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La vie religieuse, une vie eucharistique

Daniel Briant, f.i.c.p.

N°2012-1 Janvier 2012

| P. 18-27 |

La raréfaction des Eucharisties quotidiennes a fait l’objet en France d’une session de réflexion pour les responsables de communautés religieuses féminines et masculines : comment mieux saisir la dimension eucharistique de nos vies consacrées, quand « manque » la célébration qui les fonde ? Partant d’une enquête préalable dans le diocèse de Saint Brieuc, ces pages méditent sur quelques manières de découvrir des chemins plus profonds.

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Alors que les Constitutions des instituts prévoient généralement la participation quotidienne à l’eucharistie, la réduction du nombre de prêtres en paroisse et celle d’aumôniers de maisons religieuses, l’inadaptation de l’horaire ou la distance du lieu de la célébration de semaine conduisent concrètement à espacer ce rythme pour des communautés religieuses de plus en plus nombreuses. Comment penser cette évolution ? Comment l’intégrer dans le vécu spirituel tant personnel que communautaire ? Comment vivre ce manque eucharistique ressenti par les religieuses et religieux ? Comment aider responsables et religieux ou religieuses de chaque communauté à réfléchir à cette situation ? L’intuition d’une nécessaire recherche commune sur ces questions a conduit les supérieurs majeurs, hommes et femmes, du diocèse de Saint-Brieuc (Bretagne) à vouloir organiser en 2010 un temps de formation pour les responsables des communautés. L’objectif visait à mieux saisir la dimension eucharistique de nos vies consacrées.

La situation vis-à-vis de l’eucharistie

L’enquête préalable à la formation a concerné plus de la moitié des quatre-vingt communautés du diocèse et a fait apparaître que le manque d’eucharistie en semaine concerne une communauté sur deux. Pour la plupart, il s’agit d’un jour ou deux sans messe. Quelques-unes cependant en sont à une ou deux célébrations par semaine, voire, situation rare, à aucune messe pendant la semaine. Ces derniers cas concernent plutôt de petites communautés rurales. Les maisons-mères et les maisons de retraite bénéficient d’un accompagnement satisfaisant. Quelques difficultés spécifiques, outre l’absence de célébration, ont été mises en avant dans les réponses : le changement d’horaire ou la suppression de la messe lorsqu’il y a des obsèques ; l’éloignement entre la communauté et le lieu de la célébration ; la nécessité d’un déplacement, parfois en soirée et en hiver, vers l’église de l’ensemble paroissial. Ces deux derniers points doivent être reliés à l’âge moyen élevé des religieuses de ces communautés.

Sans être dramatique, cette situation ne peut qu’interroger, d’autant qu’elle est en constante évolution défavorable et que cela joue sur le ressenti des personnes. Elle peut être généralisée au-delà du diocèse. S’il est illusoire de revendiquer un « droit à l’eucharistie » de part la Règle de l’Institut, l’éclairage du passé nous apprend que la communion fréquente a seulement un siècle pour elle. Auparavant, la piété eucharistique s’était reportée vers l’adoration eucharistique, le salut au Saint-Sacrement et les processions de la Fête-Dieu. Cela ne peut qu’inciter à relire l’histoire de l’institut et les Règles successives dans les contextes successifs traversés, pour relativiser la situation actuelle. Adalbert de Vogüé, à la lecture des règles et des écrits monastiques du premier millénaire, montre la lente évolution depuis la messe hebdomadaire le dimanche jusqu’à la messe quotidienne des moines [1]. Cependant, il faut affronter la situation présente qui place des religieux et religieuses formés à une époque d’abondance dans des situations actuelles de « manque ». Quelques instituts, des provinces ou des couvents, environ un sur cinq, ont lancé des réflexions internes sur la pratique eucharistique. Un numéro de La Maison-Dieu s’était déjà intéressé à la question en 2005 [2], en s’appuyant sur plusieurs témoignages de consacrées. La prise de conscience est réelle mais les réflexions pour accompagner le mouvement sont peu fréquentes. Il y avait donc place pour un temps de formation inter-congrégations sur ce sujet lancinant qui va de pair avec le marasme des paroisses ! Le parcours de la session entrelaçait trois dynamiques : l’approfondissement de l’intelligence de l’Eucharistie, le vécu spirituel du groupe dans les eucharisties prévues et les temps de prière mettant en avant des perspectives pour une vie eucharistique. Rappelons d’abord quelques éléments de la doctrine eucharistique et ses implications.

