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Édith Stein et les vœux religieux

« Suivre le Christ seul, pauvre et nu »

Didier-Marie Golay, o.c.d.

N°2011-2 Avril 2011

| P. 110-124 |

On n’a peut-être pas encore remarqué la « doctrine » de Sœur Bénédicte de la Croix à propos des vœux religieux. L’auteur nous la propose, à partir des traductions nouvelles de l’œuvre, dont de larges extraits nous sont ainsi offerts. La vie religieuse est entendue par Édith Stein comme vocation, les conseils évangéliques comme signes de consécration, la chasteté, comme virginité, la pauvreté comme libération, et par dessus tout, l’obéissance, comme configuration au Christ, parce que, en définitive, la Trinité est le modèle de la vie des vœux. Un enseignement dont l’actualité n’a pas fini de nous impressionner.

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Édith Stein, sœur Thérèse Bénédicte de la Croix, n’a pas fait de grandes théories sur la suite du Christ, sur le sens ou la valeur de la vie religieuse ; mais nous possédons six méditations [1] écrites pour la rénovation communautaire des vœux lors de la fête de la Croix Glorieuse (14 septembre) et de l’Épiphanie (6 janvier). Cet ensemble, rédigé entre 1939 et 1942, manifeste la profondeur de sa réflexion sur la suite du Christ qui « s’est fait homme pour être notre chemin » [2] et qui veut « nous remplir de vie divine et nous conduire au Père céleste comme ses propres enfants » [3]. Dans sa dernière méditation, sœur Bénédicte nous entraîne de manière tout à fait exceptionnelle au cœur même de la vie trinitaire. Mais avant d’étudier ces divers textes qui conservent une grande pertinence pour aujourd’hui, nous allons d’abord évoquer la “vie consacrée” dont Édith Stein a développé la valeur et le sens dans ses conférences sur le thème de la femme.

La vie religieuse comme vocation

Pour Édith, le terme de “vocation” est essentiel et concret. Il rejoint la vie de l’être humain. Parler de vocation, c’est parler de la réalisation, du déploiement et de l’accomplissement de la volonté de Dieu. Édith distingue une triple vocation pour tout être humain : la vocation humaine générique, la vocation spécifique de notre “être-homme” ou “être-femme”, la vocation individuelle. Ces trois vocations sont inscrites dans l’être humain et correspondent à sa nature de créature.

Avec la Nouvelle Alliance, avec la venue du Verbe dans la chair, à ces vocations “naturelles” de l’homme et de la femme s’ajoutent des vocations de caractère surnaturel. Mais elle a soin de préciser que la vocation surnaturelle s’inscrit parfaitement dans l’être naturel de l’être humain selon le principe scholastique : gratia perficit, non destruit naturam (la grâce perfectionne et ne détruit pas la nature) [4].

La suite du Christ est la vocation de tout baptisé : « Notre but à tous est de devenir à sa ressemblance. Nous laisser façonner par Lui-même dans ce but, en tissant en tant que membres des liens d’intime union avec Lui en tant que Tête – tel est le chemin que chacun de nous doit suivre » [5]. Cette imitation du Christ permet à la personne humaine d’accomplir sa vocation originelle : « Appartenir à Dieu par un libre don d’amour et Le servir, ce n’est pas seulement la vocation de quelques élus, mais de tout chrétien : qu’il soit consacré ou non, qu’il soit homme ou femme – imiter le Christ, chacun y est appelé. Plus il avance sur ce chemin, plus il devient semblable au Christ […]. Ainsi, l’imitation du Christ conduit l’être humain à remplir sa vocation originelle qui est de reproduire en lui l’image de Dieu » [6].

Greffé sur cet appel universel à imiter le Christ, l’appel à la vie religieuse est une “vocation surnaturelle”. Elle ne prend sens qu’en Dieu et pour Dieu, ou plus exactement en Christ et pour Christ. Pour Édith, la vie religieuse est une configuration, une suite radicale du Christ, une imitation du Christ en son chemin de Croix ; elle écrit dans sa méditation du 14 septembre 1940 : « Le bonheur d’épouse de l’âme consacrée et sa fidélité doivent faire leurs preuves dans les combats menés en secret ou au grand jour dans le quotidien de la vie religieuse. C’est l’Agneau immolé qu’elle choisit comme époux. […] Et plus elle s’étend volontiers sur la croix […], plus elle expérimentera profondément l’union avec le Crucifié. Ainsi, son propre crucifiement devient pour elle la célébration des noces » [7].

