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Bernard de Clairvaux (1090-1153)

La liberté de connaître et d’aimer

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2011-4 Octobre 2011

| P. 266-277 |

Saint Bernard a écrit sur l’amour des pages éternelles, qu’on peut rappeler en soulignant quelques étapes du parcours de la liberté (l’âme) que le Créateur rappelle à sa ressemblance.

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Dans les pages qui suivent, on voudrait interroger la pensée de saint Bernard sur un point qui se trouve énoncé dès le Traité de la Grâce et du Libre Arbitre, à savoir l’inamissible liberté humaine. Commençons donc par résumer la doctrine de ce traité. En parcourant ensuite à grands traits les quatre-vingt six Sermons que l’abbé de Clairvaux consacre au commentaire du Cantique des Cantiques, je tâcherai de préciser et d’articuler entre eux certains des chaînons importants de son enseignement : la connaissance de soi et la connaissance de Dieu, l’image et la ressemblance de l’Époux, la recherche de l’Époux, la demeure trinitaire de l’amour. Je laisserai alors à l’abbé de Clairvaux le soin de conclure.

Il faudrait ajouter deux remarques importantes sur les lisières de ce parcours. Tout d’abord, l’Épouse du Verbe n’est pas seulement, pour Bernard, cette âme devenue fidèle qui sommeille en chaque homme ; ou plutôt, l’âme peut accéder à l’union divine, parce que cette félicité est le fait de l’Église, et singulièrement de la Vierge Marie. Dans cette perspective d’ensemble, tout ce qu’on dira ici de l’âme prend sa véritable consistance. Par ailleurs, il faut marquer la robustesse de la pensée de l’abbé de Clairvaux lorsqu’il s’agit de distinguer et d’unir le temps présent et la béatitude éternelle. L’union de l’âme et du Verbe dans l’amour spirituel est comme ce quatrième degré de l’amour du Traité de l’Amour de Dieu (cité Dil) : l’âme ne peut espérer l’atteindre pleinement que plus tard, dans un corps spirituel et immortel, que Dieu seul peut donner à qui il lui plaît (Dil 29). Cette espérance goûtée parfois dans l’extase rare et brève (Dil 27), est l’horizon réel et le milieu nourricier de la vigueur de l’amour. Ici l’homme a rejoint le principe de sa création : « Puisque Dieu a voulu que tout existe pour lui seul, nous en arriverons à vouloir que ni nous-mêmes, ni aucune autre chose n’ait été ou ne soit, sinon pour Dieu […] ; connaître cet état, c’est être déifié » – ou encore, c’est Dieu tout en tous (Dil 28).

De la Grâce et du Libre Arbitre (= Gra)

Dans son De gratia et libero arbitrio écrit avant 1135, Bernard reconnaît à la liberté humaine créée une existence et une consistance qui permettent de répondre aux questions suivantes : de quelle espèce d’éloignement de Dieu souffre donc l’homme ? comment en sera-t-il sauvé ? quelle part lui revient dans sa chute, et quelle part dans son salut ? Reprenons brièvement cet écrit en proposant un double aperçu : sur la liberté humaine, puis sur l’image et la ressemblance.

La liberté humaine

Tout le De gratia s’éclaire à partir de la distinction des trois sortes de liberté en l’homme, car la liberté peut être affranchie de la nécessité (libertas a necessitate), du péché (libertas a peccato), et de la misère (libertas a miseria). Or seul est demeuré intact, après la faute originelle, le libre arbitre, c’est-à-dire la liberté affranchie de la nécessité, mais non du péché ni de la misère (Gra III). Ce libre arbitre appartient à tous, les mauvais et les bons, non seulement en ce siècle-ci, mais dans le siècle futur ; il consiste en un consentement, un acquiescement spontané de la volonté (Gra II, 3) qui n’est jamais soumise à la nécessité (en ce sens, il est libre) : il s’accompagne toujours du jugement de la raison, qui discerne le bien et le mal (ce qu’on nomme arbitre, Gra II, 11).

