Rencontrer les personnes qui ont un handicap
Une découverte qui a changé ma vie
Paul-Marie Ruppert, s.d.c.
N°2011-2 • Avril 2011
| P. 125-130 |
La fréquentation des « personnes qui ont un handicap » peut changer la vie, comme en témoigne une religieuse enseignante, longtemps appelée à la catéchèse auprès de ces « petits » : dans leur simplicité, ils lui « ont fait cadeau des valeurs du cœur », ce raccourci vers le Cœur ouvert.
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Les personnes dont je vais parler sont des personnes avec un handicap mental et des infirmes moteurs cérébraux. Enseignante de longue date, j’ai été amenée à découvrir, de manière inattendue et dans la profondeur qui lui est propre, le service de la catéchèse de jeunes ayant un handicap. C’est dans la durée, en osant me laisser toucher intérieurement par ces personnes « handicapées », que je me suis aperçue qu’elles me transforment et me provoquent à une conversion du regard, des attitudes, du cœur. Depuis 1976 en effet, elles m’ont apprivoisée et changée, et j’ai pu mieux comprendre ce point de nos Constitutions, où il est indiqué que
« Les Sœurs de la Doctrine Chrétienne se savent appelées par la tendresse de notre Père des cieux toujours attentive aux besoins de son Église, pour être établies, par lui, servantes de ses miséricordes envers les petits ».
Qui sont ces personnes ?
Les personnes avec un handicap sont avant tout des personnes humaines. Elles vivent dans le présent, voient les choses simples de la vie, de la nature, savent se réjouir de tout et de rien, sont reconnaissantes pour la moindre attention… Ainsi elles ont aidé mon regard à être plus attentif aux beautés de la création, aux choses simples de la vie et de la rencontre avec l’autre, à m’émerveiller. En toute simplicité et vérité, elles se donnent telles qu’elles sont. Elles n’ont rien à cacher, rien à perdre. Et du coup, elles acceptent facilement les autres tels qu’ils sont.
Leur simplicité m’a aidée à simplifier ma vie et à être simplement moi-même avec mes capacités et mes défauts, avec mes fragilités, mes faiblesses… Elles me provoquent à être vraie avec moi-même, à enlever mes masques, à n’avoir plus peur des on dit, de ce que pensent ou disent les autres. Elles me libèrent du « personnage » qu’on veut si facilement jouer devant les autres. Souvent, nous cachons notre faiblesse, notre pauvreté pour paraître aux yeux des autres quelqu’un de bien, de fort. Devant ces personnes, je peux être telle que je suis, simplement moi-même. En fait, elles m’ont aidée à changer ma relation à moi-même.
Elles m’ont aussi permis de changer mon regard sur les autres ainsi que mes attitudes – un travail constamment à recommencer. Comment entrer en relation avec des enfants et des jeunes infirmes moteurs cérébraux, souvent multi-handicapés, au visage et au corps défigurés, qui ne savent pas s’exprimer ou ne le font que de manière incompréhensible ? Que d’attention et de patience pour deviner ce que voulait dire tel ou tel geste, pour être présente à la personne, murée dans son silence ! Saisir le langage non verbal, le langage du corps, à peine perceptible, quel appel à être simplement présente avec tout mon regard, tout mon cœur ! Que de joie, quand il m’était donné de découvrir – au-delà d’un corps meurtri, au-delà d’un extérieur souvent difficile à supporter – la beauté cachée de la personne, la lumière dans ses yeux et dans son cœur !
Mystère de la rencontre
C’est aussi une invitation – dans notre vie de tous les jours – à nous défaire des étiquettes que nous mettons si facilement sur les autres, qui nous empêchent de voir en eux ce qu’il y a de beau, de bien, et qui leur enlèvent la possibilité de se développer, de grandir. Toute personne porte en elle une lumière qu’on ne peut voir qu’en dépassant les apparences extérieures et en suscitant le meilleur par notre bonté, notre amour. Nous pouvons être pour l’autre source de vie ou source de mort. En regardant l’autre avec les yeux du cœur, nous l’aidons à s’épanouir, à grandir – et il nous aide, à son tour, à être davantage nous-mêmes dans une relation de réciprocité, où il s’agit de donner et de recevoir.
