Le dialogue interreligieux au foyer de nos vies consacrées
Pierre-François de Béthune, o.s.b.
N°2011-2 • Avril 2011
| P. 97-109 |
Pendant que l’Église passait de la doctrine de remplacement à celle de l’accomplissement, puis au dialogue interreligieux, l’auteur montre comment les religieux de vie monastique, pionniers dans le domaine s’il en est (Le Saux, Merton, etc.), ont pu allier un attachement exclusif au Christ et un accueil inconditionnel des « autres » en son nom. C’est qu’ils se sont portés au niveau de l’expérience spirituelle – dans le dialogue intrareligieux donc –, grâce à la rencontre des personnes, et non pas des doctrines ou des voies spirituelles. Ce pèlerinage montre, malgré ses risques, une fécondité paradoxale dont la théologie chrétienne pourrait s’inspirer.
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Puisque le dialogue interreligieux fait partie de la mission évangélisatrice de l’Église, les Instituts de vie consacrée ne peuvent pas se dispenser d’également s’engager dans ce domaine, chacun selon son charisme et selon les directives de l’autorité ecclésiastique (Exhortation apostolique Vita consacrata, n° 102)
Les chrétiens engagés dans le dialogue interreligieux sont désormais nombreux et, parmi eux, les religieux tiennent une place importante. Il suffit d’évoquer ici les noms des Pères Lassalle, Oshida, Merton, Le Saux ou de Chergé. Ils ont été fascinés par la rencontre d’autres spiritualités. Leur engagement cordial et existentiel dans le dialogue leur a certes posé des problèmes particuliers, mais ils sont aussi ceux qui ont trouvé les réponses parmi les plus convaincantes à ce grand défi que l’Église doit affronter. Ils sont parmi ceux qui peuvent le mieux entendre ce que disait récemment le pape Benoît XVI : « Le dialogue n’accepte pas la superficialité » [1]. Il n’est fécond que vécu au plus profond de la vie spirituelle et depuis une expérience renouvelée du Christ.
Je veux parler ici du dialogue interreligieux au niveau de l’expérience spirituelle. Il y a, en effet, de nombreuses bonnes façons de rencontrer les croyants des autres religions : par des relations de voisinage, dans une collaboration pour la justice et la paix, grâce à des livres ou encore par des échanges plus explicites, et même dans une hospitalité réciproque. Mais en certains cas cette hospitalité peut nous mener plus loin que prévu et induire un accueil plus profond, quand notamment nous laissons l’expérience d’une autre tradition spirituelle pénétrer notre propre cœur. On peut alors parler de dialogue « intrareligieux » (pour reprendre une expression forgée par Raimon Panikkar) : la rencontre ne se réalise plus seulement dans l’« inter », dans l’entre deux, encore assez neutre, mais ad intra, dans le for intérieur, au foyer de la vie spirituelle et de l’engagement chrétien. Bien sûr, ce type de dialogue ne va pas sans les autres, mais, pour la clarté de mon exposé, je me limiterai à ce dialogue « intrareligieux », tel qu’il est vécu par des religieux. C’est d’ailleurs dans ce domaine que l’apport des religieux est le plus significatif.
Jusqu’où peut-on aller sur ce chemin ?
Or ce type de dialogue est aussi le plus difficile. Pour y voir plus clair, commençons par aborder l’aspect problématique du dialogue intrareligieux. Cela nous permettra de mieux discerner le bon grain de l’ivraie. Chez certains chrétiens, et particulièrement chez certains religieux, il y a en effet beaucoup de réticences par rapport à ce type de dialogue, et il faut commencer par les prendre en compte. Elles ne sont pas seulement exprimées par des personnes âgées, encore habitées par une théologie d’avant le deuxième concile du Vatican, mais aussi par les plus jeunes. Il convient de comprendre ce qui motive ces résistances, parce que, comme j’ai pu le constater, elles proviennent parfois du plus vrai de leur vocation religieuse. Voyons donc ce qui rend difficile une reconnaissante plénière de la pluralité des traditions spirituelles.
