La Vie Consacrée dans l’après-Concile
Aquilino Bocos Merino, c.f.m.
N°2012-2 • Avril 2012
| P. 83-96 |
Bien connu comme théologien de la vie consacrée, l’auteur vient de publier, en espagnol, une grande synthèse sur la vie religieuse postconciliaire, étude dont il nous donne ici la substance. On remarquera que pour lui, l’Esprit Saint a été le protagoniste principal de la rénovation vécue par les religieux, sous tant d’aspects importants. Les quelques ombres mentionnées sont réassumées dans cette lumière, qui permet un éloge vibrant de la fragilité d’aujourd’hui — avons-nous compris cet appel à la pauvreté ?
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De nos jours, le Concile figure à nouveau au programme de différents forums, mais pas toujours avec la même visée. Certains colloques évoquent les années de sa célébration et le voient comme un événement de Pentecôte authentique pour l’Église. D’autres rappellent avec nostalgie les dynamismes qu’il a suscités pour le renouveau du Peuple de Dieu, tout en regrettant leur décroissance et même leur disparition. Ceux qui font retomber sur le Concile tous les maux dont l’Église souffre actuellement ne manquent pas non plus. Heureusement, il y en a d’autres – et leur nombre n’est pas petit – qui croient et confessent que Jésus est le Seigneur de l’histoire. Ils font une lecture plus positive des événements et réaffirment que le Concile continue à être un foyer de lumière et un moteur qui réanime l’espérance dans l’Église et parmi les peuples.
L’Esprit comme protagoniste du processus
Dans un ouvrage récent, j’ai essayé de décrire la trajectoire suivie actuellement par la vie religieuse [1]. C’est un récit de faits successifs, sans argumentation apodictique. Je présente mon point de vue, en contraste avec celui d’autres auteurs. Mon point de départ est la conviction ferme que l’Esprit Saint a été et est toujours le protagoniste du renouveau de l’Église et de la vie religieuse. En tant que religieux, nous avons accepté consciemment que le Magistère de l’Église nous guide. Il nous a incités à discerner les signes des temps et à prendre des options fondamentales, comme par exemple celles pour les pauvres, pour la missio ad gentes et pour la fraternité universelle. Les attitudes affirmées avec constance ont été celles de la recherche, de la conversion, du discernement, du dialogue, de la participation et de la coresponsabilité. Les expériences nous ont appris à apprécier la lumière de l’aurore, du midi et du crépuscule. Ayant par vocation un désir ardent de vision englobante, nous ne vivons pas comme une tragédie le fait d’arriver au crépuscule. « La nuit est le prologue de l’aurore. Cette lumière est déjà là, il faut seulement que la terre – et non pas le soleil, sa source – fasse un léger mouvement de rotation pour qu’elle apparaisse » (María Zambrano).
Avec son expérience multiséculaire, la vie consacrée peut faire face au va-et-vient du temps. À la manière de l’oiseau solitaire de saint Jean de la Croix [2], il lui suffit de monter à la branche supérieure et de lever le bec dans l’air de l’Esprit – lui qui en chaque époque inspire la manière de « représenter » la vie de Jésus de Nazareth et d’annoncer le Royaume de Dieu.
Les membres des instituts perçoivent et assument leur précarité avec humilité et confiance. Les nombres sont inférieurs à ceux du début du Concile. Il suffit de regarder les dernières statistiques [3]. Les âges progressent. Les vocations manquent. Mais les religieux et les religieuses gardent la sérénité. Ils répètent : « Oui, le figuier ne fleurit pas, les vignes ne rapportent rien, la culture de l’olivier trompe l’attente, les champs ne donnent rien à manger, le petit bétail disparaît de la bergerie, il n’y a plus de gros bétail dans les étables. Moi je serai dans l’allégresse à cause du Seigneur, j’exulterai à cause du Dieu qui me sauve » (Hab 3,17-18). Ils ont conscience que le Seigneur est leur force. La précarité reconnue forme la meilleure disposition pour aiguiser l’imagination et aiguillonner la créativité. Acceptée, la fragilité se transforme en urgence de charité.
