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Vivre la docilité à l’Esprit

À la suite du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus

François-Régis Wilhélem

N°2011-3 Juillet 2011

| P. 202-209 |

Le Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus (Henri Grialou, 1894-1967) pourrait être bientôt béatifié. Dans l’attente de cet événement, un membre de l’Institut Notre-Dame de Vie, connu de nos lecteurs, nous propose une esquisse de l’expérience spirituelle enseignée par son fondateur : l’emprise de l’Esprit Saint sur le Christ se reçoit dans une vie baptismale attentive à la Présence divine ; une « œuvre commune » naît ainsi de la faiblesse humaine conjuguée à l’humilité de l’Amour.

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À l’approche d’une reconnaissance probable par l’Église des « vertus héroïques » du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus († 1967) [1], religieux carme, auteur de Je veux voir Dieu et fondateur de l’Institut Notre-Dame de Vie, il paraît opportun de partager quelques unes des richesses de son expérience de l’Esprit qu’il a qualifiée lui-même de « Pentecôte vécue » [2].

Une « Pentecôte vécue »

Deux ans avant sa mort, en effet, en une sorte de testament spirituel, il confiait que toute sa vie avait été « basée sur la connaissance, sur la découverte de l’Esprit Saint ». Il reconnaissait « avoir été saisi par l’Esprit Saint » dès le début de sa vie religieuse, « puis en plusieurs circonstances, d’une façon vigoureuse et d’une façon absolument certaine ». Conscient que ces expériences étaient aussi un don pour l’Église, il poursuivait : « Ce que je voudrais vous laisser comme testament, c’est l’Esprit Saint… A tous…, je voudrais donner comme caractéristique, je voudrais donner comme trésor, comme animation, l’Esprit Saint… que l’Esprit Saint descende sur vous, que vous puissiez tous dire, le plus tôt possible, que l’Esprit Saint est votre ami, que l’Esprit Saint est votre lumière, que l’Esprit Saint est votre maître » [3].

Ce charisme prend toute son ampleur quand on le situe dans la dynamique de Vatican II [4]. En effet, nous le savons, le bienheureux Jean XXIII souhaitait que le Concile fût pour l’Église « comme une nouvelle Pentecôte ». Reprenant l’idée, le cardinal Suenens, un des grands artisans de cet événement, affirmait que « Vatican II s’inscrit dans l’histoire comme une ‘expérience pentecostale’ universelle qu’il nous faut traduire au niveau de chaque chrétien en une expérience personnelle ». Mais il ajoutait aussi : « Si vous me demandez si Vatican II fut une nouvelle Pentecôte, je dirais « oui » en tant que grâce offerte et je dirais « oui et non » en tant que grâce reçue… Nous n’avons pas fini de découvrir l’Esprit Saint en théologie, en spiritualité, en pastorale. Nous avons encore du progrès à faire pour le situer au cœur de l’évangélisation nouvelle » [5]. Dans cette ligne, Jean-Paul II invitait les pasteurs à enraciner davantage leurs initiatives dans une « culture de Pentecôte ». De même, diverses interventions de Benoît XVI sur les nouveaux mouvements, ainsi que la création récente d’un dicastère spécialement dédié à la nouvelle évangélisation, confirment cette orientation ecclésiale pentecostale et missionnaire. Il s’agit donc pour l’Église d’aujourd’hui d’entrer toujours plus profondément dans ce que l’on pourrait appeler une « pastorale de Pentecôte ».

S’inscrivant dans cette dynamique, la pensée du P. Marie-Eugène développe abondamment la nécessité pour tout baptisé de vivre et d’agir sous « l’emprise de l’Esprit », expression typique de sa pensée. On retrouve ce thème dans de multiples enseignements, notamment dans ses commentaires concernant le baptême du Christ au Jourdain.

