Jean-Paul II et la vie consacrée
Pier Giordano Cabra, s.f.n.
N°2011-3 • Juillet 2011
| P. 169-181 |
C’est dans la joie de la récente béatification de Jean-Paul II que ces pages veulent faire mémoire de sa contribution à la vie consacrée. On remarquera que l’auteur, particulièrement accrédité dans ce domaine, recense les textes et les événements principaux du pontificat, non sans indiquer des accents particuliers que la reconnaissance n’empêchera pas de méditer encore.
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On m’a demandé de parcourir avec les lecteurs quelques-uns des traits essentiels de la contribution apportée à la vie consacrée par le bienheureux Jean-Paul II – une contribution faite de gestes, d’interventions et d’enseignements variés. Je me limiterai à tracer ici les lignes générales qui se dégagent de l’ensemble de son pontificat [1].
La vie religieuse
Le nombre des religieux et religieuses a connu un développement extraordinaire durant la première moitié du dix-neuvième siècle. Éducation, santé, mission, culture, théologie, tels étaient les domaines où la vie religieuse était représentée en grand nombre, mais aussi, estimée, recherchée, considérée comme indispensable. Durant le Concile Vatican II, ses théologiens ont été des acteurs de premier plan et la vie religieuse a eu l’honneur d’un chapitre à part dans la constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium.
Mais le gel hivernal a pris la suite de ce printemps conciliaire. Au cours de la décennie qui va de 1965 à 1975, les instituts les plus fournis allaient perdre un tiers de leurs effectifs. Le renouveau espéré a coïncidé avec mai 68, caractérisé par l’affirmation radicale de la liberté du sujet, ce qui a mis en difficulté les institutions fonctionnant sur la base de l’obéissance. Durant la même période, les œuvres traditionnelles commencèrent à affronter la concurrence des intervenants civils, toujours plus présents dans les domaines de l’éducation, de l’assistance et de la santé. D’où la préoccupation de ne pas se laisser dépasser par les événements et la course en vue d’un renouvellement, surtout orienté vers le social et le politique.
Il était inévitable que l’ouverture au monde tant désirée forçât à l’acquisition de la dimension laïque ou séculière de diverses compétences, introduisant dans le monde de la vie religieuse des éléments qui réclamaient de nouveaux équilibres entre sciences humaines et spiritualité, respect de la personne et recherche de la volonté de Dieu, avec le danger de la fuite en avant ou des coups de frein brutaux. Il convient de citer ici le courageux document « Religieux et promotion humaine » [2] de l’inoubliable cardinal E. Pironio, qui allait à la rencontre des mouvements positifs du moment, tout en offrant des critères utiles au discernement.
Le vent venu de l’Est
L’arrivée du « nouveau Pape polonais », en octobre 1978, n’a pas été seulement perçue comme un vent venu de l’Est, mais comme un authentique et véritable cyclone, tellement différent des brises délicates insufflées par Paul VI. Un homme jeune, en pleine force de l’âge, nous venait du monde slave, ce carrefour de l’Orient et de l’Occident. Pour celui qui regarde depuis l’Orient, l’Occident peut être considéré comme malade du rationalisme, trop attentif à l’histoire, trop lié à ce qui est contingent, au hic et nunc, peu contemplatif, donc très influençable et sujet à devenir la proie du moment présent. Le nouveau Pape se situait, de par sa position géographique et sa formation, entre le lumen occidental et le numen oriental, entre rationalité et mystère. Il apparut de suite clairement que l’objectif du nouveau pontificat était double : récupérer l’identité chrétienne et rendre le courage de la mission.