Cette liberté de nécessité, qui convient également et indifféremment à Dieu et à toute créature raisonnable (en elle, l’homme est l’image de Dieu), ne constitue cependant pas à elle seule tout ce qu’est l’homme. Pour connaître l’homme, il faut regarder en arrière vers Adam (1), ce qui conduit aussitôt au centre vers le Christ (2) ; reste à savoir ce qui, de sa plénitude, est accessible en cette vie (3).

(1) Adam, qui possédait bien entendu la liberté de l’arbitre, jouissait aussi, quoiqu’au degré inférieur, du libre conseil : il était dans la possibilité de ne pas pécher ; de même, il connaissait le degré inférieur de l’affranchissement de la misère (le libre complaire) : il était dans la possibilité de ne pas souffrir. Par sa volonté, il est tombé dans l’impossibilité de ne pas pécher et dans l’impossibilité de ne pas souffrir, c’est-à-dire qu’il a perdu à la fois le libre conseil et le libre complaire. Après la faute, le libre arbitre ne peut remonter par ses propres forces du mal au bien ; « Car par le libre arbitre, il nous appartient de vouloir, mais non de pouvoir ce que nous voulons » (Gra VI, 16). Vouloir le bien et le vouloir totalement nécessitent la grâce. « Que fait donc le libre arbitre ? dis-tu. Je réponds d’un mot : il est sauvé […]. Dieu est ‘l’auteur du salut’, le libre arbitre en est seulement le sujet capable […]. On dit par conséquent que le libre arbitre coopère à la grâce opérant le salut quand il consent, c’est-à-dire quand il est sauvé » (Gra I, 2).

(2) Cette grâce lui est offerte par le Christ, seul entre les fils d’Adam à être libre parmi les misérables, libre parmi les pécheurs, présent parmi eux parce qu’il l’a voulu. Les trois libertés sont entières en lui.

(3) En cette vie, la liberté de conseil est présente chez quelques spirituels qui ont crucifié leur chair, ou en quelques justes, en bonne part cependant. Tandis que la liberté du complaire est donnée en faible partie et rarement, à ceux qui parfois sont saisis en esprit dans le ravissement de la contemplation.

Image et ressemblance

Ainsi, lorsque l’Écriture dit que l’homme est formé à l’image et à la ressemblance de Dieu, Bernard entend par image la liberté de l’arbitre ; la ressemblance, elle, vise les deux autres libertés, perdues dans le péché, recouvrées par la grâce. Cette ressemblance est reformée en nous par le Christ, qui a ramené l’image souillée depuis la « région de la dissemblance ». Ainsi peut-on distinguer une triple opération de la grâce : la première, qui est celle de la création, s’est opérée sans nous (en Dieu, l’homme est créature libre) ; la seconde, qui est celle de la réformation, se fait avec nous (dans le Christ, l’homme devient créature nouvelle) ; la troisième, qui est celle de la consommation, se fait en nous mais non par nous (dans l’Esprit, l’homme devient créature parfaite). L’œuvre de la réformation nous restaure dans la rectitude de l’intention, la pureté de l’affection, l’épanouissement de la mémoire. La coopération de l’homme avec Dieu dans cette tâche lui est imputée à mérite ; un mérite dont Dieu est l’auteur.

Les Sermons sur le Cantique des Cantiques (= SCt)

Les Sermones in Cantica Canticorum (1135-1136 ; 1139-1153) vont reprendre la même doctrine, mais à partir du terme, me semble-t-il, qui est l’union de l’âme avec Dieu dans l’amour : « Lorsque l’homme et Dieu sont attachés l’un à l’autre en tout – ils sont attachés en tout quand ils sont incorporés profondément l’un à l’autre par un intime amour mutuel –, Dieu est en l’homme et l’homme en Dieu, je n’hésite pas à le dire. Mais l’homme est en Dieu de toute éternité, étant aimé de toute éternité […]. Dieu, en revanche, est en l’homme depuis que l’homme l’a aimé » (SCt 71,10).