D’autre part, les données statistiques ne peuvent servir d’unique critère pour l’évaluation de la vie consacrée actuelle. Les chiffres ne fournissent pas un indice fiable de la qualité de la vie chrétienne ou consacrée. Plus nombreux n’a jamais signifié meilleurs. On peut être nombreux sans atteindre la qualité. Évoquer les structures comme signes de pouvoir, de prestige et de bien-être n’a pas de sens non plus. De même, il ne s’agit pas de faire un relevé des activités et services rendus par les religieux. Il faut se laisser contaminer par tout ce qui respire un souffle mystérieux, prophétique, eschatologique et missionnaire.
La vie religieuse est un miracle. Un miracle existentiel, un miracle vivant. Pour cette raison, elle est une prophétie en action. Quel est le raisonnement qui l’expliquera ? Comment la justifier comme effort purement humain ? Il est clair que cette vie ne s’explique pas à partir des lois naturelles, mais bien par son origine divine. La vie religieuse est en contraste avec le mode de penser et d’agir de notre monde séculier. L’oraison solennelle de consécration pour les vierges chrétiennes le dit sans ambages :
Regarde, Seigneur, nos sœurs : en réponse à ton appel, elles se donnent tout entières à toi. Elles ont remis entre tes mains leur décision de garder la chasteté et de se consacrer à toi pour toujours. Comment un être de chair pourrait-il, en effet, maîtriser les appels de la nature, renoncer librement au mariage et s’affranchir des contraintes de toutes sortes, si tu n’allumes ce désir, Seigneur, si tu n’alimentes cette flamme et si ta puissance ne l’entretient ?
Quand on considère la vie consacrée en prenant comme point de vue l’initiative divine avec sa gratuité, alors les raisonnements sur lesquels s’appuient ceux qui la minimisent, la dénaturent ou la déplacent, perdent leur cohésion. Actuellement, beaucoup de jugements négatifs émis à propos du « malaise » de la vie consacrée manquent de discernement spirituel et ecclésial.
Cheminant par temps clair et sombre
Le processus de rénovation n’a été ni rectiligne, ni uniforme, ni ascendant. Au cours des années d’après le Concile, nous avons connu la tension qui tantôt aidait la croissance, tantôt empêchait d’avancer. Pour évaluer le chemin parcouru, les appréciations ne peuvent être qu’approximatives. Elles se basent sur des indices, des symptômes, des situations ou des expériences. D’un côté, il y a le manque de vocations, le vieillissement, la fatigue et la désillusion en Europe et aux États-Unis. D’un autre côté, on se trouve devant de nouveaux chemins dans la vie spirituelle, de nouvelles initiatives, beaucoup d’engagement missionnaire et une abondance de vocations en Asie et en Afrique. Comme nous le verrons plus loin, une nouvelle constellation de valeurs humaines, religieuses et ecclésiales est généralement reconnue par les religieux. La vie consacrée continue à être une bénédiction pour la vie humaine et ecclésiale (voir Vita Consecrata, citée VC, 87).
Évidemment, dans la rénovation s’entrecroisent l’action divine et la résistance humaine, la grâce et le péché, la volonté de progresser et la transgression. Nous sommes en route avec Jésus vers Jérusalem. Il y a le Tabor et le Calvaire. Rien d’étonnant que la reconnaissance et l’interpellation, la louange et l’incompréhension forment l’avers et le revers de la vie consacrée. La vie consacrée se meut entre « Nous voudrions voir Jésus » (Jn 12,21) et « C’est bien vrai ! Le Seigneur est ressuscité ! » (Lc 24,34). Dans ses différentes vocations, le renouveau chrétien n’est authentique que s’il revit le Mystère Pascal. Suivre Jésus signifie porter sa croix, accepter la souffrance du dépouillement et naître à une vie nouvelle. Aucune naissance nouvelle n’est exempte de douleurs. Chaque point positif qu’on voudrait relever pourrait être contredit par quelque chose de négatif, un oubli, un retard, une défaillance. A travers le renouveau nous avons vu apparaître un visage nouveau de l’Église et de la vie consacrée : celui de l’Église et de la vie consacrée que nous sommes et que nous formons progressivement. Car le renouveau continue.