Édith insiste particulièrement sur cette dimension d’union au Crucifié qui caractérise la vocation religieuse. C’est un chemin d’abandon entre les mains de Dieu, une remise de soi à l’Esprit Saint qui œuvre de manière secrète en nous et produit ses fruits pour le Royaume de Dieu. Dans une conférence sur la formation des jeunes filles, elle écrit :

« La vocation religieuse est le don total de soi de l’être humain dans sa complétude ainsi que de sa vie tout entière au service de Dieu ; elle implique son engagement à user des moyens qui le rendent apte à remplir sa vocation, c’est-à-dire son renoncement à toute forme de possession, son renoncement à toute union et à tout lien naturels humains, ainsi que son renoncement à sa volonté personnelle. […] Se livrer totalement à Dieu dans un amour oblatif, mettre un terme à sa vie personnelle pour laisser la vie divine y fixer sa demeure, ce sont là les motifs, les principes et les buts de la vie religieuse »

Édith précise toutefois que toutes les femmes n’ont pas à devenir religieuses mais toutes doivent être des “épouses du Christ” : « Si chaque femme devenait à la ressemblance de la Mère de Dieu, chaque femme une Sponsa Christi, chaque femme un apôtre du cœur divin, chacune réaliserait alors sa vocation de femme, quelles que soient ses conditions de vie et quelle que soit l’activité remplissant extérieurement sa vie » [8].

Devenue elle-même religieuse carmélite, elle reprend cette dimension du don total de soi-même à Dieu comme essence de la vie consacrée, manifestant le sens eschatologique et nuptial du mystère de la consécration : « Celui que le Seigneur appelle à se dégager de tous les liens naturels, de sa famille, de son peuple, de sa sphère d’activités et de relations pour ne s’attacher qu’à lui seul, celui-là vivra alors une union nuptiale avec le Seigneur. […] Le Seigneur sollicite en quelque sorte les faveurs de l’âme en éveillant en elle l’attrait à la vie religieuse. Et lorsqu’elle se consacre à lui par les saints vœux et entendant le “Veni Sponsa Christi !” (Viens, épouse du Christ !), c’est comme une anticipation de la fête des noces célestes » [9].

Dans cette perspective, nous comprenons la présentation de la consécration religieuse comme une vocation surnaturelle, comme la vocation “la plus haute” à laquelle puisse être appelé l’homme ou la femme, car cela implique une configuration totale à l’amour de Dieu. Vocation qui s’exprimera concrètement par la profession des conseils évangéliques d’obéissance, de pauvreté et de chasteté.

Les Conseils évangéliques comme signe de consécration

Aux six méditations pour la rénovation communautaire des vœux, que nous avons déjà évoquées, nous pouvons ajouter l’allocution pour la profession de sœur Myriam de Sainte-Thérèse (16 juillet 1940) et l’article L’histoire et l’esprit du Carmel du 31 mars 1935. En effet dans cet article, sœur Bénédicte présente le prophète Élie comme archétype du moine et fait allusion aux trois vœux.

Notons que les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance (selon l’ordre que nous suivons actuellement) sont toujours présentés par sœur Bénédicte d’une manière positive. Il ne s’agit pas en premier lieu d’un renoncement mais d’un choix, d’une aide et d’une réponse à l’appel de Dieu. Les vœux sont en eux-mêmes le moyen et le chemin qui favorisent la réponse de l’homme.