Certains, pour ne pas s’engager sur ce chemin, prennent prétexte du manque de disponibilité : il y a déjà tant d’autres préoccupations qui s’imposent aux religieux. Certes, ils reconnaissent que ce défi est également important, mais ils font remarquer qu’il vient en plus de tant d’autres, beaucoup plus urgents. Je me demande cependant si cette excuse, encore extérieure, ne cache pas une difficulté plus fondamentale.
Je vois surtout deux causes profondes à de telles réticences. Il est vrai que les religieux ont toujours favorisé une connaissance objective des autres religions. Les récits et « relations » des missionnaires, dès le XVIe siècle, ont même été à l’origine de toutes les connaissances des autres religions en Occident. Mais cette approche, le plus souvent respectueuse, restait toujours au niveau intellectuel. Et il faut surtout noter qu’au cours de ces derniers siècles les croyants des autres religions étaient toujours vus dans une perspective missionnaire. Toutes les Congrégations ont tenu à participer aux « missions étrangères ». Même les Trappistes ont fondé, dès le XIXe siècle, des monastères en Syrie, au Congo, en Chine, au Japon et en Indonésie. Mais ils n’avaient pas d’intérêt pour les spiritualités des personnes chez qui ils venaient habiter. Ils n’étaient soucieux que du salut des nations et prêts à leur consacrer leur vie. Ils regardaient avec bienveillance les cultures de ces pays, mais toujours avec, de façon plus ou moins explicite et délibérée, l’intention de leur démontrer que tout ce qu’ils cherchaient dans leurs traditions leur était donné avec plus d’abondance encore dans la religion catholique. Il est significatif, pour ne prendre qu’un exemple, que, dans la bibliothèque du monastère de Saint-André de Bruges où j’ai commencé ma formation monastique, les nombreux et excellents livres sur le bouddhisme ou l’hindouisme étaient classés sous le sigle « Mission ». L’approche des autres religions était en effet toujours réalisée dans la perspective d’une « théologie du remplacement » : le christianisme est appelé à remplacer les autres religions.
Plus tard a prévalu la « théologie de l’accomplissement » qui ne souhaitait plus la fin des autres religions, mais voyait dans le christianisme la seule façon de leur permettre d’atteindre le plein accomplissement de toutes leurs attentes. Dans ce contexte une initiative de rencontre qui soit simplement un dialogue, sans intention missionnaire, pouvait difficilement être reçue. On ne voyait pas comment un tel dialogue pouvait ne pas être un abandon de la mission, sinon une dé-mission ou une compro-mission.
Mais, au-delà de cette méfiance vis-à-vis du dialogue intrareligieux, dictée par une mentalité étroitement « missionnaire », il faut aborder une autre cause de réticence et même de rejet, cette fois au nom de l’engagement religieux lui-même, qui est de par sa nature exclusif. Les personnes qui ont consacré leur vie au Seigneur le font parce qu’ils ont fait l’expérience que « Dieu seul suffit ». Le Christ est leur « toute suffisance ». Ils n’ont par conséquent nul besoin d’autres recours. Mettre leur confiance dans l’enseignement du Bouddha, ne serait-ce pas déjà une infidélité à leur unique Seigneur ? Hans Urs von Balthasar le croyait et il allait même jusqu’à parler d’« adultère » à propos des chrétiens qui pratiquent la méditation zen [2].
Dans cette perspective les chrétiens peuvent à la rigueur emprunter des « techniques » élaborées dans d’autres traditions spirituelles, comme le yoga, à condition de les « retirer de leur gangue païenne » et de les mettre au service des voies spirituelles de la tradition chrétienne. Certains pensent même qu’il vaut encore mieux ne pas tenter cette expérience, « puisque nous avons l’équivalent chez nous. Malheureusement les chrétiens ignorent trop souvent les richesses de leur propre tradition. S’ils les connaissaient mieux, ils n’éprouveraient plus le besoin d’aller chercher dans le pré d’à côté ».