Par ailleurs, bien qu’étant numériquement insignifiante dans l’Église, la vie consacrée s’est révélée vivante, dynamique et diversifiée. Tout comme l’Église même, elle s’est vu perturbée par le bouleversement du monde économique et technologique et, surtout, par les transformations culturelles et sociales. Elle a expérimenté l’importance de la démocratie, du pouvoir des médias, de la fragilité de l’individu, du « net » comme nouvelle forme de communication et d’organisation, du triomphe de la vitesse, de la révolution digitale et biologique. Elle se trouve dans l’ère de la démocratie fluide, de l’amour fluide, de la vie fluide, de l’angoisse fluide (Z. Bauman). Elle a été confrontée avec des théories concernant la vie aussi diverses que celles lancées par les promoteurs de Mai 68, par le sécularisme, par la théologie de la mort de Dieu, par la pensée postmoderne, par le néo-positivisme, par le poststructuralisme et tant d’autres courants relativistes et syncrétistes, qui ont conduit à une certaine culture de l’extériorité et de l’incroyance. Tout cela a eu des répercussions sur l’identité de l’homme et du croyant. La vie consacrée a été affectée par la phobie devant les engagements pour la vie ; elle a été secouée et dépouillée de son assurance concernant ses convictions les plus fermes.
Tout au long du processus de renouveau, les religieux ne sont pas restés sans se poser des questions radicales : savons-nous qui nous sommes et quelle est notre mission en ce moment ? jusqu’où l’Esprit nous conduira-t-il ? quelle doit être la relation appropriée avec le monde ? qu’attend Dieu de nous ? que nous demande l’Église ? que pouvons-nous offrir à ce monde qui est le nôtre ?
La question concernant l’identité ne s’est pas seulement fait entendre au cours des premières années postconciliaires ; on l’a exprimée, sous plusieurs variables, au long des cinq décennies. Ces dernières années, elle continue à être posée, mais évidemment avec des présupposés et des résonances différentes. Notre identité a été progressivement réaffirmée dans l’ouverture, dans le discernement évangélique et dans la fidélité au don de Dieu. Aujourd’hui l’identité est ouverte, dynamique, corrélative ; elle trouve sa réaffirmation dans le renouveau de la nouvelle alliance. Les modes de penser et les comportements de certaines décennies sont à peine comparables à celles d’autres ; on peut observer que les mots clefs utilisés pour parler des relations avec Dieu, ou avec l’homme et le monde, varient [4]. Les autres états de vie chrétienne – le mariage [5] et le sacerdoce [6] – ont connu une histoire semblable. Paul VI a même dit qu’il considérait la vie religieuse comme l’avant-garde de l’Église et qu’il n’était pas surpris qu’elle doive encaisser les coups les plus durs.
Des conflits et scandales ont projeté des ombres parfois profondes sur la vie consacrée. Certains ont été bien douloureux. Bien qu’adouci, le contentieux séculaire entre les évêques et les religieux ne manque pas de resurgir ci et là, provoquant un malaise chez les uns et les autres. Tous se souviennent de certaines actions ou déterminations qui ont fait souffrir des instituts entiers, des confédérations de religieux, des personnes concrètes.
Ceux qui ont été concernés ont dû contempler le Christ crucifié, recourir plus d’une fois à l’Évangile et reprendre les paroles de Jésus, afin d’interpréter ou d’accepter les faits et de recouvrer la paix intérieure. L’expérience de ces années montre que, pourvu qu’il y ait de la bonne volonté, beaucoup de conflits pourraient être évités grâce à l’information, au dialogue, au discernement et à la décision appropriée. Il faudrait surtout que dans les séminaires et les centres de formation religieuse, on prenne au sérieux l’étude de l’Église particulière et de la vie consacrée, comme demandé d’ailleurs par les Directives Mutuae Relationes, au numéro 29.