Dans ces divers textes, Édith ne cherche pas à faire une présentation rigoureuse des trois vœux, elle est d’ailleurs contrainte par le genre littéraire et par le matériau qu’elle emploie. Dans la méditation du 14 septembre 1939, elle garde l’ordre traditionnel à son époque : obéissance, pauvreté et chasteté. Dans celle de l’Épiphanie 1940, elle se laisse guider par la symbolique des présents des Mages, or, myrrhe et encens. L’allocution pour la profession de sœur Myriam suit le récit de l’Annonciation. Dans Les noces de l’Agneau, elle identifie les vœux aux clous de la Passion ; le troisième étant d’ailleurs évoqué non plus par un clou mais par le coup de lance qui ouvre le cœur du Christ en croix. Pour le 6 janvier 1941, la méditation suit les personnages de la liturgie de Noël : Étienne, Saints Innocents et Jean. L’exaltation de la croix, du 14 septembre 1941 retient particulièrement l’attention, car c’est la seule présentation dans laquelle les vœux s’interpénètrent.

Il semble, ici, que sœur Bénédicte veut faire saisir la profonde unité des trois vœux. D’ailleurs un certain nombre de présentations contemporaines parlent d’un triple vœu, pour montrer l’unité des trois dimensions anthropologique et spirituelles de la profession religieuse.

Contemplant le Christ en croix, sœur Bénédicte exhorte à la pauvreté, une pauvreté qui peut conduire jusqu’à l’expulsion du cloître : « Nous devons demander qu’il nous soit épargné de le vivre, mais seulement en ajoutant avec gravité et loyauté : que ta volonté soit faite et non la mienne. Le vœu de la sainte pauvreté exige d’être renouvelé sans cesse » [10]. Ainsi, le vœu de pauvreté s’accomplit par le vœu d’obéissance qui le renouvelle sans cesse.

L’obéissance prend pour modèle celle du Verbe qui s’est incarné pour accomplir la volonté du Père. L’obéissance libère des liens qui rendent la volonté esclave des créatures, des pulsions. Sœur Bénédicte précise qu’« aucun lien d’esclavage n’est plus solide que celui des passions. […] Dieu nous a donné deux moyens pour y remédier : le mariage et la virginité. La virginité est le plus radical et, précisément à cause de cela, le plus facile des chemins » [11].

La chasteté est présentée ici comme virginité. L’enchaînement logique qui s’offre à nos regards est alors celui-ci : nous ne serons vraiment pauvres que si nous sommes obéissants ; nous ne serons vraiment obéissants qu’avec un cœur virginal. Les vœux s’interpénètrent et nous pouvons alors aisément parler de la triple dimension d’un seul et même vœu qui a pour fondement l’imitation du Christ Rédempteur seul, pauvre et nu.

La virginité comme fécondité spirituelle

Le titre donné à cette sous-partie indique immédiatement l’aspect positif du vœu de chasteté. Si la virginité a une raison d’être, c’est uniquement en Christ que nous la trouvons. C’est à partir de lui que nous pouvons comprendre ce vœu. Par extension et proximité, Marie devient également un modèle de virginité. Le choix d’un tel état implique pour Jésus comme pour Marie, une « disponibilité au service du Seigneur, et elle exclut, de ce fait, tout autre lien » [12] Elle avait précisé auparavant : « Sa [Jésus] chasteté est une chasteté constitutive. Cela ne signifie pas qu’Il n’eut point la liberté de choisir autrement, mais cela signifie que la question du choix ne pouvait pas du tout se poser » [13].

La virginité du Christ fait d’une certaine manière partie de sa nature et de sa mission qu’il reçoit uniquement de son Père. Pour cette raison, la virginité devient le chemin pour tous ceux qui se sentent invités à le suivre étroitement. La virginité implique une option pour le Christ de manière totale, une remise de soi et une disponibilité absolue à son amour :

« La virginité au sens suprême et ultime n’a rien de négatif […] La virginité est tout ce qu’il y a de plus positif : ainsi, c’est un attachement au Christ en vue d’une communauté de vie durable. Elle doit devenir perceptible avant tout dans l’amour du Christ, lequel doit déterminer tout l’agir de l’authentique Sponsa Christi ».