Ces dernières années les mentalités ont évolué, mais il m’a semblé utile de rappeler et de décrire ces vieilles réticences, car elles continuent à nous influencer, de façon plus ou moins consciente, et expliquent ces réactions spontanées de condescendance ou de suffisance vis-à-vis des autres croyants que l’on surprend encore chez certains chrétiens. Cette attitude est encore entretenue par certains religieux bien intentionnés, mais manquant de discernement, qui ont été leurrés par de faux gourous, ceux par exemple qui enseignaient la « Méditation Transcendantale ». Mais, malheureusement, quand, ensuite, ils ont réalisé qu’il s’agissait d’expériences illusoires, ils ont fait des amalgames et cru nécessaire de dénigrer toute la tradition dont ces méthodes n’étaient que des sous-produits frelatés. Ils ont ainsi jeté le trouble dans les esprits et les cœurs, condamnant toutes les expériences de rencontre interreligieuses à ce niveau spirituel. Cela n’a pas fait avancer la situation [3].
Il faut enfin ajouter que ces réticences vis-à-vis des spiritualités orientales sont aussi entretenues par un certain nombre d’expériences vraiment malheureuses qui jettent la suspicion sur les expériences de rencontre interreligieuses. De fait, pour certains, le recours à d’autres spiritualités peut hélas n’être qu’une diversion, dictée par la curiosité et le besoin de bouger. Pour d’autres c’est le dépit et la perte de confiance dans la tradition chrétienne qui les pousse à espérer mieux ailleurs. La rencontre d’autres traditions spirituelles peut effectivement leurrer ceux qui n’ont pas déjà un minimum de formation spirituelle.
Mais ces risques ne concernent pas ceux qui se sont engagés de la façon la plus résolue dans une rencontre « intrareligieuse ». Les pionniers du dialogue interreligieux cités plus haut, avaient déjà de nombreuses années de vie religieuse au moment de prendre ce chemin. Leur expérience spirituelle était déjà profonde et ils avaient pu réaliser l’adage célèbre des Pères du désert : « L’œuvre du moine est le discernement ».
A un certain moment de leur vie ils ont été touchés par la rencontre d’une personne d’une autre religion, soit directement, soit par l’intermédiaire de livres ou de lettres échangées, comme pour Thomas Merton. Cette rencontre s’est réalisée au foyer de leur vie spirituelle et elle a opéré une remise en question de leur vie religieuse. Elle n’a pas seulement provoqué des réflexions passionnantes ou permis une compréhension nouvelle des autres religions, car elle a surtout été vécue dans un accueil silencieux, existentiel. Ils ont bien sûr découvert des similitudes étonnantes entre les formes de vie religieuse et de méditation, mais cette connivence ne se situait pas seulement au niveau de l’anthropologie spirituelle. Elle était pour eux la découverte de l’action de l’Esprit de Dieu dans les cœurs de ces fidèles d’autres religions. Aussi certains aspects de leur foi en ont-ils été profondément affectés. Ils reconnaissaient toutefois que leur expérience chrétienne en a aussi été considérablement approfondie.
Il faut cependant le redire, il s’agit là d’une vocation particulière. Le Père de Lubac a longuement étudié le bouddhisme et ses livres à ce sujet restent d’actualité. Il a eu une réelle sympathie pour le bouddhisme, mais pas au point d’en être fasciné. Il ne s’est pas senti appelé à aller plus loin, et sa vie spirituelle ne semble pas en avoir été beaucoup touchée. Or durant ces mêmes années ’50, un Père Henri Le Saux allait beaucoup plus loin sur ce chemin et s’engageait dans une rencontre dramatique avec la tradition hindoue de l’advaita. Obéissant à une vocation toute particulière, il a laissé l’appel d’une telle expérience toucher son cœur et bouleverser sa vie de foi. Le conflit intérieur, tel qu’il apparaît dans son « Journal », témoigne de cette difficulté quasi insurmontable à rencontrer une religion par le cœur. Mieux peut-être que tout autre, il fait apparaître l’enjeu de cette rencontre interreligieuse : comment allier un attachement exclusif au Christ et un accueil inconditionnel des autres en son nom ?