Actuellement, quand on interroge les religieux et religieuses sur leur sentiment de bien-être dans leur état de vie, la réponse est hautement satisfaisante. En général, ils savent assez bien vers où s’orienter, ils ont des objectifs clairs et connaissent parfaitement les moyens appropriés pour y arriver. On apprécie les bons documents dont on dispose et les programmations magnifiques. Mais en même temps, on peut facilement rencontrer des personnes qui se plaignent du fait que les communautés ne soient pas à la hauteur de leur mission. La bonne doctrine et la programmation soignée seules n’amènent pas au renouveau. Sans conversion, sans mystique, sans charité apostolique personne ne risque un témoignage univoque ou une participation à des missions difficiles. L’expérience a démontré que sans revivre l’expérience de la vocation, sans retourner au premier amour, il est impossible de surmonter l’atonie spirituelle et de commencer un processus de conversion. Le renouveau renvoie toujours à celui qui est source de la vie nouvelle, l’Esprit Saint.
L’itinéraire du renouveau a été purifiant et fécond. Il a mis en question des façons de voir et des styles de vie. Il a offert l’opportunité de réaffirmer la fidélité au Seigneur de l’histoire et Sauveur des hommes. Il a ouvert de nouveaux horizons et nous a fait comprendre que nous ne devons pas nous donner pour vaincus, lorsque la pénombre semble vouloir éteindre toute lumière et étouffer toute énergie. Il se peut que la prophétie d’Ézéchiel (37, 1-14) ne soit pas entièrement réalisée et qu’elle doive être accomplie par une ouverture plus docile à l’Esprit. Au cours de ces années, les instituts ont voulu appuyer l’invitation à imiter l’audace, la créativité et la sainteté de leurs fondateurs, en répondant aux signes apparus au temps actuel (VC 37, Mutuae Relationes, 11, Evangelica Testificatio 11, Perfectae caritatis, 2). Leur mission reste actuelle dans l’Église : être memoria Jesu et témoigner que le monde ne peut être transformé ou offert à Dieu sans l’esprit des béatitudes (Lumen gentium, 31).
Points cardinaux
Le processus du renouveau peut être entendu comme une parabole avec un dialogue continuel d’appels et de réponses, d’interpellations et d’engagements. Tout s’est joué autour de quatre points cardinaux.
Un retour aux origines et à la spiritualité de l’alliance
L’enracinement dans la vie trinitaire a conduit à penser davantage l’initiative divine, la filiation, la fraternité et la mission. En retournant aux sources, on a mieux souligné la rénovation de l’alliance, l’engagement à suivre Jésus, l’écoute de la parole de Dieu, la célébration du Mystère Pascal et de la liturgie, l’importance de la présence de Marie dans l’histoire du salut, une sensibilité favorable aux cultures, l’engagement pour les plus pauvres et les exclus de la société. Ces aspects ont favorisé une nouvelle compréhension de la vie consacrée et ont conduit à la vivre de manière plus exigeante, plus dynamique et mieux intégrée. Et c’est bien là qu’on s’est évertué à connaître et assimiler mieux le charisme propre. Le retour aux fondateurs a été une source d’inspiration et a donné une impulsion à la spiritualité et la mission.
Inévitablement, l’insistance spéciale sur la nécessité de suivre Jésus a suscité une réflexion vaste et profonde sur sa personne, sa vie et sa mission. L’étude de la figure de Jésus s’est dégagée de positions réductionnistes et a favorisé une compréhension plus profonde du mystère de l’Incarnation du Fils de Dieu, avec tout ce qu’implique le fait d’avoir assumé la liberté, la temporalité et l’historicité. Suivre Jésus signifie croire en lui et rendre présent son style de vie parmi les hommes.