Le chemin de la virginité est un chemin de libération de tout ce qui, dans notre cœur, empêche l’union totale avec le Christ, avec le Crucifié : « Le vœu de chasteté veut libérer l’être humain de tous les liens de la vie commune selon la nature, il veut le fixer à la croix bien au-dessus de tout cet enchevêtrement de liens et libérer son cœur pour l’union avec le Crucifié » [14]. La disponibilité et la liberté de ceux qui choisissent la virginité se manifestent par une fécondité spirituelle. C’est la dimension apostolique de la chasteté. Il ne s’agit pas de renoncer à l’homme pour “embrasser” Dieu, mais d’“embrasser” Dieu pour “embrasser” tous les hommes. Toute personne consacrée reçoit la mission, de par sa virginité, de gagner des enfants pour Dieu, de sauver des âmes, de chercher la conversion des pécheurs :

« Mais de cette horreur même du péché jaillit un amour invincible pour les pécheurs. Le Christ est venu pour arracher les pécheurs au péché et rétablir l’image de Dieu dans les âmes profanées. […] C’est pourquoi les âmes virginales n’éprouvent aucune répulsion devant les pécheurs ».

La vocation à la chasteté dans la vie consacrée trouve son sens dans la relation Christ-Église qui n’est pas seulement une image, mais un aspect particulier :

« Mais la virginité est un mystère encore plus profond [que le mariage] : elle n’est pas seulement signe et moyen de l’union nuptiale avec le Christ et de sa fécondité surnaturelle, elle en est la participation. Elle s’origine dans les profondeurs de la vie divine et y ramène. Le Père éternel a donné tout son être à son Fils dans un amour sans réserve. Et de même, c’est sans réserve que le Fils se donne au Père. […] Il pouvait seulement introduire les hommes qui voulaient se donner à lui au sein de l’unité de sa Personne divine et humaine, comme membres de son Corps mystique, pour les présenter ainsi au Père. […] Telle est la fécondité divine de son éternelle virginité : il peut donner la vie surnaturelle aux âmes. Et c’est aussi la fécondité des vierges qui suivent l’Agneau : elles peuvent accueillir la vie divine avec une puissance non affaiblie et un don de soi sans partage, elles peuvent la répandre sur d’autres âmes en union avec l’Homme-Dieu qui est la tête, et lui susciter ainsi d’autres membres. ».

Ce très beau texte d’Édith nous donne la profondeur du sens théologique qu’elle a découvert et vécu dans la consécration religieuse. Le vœu de la virginité n’est donc pas seulement une imitation ou une suite du Christ, elle est surtout participation à l’amour divin et à la mission rédemptrice du Christ. Voilà le sens profond et authentique de la virginité pour le Royaume.

La pauvreté comme libération

Pour Édith, la libération est l’un des points essentiels du contenu du vœu de pauvreté. Suivre Jésus implique nécessairement le choix de la pauvreté parce que Lui, il en a fait son chemin : « Ton Sauveur est devant toi, suspendu à la croix dans le dépouillement et la nudité, car il a choisi la pauvreté. Celui qui veut le suivre doit renoncer à tous les biens de la terre » [15].

Ce renoncement se comprend comme libération de toute attache à l’égard des biens.

« Dans une pauvreté librement choisie, le Sauveur et sa Mère ont parcouru les routes de Judée et de Galilée et ont vécu de l’aumône des croyants. Nu et dépouillé, le Seigneur a été suspendu à la croix et a remis le soin de sa mère à l’amour de son disciple. Voilà pourquoi il demande la pauvreté à ceux qui veulent le suivre. Le cœur doit être libre de l’attachement aux biens terrestres, il ne doit pas s’en soucier, ni en être dépendant, ni les désirer, s’il veut appartenir sans partage à l’Époux divin ».
« Le vœu de pauvreté ouvre les mains pour qu’elles lâchent tout ce qu’elles retiennent. Il les attache solidement afin qu’elles ne puissent plus se tendre vers les choses de ce monde. Il doit aussi lier les mains de l’esprit et de l’âme : les convoitises qui se dirigent toujours vers les plaisirs et les biens ; les soucis qui voudraient assurer la vie terrestre de tous les points de vue ; l’affairement qui entretient maintes préoccupations et met en péril l’unique nécessaire. Une vie dans l’abondance et le confort bourgeois contredit l’esprit de la sainte pauvreté et sépare du Crucifié pauvre. […] Mais cela fait, on est dégagé de tout souci. Le vœu de sainte pauvreté veut nous donner l’insouciance des passereaux et des lys afin que notre esprit et notre cœur soient tout entiers libres pour Dieu ».

