dans l’Église, celui de laïcs en responsabilité pastorale, qui se détachent de l’ensemble des fidèles sans faire pour autant partie du corps des ministres ordonnés [41]. En des termes quelque peu différents, Alphonse Borras, canoniste et vicaire général du diocèse de Liège, invite à distinguer la coresponsabilité baptismale de tous et la collaboration ministérielle de quelques-uns. La coresponsabilité baptismale se fonde sur le sacerdoce commun des fidèles. Il s’agit de mettre ses dons personnels, ses charismes, au service de la communauté chrétienne, pour la croissance du Royaume, sans avoir pour cela besoin d’une mission officielle de l’Église. Mais certains laïcs, en plus de cette coresponsabilité baptismale commune à tous, sont appelés à exercer un ministère spécifique, en Église, qui suppose un appel de l’Église, par le biais de ses responsables hiérarchiques, et qui permet à son titulaire d’agir au nom de la communauté, en étant mandaté par la communauté chrétienne, de par la mission qu’il a reçue. C’est ce qu’Alphonse Borras appelle la collaboration ministérielle de quelques-uns [42].

Pour finir

Voilà ce qu’il en est des débats théologiques actuels à propos du laïcat, à partir de leurs engagements apostoliques [43]. Pour en revenir à l’apostolat des laïcs dans sa dimension particulière de présence au monde, il me semble qu’il existe aujourd’hui deux courants, deux manières de comprendre la présence des chrétiens dans le monde. C’est par là que je voudrais terminer ces pages. Il y a un courant que j’appellerais de « présence d’enfouissement », attentif à se démarquer d’une certaine image triomphaliste de l’Église de jadis, et qui insiste sur l’importance pour les chrétiens d’être « avec » leurs contemporains, à leurs côtés dans leurs combats pour plus de justice et d’humanité. Ce courant met davantage en évidence l’apostolat indirect, pour reprendre les anciennes catégories, et ne mettra pas particulièrement en avant l’identité chrétienne, lui préférant un engagement pour la croissance des valeurs du Royaume.

Un autre courant se développe, depuis les années 1970, qu’on pourrait qualifier de « présence d’affirmation ». Ces chrétiens insistent sur l’importance pour l’Église de se positionner clairement dans la société, de rendre davantage manifeste le message évangélique dans le monde, de ne pas hésiter à le proposer aux non croyants ou aux croyants d’autres religions, bref de valoriser ce qu’on appelait autrefois l’apostolat direct. Ces chrétiens sont particulièrement actifs au sein de ce qu’on appelle les nouveaux mouvements et les communautés nouvelles, qu’elles soient ou non rattachées au Renouveau charismatique. Les congrès d’évangélisation des grandes villes européennes (pour Bruxelles, à la Toussaint 2006) ou les JMJ sont typiques de cette logique d’affirmation, de prise de parole chrétienne dans la société.

On peut trouver trace de ces deux courants dans de récentes prises de position magistérielle. De manière générale, le magistère encourage aujourd’hui la présence d’affirmation, non dans la perspective de promouvoir un retour à la société de chrétienté d’autrefois, mais bien plutôt pour inciter les chrétiens à prendre leur place dans les débats contemporains, sans se résigner à une privatisation de la foi, qui voudrait cantonner la religion dans le domaine de la vie privée. La lettre aux catholiques de France de 1996, intitulée typiquement « Proposer la foi dans la société actuelle » [44], en est un bon exemple. Mais certains documents magistériels manifestent parfois des nuances différentes. J’en veux pour preuve deux documents relativement récents des évêques belges. Le document « Envoyés pour annoncer », publié en 2003 à l’occasion de l’année de l’annonce, va nettement dans le sens de la présence d’affirmation, notamment lorsque les évêques belges relèvent le risque pour l’Église de perdre toute visibilité et qu’ils affirment que celle que Dieu appelle à être le signe visible de sa présence dans le monde ne peut s’accommoder d’un tel effacement. Plus loin, les évêques répètent que l’Église n’a pas à avoir peur d’être ce qu’elle est et se doit d’annoncer l’Évangile avec pleine assurance à temps et à contretemps [45]. Un autre document des mêmes évêques, plus récent, intitulé « Ne savez-vous donc pas lire les signes des temps ? » développe à mon sens une logique différente, plus proche de la présence d’enfouissement, lorsqu’il invite les chrétiens à introduire les valeurs douces dans la société, des valeurs indispensables à la construction d’une société viable et humaine, pour reprendre leurs termes, qui transforment la société sans bruit, comme la levure et le sel [46].

En clair, ces questions reprennent un débat qui était déjà présent au moment du concile : que signifie être apôtre aujourd’hui ? Qu’est-ce que cela signifie d’annoncer au monde le message du Christ et de construire l’ordre temporel pour le rendre plus parfait, selon les termes d’AA 6 et 7 ? Apostolicam actuositatem a apporté sa pierre, importante, dans une réflexion qui ne s’est pas terminée avec Vatican II. Cinquante après, dans un contexte différent, nous sommes appelés à creuser encore ces questions, afin que, pour reprendre les termes d’AA 2, le règne de Dieu grandisse sur toute la terre, et que le monde soit ainsi davantage ordonné au Christ.