Le tournant anthropologique avec son accent particulier sur la femme consacrée
Quatre facteurs ont contribué à donner plus de relief à la valeur de la personne : 1° le développement des sciences humaines : l’anthropologie, la psychologie et la sociologie ; 2° la compréhension théologique de la personne en tant qu’image de la Trinité ; 3° la reconnaissance des libertés et des droits des personnes, des peuples, des cultures et des religions ; 4° l’évaluation des genres.
Les grands courants de la pensée et les influences socioreligieuses et culturelles nous ont placés devant de grandes questions qui touchent directement la pratique de la consécration, des vœux et de la vie fraternelle. Les études sur l’égalité, la différence et la réciprocité des genres sont éclairantes. Dans la vie consacrée, les apports d’un point de vue féminin sont nombreux et riches. Par leur dévouement illimité et leur joie, les femmes consacrées sont un signe de la tendresse de Dieu pour l’humanité.
Le tournant ecclésiologique ou comment les religieux sont au cœur de l’Église
Tout au long de l’histoire, la conscience a été assez claire que la vie consacrée est, depuis son origine, la vie de l’Église même, et non pas une structure institutionnelle ajoutée. Ce n’est que quand le droit a prévalu contre la théologie et lui a fait de l’ombre au profit de l’organisation ecclésiale, que le caractère ecclésial de la vie religieuse a été relégué au second plan. Souvenons-nous du Duo genera cristianorum (il y a deux genres de chrétiens) de Gratien avec ses conséquences funestes. Les religieux savent qu’ils naissent dans l’Église et pour l’Église. Non seulement ils ont une conscience plus nette de leur appartenance à l’Église, mais leur apport y est vital. Ils sont là, les religieux et religieuses, vivant joyeusement leur vocation au cœur des Églises particulières, en collaborant avec leurs pasteurs. Leur témoignage de vie et de service a un caractère ecclésial. Pour les uns, cela se vit dans la clôture, d’autres se trouvent à l’avant-garde missionnaire, d’autres encore le vivent dans la patience sereine de la maladie ou de la vieillesse.
Le mouvement vers la mission
Progressivement, la mission est devenue le centre qui éclaire et dynamise toutes les facettes de leur vie : la spiritualité, la formation, le gouvernement, l’économie, les activités apostoliques. On est arrivé à saisir que la mission est l’épiphanie du mystère d’amour, qui est la vie de la Trinité. La mission n’est pas seulement une action, elle est également une passion. Les éléments essentiels qui se dégagent ainsi sont la gratuité, l’accueil, la contemplation, la prière, la souffrance, la compassion, la libération de ce qui est nuisible et asservissant, la promotion de l’homme intégral. De l’attention consacrée à la mission est née l’ouverture, une nouvelle sensibilité pour ce qui est le plus urgent, des déplacements en réponse aux nécessités constatées dans d’autres continents. Autour du charisme de fondation, la mission agglomère des laïcs avec leurs capacités et responsabilités propres pour la transformation du monde.
La vie consacrée à partir d’un nouveau paradigme
Les progrès des sciences humaines ont apporté une nouvelle perception de la nature (l’écologie), de la réflexion complexe [7] et également de la culture relationnelle, dans laquelle ils soulignent l’ouverture, l’échange, le dialogue, la complémentarité et la solidarité. Tout cela est bien connu. Aujourd’hui le monde de la communication joue un rôle déterminant. Nous vivons sur internet. Cela nous a conduit à rompre des schémas fermés quant à l’espace et aux lieux, à construire des ponts et à traverser des frontières. Cela nous a amenés surtout à revoir notre mode de penser : moins déductif et linéaire, plus complexifiant et intégrant. En même temps, il y a eu les célébrations enrichissantes des Synodes sur les laïcs, les prêtres, les religieux et enfin les évêques, ainsi que les Synodes continentaux. Réaffirmée par ces synodes, l’ecclésiologie a ouvert un nouveau paradigme pour la compréhension de la vie consacrée.