Il en va peut-être de ces deux œuvres que nous parcourons comme des deux sortes d’humilité (SCt 42,6) : l’une qui est le produit de la vérité et qui n’a aucune chaleur ; l’autre, qui est le fruit brûlant de la charité. Mais laissons parler Bernard sur les points cruciaux de sa prédication.

Connaissance de soi et connaissance de Dieu

Au principe de la vie spirituelle, Bernard pose l’exigence de cette double connaissance : la connaissance de soi, qui engendre la crainte de Dieu, et la connaissance de Dieu, qui fait naître l’amour de Dieu (SCt 17,6). L’une et l’autre ignorance est damnable, chacune d’elles suffit à la perdition (SCt 39,9) : l’ignorance de soi suscite l’orgueil et l’ignorance de Dieu aboutit au désespoir (SCt 37,6)

La mémoire heureuse de la rédemption donne à l’homme de se connaître en reconnaissant son Sauveur (1) : c’est une restauration spirituelle, opérée en l’âme par la Trinité divine et qui s’étend au corps (2) ; ainsi prévenue, l’âme trouve dans l’amour la raison et le dynamisme de son retour (3).

(1) Comment peut s’opérer le salut ? Il faut faire alterner avec le souvenir fâcheux des péchés, le souvenir plus joyeux de la bonté de Dieu : « Que du moins le principal, le plus grand de ces bienfaits (de la miséricorde divine), à savoir l’œuvre de notre rédemption ne s’éloigne jamais complètement de la mémoire des rachetés » (SCt 11,2-3). Bernard dira d’ailleurs, avec l’Apôtre : « Voilà ma philosophie la plus sublime ici-bas :’connaître Jésus, et Jésus crucifié’ » (SCt 43,4). C’est donc en faisant mémoire de la mort de Jésus que l’homme trouve la grâce de sa conversion. « Oui, il se chargea d’un dur labeur, pour rendre l’homme redevable d’un grand amour […]. Souviens-toi désormais que si tu as été créé de rien, tu n’as pas été racheté pour rien » (SCt 11,7).

Quel est donc le fondement de l’union possible de l’homme et de Dieu ? Bernard l’exposera longuement dans les sermons 80 à 86, nous y reviendrons. Disons déjà ceci : demeuré à l’image de son Créateur mais volontairement éloigné de sa ressemblance, l’homme est, par la rédemption, rendu capable d’atteindre à cette ressemblance qui est le principe même de sa création (Cf. aussi SCt 21,6).

(2) Cette restauration touche l’âme et son corps. Ce corps est aujourd’hui sujet à la corruption et il appesantit l’âme. Il fut pourtant donné à l’âme comme une figure de sa rectitude spirituelle, car il était fait droit à son image et pour elle (SCt 24,6). Aussi, « pour l’âme qui aime Dieu, son corps a de la valeur dans sa faiblesse, il en a après sa mort, il en a après sa résurrection. Dans le premier cas, il contribue au fruit de la pénitence ; dans le second, au repos ; dans le dernier, à son achèvement […] Pour un esprit qui est bon lui-même, la chair est vraiment une compagne bonne et fidèle » (Dil, 30-31).

Cependant, c’est dans la part spirituelle de lui-même que l’homme doit restaurer la ressemblance de Dieu, et non dans la substance fangeuse et grossière, car Dieu est esprit (SCt 24,5). L’œuvre de salut du Dieu-Trinité s’applique à la triple débilité de la « trinité de l’âme » : la raison, fautive dans ses jugements, sera éclairée par la lumière qui ne s’éteint jamais ; la volonté, sans cesse troublée, s’établira dans la paix immuable ; la mémoire, obscurcie par de constants oublis, s’alimentera à la source éternelle intarissable. « Vous jugerez vous-mêmes si l’on peut attribuer à juste titre le premier de ces biens au Fils, le suivant au Saint Esprit, et au Père le dernier ; sans toutefois enlever la moindre part de ces trois biens ni au Père, ni au Fils, ni à l’Esprit Saint (SCt 11,5-6).