« L’emprise de l’Esprit Saint » sur le Christ

Le P. Marie-Eugène voyait dans cet épisode évangélique (cf. Lc 3, 21s) un enseignement d’une portée considérable pour la vie de l’Église :

« Il y a là une véritable descente de l’Esprit sur Notre Seigneur… Comment se fait-il qu’il ait besoin encore de l’Esprit Saint ?… De fait, nous avons de la peine à expliquer cela raisonnablement, nous avons comme l’impression que c’est du surajouté, que le Verbe n’a pas besoin d’être complété. Cependant, nous devons reconnaître la chose. Reconnaissons-y tout simplement comme une loi de Dieu… Cette humanité va être prise désormais par l’Esprit Saint. [Celui-ci]… affirme par cet acte son emprise particulière sur Notre Seigneur pour l’action et pour sa vie publique ».

Ailleurs, on retrouve la même insistance :

« Cette emprise de l’Esprit Saint est tellement importante, un signe si caractéristique que Jésus, revenant à Nazareth, va se présenter à ses compatriotes comme celui qui est pris par l’Esprit. Ce n’est pas une grâce banale, c’est quelque chose d’essentiel que cette emprise de l’Esprit Saint, même sur Notre-Seigneur, si déconcertante qu’elle puisse nous paraître. L’Esprit Saint va diriger Notre-Seigneur dans toute sa vie publique ».

Le P. Marie-Eugène en tire immédiatement « des conclusions pratiques » pour l’activité de l’Église.

« Des conclusions pratiques » pour l’activité de l’Église

Partant du baptême du Christ pour passer à l’événement de Pentecôte, il évoque ensuite l’aggiornamento conciliaire :

« Il faut que nous le remarquions…, quand Dieu veut agir sur quelqu’un, il le prend par son Esprit Saint… Si nous soulignons ce fait historique [du baptême], ce n’est pas seulement pour le regarder… mais pour en tirer des conclusions pratiques. … Pourquoi l’Esprit Saint descendra-t-il sur les Apôtres ? Pour qu’ils commencent à agir et ils ne seront véritablement apôtres que le jour où ils auront reçu l’Esprit Saint et qu’ils seront transformés par lui… l’aggiornamento : tout compte fait, c’est simplement une nouvelle descente de l’Esprit Saint. Jean XXIII nous l’a dit ; Paul VI le répète. l’aggiornamento ne se fait pas seulement par un regard sur ce qu’il y a à faire… mais par la préoccupation d’avoir notre Pentecôte… en appelant l’Esprit Saint, en nous mettant sous sa motion ».

Et il en expose les conséquences pour tous les membres de l’Église, particulièrement les prêtres :

« Le chrétien ne devient parfait que lorsqu’il est mû par l’Esprit Saint : « Ceux-là sont enfants de Dieu qui sont mûs par l’Esprit Saint » (cf. Rm 8, 14). Nous pourrions dire aussi : ceux-là sont véritablement des prêtres et ont réalisé leur sacerdoce, qui sont mûs par l’Esprit Saint. Ainsi, la grâce reçue au jour de l’ordination et les grâces présentes doivent être complétées et enrichies par cette emprise de l’Esprit Saint. Voilà ce que nous dévoile le tableau du baptême de Notre Seigneur ».

Le P. Marie-Eugène était convaincu de la nécessité pour les prêtres d’enraciner leur ministère dans une expérience constante de l’Esprit [6] :

« Le Christ Jésus, inaugurant sa vie publique par le baptême de Jean-Baptiste, a reçu immédiatement l’Esprit Saint. Le Christ Jésus, ayant conféré à ses apôtres le sacerdoce et leur mission, leur a recommandé instamment de ne pas quitter Jérusalem pour les exercer avant d’avoir reçu l’Esprit Saint. Le Saint-Esprit, descendant sur les apôtres le jour de la Pentecôte, devient l’âme de l’Église et l’âme de nos âmes. L’apôtre Paul, transformé par sa conversion sur le chemin de Damas, est parti trois ans au désert pour réaliser sa grâce et accorder son âme à l’Esprit nouveau qu’il avait reçu.
Tout prêtre, avant ou après avoir reçu son sacerdoce, a besoin de faire une période de solitude pour réaliser la présence vivante et agissante de l’Esprit Saint dans l’Église et dans son âme et pour apprendre à accorder, dans la docilité, son action à celle de l’Esprit Saint. Il doit ensuite prendre toutes dispositions pour parfaire cette docilité ».