Il n’est pas aisé de fixer l’origine de ce paradigme, car en forçant beaucoup les termes, on en trouve déjà des traces dans les débats conciliaires. Mais on peut constater que, au cours des vingt premières années postconciliaires, les théologiens de la vie religieuse concentrent leur réflexion sur la consécration et le charisme, sur la suite radicale et le prophétisme, sur le témoignage et le service. Les uns se sont attachés à la spécificité de la vie religieuse en visant son aspect intérieur, d’autres ont considéré davantage son inspiration biblique et sa place dans l’Église, un troisième groupe a accentué la perspective historique et le dialogue avec la culture, voulant donner une réponse aux défis nés des différents contextes de pauvreté. Il résulte qu’il est difficile de faire une synthèse de la vie consacrée à cause des nombreux éléments à prendre en compte. On a assisté à une concurrence entre les importances attribuées aux différents aspects de la vie qui paraissaient être antinomiques. Par exemple : charisme et institution, incarnation et eschatologie, Église universelle et Église particulière, visible et invisible, autonomie et indépendance, action et contemplation, vie spirituelle et apostolat, loi et liberté, personne et communauté, insertion et fuga mundi, etc.
A partir du Synode de 1985, les auteurs de la vie religieuse commencent à utiliser un ensemble de concepts, de valeurs, de perceptions et de pratiques qui forment une vision particulière de cette vie. Le contexte culturel, marqué par le postmodernisme, privilégie le subjectif, le fragmentaire, le pluralisme et le particulier. Avec force, tout ce qui se rapporte à la globalisation ou à la mondialisation, a fait irruption. Dans les analyses sociologiques, le terme fluide a le succès qu’on a dit.
Dans le milieu théologique, l’ecclésiologie présentée par les Synodes se développe autour du Mystère, de la Communion et de la Mission. Par sa constante référence à la Parole de Dieu, à la pneumatologie, à la christologie et à l’eschatologie, cette ecclésiologie s’avère très riche. Cela favorise la corrélation entre les charismes, les ministères et les différentes vocations ou formes de vie dans l’Église. Pour cette raison, on insiste sur le partage de la mission avec des laïcs et avec d’autres instituts religieux.
« L’écologie spirituelle » apparaît au confluent des aspects culturel et théologique. La vie consacrée se nourrit d’une spiritualité de communion organique ; c’est de là aussi que vient son apport. Grande est l’importance, pour cette spiritualité, de l’interrelation et de la complémentarité avec tous leurs moyens et tous les éléments différentiels du genre, de la culture, de l’ethnie, de la langue, du peuple, etc. « Allez donc : de toutes les nations, faites des disciples » (Mt 28,19) ; cet ordre de Jésus résonne avec plus de force et dispose de nouveaux moyens pour propager l’Évangile. Alors que tous sont disciples et missionnaires (Aparecida), il faut reconnaître que la vie religieuse est en majorité féminine et laïque. La fécondité du charisme se vérifie dans les Églises particulières des différentes cultures. Les mouvements d’Église sont une nouveauté ; entre les congrégations on stimule les contacts. En mission, la vie religieuse privilégie le dialogue sous ses différentes formes (dialogue de vie, interculturel et interreligieux). Voilà que vient le temps de l’harmonie et de la beauté. Nous nous efforçons de faire de l’Église « la maison et l’école de la communion ». Définis traditionnellement comme des « chercheurs de Dieu », comme Benoît XVI l’a encore rappelé dernièrement, les religieux hommes et les femmes se voient impliqués d’une autre manière dans la dynamique de la recherche, de l’écoute et du discernement. Quelques instituts ont inclus dans leurs constitutions les valeurs de ce nouveau paradigme.
Vous les reconnaîtrez à leurs fruits…
Quand on regarde l’avenir de la vie consacrée, on doit tenir compte de sa réalité entière. On n’observera pas seulement les difficultés et les limites, mais on reconnaîtra également sa capacité d’apercevoir d’autres perspectives et de mettre en marche d’autres projets. Probablement que la vie consacrée n’a jamais été marquée par trois aspects aussi transcendants par leur signification pour l’avenir : 1° l’auto-compréhension de son identité et de sa mission dans l’Église et à travers le monde ; 2° son extension missionnaire, puisque sa présence dans les cinq continents est plus nombreuse que jamais auparavant ; 3° sa capacité d’écoute et d’accompagnement de personnes à la recherche de la vérité, de la beauté et du bien dans le monde.