Les disputes passionnées et les interminables discussions au sujet du rapport entre Église et monde, les révisions, les réaménagements divers, bien compréhensibles dans une période de transition comme celle de l’après Concile, avaient rendu moins assuré le sens de l’être chrétien et catholique ; le courage missionnaire et la nécessité de la mission semblaient donc diminués. Pour l’évêque de Cracovie, trempé par la confrontation au communisme, familier des positions claires, il était évident que le premier devoir d’un Pape était de supprimer les incertitudes et de rendre à tous la fierté d’être chrétien. De plus, si jusqu’alors on s’était interrogé sur « l’homme d’aujourd’hui », sur l’homme « situé » dans le monde séculier ou dans le monde des injustices sociales, le moment n’était-il pas venu de s’interroger également sur « l’homme » tout court, l’homme éternel, sur l’homo absconditus, avec ses caractéristiques inaliénables et éternelles ? Il conviendrait de se rappeler surtout que cet homme est à racheter, que même l’homme de bonne volonté a besoin de rédemption et que ce besoin est le plus profond.
La première encyclique de Jean-Paul II, Redemptor hominis (1979), donne le ton, avant beaucoup d’autres qui évoquent explicitement, dès le titre, le thème de la rédemption : Redemptoris Mater, Redemptoris missio, Redemptoris Custos… Le premier document à l’adresse explicite de la vie consacrée se place dans la même perspective : il s’agit de l’exhortation apostolique Redemptionis donum (25 mars 1984).
La vie consacrée y est présentée comme une alliance d’amour, vécue avec le Père, dans le Christ Époux mystique, dans la force de l’Esprit Saint, permettant au religieux d’entrer totalement dans le mystère complexe de la mort du Rédempteur et de sa vie nouvelle, pour le bien de toute l’Église et celui du monde entier. C’est un document aux contenus (théologique et spirituel) denses, qui semble voler haut, au dessus des situations contingentes, comme pour rappeler l’importance de ce qui est essentiel et à quoi on ne peut renoncer dans la vie consacrée, laquelle est au service non pas d’un projet humain, mais du don de la Rédemption qu’il faut accueillir. Le Pape invite aussi à porter davantage l’attention sur le don que sur la tâche, sur Celui qui donne plus que sur celui qui reçoit, sur le Christ avant l’homme.
La vie consacrée est appelée ici à se soucier de sa propre identité christocentrique, de l’intériorité qui permet de la retrouver, même si elle ne l’épuise pas, de ce qui peut la rendre solide et capable d’affronter tous les autres défis posés par la société sécularisée.
Retrouver son identité
Certains ont vu dans ce rappel un parallèle avec le changement culturel en train de s’opérer dans la société, c’est-à-dire le « reflux » des années 80. Après deux décennies « extraverties » d’attention portée au social et au politique, caractérisées par la prédominance du public sur le privé, des problèmes structurels sur les problèmes personnels, commence une période « introvertie » de « retour à la maison », d’attention aux problèmes de l’individu.
Cette invitation, de la part du Pape, à retrouver l’identité, n’a toutefois pas pour but de favoriser l’individualisme, mais de rendre une base solide à la mission. Après avoir été attentif aux questions concernant l’aggiornamento, les œuvres et la culture, les rapports avec l’Église locale, l’introduction de la théologie du charisme, le nouveau Pape resitue le thème de la consécration en tant que pierre solide sur laquelle construire l’édifice de la vie consacrée.
En 1983, il envoie aux évêques américains une lettre demandant un engagement particulier en matière d’animation de la vie religieuse aux États-Unis. Il approuve également un document préparé par le dicastère en charge de la vie consacrée contenant les Éléments essentiels de l’enseignement de l’Église à propos de la vie religieuse [3], dans lequel se retrouvent quelques assertions importantes. La première désigne comme élément de base de la vie religieuse la consécration, entendue surtout comme une action de la part de Dieu (« la consécration est une action divine ») et ensuite, comme une réponse de l’homme qui se consacre à Dieu en lui faisant le don total de lui-même. Ensuite, une telle consécration est dite « nouvelle et particulière » par rapport à celle du baptême. Et enfin, cette consécration nouvelle et particulière s’opère en vue de la mission. Le nouveau Code de droit canonique de 1983 lui-même contribue à placer au premier plan de la vie religieuse la réalité de la consécration entendue comme initiative divine et comme réponse totale de l’homme. Dans cette théologie, on se préoccupe d’affirmer que la vie religieuse n’existe pas d’abord en vue de faire quelque chose, mais en vue d’appartenir à Quelqu’un. Au départ de la vie religieuse, il ne s’agit pas tant d’un projet à réaliser que d’aimer et servir le Seigneur. Cette approche très théologale ne peut se comprendre et se réaliser que par l’amour sponsal qui lie la personne consacrée au Christ.