Chaque eucharistie engage l’existence

Pour le chrétien, l’eucharistie n’est pas un dû, mais un don. Cette courte sentence introduisant le premier exposé de Serge Kerrien [3] a le mérite d’être efficace pour situer à la bonne place le « manque » d’eucharistie. Elle fournit une clé de lecture essentielle pour la bonne compréhension de l’Eucharistie, à partir d’une notion-clé de l’encyclique de Jean-Paul II sur l’Eucharistie (2003) : « Si c’est par le don de l’Esprit-Saint à la Pentecôte que l’Église vient au jour et se met en route sur les chemins du monde, il est certain que l’institution de l’Eucharistie au Cénacle est un moment décisif de sa constitution. Son fondement et sa source, c’est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est contenu, anticipé et ‘concentré’ pour toujours dans le don de l’Eucharistie. Dans ce don, Jésus Christ confiait à l’Église l’actualisation permanente du mystère pascal. Par ce don, il instituait une mystérieuse ‘contemporanéité’ entre le Triduum pascal et le cours des siècles » (Ecclesia de Eucharistia, cité EE n° 5, § 2). Ce thème revient plus loin : « L’Église a reçu l’Eucharistie du Christ son Seigneur […] comme le don par excellence, car il est le don de lui-même, de sa personne dans sa sainte humanité, et de son œuvre de salut » (EE n° 11, § 2). En ce sens, l’eucharistie constitue la source de la vie chrétienne à laquelle chacun vient puiser et chaque communauté religieuse et paroissiale se renouveler. Le conférencier invitait chacun à s’interroger sur sa manière de préparer et de vivre la messe, surtout quand le nombre de célébrations décroît. Cela implique un « art de célébrer le dimanche », car il y a une différence de niveau de sacramentalité entre l’eucharistie du dimanche, celle de la communauté chrétienne comme ‘manifestation en mémorial’ de la Passion-Résurrection, et l’eucharistie de semaine réunissant quelques personnes autour du prêtre. D’où une question précise : en communauté, comment « vivre selon le dimanche » [4] ?

La réception de ce formidable don de Dieu aux hommes implique deux démarches : l’action de grâce pour cet échange avec Dieu par son Fils et le don de nous-mêmes en contre-don. Cette exigence n’est autre que celle de saint Paul aux Romains qui les invite – et nous aussi – à « vous offrir vous-même en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu : ce sera là votre culte spirituel » (Rm 12,1). Ce sacrifice spirituel doit interpeller particulièrement une personne consacrée : qu’apporte-t-elle avec les offrandes présentées à la messe ? Et comment ce don d’elle-même débouche-t-il sur la vie quotidienne toute donnée à Dieu, depuis le jour de sa profession au cours d’une célébration eucharistique ? « Proclamer la mort du Seigneur ‘jusqu’à ce qu’il vienne’ (1 Co 11, 26) implique, pour ceux qui participent à l’Eucharistie, l’engagement de transformer la vie, pour qu’elle devienne, d’une certaine façon, totalement ‘eucharistique’. Ce sont précisément ce fruit de transfiguration de l’existence et l’engagement à transformer le monde selon l’Évangile qui font resplendir la dimension eschatologique de la Célébration eucharistique et de toute la vie chrétienne : ‘Viens, Seigneur Jésus’ (Ap 22, 20) » (EE, n° 20). Faire mémoire de Jésus, comme il nous y invite à la Cène, est une actualisation du dynamisme de la Résurrection dans nos vies, bien au-delà des célébrations. Dans l’injonction de Jésus, « faites cela », le « cela » ne renvoie pas simplement à la célébration rituelle mais à l’ensemble du don fait par Jésus. L’Évangile de Jean rappelle opportunément, à la place du récit de la Cène, le « faites cela » du lavement des pieds. Dans un point de vue suggestif s’appuyant sur une constante tradition de l’Église, Jean Rigal demande aux chrétiens d’ouvrir les trois Tables, celles de la Parole, de l’Eucharistie mais également celle de la Fraternité [5]. Le sacrement du Frère constitue le critère d’une vraie réception de l’eucharistie. Ces éléments de fond ont été mis en relation avec les textes liturgiques des deux célébrations de la session que les participants étaient invités à vivre autrement.