Les personnes avec un handicap, dans leur simplicité, leur spontanéité m’ont fait cadeau des valeurs du cœur. Elles qui vivent essentiellement au niveau du cœur nous révèlent les valeurs dont tous nous avons besoin : aimer et être aimés, être relation avec Dieu et avec les autres, s’ouvrir aux autres et à Dieu. Les personnes « handicapées » nous conduisent à l’essentiel par un chemin direct, plus rapide. Elles nous aident à créer un monde plus fraternel, plus chaleureux aussi. A nous de les accueillir dans nos milieux de vie ! Elles sont expertes en amour et c’est l’amour qui transforme le monde en brisant les chaînes de la violence. Dieu est Amour et il nous demande de nous aimer les uns les autres. Voilà l’essentiel : c’est l’Amour, c’est d’aimer.
La maman de Nathalie me disait : « En toute personne, notre Nathalie sait voir quelque chose de beau, de bon. Quand nous, ses parents, nous jugeons quelqu’un, immédiatement, elle relève ce qu’il y a de bien dans cette personne ». Voir en toute personne ce qu’il y a de beau en elle, quel changement de regard et de cœur cela nous demande ! Ces personnes nous apprennent un regard nouveau, toujours à réapprendre, ce regard nouveau sur les hommes, les choses, les événements, la nature, ce regard nouveau pour tout ce qui fait la trame de notre vie quotidienne.
Et pour la relation à Dieu ?
D’abord, je tiens à dire que les personnes « handicapées » sont capables d’une vraie relation avec Dieu – et sont parfois même en avance sur nous – par leur simplicité, et le fait qu’elles prennent le chemin direct qui est le chemin du cœur. Pendant de longues années (environ dix-huit ans), où je leur ai fait la catéchèse, je me suis rendue compte à quel point, elles sont capables de Dieu, ouvertes à Dieu. Elles m’ont montré le chemin pour aller à Lui, avec tout mon cœur, de façon plus simple et directe. Bien des fois, le personnel enseignant, ou d’autres personnes, m’interrogeaient : « Qu’est-ce que ces personnes comprennent de la Bible ? Qu’est-ce qu’elles comprennent d’une première communion, d’une confirmation, etc. ? »
La personne ayant un handicap mental n’a pas la capacité intellectuelle d’aborder les choses de la foi, mais elle nous révèle que la religion n’est pas d’abord, ni essentiellement affaire d’intelligence, de savoir, mais qu’elle est avant tout une relation : une relation d’amour entre Dieu et l’homme, et entre l’homme et Dieu. Et à cela, elle est ouverte, pour peu qu’on cultive son terrain et qu’elle découvre en nous un témoin de son Amour.
Encore aujourd’hui dans le groupe de prière de Foi et Lumière dont je fais partie, et où il y a aussi deux personnes ayant un handicap mental, nous sommes émerveillés de ce qu’elles ont retenu du message de Jésus, et de ce qu’elles partagent en profondeur, signe de l’Esprit Saint dans un cœur ouvert, simple et vrai. Comme preuve, il me semble bon de citer certains exemples – parmi bien d’autres – de cette expérience vécue sur le plan spirituel et religieux.
Il y a Pierre, un jeune ayant un handicap mental profond qui, durant toute l’année, ne s’est pratiquement pas exprimé. A la fin de l’année, je demandais au groupe ce qu’ils avaient retenu du cours de catéchèse. Et voilà que Pierre s’exclame, plein d’enthousiasme : « Jésus, mon ami ! ». Et son visage rayonnait de joie. Mady, lors d’une célébration de la lumière, nous dit : « Ouvre-toi ! Tends-toi vers la lumière ! Ne mets pas la lumière sous la table ! Qu’elle brille ! Qu’on y allume d’autres lumières ! Il faut donner la lumière, sinon elle s’éteint. Un cœur plein d’amour est une lumière qui brille ». Après sa confirmation, Josette dit au groupe : « Je suis heureuse. Je n’ai pas de paroles pour le dire ». Andy, trisomique, prie : « Jésus, toi ici…. Andy, ici aussi. Merci Jésus ! Toi, mon ami ! ».