Le thème de l’amour sponsal revient fréquemment dans les interventions du Pape Wojtyla, du fait de sa puissante valeur ecclésiologique et mariale. C’est dans la vie religieuse que l’Église déploie au mieux sa dimension sponsale, à l’exemple de Marie, toute donnée à son Seigneur. Il suffit de penser au numéro 34 de l’exhortation postsynodale Vita Consecrata où la vie religieuse est présentée comme une image de l’Église épouse, et même au dernier document de Jean-Paul II, le message envoyé au Congrès International de la Vie Consacrée, le 26 novembre 2004, où la sponsalité est évoquée comme une invitation « à aimer l’Amour ». Nous nous retrouvons ainsi en présence d’une théologie qui requiert une certaine « expérience mystique », qui présuppose de ressentir et saisir le lien particulier avec le mystère du Christ, comme une donnée prioritaire par rapport à tout le reste, tout nécessaire qu’il soit. C’est un discours qui résonne « durement » aux oreilles de personnes habituées depuis longtemps à d’autres langages culturels et théologiques, et probablement préoccupées par une sorte de déshistoricisation de la vie religieuse.
C’est un supplément de mystère que le Pape de l’Est veut insuffler ou rappeler dans cette vie religieuse occidentale super active. Il trahit ici quelque chose de sa richesse intérieure, de son amour passionné pour le Christ, de sa foi inébranlable en lui et en son action, ce qui se laissait déjà deviner dans son exhortation initiale : « N’ayez pas peur du Christ », et qu’il ne cessera jamais de présenter et réaffirmer durant son long pontificat. En même temps, Jean-Paul II exprimait ainsi quelque chose de sa compréhension profonde de la dimension mariale de l’Église et de sa propre expérience spirituelle (Totus tuus), dimension qu’il considérera comme coessentielle à celle du ministère pétrinien.
Dans le processus de la mondialisation
Le « nouveau Pape » avait hérité d’une Église riche en ferments et en problèmes, et caractérisée par un processus accéléré d’internationalisation, tant géographique que culturelle, processus qui concernait particulièrement la vie consacrée. Les instituts religieux commençaient à souffrir de la raréfaction des vocations dans l’hémisphère nord, tandis qu’ils voyaient fleurir les provinces du sud de la planète, avec, en conséquence, l’émergence de problèmes touchant au fait de vivre ensemble dans un même institut ou une communauté singulière, la difficulté d’inculturer le charisme dans des contextes différents, la nécessité de maintenir l’unité de l’institut sans imposer une uniformité, impossible et d’ailleurs non souhaitable. Le Pape connaissait bien la situation du fait de ses fréquents voyages et de ses nombreux entretiens avec les supérieurs généraux ou les responsables des unions de religieux et religieuses des divers continents. Les difficultés éprouvées par un gouvernement centralisé dans une situation de pluralisme culturel touchaient autant l’Église dans son ensemble que les instituts, neufs ou anciens.
Tout particulièrement après le Synode spécial de 1985 convoqué pour célébrer les vingt ans du Concile, il a indiqué, dans l’optique théologique de l’Église considérée comme communion, la route menant à résoudre les difficultés suscitées par l’intense renouveau communautaire entrepris par la vie religieuse à partir du Concile. Un renouveau promu par un authentique esprit évangélique de fraternité, mais aussi par un certain esprit de revendication en vue d’une plus grande autonomie personnelle.