Les questions ouvertes de l’enquête préalable à la session ont porté sur le vécu spirituel des religieux et religieuses. Les réponses témoignent sous forme condensée de l’intériorisation réelle d’une spiritualité eucharistique qui s’élargit à toute l’existence. En voici quelques témoignages significatifs. « L’Eucharistie est le centre de notre vie spirituelle : un temps pour rendre grâce, accueillir la Parole et le Pain pour vivre au quotidien le mystère pascal ». « L’eucharistie comme Don, comme vie donnée, est au cœur du dynamisme de notre vie, comme le chemin de Charles de Foucauld, une vie donnée, ‘mangée’, où il accepta d’être même privé de l’eucharistie. D’après nos Constitutions, notre vie se nourrit à la Table du Pain, de la Parole et du Frère. Le but de notre vie est le Don total à nos frères et sœurs en humanité ». « C’est le centre de ma vie de prière, elle m’aide dans ma mission : voir le visage de Jésus dans chaque malade. Participer authentiquement, c’est nous identifier à Jésus en assumant ses propres attitudes de service et de sacrifice ». « Dans l’eucharistie, c’est Dieu qui se donne à moi dans son Fils, un mystère qui me fait vivre. A la messe, j’apporte le pain de ma vie, celui du monde pour qu’il soit pris dans le don du Christ et je le reçois transfiguré pour le partager avec les autres ». « Elle n’est pas un dû, mais un donné, elle n’est pas un rite, mais une vie, elle n’est pas statique, mais toujours à découvrir et à approfondir ». Ces propos sur la dimension existentielle de l’eucharistie s’accordent avec la présentation qu’en fait François Cassingena-Trévedy dans un volume de ses Étincelles. Il suggère de parler de la « poétique existentielle » de l’eucharistie. Dans quel sens ? « Dans la plénitude de ses moyens et de sa liberté à l’écoute du Père, Jésus se fait pour nous, en cet instant crucial de son convivre (convivium) avec nous, le poète de sa propre existence… La position toute fondamentale de Jésus dans l’existence est en vérité une pro-position, pour nous » [6].

Vivre en bien-aimé

Le thème d’une vie pleinement eucharistique a été développé de façon très originale par le prêtre et auteur spirituel de renom Henri Nouwen (1932-1996) qui a vécu essentiellement aux USA et au Canada. Dans un texte adressé à Fred, un ami juif agnostique qui lui a demandé d’écrire de façon simple en pensant à lui et à ses semblables, Nouwen a réuni l’essentiel de la vie spirituelle sous cinq termes-clés : vivre en bien aimé, comme être choisi (pris), béni, rompu (brisé) et donné (livré) [7]. Ce texte remarquable, citant peu la Bible, s’avère susceptible de nourrir une spiritualité eucharistique de toute la vie et s’appuie évidemment sur les fondamentales déclarations de filiation qui rythment chaque évangile synoptique (baptême et transfiguration) et sur les quatre étapes de la Cène et de ses figures (multiplications des pains, Emmaüs…) : Jésus prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à ses disciples… « Un mot a émergé de mon cœur : c’est le mot ‘bien-aimé’. Fred, voici ce que je veux te dire : Tu es le bien-aimé ». « Pour identifier ces mouvements de l’Esprit dans notre vie, il m’a semblé utile d’employer quatre mots : pris, béni, rompu et donné… Ces mots résument ma vie chrétienne parce que je suis appelé à devenir pain pour le monde : du pain qui est pris, béni, rompu et donné… Je les ai choisis parce que j’ai appris, à travers eux, comment devenir le bien-aimé de Dieu ». Ce point de départ a nourri une veillée de prière pour susciter une spiritualité eucharistique personnelle. Quelques échos bibliques ont répondu aux explications de Henri Nouwen.