Nous voyons ici encore, que sœur Bénédicte présente le vœu de pauvreté d’une manière très positive. Il implique le renoncement, mais avec comme conséquence le fait d’acquérir la liberté pour se livrer sans réserve à Celui qui est tout : « Seul possède tout celui qui ne possède rien » [16].

Une pauvreté qui n’est ni passivité ni indifférence, mais qui signifie une confiance absolue dans la Providence de Dieu, en acceptant ce qu’elle nous envoie. Elle avait déjà écrit en 1939 : « Il ne suffit pas qu’une fois tu aies tout laissé dehors et que tu sois entrée au monastère. Tu dois aussi en prendre sérieusement conscience en cet instant. Accepter avec gratitude tout ce que la providence divine t’envoie ; renoncer joyeusement à ce à quoi il t’invite à renoncer ; ne pas te tracasser au sujet de ton propre corps, de ses besoins et de ses inclinations, mais en laisser le soin à ceux à qui il est confié ; ne t’inquiéter ni du lendemain ni du repas à venir » [17].

Finalement, le vœu de pauvreté est le moyen de libérer le cœur de l’être humain pour qu’il se remette entre les mains de Dieu dans une disponibilité totale.

L’obéissance comme configuration au Christ

Par le vœu d’obéissance, nous sommes conformés au Christ Jésus qui n’a voulu rien faire d’autre en venant dans le monde que d’accomplir la volonté de son Père. Sœur Bénédicte interpelle ses sœurs : « Si tu veux être l’épouse du Crucifié, tu dois donc toi aussi renoncer totalement à ta volonté propre et ne plus avoir d’autre désir que de faire la volonté de Dieu » [18]. L’obéissance est le moyen indispensable pour suivre le chemin tracé par Dieu jusqu’à la perfection : « Il réclame ton obéissance car la volonté humaine est aveugle et faible. Elle ne peut trouver son chemin tant qu’elle ne s’abandonne pas entièrement à la volonté divine » [19]. L’obéissance permet de vaincre la cécité et devient un chemin de libération de l’amour propre : « Cela signifie crucifier sa volonté propre et l’amour de soi, chaque jour et à chaque instant » [20]. En définitive, ce chemin est un chemin de liberté selon l’exemple du “Fiat” de Marie qui est : « la plus haute expression de liberté, et le libre cadeau de l’amour sponsal » [21].

Cette liberté s’obtient en étant docile à l’œuvre de l’Esprit Saint :

« Les enfants de ce monde appellent liberté le fait de n’être soumis à aucune volonté extérieure, de n’être empêchés en rien de suivre leurs désirs et leurs penchants. Pour cet espace de liberté, ils se précipitent dans des combats sanglants, y sacrifiant leurs biens et leur vie. Les enfants de Dieu comprennent autrement le mot “liberté” : ils désirent suivre sans entrave l’Esprit de Dieu ; et ils savent que les plus grands obstacles ne viennent pas de l’extérieur mais résident en nous-mêmes. La raison et la volonté humaines, qui aiment tant être leurs propres maîtres, ne remarquent même pas avec quelle facilité elles s’en laissent conter par les désirs naturels et deviennent leurs esclaves. Il n’existe pas de meilleur chemin pour se libérer de cette servitude et se laisser conduire par l’Esprit Saint que celui de la sainte obéissance ».

L’obéissance est le chemin de participation à l’œuvre de Rédemption du Christ qui commence dans l’individu, dépassant les limites et les conditionnements de la liberté humaine, et s’étend à tout homme. Par l’obéissance, le Christ a obtenu pour tout homme la possibilité d’accéder à l’état de fils de Dieu :

« Que ta volonté soit faite ! C’était bien là toute la vie du Sauveur. Il vint dans le monde pour accomplir la volonté du Père : non seulement afin d’expier le péché de désobéissance par son obéissance, mais encore pour ramener les hommes vers leur vocation sur le chemin de l’obéissance. Il n’est pas donné à la volonté de la créature d’être libre en étant son propre maître ; elle est appelée à s’accorder à la volonté divine. S’y accorde-t-elle par sa libre soumission, il lui est alors offert de participer librement à l’achèvement de la création. S’y refuse-t-elle, la créature libre perd aussi sa liberté. […] L’obéissance telle que Dieu l’a voulue libère notre volonté esclave de tous les liens des créatures et la ramène vers la liberté. C’est donc aussi le chemin vers la pureté du cœur ».