C’est dans ce climat de « communion » que naît le document sur la Vie fraternelle en communauté, daté de 1994, accueilli assez favorablement, parce qu’il prenait en compte les divers contextes culturels dans lesquels les communautés vivent concrètement, parce qu’il cherchait à combiner pluralité et unité grâce à l’apport décisif de la fraternité, parce qu’il recommandait l’usage des moyens théologico-ascétiques autant qu’anthropologiques, et parce que, enfin, il opérait un discernement clair et respectueux des nouvelles expériences communautaires menées dans les diverses parties du monde. Ce document fut utilisé aussi en dehors de la vie consacrée, pour favoriser la conscience de la fraternité, en tant que prémices de l’avènement du Royaume de Dieu sur la terre.
Des moments difficiles
Le Pape Wojtyla estimait la vie religieuse et en avait une conception élevée. C’est ainsi qu’il l’a suivie avec affection et la responsabilité de celui qui était conscient du devoir qui lui incombait, une tâche qu’il considérait comme prioritaire, de confirmer ses frères dans la foi (confirma fratres tuos, Luc 22, 31). Il a respecté et défendu l’autonomie interne des instituts, même quand certaines voix s’élevaient pour la limiter. Pendant les moments durant lesquels les exigences des Églises locales exerçaient une pression en vue d’un engagement plus « paroissial » de la vie consacrée, il a rappelé à tous, évêques et religieux, que le meilleur service que la vie religieuse pouvait rendre à l’Église locale était la fidélité à son charisme propre, comme, au cours de son premier voyage au Brésil, dans le mémorable discours prononcé à Sao Paulo. Il n’est pas difficile d’imaginer que, dans une période de généreux élans innovateurs et de recherche de solutions nouvelles, il n’y ait pas eu que des moments idylliques entre la vie consacrée et le Pape Jean-Paul II.
Le moment le plus difficile fut sans doute vécu en Amérique Latine, lors de la suspension de la présidence de la CLAR, l’influente Conférence des Religieux d’Amérique Latine. L’Église d’Amérique Latine avait marqué à Medellin, en 1968, son option préférentielle pour les pauvres, en soutenant une vivante théologie de la libération, qui avait comme protagonistes des religieux, tant au niveau de la réflexion théologique que de l’engagement concret, et souvent héroïque, au service des pauvres. Le Pape, sensible comme il l’était à la souffrance des pauvres, a plusieurs fois affirmé que « nous avons besoin de la théologie de la libération ». Cependant, pour avoir fait lui-même l’expérience de ses conséquences néfastes, il se méfiait de l’idéologie marxiste qui était à la base de certains courants. Cette « sympathie critique » généra toute une série d’incompréhensions qui ont mené à considérer Rome comme l’ennemie des luttes en faveur de la libération des pauvres. Une fois passée l’acuité de la crise, on a admiré la profondeur de perspective du Pape venu du communisme et certains théologiens de ce courant se sont mis à repenser critiquement l’un ou l’autre aspect de cette théologie. Elle avait besoin d’être revitalisée dans un contexte individualiste qui endormait la conscience des croyants autant que des non-croyants, les rendant insensibles aux souffrances d’autrui.
L’autre situation qui a retenu l’attention de la presse et de l’opinion publique fut ce qu’on a appelé la « mise sous tutelle » de la Compagnie de Jésus, considérée comme une ingérence dans les affaires internes d’un des instituts les plus fidèles au Saint-Siège. L’intervention fut décidée, au-delà des préoccupations suscitées par une orientation entendue comme parfois peu conforme aux directives pontificales, en raison du système institutionnel même de la Compagnie. En effet, ses Constitutions ne prévoient pas la figure d’un vicaire général en tant que figure stable. Ce vicaire est nommé quand la nécessité se présente par le préposé général, lorsque, par exemple, il s’absente de Rome ou fait l’objet d’un quelconque autre empêchement. Ici, la situation était telle que le P. Arrupe, du fait de ses problèmes de santé, n’était pas en mesure de nommer un vicaire en toute liberté et conscience. C’est ainsi que le Saint-Siège est intervenu. Il faut tenir compte du fait que le Pape est le supérieur interne de la Compagnie, et non pas un supérieur suprême extérieur, comme dans le cas des autres instituts religieux. Le préposé général n’est en effet, selon le droit particulier de la Compagnie, que le délégué du pape.