[1Sur cette question, voir A. Faivre, Les premiers laïcs lorsque l’Église naissait au monde, Strasbourg, Éditions du Signe, 1999.

[2Par contre, on trouve le mot laos, peuple, d’où provient le mot laikos, en 1 Pi 2, 9-10, par exemple, où il est question du peuple que Dieu s’est acquis, le peuple de Dieu, laos Theou. Mais le terme laos désigne l’ensemble du peuple de Dieu, distingué des nations païennes, et non une catégorie à l’intérieur de ce peuple.

[3Voir A. Faivre, Les premiers laïcs lorsque l’Église naissait au monde, pp. 38-43.

[4Dans le Nouveau Testament, en effet, il désignait l’ensemble du peuple fidèle, les héritiers (kléronomoi) de la promesse faite à Abraham (Gal 3, 29). Voir A. Faivre, Les premiers laïcs…, pp. 24-26.

[5Typique à cet égard est la manière de s’exprimer de Gratien, le grand canoniste – lui-même religieux ! – du XIe siècle. Lorsqu’il parle des laïcs, Gratien dit que posséder des biens temporels leur est « consenti » ; il leur est « permis » de se marier, de cultiver la terre, de déposer des offrandes sur les autels, de payer des dîmes. L’engagement du laïc dans le siècle, selon Gratien, est vu comme une concession à leur faiblesse, en contraste avec la vie du religieux qui, lui, tend à la perfection de la vie chrétienne. Sur ce sujet, voir B. Forte, Laïcat et laïcité, Paris, Médiaspaul, 1987, pp. 39-40.

[6Qui était cependant tertiaire dominicaine.

[7J’aime relever que le premier code de droit canonique, qui date de 1917, consacrait 378 canons aux clercs et 192 aux religieux, tandis que sa section sur les laïcs comportait seulement 43 canons. Sur ces 43 canons, 41 étaient consacrés aux associations de fidèles – les tiers-ordres, les pieuses unions, etc., donc des laïcs qui vivaient comme des religieux, en quelque sorte. Quant aux deux canons restants, ils disaient, l’un que les laïcs ont le droit de recevoir des clercs les biens nécessaires au salut – donc une position uniquement passive – l’autre que les laïcs ne peuvent pas porter l’habit clérical. Ce n’était pas des dispositions très exaltantes pour les laïcs !

[8Grosso modo, on pouvait distinguer quatre types de situations : des pays ayant comme forme principale d’apostolat des laïcs une organisation nationale d’action catholique, composée de différentes branches étroitement coordonnées par un organe central de direction (Italie, Espagne, Amérique latine) ; des pays où l’apostolat des laïcs est organisé principalement dans une série de mouvements d’action catholique générale et spécialisée, selon les milieux de vie, les professions, des mouvements dont l’action peut être coordonnée mais qui ne forment pas un ensemble organique (France, Belgique, Afrique francophone) ; des pays ayant une action catholique fédérative, regroupant des organisations hétérogènes, comme les Philippines, le Vietnam ; des pays où le terme même d’Action catholique était absent (pays anglo-saxons, Allemagne, la plupart des pays asiatiques). Sur cette question, voir R. Goldie, « Le panorama de l’apostolat des laïcs », dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Cerf, Unam sanctam, 1970, pp. 151-153.

[9Pour le développement qui suit, voir E. Fouilloux, « La phase antépréparatoire. 1959-1960 », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. I, Paris, Cerf, 1997, pp. 175-177

[10Voir J. Grootaers, « Le concile se joue à l’entracte. La seconde préparation et ses adversaires », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. II, Paris/Louvain, Cerf/Peeters, 1998, p. 517.

[11Il fut nonce dans divers pays, avant de devenir juste avant le Concile, Grand Pénitencier de la Pénitencerie Apostolique.

[12Mais n’oublions pas que le concile est avant tout une assemblée d’évêques.

[13L’archevêque Slipij, par exemple, insistait pour que les femmes ne jouent aucun rôle actif au concile, en rappelant que, pour Paul, les femmes ne peuvent pas prendre la parole dans l’Église. Voir J. A. Komonchak, « Vers une ecclésiologie de communion », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. IV, Paris/Louvain, Cerf/Peeters, 2003, p. 36.

[14Ce qu’on appelait parfois l’apostolat direct.

[15Ce qu’on appelait parfois l’apostolat indirect, que beaucoup ne considéraient pas vraiment comme de l’apostolat.

[16Voir R. Burigana et G. Turbanti, « La dernière intersession », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. IV, Paris/Louvain, Cerf/Peeters, 2003, pp. 680-688.

[17Voir J. Grootaers, « Quatre ans après. Un texte qui est loin déjà », dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Le Cerf, Unam sanctam, 1970, pp. 216-219.