Il est vrai que la situation de la vie consacrée ne se réduit pas à son auto-compréhension même la plus lucide, ni à son activité apostolique. Les vérités théologiques acquièrent de la valeur par leur conversion en itinéraire spirituel et en conduite éthique, par la présence de témoins, de mystiques et de prophètes.
Les réalisations de la vie consacrée constituent un appui pour nous. La multitude de saints, canonisés ou non, et de martyrs de nos instituts sont comme de vrais foyers lumineux sur notre route. Nous connaissons des hommes et des femmes déjà béatifiés par l’Église, et qui sont bien de notre temps. Tous nous pouvons indiquer quelques personnes qui incarnent réellement l’esprit des béatitudes. Ces frères et sœurs ont stimulé notre cheminement, et ils continuent à nous inspirer. Les monastères et couvents de clôture aussi continuent à être pour nous d’authentiques signes lumineux par leur constante invitation au silence, au recueillement, à la prière, à la contemplation et au partage de la foi, par la méditation de la Parole de Dieu et par la liturgie.
Au cours de ces derniers temps, les fondations de nouveaux instituts suscités par l’Esprit Saint en son Église ont également été pour nous des signes lumineux et stimulants. Même à travers leurs formes d’expression différentes, ces fondations montrent sans équivoque que la vie consacrée est une réalité charismatique valable pour notre temps.
Nous, les générations adultes ou âgées, nous sommes habitués à la croissance, à l’expansion, au développement des activités. Nous vivons mal les suppressions, les réductions, les restructurations. Il nous faut une cure d’humilité et d’abandon entre les mains de Dieu le Père. Nous sommes appelés à vivre la spiritualité du « reste », de ce qui est petit – ce qui n’est pas synonyme d’insignifiant ou de pourri. À nous tous, il convient d’ouvrir les yeux pour admirer la densité de la vie cachée et la vigueur de ce qui est humble.
D’autre part, ceux qui ont de l’expérience au niveau de la direction et de la formation internationale, peuvent témoigner de la solidité, de la cohérence et de l’engagement de la vie consacrée actuelle. Certains faits révèlent un degré élevé de mystique ou de spiritualité, un climat de prière profond, la communion avec le Christ et son Église, le dévouement généreux aux pauvres ; bref, une vie selon les béatitudes. Ils sont nombreux les religieux et les religieuses qui, tout comme les pauvres auxquels ils se dévouent, manquent d’eau et d’électricité ; ils vivent avec un minimum de moyens, contents de se trouver au milieu de groupes humains marginalisés par la société de confort, pour leur montrer l’amour de Dieu. Pour Jésus Christ et son Règne, des missionnaires se font présents aujourd’hui en des zones où les chrétiens sont persécutés, où l’injustice sociale saute aux yeux, où le droit à l’éducation, à la santé et à la terre est enfreint. Ces religieux postconciliaires s’investissent pour la construction d’un monde plus humain et fraternel, plus conforme au message de Jésus.
Suite au Concile, les religieux ont trouvé une grande présence dans la vie pastorale des églises locales. Ils collaborent à de multiples services, dans l’administration des sacrements, dans les centres de santé et d’enseignement, dans les œuvres de charité. Les moyens pour promouvoir la dimension contemplative de la vie consacrée se sont multipliés. Plus grand est également le nombre des maisons de retraite, des lieux pour le partage de la foi, pour l’accompagnement et l’écoute de personnes.