Le Synode sur la vie consacrée
L’acte le plus important du magistère de notre pontife s’est produit lors de la convocation du Synode sur la vie consacrée, célébré en octobre 1994, dont il a tiré son exhortation apostolique, Vita Consecrata, en 1996, où il répondait clairement à des questions encore débattues, offrant ainsi comme une petite somme théologique, spirituelle et pastorale à la vie consacrée et à l’Église [4].
Avant tout, il est clair que, malgré quelques interventions pessimistes ou culpabilisantes entendues au sein de l’assemblée synodale, le pontife montre qu’il a bien saisi le labeur représenté par le difficile renouveau et confirme sa confiance en la vie consacrée, du fait de son importance pour la vie et la vitalité de l’Église. Il se dit préoccupé non pas tellement par le déclin numérique de la vie consacrée, mais bien par son déclin spirituel. L’histoire de l’Église témoigne pourtant de l’alternance entre hauts et bas des diverses formes de vie consacrée, mais tout autant, de sa surprenante vitalité créatrice en matière de nouvelles formes. Le Pontifie indique que le chemin le plus sûr en vue d’un service rendu au monde dans l’Église réside dans une fidélité dynamique au charisme.
Au point de vue théologique, il relie la vie consacrée au « christocentrisme trinitaire », à un rapport particulier avec la Trinité, récupérant de cette manière d’autres catégories mises en valeur durant l’après Concile : la consécration est l’œuvre du Père qui se réserve une personne, l’envoie à la suite du Christ dans un projet charismatique qui est le fruit de l’Esprit Saint, à savoir un institut approuvé par l’Église. Le Pape répond en outre aux questions posées par le synode quant au rapport existant entre consécration baptismale et consécration religieuse, et quant aux trois états de vie, questions qui divisaient les théologiens, au sein comme au dehors de la vie consacrée, au sein comme au dehors de l’aula synodale.
Sur la question de la consécration, il reprend l’enseignement fondamental : la consécration religieuse est une consécration « nouvelle et particulière » parce qu’elle présuppose une vocation nouvelle et particulière. Tous ne sont pas, en effet, appelés à vivre le célibat ou sous le régime de l’obéissance à un supérieur.
Quant aux états de vie, il affirme que la forme de vie de ceux qui professent les conseils évangéliques est, avec l’état des laïcs et des clercs, constitutif de l’Église, parce qu’elle a été inaugurée par le Christ. « La vie consacrée constitue en vérité une mémoire vivante du mode d’existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné, par rapport à son Père et à ses frères. Elle est tradition vivante de la vie et du message du Sauveur » (VC 22 [5]). S’ensuit un développement théologique plus élaboré de la part du magistère en regard du rapport entre les trois états de vie, qui tient compte des deux synodes précédents, dédiés à l’ordre sacré et aux laïcs. La mission de la vie consacrée ne se limite pas à une action, mais résume toute sa réalité. En fait, elle est constituée des trois dimensions de la vie consacrée : en premier lieu, elle doit représenter la forme de vie vécue par le Christ, chaste, pauvre et obéissant ; en deuxième lieu, elle doit offrir des communautés modèles en matière de fraternité, et, en troisième lieu, elle doit poursuivre sa mission spécifique dans une fidélité créatrice au charisme propre. Voilà définie la spécificité de la vie consacrée, en regard des autres états de vie et des instituts entre eux.