Le chemin du dialogue interreligieux monastique
L’histoire des « Commissions pour le Dialogue Interreligieux Monastique » (DIM) illustre bien l’évolution des mentalités qui a permis de dépasser bien des appréhensions. Tous les grands Ordres religieux ont maintenant un secrétariat particulièrement chargé de cette œuvre d’Église qu’est le dialogue interreligieux. Les moines et moniales bénédictins et cisterciens ont créé le leur en 1978. Mais certaines personnes monastiques n’ont pas attendu cette date pour s’engager sur cette voie. C’est même grâce à eux que le mouvement a pris une force particulière dans le monde monastique.
Dès les années ’20, un Père Jehan Jolliet, moine de Solesmes, avait tenté une fondation très inculturée en Chine, mais les temps n’étaient pas encore mûrs et le projet a fait long feu. C’est à partir des années ’50 que les choses vont changer, grâce à des pionniers comme les Pères Aelred Graham (Ampleford), Jean-Marie Déchanet (Saint-André de Bruges), et surtout, Henri Le Saux (Kergonan) et Thomas Merton (Gethsémani).
Une date décisive a été 1968. En décembre de cette année le « Secrétariat monastique pour l’Aide Inter-Monastères » (AIM) a organisé une « Rencontre des moines d’Asie » à Bangkok. De nombreux moines influents y ont participé, à commencer par le Père Abbé Primat des Bénédictins, Dom Rembert Weakland, mais aussi les Pères Jean Leclercq (Clervaux) et Thomas Merton. Ils ont tous été frappés par la présence massive des moines bouddhistes, partout en Thaïlande. Ils ont soudain réalisé que les moines chrétiens étaient entourés d’autres moines, innombrables, habités par un idéal spirituel analogue. Ils ont aussi perçu que les traditions bouddhiques et indiennes étaient très anciennes, bien plus que la tradition monastique chrétienne. Et surtout, ils ont découvert qu’il existait une secrète connivence entre les moines de toutes religions.
Par ailleurs la mort accidentelle du Père Thomas Merton au cours de cette rencontre a mis en lumière son engagement profond dans le dialogue intrareligieux. Dans une conférence donnée à Calcutta en octobre, il avait dit : « J’ai quitté mon monastère pour venir ici non pas simplement en tant que chercheur universitaire, ni même comme l’auteur que je suis ; je viens en pèlerin désireux d’obtenir non pas simplement des informations, des faits concernant d’autres traditions monastiques, mais désireux de boire aux sources antiques de la vision et de l’expérience monastique. Je ne cherche pas seulement à en savoir davantage (quantitativement) sur la religion et la vie monastique, je cherche à devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminé (qualitativement) » [4]. Il exprimait ainsi ce que bien d’autres ont cherché depuis.
Cette prise de conscience parmi les moines chrétiens a permis d’autres rencontres, auxquelles désormais des moines d’autres religions étaient invités. Peu à peu, la nécessité d’organiser ce dialogue s’est imposée. Dans une lettre officielle au Père Abbé Primat Rembert Weakland, le Cardinal Sergio Pignedoli, Président du « Secrétariat pour les non-chrétiens » [5] demandait aux moines de s’impliquer plus résolument dans cette tâche de l’Église. Il faisait remarquer que « la présence du monachisme au sein de l’Église catholique est déjà, en elle-même, comme un pont jeté vers toutes les religions. Si nous devions nous présenter à l’hindouisme et au bouddhisme sans l’expérience religieuse monastique, nous serions difficilement considérés comme des hommes religieux » [6].
Avec cet important encouragement une commission pour le dialogue interreligieux monastique (D.I.M.) a finalement été érigée en 1978. Au départ, ses membres avaient reçu quelques recommandations de prudence, parce que la peur de telles rencontres restait grande chez les supérieurs religieux. Il était recommandé de s’en tenir aux us et coutumes communs aux traditions monastiques des différentes religions, et de ne pas se risquer à un échange plus profond qui supposerait un plus grand développement de la théologie des religions.
