Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une vie consacrée, des propositions multiples

Bernard Pottier, s.j.

N°2010-4 Octobre 2010

| P. 280-290 |

Après avoir réfléchi déjà au sens du célibat consacré (voir « Très brève histoire du célibat. Et l’avenir ? », in Vs Cs 2008, 250-261), l’auteur, psychologue autant que philosophe et théologien, présente les nombreuses propositions de la vie consacrée comme un reflet multiforme des mystères du Christ ; loin de réveiller nos jalousies enfantines, la variété de ces formes ne peut qu’enrichir ceux qui s’y donnent ; ainsi, la vie consacrée à Dieu dans le célibat représente, dans sa gratuité même, une existence humaine qui comporte son inexplicable noblesse.

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La thèse que je voudrais exposer avec le plus de clarté possible, est celle de la richesse de la vie consacrée, de la multiplicité de ses propositions, toutes légitimes, du foisonnement des charismes donnés à l’Église, et donc également, à l’adresse des plus jeunes, de la grande variété des possibilités d’engagement dans l’Église, et en particulier, dans la vie consacrée et religieuse.

Les différents Mystères de la vie du Christ

Comment articuler le kaléidoscope de la vie consacrée ? La voie la plus féconde, théologiquement, est sans doute celle qui consiste à inscrire ses différentes formes dans les mystères de la vie du Christ. Tout chrétien, par son baptême, a été plongé dans la mort et la résurrection du Seigneur. Tous, nous sommes appelés à laisser vivre le Christ en nous, et à le laisser resplendir à travers nous, comme en un miroir bien imparfait certes, à la face du monde et de nos frères en Christ. Mais le Christ lui-même a vécu une vie humaine complète et variée, depuis sa conception et sa naissance, jusqu’à sa mort et sa résurrection, avant de s’asseoir à la droite du Père. La moindre étape, le moindre geste de la vie de Jésus, sont précieux pour le chrétien. Une seule béatitude peut suffire à remplir une vie.

Au Moyen-Âge, on désignait du mot de « mystère » chacune des scènes de la vie du Christ contemplée à la lumière de l’Évangile tout entier. Chaque mystère est ainsi à la fois unique et différent des autres, sans cesser de refléter l’ensemble des mystères. Le Christ éternel a rempli de son éternité chacun des instants de sa vie temporelle. Le rencontrer à un moment de sa vie terrestre, c’est le rencontrer dans son éternité et le rejoindre indirectement dans tous les autres moments de sa vie. Le contempler à la crèche ne nous empêche pas d’être présents à la croix. Le suivre dans son enseignement ne nous dispense pas d’être auprès du lépreux. La multiplicité des êtres humains, dans leur finitude respective, doit grandir jusqu’à former le corps du Christ dans sa pleine maturité historique et éternelle. Chacun de nous, comme membre de son corps, nous pouvons refléter, comme en un miroir, une parole, un geste, un état de la vie du Christ. Nous avons chacun notre pierre à apporter à cet édifice. Nous sommes les pierres vivantes de l’Église.

Dépasser la jalousie des comparaisons

Comme je suis aussi psychologue, j’aimerais illustrer notre propos par une réflexion qui me vient de la psychologie de l’enfance. Au cours des quatre stades principaux du développement psychique de l’enfant, s’élaborent pratiquement tous les modèles de relations humaines possibles qui se répéteront au cours de la vie de l’adolescent, de l’adulte, et qui marquent certains processus individuels ou de groupes : par exemple la formation du lien amoureux au niveau individuel ou les modes de fonctionnement des groupes.

Je n’épilogue pas sur les différents stades bien connus (fusionnel, oral, anal, œdipien), mais j’insisterai sur le genre de relations humaines que le bébé découvre à cette occasion :

  • relation fusionnelle : les deux ne font qu’un ;
  • relation duelle en dépendance : ils sont deux, mais dans un lien excessif ;
  • relation duelle en opposition : ils sont deux, mais se repoussent aussi ;
  • relation en triangle, vécue dans la jalousie ;
  • relation en triangle, vécue dans l’alliance.