L’histoire de l’Église confirmait sa conviction : « C’est au désert que Dieu a conduit et formé les grands contemplatifs de tous les temps et les instruments de ses grandes œuvres » ; « ceux que l’on appelle à juste titre les Pères de l’Église avaient vécu pour la plupart d’abord dans la solitude ; c’est là que l’Esprit les saisit pour les lancer de nouveau dans le monde, et leur faire réaliser, dans les travaux soutenus pour sa gloire, à la fois leur mission et leur sainteté » [7].

Cependant, si la docilité à l’Esprit est particulièrement nécessaire aux ministres ordonnés, elle demeure avant tout une exigence baptismale.

La docilité à l’Esprit : une exigence baptismale

Le P. Marie-Eugène revient sans cesse sur cette exigence, conséquence de l’habitation divine dans l’âme [8]. Pour lui, l’attention à cette Présence est le premier témoignage du baptisé :

« Il ne s’agit pas de croire à l’Esprit Saint d’une façon vague ; il faut que nous croyions en lui comme à une réalité vivante, à une Personne vivante, intelligente, toute-puissante… Le chrétien, non pas seulement ceux qui ont une charge et des responsabilités, mais tout chrétien doit vivre en contact avec l’Esprit Saint… Notre apostolat devra évidemment s’inspirer de cette vérité fondamentale ».

Seule une telle intimité permet, en effet, de « faire l’œuvre de Dieu » :

« L’Esprit Saint a beaucoup plus besoin de notre docilité, de notre attention,… que de notre force… Il faut que nous soyons ouverts à Lui : voilà la première condition de notre vie spirituelle… Les enfants de Dieu sont ceux qui ont réalisé leur filiation divine, leur grâce du baptême… Ce sont ceux-là les véritables apôtres, ce sont ceux-là qui font l’œuvre de Dieu et non pas ceux qui construisent eux-mêmes l’œuvre de Dieu suivant leur pensée. Il n’y en a qu’un qui sache quelle est l’œuvre de Dieu et comment elle doit se faire : c’est l’Esprit Saint ».

Ainsi, pour le P. Marie-Eugène, la question fondamentale est bien celle-ci : « Comment attirer le souffle de l’Esprit et comment ensuite se livrer et coopérer à son action envahissante ? » [9]. Saint Séraphin de Sarov ne disait-il pas dans le même sens que le but de la vie chrétienne est « l’acquisition du Saint Esprit » ? [10]

Évidemment, on peut parfois se sentir accablé par l’expérience de nos limites ! Le Père encourage cependant : « Nos misères deviennent des sources de lumière quand elles sont placées sous la lumière de Dieu. Témoins le bon larron, Marie-Madeleine… Pourquoi ? Parce que ces misères appellent la miséricorde de Dieu » [11]. Il insiste : « Qu’importent les qualités naturelles ! La grande qualité, la grande richesse, c’est d’être pris par l’Esprit, c’est d’être travaillé par l’Esprit, c’est d’être transformé par l’Esprit » [12].

Dans ses enseignements, il revient fréquemment sur l’action de l’Esprit qui transparaît à travers les fragilités humaines : « Nous ne demandons pas à un chrétien, ou même à un saint, de n’avoir aucun défaut, d’être un athlète parfait au point de vue physique et d’avoir une intelligence excessivement pénétrante. Nous lui demandons cette sorte de rayonnement spirituel qui passe à travers son âme, que l’on saisit parfois dans son regard, que l’on voit dans ses attitudes, dans sa rectitude, dans toute sa vie » [13].

Ainsi, le travail de l’Esprit dans le cœur du baptisé met-il en évidence un paradoxe : celui de la force divine qui se déploie dans la faiblesse de l’homme (cf. 2 Co 12, 9).

« Dieu crée la docilité par la pauvreté spirituelle »

Le P. Marie-Eugène a des pages lumineuses et réconfortantes sur la manière de vivre cette antinomie fondamentale. Positivement, il constate en effet que la pauvreté expérimentée « oblige à aller à Dieu ». Il en tire la conclusion : « C’est la formation que Dieu impose aux âmes avec qui il veut travailler. Il leur fait sentir leur rien, leur pauvreté, pour qu’elles l’appellent. Il crée en elles la docilité par la pauvreté, il en fait des mendiantes pour les rendre dociles. Dieu crée la docilité par la pauvreté spirituelle » [14]

Pour lui, la totale dépendance à l’égard de l’Esprit « constitue la perfection de la grâce filiale et marque le règne parfait de Dieu dans l’âme » [15]. Ceci l’amène à proposer une définition très paradoxale de la sainteté : « La sainteté consiste dans un état de pauvreté telle qu’à tout instant on soit obligé de tout demander à l’Esprit Saint, on soit sous sa dépendance, suspendu à son secours, convaincu que sans sa grâce, on ne peut rien faire ! » [16].