Mais dès 1979, une occasion de rencontre importante allait bousculer ces sages mises en garde. Un « Échange Spirituel Est-Ouest » avait été organisé par des jésuites et autres missionnaires au Japon. Ils désiraient faire connaître aux bouddhistes la dimension contemplative du christianisme, telle qu’elle se vivait en Europe. Pour ce faire, ils avaient demandé la participation des commissions D.I.M., pour accueillir une trentaine de moines et moniales bouddhistes japonais en visite. Par l’intermédiaire du D.I.M., ces hôtes monastiques ont été répartis dans différents monastères d’Allemagne, Belgique, France et Italie. Après cette première expérience, très positive, les japonais ont invité des moines et moniales chrétiens dans leurs monastères bouddhiques, en 1983. Depuis lors, une dizaine d’« Échanges Spirituels » ont été organisés, alternativement en Europe et au Japon.
Les participants de part et d’autre avaient bien sûr de nombreuses occasions de comparer les us et coutumes respectifs. Mais de telles expériences d’hospitalité réciproque invitaient à aller beaucoup plus loin. En accueillant ces hôtes-moines, comment ne pas aussi se laisser toucher par leurs raisons de vivre ? Et réciproquement, quand des chrétiens sont reçus dans des monastères bouddhiques, comment ne goûteraient-ils pas également à leurs voies spirituelles ?
Ces Échanges Spirituels et d’autres initiatives analogues d’hospitalité ont finalement beaucoup fait évoluer les commissions D.I.M. Trente ans après leur création, les commissions D.I.M. sont résolument engagées dans un dialogue intrareligieux. Répandues en Amérique, en Asie, en Australie et en Europe, elles peuvent désormais compter sur un certain nombre d’expériences, souvent positives, quelquefois aussi négatives, pour développer leur travail de discernement et accompagner ceux qui se sentent appelés à s’engager sur ce chemin.
Des lieux sacré visités au cours de ce pèlerinage
Les découvertes effectuées en ces différentes rencontres ont été des provocations pour les moines chrétiens, car elles les mettaient en quelque sorte au défi de rendre compte de la vitalité et de la fécondité de leur propre tradition spirituelle.
La première découverte rendue possible par ce type de dialogue a été celle du rôle de l’ hospitalité dans la rencontre interreligieuse. Il s’agit en fait d’une redécouverte ou de l’élargissement d’une pratique monastique fondamentale. Comme on l’a vu, l’échange spirituel qui peut s’effectuer dans un lieu sacré, comme un monastère ou un centre de pèlerinage, acquiert d’emblée un profondeur insoupçonnée, parce qu’il est porté par tout un environnement. Les paroles de reconnaissance mutuelle, même anodines en soi, reçoivent de ce cadre leur pleine force. Et surtout, la formation monastique permet de les recevoir au cœur d’une démarche d’accueil inconditionnel, parce qu’en toutes les traditions, l’hôte est sacré. C’est pourquoi l’hospitalité est plus engageante que le simple dialogue. Elle est aussi toujours vécue dans la réciprocité, ce qui exige une grande sincérité, mais aussi une grande continuité. Il n’est pas possible de développer ici davantage ce type de rencontres, mais la signification de ces expériences des moines et moniales reçus dans des monastères d’autres religions commence à être étudiée et elle promet d’ouvrir une dimension importante de la rencontre interreligieuse [7].
La fréquentation des traditions spirituelles de l’Inde ou de l’Extrême-Orient permet une autre découverte, celle notamment du rôle du corps dans la vie spirituelle. La tradition chrétienne en parle certes, mais rarement de façon très positive. C’est même en ce domaine que le dualisme a été le plus déterminant. Et c’est dommage : la théologie du Dieu incarné n’a pas toujours trouvé l’anthropologie qu’elle méritait. Or des pratiques comme le hatha yoga ou le zazen révèlent que le corps peut être un précieux auxiliaire pour le travail spirituel. Pour certains religieux, cette découverte a été très salutaire [8].