Pour l’homme, se connaître revient donc, en ce temps-ci, à connaître ce qui lui manque : « Ne sais-tu pas que, ‘tant que tu vis dans ce corps, tu chemines loin de la lumière ? […]. Mais pour le moment, bien que tu sois déjà partiellement semblable à moi, tu restes néanmoins partiellement dissemblable ; contente-toi d’une “connaissance partielle” » (SCt 38,5).

(3) Est-ce à dire que Dieu ne puisse, en raison de nos obscurités pécheresses, se donner dès à présent et de toujours tel qu’il est ? Affirmer cela serait réduire à néant la force de l’Amour : créée libre par grâce, restaurée plus gracieusement encore, l’âme est prévenue par la recherche du Verbe avec qui elle peut faire un seul Esprit. « Par quel moyen ? Par l’amour » : « Toute âme, dis-je, même ainsi damnée et désespérée, peut cependant trouver en elle-même non seulement de quoi respirer dans l’espérance du pardon et de la miséricorde, mais aussi l’audace d’aspirer aux noces du Verbe, de conclure sans peur un traité d’alliance avec Dieu, de porter sans crainte avec le Roi des anges le joug aisé’ de l’amour » (SCt 83,1).

L’image et la ressemblance de l’Époux

L’Écriture atteste que l’homme est créé « à l’image de Dieu (Gn 1,27), et que le Christ est dit « Image de Dieu » (Col 1,15, Ph 2,6…). Le Verbe est donc l’Image, et l’âme est faite à l’image de l’Image : telle est l’affinité de leurs deux natures (1). Une parenté qui est confirmée par la ressemblance (2) et que la dissemblance (3) jamais n’a pu anéantir. Reprenons chacun de ces éléments.

Que l’âme soit faite à l’image de Dieu grand et droit signifie qu’elle est à la fois capable des réalités éternelles (c’est-à-dire grande) et désirant les réalités célestes (c’est-à-dire droite). L’âme tire ces deux avantages de la création ou de la grâce ; mais l’Image (le Verbe) les tient de naissance, c’est-à-dire de la substance même de Dieu. Il y a donc une ferme distinction de nature entre le Verbe et l’âme, qui est formulée très précisément lorsque Bernard dit que « non seulement pour l’image, c’est une même chose que d’être droite et d’être grande, mais c’est une même chose que d’être grande et droite et d’être », alors que « pour l ‘âme, sa grandeur et sa droiture sont différentes d’elle et différentes entre elles » : « selon la grandeur, ‘l’homme traverse la vie en image’ ; en revanche, quant à la droiture, comme s’il boitait, il est troublé et déchu de l’image » (SCt 80,3-4).

Dans le Verbe, l’être, le vivre et le bien vivre se confondent ainsi qu’en Dieu, qui est la simplicité première et absolue. L’âme est supérieure au corps en ceci que pour elle être et vivre sont une même chose ; on peut donc lui reconnaître la ressemblance au Verbe, mais non l’égalité. Car l’âme est divisée en son vouloir : « L’âme […] se tient à la fois ‘servante et libre’ sous cette nécessité en quelque sorte volontaire et malheureusement libre […] ; elle est d’autant plus coupable qu’elle est plus ‘libre’, d’autant plus ‘servante’ qu’elle est plus coupable ; du coup, elle est d’autant plus ‘servante’ qu’elle est plus ‘libre’ », car « c’est bien parce qu’elle le veut, qu’elle ne s’est pas seulement faite esclave, mais qu’elle continue de se faire telle » (SCt 81, 9 et 8) [1].