Dans cet important document, les intuitions spirituelles et les réflexions théologiques, mûries au long de siècles, souvent par le biais de paroles des fondateurs eux-mêmes ou de grandes figures spirituelles religieuses, tant masculines que féminines, sont mises au service de la vie consacrée aujourd’hui. La réflexion sur les conseils évangéliques est d’importance. Ils sont présentés autant sous leur aspect trinitaire (en tant que réponse au Père, dans la force de l’Esprit, à la suite du Christ) que sous leur aspect anthropologique (en tant que réponse « thérapeutique » aux trois révolutions culturelles et morales de notre époque : sexuelle, économique et individualiste). Il convient de remarquer que c’est ce fondement trinitaire qui permet de garantir à la vie consacrée un fondement théologal stable, et en même temps, qui permet son insertion dans l’histoire, au travers de sa dimension charismatique, qui actualise de manières diverses les différents aspects du mystère du Christ, au sein de la mutation des besoins de l’Église au cours des âges.
La journée de la vie consacrée
Pour démontrer l’importance qu’il lui attribue, Jean-Paul II décide en 1997 de célébrer de par le monde, tous les 2 février, la journée de la vie consacrée. A cette date, l’antique fête de la présentation de Jésus au Temple et de la purification de Marie fournissait dans la tradition romaine l’occasion d’un rendez-vous avec le successeur de Pierre, dans le but de lui exprimer le lien particulier d’obéissance et de dévotion au Christ et à l’Église. A Saint-Pierre, les diverses « corporations ecclésiastiques romaines » et institutions religieuses se rassemblaient pour représenter tout le peuple de Dieu et offrir au pape des cierges qu’il attribuait ensuite à des « personnes ou lieux », en particulier à des communautés religieuses, des sanctuaires et des monastères de vie contemplative. Cette rencontre offrait l’opportunité d’approfondir, à la lumière du mystère célébré dans la liturgie et du symbolisme du cierge, la vie de l’Église, la vocation chrétienne en tant que vocation à s’offrir au Christ et à ses frères, qui plonge ses racines dans le sacrifice de la Croix, et les vocations à des consécrations particulières : « Ce que veut signifier le cierge, c’est le sacrifice de soi, la lumière pour les autres. Un témoignage dévorant » [6].
Il vaut la peine de rapporter ici un passage assez éloquent du document d’indiction promulgué par Jean-Paul II :
Cette journée a aussi pour but de promouvoir la connaissance et l’estime pour la vie consacrée de la part du peuple de Dieu tout entier. Ainsi que l’a souligné le Concile (Cf. Lumen Gentium, 44) et que j’ai moi-même eu l’occasion de le rappeler dans l’exhortation apostolique citée, la vie consacrée imite de plus près et représente continuellement dans l’Église… la forme de vie que Jésus, premier consacré et premier missionnaire du Père pour son Royaume, a embrassée et proposée aux disciples qui le suivaient (VC, 22). Elle est donc la mémoire spéciale et vivante de son être de Fils qui fait du Père son unique amour – c’est sa virginité –, qui, en lui, trouve sa seule richesse – voilà sa pauvreté –, et a dans la volonté du Père l’aliment dont il se nourrit (Cf. Jn 4, 34) – voilà son obéissance. Cette forme de vie, embrassée par le Christ, et rendue particulièrement présente par les personnes consacrées, est de grande importance pour l’Église, appelée, en chacun de ses membres, à vivre la même tension vers le tout de Dieu, en suivant le Christ dans la lumière et la puissance de l’Esprit Saint. La vie de consécration particulière, dans ses multiples expressions, est ainsi au service de la consécration baptismale de tous les fidèles. En contemplant la vie consacrée, l’Église contemple son intime vocation d’appartenance à son unique Seigneur, désireuse de paraître à ses yeux « sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Éph 5, 27).
Un amour déçu ?