Jusqu’à l’âge de huit mois, selon les théories de Mélanie Klein et de Donald Winnicott, l’enfant vit dans une relation fusionnelle avec sa mère. Il ne se rend pas compte qu’il est un être différent d’elle, et comme elle répond immédiatement à tous ses besoins, il croit qu’il lui suffit de crier pour que sa maman lui obéisse. Tout son petit psychisme ne vit que parce qu’il est accroché à celui de sa maman. Il est évident que plus jamais, nous ne vivrons cette situation au niveau physique. Mais psychologiquement nous pouvons la revivre, à l’adolescence par exemple dans des amitiés passionnées, ou à l’âge adulte dans une première phase de relation amoureuse fusionnelle. Cette phase n’est pas à renier ; elle est au contraire très bienfaisante à un moment donné, car elle donne à l’enfant une énorme assurance dans les premiers mois d’un développement normal, mais elle doit être dépassée en direction d’autres modalités de relation plus réalistes et plus riches aussi.

Ensuite vient la phase orale, jusqu’à l’âge de 18 mois. L’enfant commence à se différencier de sa mère, mais il reste accroché et dépendant d’elle. On quitte donc la fusion pour la dualité, mais la séparation n’est pas encore tout à fait évidente, puisque la relation est une relation de dépendance. Au point où il en est, c’est un énorme progrès pour l’enfant d’accepter de se rendre compte qu’il est différent de sa mère, même s’il en est encore complètement dépendant. De nouveau, à l’adolescence ou à l’âge adulte, nous pouvons vivre des relations en binôme, sans supporter qu’un tiers intervienne, mais cette relation est problématique dans la mesure où l’un dépend trop de l’autre, n’acquiert pas son autonomie, et ne supporte pas la présence d’une troisième personne.

Ensuite, jusqu’à l’âge de deux ans et demi, nous sommes dans ce que nous appelons le stade anal. C’est le moment où les parents essaient d’expliquer à leur enfant qu’il peut devenir propre par lui-même. L’enfant découvre dès lors son pouvoir de contrôle sur lui-même, mais aussi sur les autres, car en étant propre ou non, il peut faire plaisir ou non à ses parents. C’est le moment où le « Je » se découvre, où le « Non » est possible à côté du oui. C’est une phase où l’enfant est en relation avec quelqu’un, mais plutôt sur le mode de l’opposition : qui contrôle l’autre, qui a le pouvoir sur l’autre, qui domine ? De nouveau, à l’adolescence et à l’âge adulte, nous pouvons vivre ce genre de relations où l’on a besoin de l’autre, mais où on est en conflit constant avec cet autre. Pourtant nous ne pouvons nous en passer.

La progression se poursuit ensuite jusqu’à l’âge de 5-6 ans. Dans cette phase, que l’on appelle la phase œdipienne, l’enfant apprend à vivre une relation avec plusieurs personnes à la fois. Non pas seulement « moi et ma maman », ou « moi et mon papa », mais aussi « moi et les autres » frères et sœurs, « moi et mes parents » qui ont entre eux une relation privilégiée dont je me rends compte. Cette relation que vivent les autres entre eux, je peux la sentir comme concurrente de celle que je veux avoir avec chacun. Le triangle se forme. Comment vais-je me rapporter à chacune des deux autres personnes du triangle ? Vais-je vouloir exclure l’une pour accaparer l’autre ? C’est la grande question de la jalousie. Dans ce genre de relation plus évoluée que la relation duelle, un problème se pose : quelle place chacun va-t-il recevoir ? Va-t-on créer une coalition de deux contre un, ou va-t-on arriver à s’entendre tous les trois, en renonçant chacun à être le préféré absolu ? Sinon il y aura toujours un perdant et j’ai l’angoisse d’être ce perdant.