La haute dignité de l’âme, c’est d’être proche du Verbe par une triple affinité de nature : la simplicité de l’être (l’être et le vivre), la perpétuité de la vie (elle est immortelle) et la liberté (comme libre arbitre) (SCt 81,5). Cette triple ressemblance est inhérente à la nature même de l’âme, elle n’est jamais abolie (SCt 82,2), malgré la dissemblance introduite par le péché.

« Ce que l’Écriture dit d’une dissemblance survenue, elle ne le dit pas parce que la ressemblance originelle aurait été détruite […]. L’âme n’a pas dépouillé sa forme native, mais elle a revêtu par-dessus une forme étrangère […] ; mais la première n’a pas été perdue […]. Pourtant en toute âme, la simplicité propre au genre humain subsiste avec la duplicité des origines […]. L’immortalité subsiste de même, mais sombre et obscure, car ‘les ténèbres épaisses de la mort’ du corps fondent sur elle […]. Tandis que la liberté demeure à cause de la volonté, sa conduite servile trahit la présence de la nécessité » (SCt 82,2-5).

« La duplicité du cœur ne supprime pas la simplicité de l’essence ; la mort volontaire du péché ou la mort nécessaire du corps ne suppriment pas l’immortalité de la nature ; la nécessité de la servitude volontaire ne supprime pas le libre arbitre. Ces maux adventices […] défigurent (les biens de la nature) certes, mais sans les détruire […]. De là vient que l’âme est dissemblable à Dieu et à elle-même » (SCt 82,5). La dissemblance à Dieu consiste en ce que l’homme maintenant aime le mal ; la dissemblance à soi consiste en ce que l’homme est à présent semblable aux animaux : pareil aux bêtes sans raison, il est conçu comme elles, il naît, il vit et il meurt à leur façon (id.).

Donc, si la ressemblance première subsiste, la dissemblance n’en est que plus déplaisante (SCt 82,6). La nature est impuissante à se libérer ; seule la grâce de l’amour peut donner à l’âme cette double faveur, de se détourner du mal et de retrouver le bien : ‘tournée vers le Verbe’, elle sera attirée par l’Esprit. « Qui ne resterait stupéfait devant l’amour d’un Dieu méprisé et qui nous fait revenir à lui ? » (SCt 82,8).

La recherche de l’Époux

Comment l’âme retrouvera-t-elle la ressemblance au Verbe ? Tout d’abord par cette grâce de Dieu qui a voulu que subsiste toujours en nous une marque de notre noblesse originelle, afin que l’âme puisse recevoir les avertissements du Verbe (1) et y consentir (2). Ce retour comporte des étapes, dont l’aboutissement est la conformité des volontés au mariage spirituel (3) ; dans la similitude retrouvée, l’amour surmonte l’inégalité des personnes, parce qu’il est l’amour (4)

(1) La condition de possibilité du retour de l’âme égarée, c’est l’Amour divin. « Il nous a aimés le premier », ne cesse de commenter Bernard : « Si l’âme cherche le Verbe, c’est qu’elle a d’abord été cherchée ». Elle ne le chercherait pas, si elle n’était cherchée, comme elle ne l’aimerait pas, sans en avoir été aimée d’abord. Deux grâces, plutôt qu’une seule, l’ont devancée : l’amour et la recherche (SCt 84, 3-5). Telle est donc la bonté de l’Amour : que le Verbe consente à s’approcher de nous et qu’il puisse lui être répondu. Étonnement heureux : « le langage du Verbe, c’est le don qu’il répand ; la réponse de l’âme, c’est l’émerveillement dans l’action de grâce. Voilà pourquoi elle aime d’autant plus qu’elle se sent surpassée en amour ; et elle s’émerveille d’autant plus qu’elle se reconnaît devancée (SCt 45,8).