Cette description doit cependant être complétée par les lignes magnifiques des dernières pages de Je veux voir Dieu :

« L’Esprit de Jésus qui est venu non pour être servi mais pour nous servir (Mt 20, 28), après avoir conquis par l’amour ses apôtres, disparaît volontiers derrière leur personnalité et leur action. L’amour se fait humble même lorsqu’il est tout-puissant, pour exalter ceux qu’il aime…
C’est surtout dans leur œuvre commune que l’Esprit Saint glorifie les instruments qu’il a saisis. L’Esprit Saint se fait humble avec les saints pour les glorifier. Inspirateur de l’œuvre par sa lumière, agent efficace par sa toute-puissance, il se dissimule sous les traits humains de l’apôtre…

L’Esprit paraît en ce monde sous mille visages humains sur lesquels sa présence cachée imprime le reflet de sa puissance et de sa grâce » [17].

[1La Commission des théologiens de la Congrégation pour les Causes des Saints a récemment émis un avis favorable pour la reconnaissance de l’exemplarité évangélique de sa vie ; cf. Agence Zenit, Rome, 16 juillet 2010.

[2Cf. Mgr G. Gaucher, La vie du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Cerf/Carmel, Paris/Toulouse, 2007, p. 81.

[3Ibid., p. 248-249.

[4Sur certaines convergences historiques et théologiques entre le « Renouveau dans l’Esprit », le Concile et la pensée du P. Marie-Eugène, cf. nos études : « La grâce du « Renouveau dans l’Esprit » à la lumière de l’enseignement du P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus », La Vie Spirituelle, n° 783, Juillet 2009, p. 361-369 ; « Quarante après, où en est le Renouveau charismatique catholique ? », NRT 2008, repris dans : Conférence des Évêques de France, Les nouveaux courants charismatiques. Approches, discernement, perspectives, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, Paris, 2010, p. 163-182.

[5L-J. Cardinal Suenens, Souvenirs et espérances, Fayard, Paris, 1991, p. 285 ; 295.

[6Cf. notre étude : « L’expérience de Dieu au cœur de la mission », dans : E. Michelin (dir.), Témoins dans l’Esprit Saint II, Studium Notre Dame de Vie, Collection Sorgues, Ed. Parole et Silence, Paris, 2009, p. 36-61.

[7Je veux voir Dieu, Ed. du Carmel, Venasque, 1988, p. 389 et 666.

[8« Quand nous lisons les épîtres de l’apôtre saint Paul, et que nous y cherchons la distinction qui sépare le chrétien du païen, c’est très net pour lui. Ce qui distingue le chrétien du païen, c’est cette habitation de l’Esprit Saint », cf. p. ex. 1 Co 3, 16-17 ; 6, 19, etc. ; P. Marie-Eugène de l’E.J., Au souffle de l’Esprit, Ed. du Carmel, Venasque, 1990, p. 257.

[9Je veux voir Dieu, p. 321.

[10Cf. Entretien avec Motovilov.

[11P. Marie-Eugène, En marche vers Dieu, Salvator, Paris, 2008, p. 96.

[12Cf. Gaucher, op. cit., p. 282.

[13Au souffle de l’Esprit, p. 297.

[14Conférence du 15 mai 1959 ; cité dans : F-R Wilhélem, Agir dans l’Esprit, Le Sarment/Ed. du Jubilé, Paris, 2007 p. 190.

[15Je veux voir Dieu, p. 308. Le P. Marie-Eugène voyait en sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus un exemple achevé d’une telle dépendance ; cf. ibid., p. 307-308.

[16Conférence du 15 mai 1959 ; cf. Agir dans l’Esprit, p. 191.

[17p. 1074-1075.

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