L’insistance des spiritualités orientales sur la méditation et le silence est une autre provocation importante adressée aux religieux, et particulièrement à ceux qui ont une vocation plus contemplative. Il s’agit cette fois d’un domaine où le christianisme est tout à fait performant – mais ce n’est pas pour cela qu’il n’a rien à apprendre des autres religions. Le simple fait de rencontrer des maîtres de méditation dans ces traditions spirituelles est une invitation à revisiter d’abord nos propres trésors. Ensuite, la façon de faire de tant de méditants bouddhistes ou hindous peut beaucoup nous éclairer sur notre propre chemin contemplatif. Les exemples de chrétiens dont la pratique spirituelle a été ravivée par une telle rencontre sont désormais innombrables [9].
Ces pratique méditatives, avec leur insistance sur l’apophatisme et la vacuité, induisent également un changement de mentalité dans le domaine de la pauvreté spirituelle. Ici encore, il s’agit d’une caractéristique centrale de l’Évangile que la rencontre peut faire redécouvrir. Le choc de la rencontre avec une tradition résolument autre, et même irréductible à la nôtre, est d’abord une expérience déstabilisante. De nombreuses certitudes de nos traditions sont ainsi remises en question. L’expérience peut être dangereuse pour ceux qui ne sont pas déjà bien établis dans leur foi, mais la décantation ainsi produite peut aussi être une chance de purification et d’appauvrissement évangélique, quand notamment il apparaît que de nombreuses affirmations qui avaient été ajoutées au cœur de notre foi, pour sa défense et son illustration, ne sont finalement pas indispensables, mais qu’elles altèrent plutôt le message évangélique.
Il faudrait beaucoup nuancer, compléter, expliquer ces évocations des « lieux sacrés » des autres religions pour illustrer comment leur rencontre pouvait raviver notre propre pratique religieuse. On le voit, en tous ces cas, il n’est pas question de s’approprier des richesses. Il ne s’agit pas d’emprunter aux autres religions des méthodes spirituelles qui peuvent nous être utiles. Les vraies rencontres se font avec des personnes et non pas avec des doctrines ou des voies spirituelles. Mais en présence de témoins des autres religions, notre vie spirituelle peut être ravivée, d’ailleurs souvent de façon imprévisible.
Une des ces façons insolites consiste à buter contre des incompatibilités. En effet, tout, dans les autres traditions, ne peut pas s’accorder avec notre pratique spirituelle. Nous faisons quelquefois une expérience troublante, quand nous découvrons soudain chez un partenaire de dialogue, devenu même un ami, que certaines de ses convictions et pratiques nous restent étrangères et radicalement irréductibles. En ce cas, il nous est seulement possible de respecter en silence cette incompréhension mutuelle. Car, dans le climat de respect et même de connivence qui caractérise ces échanges, nous ne pouvons pas porter une appréciation sur ces manières de penser ou de pratiquer la religion. Mais de telles expériences sont néanmoins salutaires, car elles nous permettent de réaliser que le mystère du cœur de l’homme nous dépasse encore plus totalement.
En conclusion à cette rapide description du dialogue tel qu’il est vécu par les moines, nous pouvons faire une constatation paradoxale : les religieux, qui, de par leur vocation exclusive, ont eu le plus de difficultés à s’engager dans le dialogue interreligieux, sont aussi ceux qui ont le plus développé cette pratique spirituelle et ont ainsi ouvert les plus vastes horizons dans ce domaine.
Le dialogue intrareligieux dans l’Église
Il est certain que de telles expériences doivent encore être mieux prises en compte par l’ensemble des chrétiens, et en particulier par les théologiens, car elles sont véritablement des « lieux théologiques ». Elles demandent de repenser radicalement la théologie en ce domaine, sinon en tous les domaines.
Les moines ne veulent pas se substituer aux théologiens, mais ils veulent collaborer à leur recherche, parce qu’ils sont persuadés que la théologie pour évoluer de façon juste, doit pouvoir disposer d’encore plus d’expériences spirituelles de dialogue inter-et intrareligieux.