[18Il y avait là une question qui n’était pas de simple organisation. Derrière elle, on voyait aussi se dessiner la question de la subordination des laïcs à la hiérarchie. Pour celle-ci, il était plus facile de contrôler un mouvement organisé que des initiatives individuelles.

[19Voir J. Grootaers, « Le concile se joue à l’entracte. la seconde préparation et ses adversaires », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. II, pp. 519-520,

[20Voir H. Sauer, « Le concile à la découverte des laïcs », dans G. Alberigo (Éd.), Histoire du concile Vatican II, t. IV, Paris/Louvain, Cerf/Peeters, 2003, pp. 287-326.

[21Parmi les interventions positives, on relèvera celle d’un certain Karol Wojtyla, qui estimait cependant qu’on parlait trop peu dans le texte du droit et du devoir des jeunes à l’apostolat et du dialogue entre les générations à ce sujet ; voir H. Sauer, « Le concile à la découverte des laïcs », o.c., p. 302.

[22« On devrait traiter les laïcs comme des adultes », s’exclamera l’évêque de Bhopal (Inde) ; voir H. Sauer, « Le concile à la découverte des laïcs », o.c., p. 300. « La tâche des laïcs n’est pas uniquement d’aider le clergé, mais d’en être le complément », dira le cardinal Liénart, évêque de Lille ; voir Idem, p. 315.

[23Voir E. Vilanova, « L’intersession (1963-1964) », dans G. Alberigo (Ed.), Histoire du concile Vatican II, t. III, Paris/Louvain, Cerf/Peeters, 2000, p. 428.

[24Voir E. Vilanova, ibidem, p. 427.

[25Cette notion de charisme était promise à un bel avenir, comme on le sait aujourd’hui.

[26On trouve une application de ce principe dans le code de droit canonique de 1983, lorsqu’il stipule, au c. 227, que les laïcs ont le droit de se voir reconnaître dans le domaine de la cité terrestre la liberté qui appartient à tous les citoyens.

[27Le concile ne parle pas encore de péché structurel, une notion qui sera mise à l’honneur par Jean-Paul II.

[28On rejoint ici ce qui était déjà affirmé par AA 5, à savoir que l’apostolat s’exerce à la fois dans l’Église et dans le monde.

[29Ce texte a dû particulièrement plaire au futur Jean-Paul II, compte tenu de son intervention au concile, mentionnée plus haut.

[30Tranchant ainsi le débat évoqué plus haut.

[31Voir Y. Congar, « Apports, richesses et limites du décret », dans dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Cerf, Unam sanctam, 1970, p. 159. Le Père Congar fait ici observer que le concile n’a pas voulu faire de la confirmation le sacrement de l’apostolat, contrairement à ce qu’on disait parfois autrefois. Le baptême habilite déjà par lui-même à la mission.

[32Voir A. Glorieux, « Histoire du décret Apostolicam actuositatem », dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Cerf, Unam sanctam, 1970, p. 138.

[33Voir J. O’Malley, L’événement Vatican II, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 400.

[34Voir J. Grootaers, « Quatre ans après. Un texte qui est loin déjà », dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Cerf, Unam sanctam, 1970, p. 215.

[35Voir H. Küng, « La participation des laïcs aux décisions de l’Église. Une lacune dans le décret sur l’apostolat des laïcs », dans Y. Congar (Éd.), L’apostolat des laïcs, Paris, Cerf, Unam sanctam, 1970, pp. 285-308,

[36Voir par exemple B. Sesboüé, Rome et les laïcs. Une nouvelle pièce au débat : l’instruction romaine du 15 août 1997, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.

[37Voir G. Chantraine, Les laïcs, chrétiens dans le monde, Paris, Fayard, 1987.

[38Voir Pascal Thomas, Ces chrétiens qu’on appelle laïcs, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1988.

[39Voir J. Beyer, Renouveau du droit et du laïcat dans l’Église, Paris, Éditions Tardy, 1993.

[40Voir B. Forte, Laïcat et laïcité, Paris, Médiaspaul, 1987.

[41Voir B. Sesboüé, N’ayez pas peur ! Regards sur l’Église et les ministères aujourd’hui, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

[42Voir A. Borras, « Les ministères laïcs. Fondements théologiques et figures canoniques », dans A. Borras (Éd.), Des laïcs en responsabilité pastorale ? Accueillir de nouveaux ministères, Paris, Cerf, 1998, pp. 95-120.

[43J’ai ainsi volontairement laissé de côté d’autres questions relatives aux laïcs, qui concernent davantage la mise en œuvre de Lumen gentium. Je pense particulièrement au développement des communautés nouvelles, avec la question de la possibilité pour des laïcs de vivre une consécration par la profession des conseils évangéliques, ou encore au développement des laïcs associés à des instituts religieux.

[44Voir Évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux catholiques de France, Paris, Le Cerf, 1996.

[45Voir Évêques de Belgique, Envoyés pour annoncer, Bruxelles, Licap, 2003.

[46Voir Évêques de Belgique, Ne savez-vous donc pas lire les signes des temps ?, Bruxelles, Licap, 2007.

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