Surgit alors l’inévitable question de savoir comment et où connaître cette volonté de Dieu. Édith indique un chemin qui prédispose à l’accueil de cette volonté : l’oraison et la méditation. Plus qu’une simple nécessité, c’est une obligation de tout homme, de tout consacré, pour vivre de manière responsable l’obéissance. Cela implique une recherche active et sérieuse de la part de la personne consacrée. La volonté de Dieu se trouve exprimée fondamentalement dans les Évangiles, dans la parole de Dieu ; mais aussi dans la Règle et les Constitutions [22] ; Il parle également : « par la bouche des supérieurs et par le doux souffle de l’Esprit Saint au plus intime de ton cœur » [23]. Il s’agit donc de chercher et de discerner ce qui est juste aux yeux de Dieu, de demeurer dans une attitude d’humble recherche de la lumière divine.

Pour conclure sur la signification des trois vœux, laissons à nouveau la parole à sœur Bénédicte : « Les trois vœux se complètent et s’appellent les uns les autres. On ne peut en accomplir un parfaitement sans observer en même temps les deux autres » [24].

La Trinité comme modèle pour vivre les vœux

La compréhension de la vie religieuse, spécialement des vœux, ne peut s’arrêter simplement au sens christologique. Bien sûr, la vie religieuse est, en premier lieu, suite radicale et imitation du Christ ; mais sœur Bénédicte a su pénétrer la dimension trinitaire de la création et de la vie humaine. Elle consacre une partie importante de son ouvrage L’être fini et l’être éternel à contempler l’image de la Trinité dans la Création.

Dans la dernière allocution que sœur Bénédicte écrit pour la rénovation communautaire des vœux, le 6 janvier 1942, intitulée Les trois rois mages, elle médite sur le lien entre les vœux et la vie intra-trinitaire. Tout d’abord, elle contemple le mystère de l’Épiphanie et relie les conseils évangéliques aux dons qu’apportent les mages venus adorer l’Enfant dans les bras de sa Mère virginale :

« Un cœur détaché de tous les biens terrestres et libre de l’amour du créé, c’est donc de l’or pur ; une volonté se consumant dans l’abandon à la volonté divine et s’élevant jusqu’à elle comme un encens au parfum suave ; une âme qui a maîtrisé ses passions et se préserve de la corruption par la myrrhe de la mortification. C’est ce que Marie demandera à ses enfants et le conseil que son Fils donnera à ses amis : le chemin royal de la perfection montré par la Très Sainte Trinité elle-même ».

Puis sœur Bénédicte s’interroge :

« Comment parler de la pauvreté de Dieu – n’est-il pas riche au delà de toute richesse, l’unique propriétaire de tout ce qui existe ? Et cependant le Père éternel donne à son Fils tout ce qui est – pas seulement tout ce qui est créé, mais aussi son être propre ; le Fils l’accepte pour le rendre au Père ; et l’un et l’autre le laissent s’écouler librement dans l’Esprit Saint. Les Personnes divines “possèdent donc ainsi comme si elles ne possédaient pas”, dans la parfaite liberté qu’est la parfaite pauvreté d’esprit. Et c’est ce qui est signifié par l’exercice de la vertu de pauvreté et par le vœu de pauvreté ».

Nous voyons comment elle souligne la valeur de la liberté comme une caractéristique essentielle de l’expérience spirituelle du vœu ou de la vertu de pauvreté.