Un jour, au cours de religion, j’ai raconté aux enfants comment Jésus a appelé ses quatre premiers amis. Ils ont dessiné la scène. Tim, trisomique lui aussi, ne savait pas compter. Il a dessiné Jésus et cinq amis. Ce fut un tableau très lumineux. Je me disais : il ne sait pas compter, et je l’ai laissé raconter ce qu’il avait dessiné. Arrivé à la cinquième personne, qui, à mes yeux était de trop, il dit d’une voix forte, pleine de conviction : « Voilà Tim ! Jésus appelle aussi Tim ».
René, atteint d’infirmité motrice cérébrale, ne faisait que se cogner la tête contre son fauteuil roulant. C’était dur à voir, à supporter… Un jour, je m’accroupis près de lui. J’ai mis mes bras autour de son épaule et je lui ai chanté : « Jésus aime René ». Et d’un coup, il a relevé sa tête, m’a regardée et m’a fait un large sourire. Anne, en fauteuil roulant, priait : « Jésus, je te remercie pour ma vie, que je puisse encore vivre ». Après coup, elle m’a raconté qu’à quatre ans, elle s’est fait écraser par une voiture et que, longtemps, elle avait été dans le coma – mais que maintenant, malgré son handicap, elle est heureuse de vivre encore. Marc, après le décès de son papa priait ainsi : « Merci Jésus, pour mon papa. Maintenant, papa avec toi ».
Pendant le Carême, nous observions des grains de blé jetés en terre, qui ont tout donné pour donner vie à une plante nouvelle. Et Myriam, en évoquant cette symbolique, priait : « Jésus, tu es mort. Tu as tout donné. Tu nous donnes la Vie. Merci ! ». Et Francis : « Je ne suis jamais seul. Il y a toujours quelqu’un avec moi. C’est Jésus ». Jeanne affirme : « Ceux qui ont le cœur ouvert viennent à Jésus ». En « regardant » longuement l’icône de la Sainte Trinité de Roublev, chacun exprime ce qu’il voit. Marthe dit : « La place vide sur le devant de la table, c’est la place pour nous ».
Lors de la célébration de l’Eucharistie, quel émerveillement de voir ces enfants et ces jeunes exprimer leur joie avec tout leur corps, de les voir mimer une scène biblique avec un sérieux profond, de les entendre s’exprimer dans leur prière spontanée avec une telle sincérité, de les voir exprimer leur relation à Jésus avec la profondeur de leur amour. Et le personnel enseignant et éducatif en était touché, lui aussi.
Ces enfants et ces jeunes sont des « témoins » de Jésus Christ, et cela dans des écoles ou des Centres non confessionnels. Oui, l’Esprit de Dieu, est à l’œuvre au cœur des plus petits. J’ai pu « sentir » la présence de Dieu parmi eux. Ils sont capables de Dieu. « Et Jésus appelle aussi Tim ».
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A travers ces exemples concrets, nous pouvons deviner quelque chose de ce que Jésus exprime dans sa prière au Père, quand il tressaille de joie sous l’action de l’Esprit Saint. « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, car tel a été ton bon plaisir » (Lc 10,21). En conclusion, je dirai avec conviction que les « petits » sont source de vie. Ils peuvent être nos « maîtres » dans notre relation à nous-mêmes, aux autres, à la création, à Dieu. Et Dieu, encore aujourd’hui, a besoin de nous pour sa Mission, pour « annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres », pour faire ad-venir son projet d’Amour sur l’humanité.