(2) L’inaltérable liberté de l’âme s’exprime dans ce consentement de la volonté à la recherche et à l’amour du Verbe : « Déjà semblable (au Verbe) par nature, (l’âme) se rend aussi semblable à lui par la volonté, en l’aimant comme il l’aime (Diligens sicut dilecta est) » (SCt 83,3).

(3) Pourquoi l’âme cherche-t-elle à son tour celui que son cœur aime ? Sept nécessités l’y poussent, répond Bernard : « L’âme cherche le Verbe pour se soumettre à sa réprimande, pour en recevoir la lumière de la connaissance (connaître ce qui est bien et le vouloir) et un appui qui lui donne la force (échappant ainsi à la domination du mal, c’est-à-dire du démon, du monde, et de soi) ; pour être reformée dans la sagesse et conformée à lui dans la beauté ; pour s’unir à lui dans un mariage fécond (donnant le jour à des âmes par la prédication ou à des intelligences par la méditation) et jouir de lui dans l’allégresse » (jouir du Verbe, c’est parfois sortir de soi, ce qui ne s’enseigne pas par des paroles, mais par la grâce du Père de ce Verbe) (SCt 85).

On a ici, ramassé, tout l’itinéraire spirituel des degrés de l’amour. L’esclave tremble devant la face de son maître, le mercenaire espère que la main de son seigneur sera généreuse, l’élève prête l’oreille aux leçons du maître, le fils honore son père (SCt 7,2). Mais l’Épouse est au degré le plus élevé de l’amour, et le ravissement constitue les prémices du temps à venir. L’épouse, c’est l’âme quittant tout, s’attachant par tous ses désirs au Verbe, vivant pour le Verbe, se gouvernant selon le Verbe, concevant du Verbe un fruit qu’elle enfantera au Verbe (SCt 85,12-14)

(4) La conformité des volontés dans l’amour marie l’âme au Verbe. Comment cela est-il possible, au regard de l’inégalité des personnes, et donc de l’inégalité de leur amour ? En raison de la similitude originelle, répond d’abord Bernard : « De tous les mouvements de l’âme […], l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre au Créateur, sinon d’égal à égal, du moins dans une réciprocité de ressemblance » (SCt 83,4). Et certes la créature aime « moins » que le Créateur, mais « si pourtant elle aime de tout son être, rien ne manque là où il y a totalité » (SCt 83,6). En réalité, l’amour est à lui-même sa propre raison. Plus qu’un contrat, il est une étreinte, « là où même vouloir et même non vouloir font ‘des deux un seul esprit’. Et il ne faut pas craindre que l’inégalité des personnes rende quelque peu boiteuse l’harmonie des volontés, car l’amour ignore le respect craintif […]. C’est pourquoi celle qui aime, aime, et ne sait rien d’autre […]. (L’amour) est à lui-même son mérite, à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche hors de lui-même ni sa cause ni son fruit […]. J’aime parce que j’aime ; j’aime pour aimer » (SCt 83,3-4).

Dans cette lumière, on pourrait relire le Traité de l’Amour de Dieu, dont la substance demeure l’affirmation d’ouverture : « La cause de notre amour de Dieu, c’est Dieu même ; la mesure, c’est de l’aimer sans mesure » (Dil, 1). Tel est donc l’amour que sa force appelle en retour un amour égal : l’amour de l’Époux, ou plutôt l’Époux qui est Amour, ne demande qu’amour réciproque et fidélité. Qu’il soit donc permis à l’Épouse d’aimer en retour. Comment n’aimerait-elle pas, puisqu’elle est l’Épouse, et l’Épouse de l’Amour ? Comment l’Amour ne serait-il pas aimé ? (SCt 83, 4-6)

Un seul Esprit

Il nous reste un dernier aspect à considérer pour indiquer le point d’équilibre de la pensée de Bernard, et du même coup son entière justesse ; c’est la « demeure trinitaire » de l’amour de l’Époux et de l’Épouse.