Sœur Bénédicte poursuit sa réflexion en s’interrogeant sur l’obéissance divine. Elle évoque d’abord la parfaite obéissance du Verbe dans son existence terrestre et définit ce qu’elle entend par obéissance : « la libre soumission d’une volonté à une autre de telle sorte que les deux volontés n’en soient plus qu’une ». Elle montre alors comment cette obéissance se réalise pleinement au sein de la Trinité Sainte : « Dans la Très Sainte Trinité, il y a trois Personnes de la plus haute liberté absolue ; les Trois n’ont cependant qu’une volonté. Peut-on encore parler d’obéissance ? Il n’y a bien qu’une volonté et chaque Personne divine veut ce que les autres veulent. Ce qui concerne l’obéissance des créatures – l’unité des différentes personnes dans une volonté – est ici dépassé et accompli d’une manière inaccessible. […] Ainsi l’obéissance divine est la parfaite liberté des Personnes, d’elles-mêmes et de leur propre volonté dans l’abandon à la volonté de l’autre. Le Dieu, qui est Amour, vit dans cet abandon ».

La question de la chasteté – plus exactement de la pureté, selon la terminologie de sœur Bénédicte – en Dieu ne présente pas de difficultés de compréhension car « est pur, celui qui garde son propre être libre de toute souillure et falsification. Tel est l’être divin par sa nature. Il est immuable, inaccessible à toute influence de ce qui n’est pas lui-même, c’est-à-dire de tout ce qui est créé. Il reste toujours le même, pur et détaché de tout ce qui est en lui-même ».

Édith, en femme juive, fait alors un très bel excursus sur le mariage, puis elle évoque la question de la relation à Dieu : « Il y a une alliance entre Dieu et les hommes et cette alliance est le but ultime et suprême de l’existence humaine, le salut et la fin de l’homme. Dans l’être divin, rien n’est changé mais l’être individuel de l’homme atteint sa perfection par cette “union transformante”. Et celui qui est uni à Dieu de cette manière est aussi uni à d’autres personnes en Dieu sans souffrir de préjudices dans son être ».

Après avoir souligné que « Le Christ a béni le mariage », sœur Bénédicte poursuit :

« mais il a invité ses disciples à la pureté virginale comme lui-même et sa Mère la pratiquèrent. […] Il est vrai que la virginité doit être consacrée à Dieu. Autrement elle est vaine et stérile. Mais la vie divine peut entrer à flots dans une vierge qui s’abandonne à Dieu de toutes ses forces et avec toutes ses facultés. Elle peut atteindre la perfection de son être et de plus être élevée jusqu’à la vie de la Très Sainte Trinité ».

Sœur Bénédicte a découvert le modèle parfait de l’expérience mystique des vœux dans la vie trinitaire. Les consacrés sont appelés par les conseils évangéliques, avec la grâce de Dieu à reproduire et à rendre réelle dans leur vie l’image de la Trinité Sainte. Le renouvellement des vœux les conduit à compter sur la grâce de Dieu pour accomplir ce qu’ils promettent et recevoir la vie trinitaire.

« Le Roi des rois se montre à nous aujourd’hui sous la gracieuse figure d’un tendre enfant dans les bras de la Vierge Mère. Il accepte l’hommage des rois de l’Orient et veut accepter notre hommage avec le leur. Nous lui portons humblement les dons modestes de nos vœux en sachant bien que c’est seulement par sa force que nous sommes capables de les accomplir, et en retour, nous attendons le don royal de l’éternelle vie divine ».

Dans son article L’histoire et l’esprit du Carmel, sœur Bénédicte affirme : « L’Évangile est un livre que nous n’aurons jamais fini d’étudier » [25]. Au soir de sa vie, dans la méditation Pour le 6 janvier 1941, elle continue dans la même veine. Il faut scruter dans l’Écriture les mystères de la vie du Christ Jésus. Elle donne à cette occasion une belle définition de la Lectio Divina : « Chaque mystère de cette vie, que nous cherchons à pénétrer dans une méditation aimante, est pour nous une source de vie éternelle » [26]. Elle conclut cette méditation avec réalisme et abandon à la divine providence : « Voici une nouvelle année pour nous laisser guider par la main du Seigneur ; vivrons-nous jusqu’à la fin de cette année ? Nous ne le savons pas. Mais si nous buvons chaque jour aux sources du Sauveur, chaque jour nous entraînera plus profondément dans la vie éternelle et nous disposera à nous décharger bien volontiers du fardeau de cette vie terrestre quand retentira l’appel du Seigneur ». Il s’agit bien de suivre le Christ Jésus, seul, pauvre et nu, par le chemin des vœux de chasteté de pauvreté et d’obéissance. Notre vie consacrée vécue pauvrement dans le concret de notre existence viendra restaurer en nous l’image et la ressemblance et nous faire vivre de la vie même du Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, si nous demeurons des instruments dociles dans la main de Dieu.