Selon certaines interprétations courantes, Jean-Paul II, confronté au déclin numérique et missionnaire de la vie consacrée en Occident, aurait opté de préférence pour les mouvements ecclésiaux, réservoirs d’énergie apostolique et missionnaire. Les mouvements laïcs auraient mieux répondu à ses préoccupations d’évangélisateur, du fait de la fraîcheur de leur enthousiasme, des modalités d’une présence plus apte à s’insérer dans une société sécularisée, et de leur adhésion plus certaine au magistère. Peut-être est-ce vrai pour une part, du moins en Occident, puisque dans d’autres régions du monde, la vie consacrée manifeste une remarquable vitalité, tant au point de vue du nombre que de la mission. La vie consacrée devrait se réjouir de voir naître et se développer de nouvelles possibilités de formation des laïcs et d’engagement dans la mission, en souhaitant qu’elles résistent à l’usure du temps. L’Esprit Saint est en fait « Esprit Créateur », et peut-être que le troisième millénaire sera celui des laïcs. On pourrait même imaginer l’hypothèse d’un futur dans lequel les activités liées à l’éducation, l’assistance, la santé, qui requièrent une compétence particulière de la part des laïcs, deviendraient des champs privilégiés pour le travail des mouvements ecclésiaux et des laïcs engagés.
Toutefois, pour l’Église et pour la vie consacrée, tant active que contemplative, les affirmations du Pape dans son exhortation apostolique conservent leur validité : « L’Église a toujours vu dans la profession des conseils évangéliques une voie privilégiée vers la sainteté » (VC, 35). En ce sens, au sujet de la signification de la sainteté dans l’Église, « il faut reconnaître que la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d’excellence, car elle reflète la manière même dont le Christ a vécu. C’est pourquoi il y a en elle une manifestation particulièrement riche des biens évangéliques et une mise en œuvre plus complète de la finalité de l’Église, qui est la sanctification de l’humanité » (VC 32).
De telles paroles qui reconnaissent la très haute valeur de la vie consacrée peuvent être considérées comme le témoignage le plus solide de l’estime et des attentes de Jean-Paul II. Cet enseignement pourra être accueilli par les autres chrétiens dans la mesure où les personnes consacrées montreront que leur vie est mue par le désir d’une tension visant à les conformer au Christ, même à travers la fragilité de la condition humaine, et dans la fidélité créatrice à leur charisme, présenté à nouveaux frais aujourd’hui, grâce à un discernement laborieux et confiant. C’est la meilleure manière de ne pas décevoir ceux qui, comme le Pape Wojtyla, ont estimé et aimé la vie consacrée.
Participer à la fête de l’Église
Les consacrés et les consacrées participent à la béatification du serviteur de Dieu Jean-Paul II, en méditant avec reconnaissance ses paroles, en s’engageant à leur faire honneur, en parcourant avec une fidélité joyeuse ce « chemin privilégié vers la sainteté », en se laissant inspirer par l’exemple d’homme de Dieu qu’il a donné, « fort dans la foi », engagé corps et âme dans sa mission, intrépide dans son témoignage d’amour du Christ et pour le Christ, qui puisait sa lumière et sa force dans la prière. Mais aussi d’un homme qui rend crédible et digne de confiance la vie chrétienne pour avoir pu vivre dans une sereine dignité les succès et les épreuves, les joies et les douleurs de la vie.
Demain est dans les mains de Dieu. A nous, consacrés, il revient de vivre aujourd’hui, dans une dignité sereine, la vie à laquelle nous avons été appelés, dans la conviction qu’il n’y a rien de meilleur que le Christ et de le suivre de plus près, parce que l’Église aura toujours besoin de ceux qui se souviennent qu’il ne faut « rien préférer à l’amour du Christ », Rédempteur de l’homme, et qui suggèrent, par leur vie et leurs paroles, qu’il est beau de correspondre au « don de la Rédemption ».
[1] Pour de plus amples considérations, je renvoie à la revue Sequela Christi 2005-1, ainsi qu’à mon ouvrage, Tempo di prova e di speranza, Ancora, 2006.
[2] Document de la S.C.R.I.S., 12 août 1980.
[3] Texte de la S.C.R.I.S. « Essential Elements », 31 mai 1983.
[4] Le Père G. Cabra était l’un des experts de ce Synode (N.D.L.R.).
[5] Traduction française officielle (N.D.L.R.).
[6] S. Bisignano, in Sequela Christi.