Au milieu de changements culturels et religieux très profonds, le renouveau postconciliaire a demandé une solide fidélité. Il n’a pas été facile de rester lucide, d’agir avec liberté et de confesser l’absolu de Dieu dans le Christ, tout en rejetant des propositions séduisantes, avançant d’un pas ferme au milieu d’événements pleins de contradictions. Pour accueillir la Parole de Dieu avec foi et accepter les fondateurs comme des témoins contemporains, il a fallu refuser les flatteries, résister dans la souffrance et se tourner vers l’avenir avec espoir. Une espérance fondée, non pas sur une grandeur ou une splendeur spectaculaires, mais bien sur la force de l’Évangile. Si nous laissons aux générations futures un chemin ouvert mais cohérent, il y aura bien quelqu’un qui voudra s’y engager.
Trois convictions en guise de conclusion
Une première conviction fondamentale : la vie consacrée est avant tout « vie », et donc, un don et une tâche. Elle n’est pas une invention humaine, mais bien un don de l’Esprit à son Église et à l’humanité. Donc, en ce temps-ci qui est aussi celui des religieux, l’aventure de la vie consacrée est également celle de l’Esprit. L’avenir nous appartient, non par notre investissement, mais parce qu’il est une grâce qui nous avertit, nous touche et nous relance.
La deuxième conviction : nous sommes des chercheurs. Nous avons appris à rompre la routine et l’insensibilité, à sortir de notre cercle, en écoutant la voix du Seigneur dans les signes des temps et des lieux. Nous ignorons ce que sera la vie consacrée de demain, mais il est certain que nous sommes nés dans l’Église pour répondre aux grands défis. Et aujourd’hui, les grandes questions nous viennent du milieu culturel avec son pluralisme aux niveaux de la pensée, de la sensibilité et de la religion. Des chercheurs passionnés de Dieu, en vue d’être ses témoins dans ce monde séculier, créé et aimé par Lui.
Et la troisième conviction est qu’aujourd’hui aussi, nous revivons la visitation (Lc 1, 39-56). La vie consacrée se sent bénie par la venue de Dieu au cours de ce temps, et elle exprime son admiration – comme l’a fait Élisabeth dans sa vieillesse. Des paroles d’Élisabeth : « Bienheureuse celle qui a cru », nous allons vers les paroles de Marie : « Mon âme exalte le Seigneur ». La visitation est la rencontre d’Élisabeth et de Marie, de deux mères, de deux générations différentes, de deux femmes bénies par le Tout-Puissant, le seul qui donne vie à la stérilité et la virginité. Rencontre de l’ancienne et la nouvelle Alliance, qui produit de l’admiration, de la reconnaissance et de la louange, car le Seigneur a fait des merveilles pour les pauvres et les petits. La miséricorde et la fidélité du Seigneur s’étendent de générations en générations, sautant les barrières de nos catégories, allant au-delà des prévisions humaines.
[1] A. Bocos Merino, Un relato del Espíritu. La vida consagrada postconciliar, Publicaciones Claretianas, Madrid 2011.
[2] Saint Jean de la Croix, Dichos de luz y amor, 125 ; et aussi le Cántico espiritual, strophe 14, qui commente “en par de los levantes de la aurora”.
[3] Secrétairerie d’état, Annuarium statisticum Ecclesiae, 2009, Libreria Editrice Vaticana, Roma 2011, pp. 367-419. Voir aussi les données et commentaires des statistiques antérieures.
[4] De l’image que nous avons de Dieu dépend la relation que nous avons avec les hommes et les femmes de notre monde et avec la création entière.
[5] J.C.R. Garcia Paredes, Lo que Dios ha unido, San Pablo, Madrid, 2006, pp. 37-66.
[6] B. Sesboüé, N’ayez pas peur ! Regards sur l’Église et les ministères aujourd’hui, Desclée de Brouwer, Paris, 1997, pp. 21-79.
[7] Voir les travaux d’E. Morin ; et notamment : « La réforme de la pensée exige d’un côté, que la réflexion soit capable de créer des liens entre les connaissances, entre les parties et l’ensemble, entre l’ensemble et les parties, une réflexion qui puisse concevoir le lien de la globalité avec le local, et de ce qui est local avec la globalité. Nos formes de réflexion doivent intégrer un va-et-vient entre ces niveaux ».