Nous sommes choisis par Dieu, ainsi débute le parcours. « Bien avant que quiconque ait posé les yeux sur nous, Dieu nous contemple de ses yeux amoureux. Bien avant que quiconque nous ait entendus pleurer ou rire, Dieu nous entend. Bien avant que quiconque nous ait adressé la parole en ce monde, la voix de l’amour éternel nous parle. Notre valeur, notre caractère unique et notre individualité ne nous sont pas donnés par ceux que nous rencontrons pendant notre brève existence chronologique, mais par Celui qui nous a choisis dans un amour éternel, un amour qui existe depuis l’éternité et qui durera pour l’éternité ». « Tu vaux cher à mes yeux, tu as du poids et je t’aime », proclame tendrement le prophète Isaïe (Is 43, 4). Jésus le souligne à sa façon : « Je ne vous appelle plus serviteurs,… ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ». (Jn 15, 15-16). Pour des consacrés, cette élection divine prend prioritairement le visage séduisant de Jésus-Christ magnifiquement mis en vers par Didier Rimaud dans cette hymne à l’Homme au cœur de feu : il nous invite à le suivre en son retournement, en son abaissement… Propos qui résonne fortement avec le thème de la sequela Christi.

Nous sommes bénis par Dieu. Nouwen nous éclaire sur ce deuxième temps : « Sans reconnaissance, il est difficile de bien vivre. Offrir une bénédiction à quelqu’un est la plus grande reconnaissance que nous puissions lui manifester. Offrir une bénédiction crée la réalité dont elle parle ». Dans son ouvrage, il témoigne lui-même de façon émouvante du poids réel de la bénédiction dans la communauté de l’Arche où il vivait alors. Saint Paul, de son côté, « dit du bien » aux destinataires de ses lettres : « Sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi active, de votre amour qui se met en peine, et de votre persévérante espérance en notre Seigneur Jésus-Christ, devant Dieu notre Père, sachant bien, frères aimés de Dieu, qu’il vous a choisis ». (1 Th 1, 2-4) Cependant, sur ce chemin, « il n’est pas facile d’entrer en silence et de faire taire les nombreuses voix bruyantes et exigeantes de notre monde pour découvrir la petite voix qui, au plus intime de notre être, nous dit : « tu es mon enfant bien-aimé, je mets en toi toute ma joie ».

Ce choix de Dieu s’accompagne de la souffrance, de la blessure. « Le moment est venu de parler de notre brisure. Tu es un homme brisé. Je suis un homme brisé. Notre brisure est tellement visible et palpable, tellement concrète et précise, qu’il est souvent difficile de croire qu’on puisse penser, parler ou écrire sur autre chose que celle-ci ». Les chants du Serviteur dessinent le portrait que Jésus reprend à son compte, lui qui, en brisant le pain, se rompt lui-même. « Il n’avait ni aspect, ni prestance telle que nous le remarquions. Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance… En fait, c’était nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées et nous, nous l’estimions frappé par Dieu, humilié ». (Is 53, 1-4) Étape difficile, douloureuse, incompréhensible lorsqu’elle survient. « Il n’est pas difficile de nous dire : ‘tout ce qui est beau et bon nous conduit à la gloire des enfants de Dieu’. Mais il très difficile de dire : ‘mais ne saviez-vous pas que nous devons tous souffrir pour entrer dans la gloire ?’ Cependant, notre attention les uns pour les autres nous invite à nous aider afin de transformer notre blessure en chemin qui conduit à la joie ». « Entreras-tu dans son eucharistie ? Rappelle-toi que, dans son corps, il accueille ta mort ! », chantons-nous sans peine, sans sonder la profondeur et la concision de cette hymne.