Il faut enfin noter que ce type de dialogue n’est pas un monopole des moines. Tant d’autres personnes sont engagées sur ce chemin. Les moines sont seulement un peu plus organisés. Pour assurer des contacts plus larges le DIMMID a créé en 2011 une nouvelle revue intitulée « Dilatato Corde » (d’après une expression de la Règle de saint Benoît). Cette publication, disponible sur le site www.dimmid.org, offre des descriptions d’expériences spirituelles de dialogue intrareligieux, mais aussi, des études plus approfondies en ce domaine.
Pour remplir leur vocation, les moines sont constamment en lien avec le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux (CPDI). Ils se reconnaissant bien dans ce que le Conseil propose dans son document intitulé « Dialogue et Annonce », quand il évoque « le dialogue de l’expérience religieuse où des personnes enracinées dans leurs propres traditions religieuses partagent leurs richesses spirituelles, par exemple par rapport à la prière et à la contemplation, à la foi et aux voies de la recherche de Dieu ou de l’Absolu » [10]. C’est d’ailleurs à la demande du CPDI que le DIM a élaboré un petit document intitulé « Contemplation et Dialogue Interreligieux, repères et perspectives puisées dans l’expérience des moines ». Ce texte, destiné à « clarifier et approfondir la nature du dialogue » tel que défini au paragraphe cité de « Dialogue et Annonce », a été publié dans le Bulletin du CPDI [11].
Pour conclure, je voudrais citer un extrait d’un discours du pape Jean-Paul II, prononcé au cours d’une audience donnée à des moines bouddhistes zen entourés de moines bénédictins. Il s’adressait particulièrement à ces derniers : « Votre contribution spécifique au dialogue interreligieux ne consiste pas tellement à entretenir un dialogue explicite, car votre vie est d’abord vouée au silence, à la prière et au témoignage de la vie communautaire, mais vous pouvez faire beaucoup par votre hospitalité pour promouvoir une rencontre spirituelle en profondeur. En ouvrant vos maisons et votre cœur, comme vous l’avez fait ces jours-ci, vous êtes bien dans la tradition de votre père spirituel, saint Benoît. Vous appliquez à des frères moines, venus d’autres horizons et d’une tradition religieuse très différente, le très beau chapitre de sa Règle sur l’accueil des hôtes. Et ce faisant vous offrez au dialogue un environnement dans lequel la rencontre des esprits et des cœurs peut trouver place. L’accueil dans les monastères, caractérisé par la conscience de l’appartenance à l’unique humanité, favorise en effet un dialogue toujours plus profond » [12].
[1] Catéchèse à l’audience du mercredi 14 mai 2008.
[2] Hans Urs von Balthasar, Une méditation… plutôt une trahison, in « Des bords du Gange aux rives du Jourdain », Paris, Éditions Saint Paul, 1983, pp. 155-163.
[3] Mentionnons par exemple le livre du Père Joseph-Marie Verlinde, L’Expérience Interdite, Paris, Éditions Saint-Paul, 1998.
[4] Thomas Merton, Journal d’Asie, Paris, Critérion, 1990, p. 259.
[5] appelé aujourd’hui « Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux ».
[6] Lettre du 12 juin 1974 citée dans Jean Leclercq, Nouvelles pages d’Histoire Monastique, Paris-Vanves, Éditions de l’AIM, 1986, p. 133.
[7] Pierre-François de Béthune, L’hospitalité sacrée entre les religions, Paris, Albin Michel, 2007, Claudio Monge, Dieu Hôte, Bucarest, Zeta Books, 2008.
[8] Bernard Rérolle, Prier corps et âme, renaître de l’eau et du souffle, Paris, Centurion, 1994.
[9] Bernard Sénécal, Jésus-Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha, Paris, Le Cerf, 1998.
[10] Le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux et la Congrégation pour l’évangélisation des Peuples, Dialogue et Annonce, Cité du Vatican, 1991, n° 42.
[11] Bulletin n° 84 (1993), pp. 250-270.
[12] Discours du 9 septembre 1987, publié dans Le dialogue interreligieux dans l’enseignement officiel de l’Église catholique, Éditions de Solesmes, 1998, pp. 429-430.