Pour conclure, laissons la parole à sœur Thérèse Bénédicte de la Croix. Dans une récréation pieuse écrite pour le 13 décembre 1939, elle parle de cette œuvre de création que l’artiste éternel veut réaliser en nous :

« Car Dieu mène chacune selon son chemin propre
Le prétendu “destin” est œuvre de l’artiste,
de l’artiste éternel se créant la matière
en formant une image de multiples manières :
les doigts qui modèlent et le burin qui frappe.
Mais la matière qu’il travaille n’est pas inerte.
C’est vraiment sa plus grande joie de créateur
de sentir son œuvre s’animer sous ses doigts
lorsque la vie jaillit et vient à sa rencontre,
cette vie qu’il y a lui-même déposée
et qui maintenant réagit de l’intérieur
au burin qui entaille et aux doigts qui modèlent.
Voici notre part dans l’œuvre d’art divine.
Mais nous ne sommes pas seuls à œuvrer sur nous-mêmes ».

[1Dans Édith Stein, Source Cachée, Cerf/Ad Solem, 1999, p. 241-280, (cité désormais : Source.), nous trouvons cinq textes : Ave crux, spes unica (14 septembre 1939) ; Vie cachée et épiphanie (6 janvier 1940) ; Les noces de l’Agneau (14 septembre 1940) ; Pour le 6 janvier 1941 ; Exaltation de la Croix (14 septembre 1941). La sixième méditation sur les vœux s’intitule Les trois rois mages (Épiphanie, 6 janvier 1942). Elle a été écrite en néerlandais et fut publiée en français dans la revue Carmel, 1998/3, p. 36-38.

[2Lettre du 30 mars 1940, à sœur Agnella Stadmüller, o.p., in Édith Stein, Selbstbildnis in Briefen II (1933-1942), Herder, 2000, ESGA (Édith Stein Gesamtausgabe) 3, L. 661, p. 441.

[3Édith Stein, L’Être fini et l’être éternel, Nauwelaerts, 1972, p. 517.

[4Édith Stein, « L’éthique des professions féminines », in La Femme, Cours et conférences, p. 78. (Cité désormais : Femme.)

[5Édith Stein, « Les fondements de l’éducation féminine », in Femme, p. 108.

[6Édith Stein, « La vocation de l’homme et de la femme, selon l’ordre de la nature et de la grâce », in Femme, p. 166.

[7Source, p. 262-263.

[8Id. p. 81.

[9Source, p. 262.

[10Source, p. 278.

[11Source, p. 279.

[12Édith Stein, « Les problèmes posés par l’éducation moderne des jeunes filles », in Femme, p. 336.

[13Id. p. 336.

[14Source, p. 265.

[15Source, p. 238.

[16Source, p. 277.

[17Source, p. 238-239.

[18Source, p. 238.

[19Source, p. 239.

[20Source, p. 238.

[21Lettre du 29 octobre 1939, à sœur Agnella Stadtmüller, o.p., in ESGA 3, L 645, p. 416.

[22Cf. Lettre du 29 octobre 1939 : « La Règle et les Constitutions sont pour nous l’expression de la volonté divine. Leur sacrifier nos inclinations personnelles est participation au sacrifice du Christ. Se plier aussi aux règles non écrites […] est une exigence de l’amour. Si nous le faisons pour donner de la joie au Cœur de Jésus, cela n’est pas restriction mais suprême mise en œuvre de la liberté, libre présent d’amour sponsal. Si nous avons cette disposition de fond – de rechercher en tout les occasions de réjouir Jésus –, nous découvrirons aussi en quels cas il est permis, voire requis, de se dispenser d’une règle ou d’une prescription. » in ESGA 3, p. 416.

[23Source, p. 238.

[24Source, p. 256

[25Source, p. 221.

[26Source, p. 274.

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