Lorsqu’il commente dans ses huit premiers sermons la demande de l’Épouse « qu’il me baise d’un baiser de sa bouche » (Ct 1,4), Bernard fait remarquer qu’elle ne demande pas à être embrassée de la bouche, mais du baiser de la bouche. Et cette pudeur est bien justifiée, car la plénitude divine n’est communiquée d’égal à égal qu’au Fils : ce « baiser » le plus doux est aussi le plus secret ; seul l’Esprit en est le témoin : « C’est pourquoi le Père, en baisant le Fils, lui livre pleinement les mystères de sa divinité, et lui insuffle en même temps la suavité de son amour […]. Mais à cet éternel embrassement d’une incomparable béatitude, nulle créature ne saurait assister. Un seul est témoin de cette connaissance et de cet amour réciproques et y participe : l’Esprit du Père et du Fils » (SCt 8,6).

C’est pourquoi aussi, demandant un baiser, l’épouse invoque l’Esprit lui-même, qui scrute les profondeurs de Dieu, car en procédant du Père et du Fils, il est la bonté de l’un et de l’autre, c’est-à-dire qu’il est ce baiser divin : « Si l’on a raison d’admettre que le Père donne le baiser et que Fils le reçoit, il ne sera pas faux de penser que ce baiser est l’Esprit Saint, celui qui est la paix inaltérable du Père et du Fils et leur lien solide, leur amour indivis, leur indissoluble unité » (SCt 8,2). C’est donc la grâce de la triple connaissance du Père, du Fils et du Saint Esprit que sollicite l’Épouse : « Elle le demande au Fils […] ; le Fils se révèle à qui il veut et il révèle aussi le Père. Mais c’est par le baiser qu’il révèle, c’est-à-dire par l’Esprit Saint […]. Mais en donnant l’Esprit par qui il révèle, le Fils révèle du même coup l’Esprit : en le donnant, il révèle et en le révélant, il le donne » (SCt 8,5).

Alors, aimée de l’amour paternel, puisqu’elle est touchée du même Esprit que le Fils, l’âme peut se considérer comme l’Épouse et la sœur du Fils : elle est sa sœur, puisqu’ils ont le même père : son Épouse, puisqu’ils sont du même Esprit (SCt 8,9) : ainsi les deux ne font-ils pas une seule chair, mais, selon l’expression si souvent reprise par Bernard, ils font un seul esprit. « Si le mariage charnel unit deux êtres en une seule chair, pourquoi l’étreinte spirituelle, à plus forte raison, ne pourrait-elle les unir en un seul esprit ? En effet, ‘celui s’attache au Seigneur est avec lui un même esprit’ (1 Co 6,17) » (idem).

Conclusion

Nous voici au terme. Laissons à Bernard lui-même le soin de conclure, avec la finale de ses Sermons.

« Mais en voilà assez sur la liberté. Dans l’opuscule que j’ai écrit sur la grâce et le libre arbitre on peut lire, sur l’image et la ressemblance, des opinions peut-être différentes mais non contraires, je pense. Vous avez lu celles-là, et vous avez entendu celles-ci : je vous laisse juger lesquelles sont plus dignes d’approbation. Et si vous trouvez mieux, ‘je m’en réjouis et m’en réjouirai’. Quoiqu’il en soit, retenez en mémoire ces trois points surtout : la simplicité, l’immortalité, la liberté [de l’âme]. À mon avis, vous devez voir maintenant en toute clarté que l’âme, par la noble ressemblance de nature qui ressort si nettement de ces trois points, n’a pas peu d’affinité avec le Verbe, l’Époux de l’Église, Jésus-Christ notre Seigneur, ‘qui est au-dessus de tout, Dieu béni dans les siècles. Amen’ » (SCt 81,11).

[1C’est exactement la doctrine du Libre arbitre.

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