« Nous sommes choisis, bénis et brisés pour être donnés. Je crois que c’est uniquement en fonction du don que nous pouvons pleinement comprendre le choix, la bénédiction et la brisure… Notre humanité atteint sa plénitude dans le don. Nous devenons de belles personnes lorsque nous offrons ce qu’il nous est possible de donner ». En modèle absolu, Jésus a conscience du don qu’il fait, à une dynamique de profondeur qui conjoint son humanité et sa divinité : « Moi je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance… Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l’enlève, mais je m’en dessaisis moi-même ». (Jn 10, 10.17-18) Par cette dernière étape du parcours de Nouwen, nous rejoignons la notion du don qui a fourni ci-dessus les premiers éléments de réflexion fondamentale sur l’eucharistie. Sa dynamique se projette sur toute l’existence de celui qui la célèbre.

Devenir eucharistie

« L’eucharistie ne se limite pas à la célébration. Notre vie est eucharistique si elle est don de tout notre être, sacrifice, offrande, signe du Royaume, action de grâce ». Concrètement, comme nous y invite ce témoignage recueilli dans l’enquête, quand on célèbre moins souvent l’eucharistie, comment faire en communauté pour nourrir ce mouvement existentiel ? L’oratoire de la communauté constitue en soi un signe et une interpellation sur l’eucharistie qui rassemble la communauté en prière. Les participants à la session ont été invités à envisager des pistes. S. Kerrien a rappelé que d’autres formes de prière comprennent des points communs avec l’eucharistie : un rassemblement communautaire, une écoute de la Parole, un accueil du don de la grâce et un appel au contre-don. Il en va ainsi éminemment de la Liturgie des Heures – peu perçue à ce niveau par les participants –, première forme de prière quotidienne des premiers chrétiens avant le passage à la messe quotidienne, mais aussi du chapelet, de l’oraison, du partage biblique, de l’adoration eucharistique. Ce qu’ont bien perçu les communautés qui ont témoigné de leur réaction à la diminution des célébrations eucharistiques : « La Parole de Dieu est objet de partage chaque semaine, en communauté et avec d’autres » ; « L’adoration est le prolongement de l’eucharistie : contemplation, offrande, intercession. » La dimension mariale de la spiritualité des consacrés peut se forger à l’aune de la méditation de Jean-Paul II qui présente Marie comme « femme eucharistique », par sa vie tout entière (EE n° 53, § 3) et fait le lien avec notre thème par l’introduction de l’institution de l’Eucharistie dans les mystères lumineux du Rosaire.

« L’eucharistie ne se limite pas à la célébration. Notre vie est eucharistique si elle est don de tout notre être, sacrifice, offrande, signe du Royaume, action de grâce ». Concrètement, comme nous y invite ce témoignage recueilli dans l’enquête, quand on célèbre moins souvent l’eucharistie, comment faire en communauté pour nourrir ce mouvement existentiel ? L’oratoire de la communauté constitue en soi un signe et une interpellation sur l’eucharistie qui rassemble la communauté en prière. Les participants à la session ont été invités à envisager des pistes. S. Kerrien a rappelé que d’autres formes de prière comprennent des points communs avec l’eucharistie : un rassemblement communautaire, une écoute de la Parole, un accueil du don de la grâce et un appel au contre-don. Il en va ainsi éminemment de la Liturgie des Heures – peu perçue à ce niveau par les participants –, première forme de prière quotidienne des premiers chrétiens avant le passage à la messe quotidienne, mais aussi du chapelet, de l’oraison, du partage biblique, de l’adoration eucharistique. Ce qu’ont bien perçu les communautés qui ont témoigné de leur réaction à la diminution des célébrations eucharistiques : « La Parole de Dieu est objet de partage chaque semaine, en communauté et avec d’autres » ; « L’adoration est le prolongement de l’eucharistie : contemplation, offrande, intercession. » La dimension mariale de la spiritualité des consacrés peut se forger à l’aune de la méditation de Jean-Paul II qui présente Marie comme « femme eucharistique », par sa vie tout entière (EE n° 53, § 3) et fait le lien avec notre thème par l’introduction de l’institution de l’Eucharistie dans les mystères lumineux du Rosaire.

Au-delà de ces temps de prière, c’est l’existence entière qui est prise dans la démarche d’une vie eucharistique. « L’eucharistie est un ‘rendre grâce’ dans une Vie donnée, une Vie livrée dans l’Action de grâce. Toute la vie de Jésus fut une eucharistie ». Jean-Paul II a souligné dans Vita consecrata (=VC) la dimension fondatrice de la conformation au Christ pour tous les consacrés : « cette existence ‘christiforme’ ne peut être vécue que sur la base d’une vocation spéciale et en vertu d’un don particulier de l’Esprit » (VC 14, et n° 16, 18). Le lien serré avec l’eucharistie transparaît dans le témoignage suivant. « L’eucharistie est le cœur de ma vie spirituelle : ‘deviens ce que tu reçois’, la voie de l’assimilation. Je deviens vivante de la vie de Dieu qui se donne (voir le signe de la goutte d’eau qui disparaît et devient vin). L’eucharistie me fait devenir ce que je mange ».

Patrice de La Tour du Pin, dont la haute compréhension de l’eucharistie transparaît dans son œuvre, a forgé quelques expressions surprenantes au détour de quelques hymnes de la Liturgie des Heures : Au dernier pas de création/Viens faire l’homme eucharistie ! [8] À la fête du Saint-Sacrement, nous chantons la strophe suivante qui joue avec le verbe prendre (le geste de celui qui vient communier, la saisie de nos vies par Dieu) et évoque les thèmes de la commensalité avec Dieu, de la communion au corps et au sang et la consanguinité divine qui en résulte pour nous : nous devenons hommes de son sang :

Prenez son corps dès maintenant,
Il vous convie
A devenir eucharistie ;
Et vous verrez que Dieu vous prend,
Qu’il vous héberge dans sa vie
Et vous fait hommes de son sang.

On est ainsi renvoyé inéluctablement à la vigoureuse affirmation de saint Augustin sur la logique profonde de l’eucharistie : « devenez ce que vous recevez : devenez le Corps du Christ », texte récemment mis en musique. Devenir eucharistie, toute une vie pour s’y consacrer au rythme du don reçu de Dieu, de la louange et du contre-don de soi-même… [9]. L’oraison suivante résume ces thèmes eucharistiques de façon concise.

« Que nos lèvres, notre âme et toute notre vie proclament ta louange, Seigneur ; et puisque tout notre être est un don de ta grâce, fais que notre existence te soit consacrée, par Jésus le Christ notre Seigneur. Amen ! » [10]

[1A. de Vogüé, « Le passage de la messe du dimanche à la célébration quotidienne chez les moines (IVe-Xe siècle) », dans La Maison-Dieu, 242, 2005-2, p. 33-44.

[2La Maison-Dieu, n° 242, 2005-2. L’un des articles titrait précisément : « La vie religieuse apostolique, une vie eucharistique », p. 119-126.

[3Serge Kerrien est diacre permanent, membre de l’équipe épiscopale du diocèse de Saint-Brieuc, ancien membre du CNPL et formateur en liturgie.

[4Benoît XVI, Le Sacrement de l’Amour, n° 72, 2007.

[5« Ouvrir les trois Tables », dans le numéro de La Croix du 21 juin 2008.

[6Fr. Cassingena-Trévedy, Étincelles III, Paris, Ad Solem, 2010, p. 165.

[7H. Nouwen, « Lettre à un ami sur la vie spirituelle », dans Chemins de passion, chemins du monde, Bayard, 2006, p. 81-163, original anglais : Life of the Beloved, 1993. On peut aussi recommander, pour une nourriture spirituelle substantielle, son commentaire de la peinture fameuse de Rembrandt sur le fils prodigue, Le retour de l’enfant prodigue, Bellarmin, 2002.

[8Prière du Temps Présent, p. 787.

[9Voir aussi mon commentaire théologique de l’hymne de Didier Rimaud, « Prenons la main », paru dans la revue Esprit et Vie, n° 241, novembre 2011, p. 12-18, aux Éditions du Cerf.

[10Prière du Temps Présent, p. 854.

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