C’est ici qu’intervient le dernier type de relation, que l’on peut appeler la relation la plus évoluée, la plus achevée et la plus satisfaisante pour tous. C’est la relation en triangle, mais un triangle d’alliance et non pas un triangle de jalousie. Chacun se rend compte que l’on peut vivre en allié et non pas en concurrent ; que si mes parents s’entendent, c’est un avantage pour moi et non un inconvénient, même si cela m’impose aussi de renoncer à être l’unique et le seul préféré. Je ne dois pas casser les liens qui existent pour créer à mon tour un lien : ce n’est pas en séparant que j’aimerai davantage l’un ou l’autre, ou même, chacun des deux mais de manière exclusive. Bien sûr, ce triangle peut se diversifier et se multiplier à l’infini. Une fois qu’on a compris affectivement le premier triangle d’alliance, on peut créer des relations en tous sens sur le même modèle. Par exemple les deux parents par rapport à leur enfant ; ou les fiancés par rapport à Dieu ; ou les frères et sœurs entre eux et par rapport à leurs parents. Mais si on n’a pas accepté foncièrement de passer de la relation duelle à la relation en triangle, si celle-ci se transforme toujours en relation de jalousie, je vais répéter ce même modèle toute ma vie, en souffrir beaucoup et faire souffrir les autres également.

*

Si j’ai développé ces cinq types de relations, c’est que cette perspective me semble extrêmement importante pour dépasser la jalousie. Accepter que l’autre soit ce qu’il est, différent de moi, et en alliance avec d’autres que moi, n’empêche pas que moi-même je sois en alliance avec chacun. Dans la vie communautaire, il faut éviter au maximum les relations duelles exclusives (ce qui ne veut pas dire qu’il faut éviter les amitiés ou les préférences). Une vie communautaire harmonieuse est celle où chacun constitue de multiples alliances en triangle, sans exclusion de jalousie, et où chacun a la conviction que collaborer au bien de l’un, c’est aussi collaborer au bien de l’autre et de tous.

Mais cela est vrai aussi au niveau de l’Église tout entière : que je puisse vivre authentiquement ma vocation en relation avec Dieu et mes frères, n’empêche pas du tout d’autres de vivre d’autres vocations, totalement différentes, également en relation avec Dieu et mes frères et sœurs. La relation d’alliance en triangle m’apprend à apprécier chacun dans sa différence, et à ne pas le considérer comme un concurrent ni de moi-même, ni de mes choix, ni de mes relations.

La différence des relations

Ainsi seulement nous pourrons voir le charisme de l’autre comme un reflet du visage du Christ. Ainsi seulement nous pourrons nous rendre compte que passer sa vie à contempler et imiter un des mystères de la vie du Christ, n’empêche pas le Christ d’avoir vécu d’autres mystères, n’empêche pas d’autres chrétiens de vivre ces autres mystères.

Mais il y a toujours chez nous cette difficulté à dire les différences de manière non blessante, non séparatrice. Il faudrait pouvoir exprimer les différences en termes de qualité et non pas de quantité : non pas tel état est plus ou moins ceci ou cela, mais tel état est autre que celui-ci ou celui-là. Non pas le laïc est plus ou moins que le prêtre ou le religieux ou le consacré, mais chacun est différent des autres et a besoin des autres pour former avec lui le corps entier du Christ.

Exprimer les différences en termes de qualité et non pas de quantité, ce n’est pas si facile. Et ce n’est peut-être même pas suffisant. Il vaudrait mieux encore les exprimer en termes de relations. La différence homme-femme est ici paradigmatique. On peut l’exprimer en termes quantitatifs ; on peut l’exprimer en termes qualitatifs, ce qui est déjà mieux. Mais c’est sans doute lorsqu’on arrive à l’exprimer en termes relationnels qu’on est le plus près de la vérité et de la charité.

L’exemple de la famille élargie peut aussi nous être utile. Que sont en effet les relations entre les parents et les enfants ? Quand les enfants sont jeunes, on a toujours l’impression que les parents sont supérieurs et que les enfants doivent apprendre. Mais prenons le cas d’une famille où tous sont adultes, où les frères et sœurs sont à leur tour parents, ou célibataires, ou consacrés, etc. Les relations entre grands-parents et parents sont alors des relations d’adultes. Les différences d’âge ont beaucoup moins d’importance. C’est bien la personnalité de chacun qui peut ici entrer davantage en relation avec les autres sans infériorité ni supériorité. Les rapports dans cette famille sont beaucoup plus égalitaires, même si, bien sûr, un respect subsiste.

Malheureusement, notre société qui prône l’égalité, et à raison, risque d’aboutir à l’égalitarisme qui tire toujours les choses vers le bas.

Idéalisation et réalisme : donner… et recevoir !

Je voudrais peut-être maintenant m’adresser aux jeunes et aux adultes qui considèrent la vie consacrée de l’extérieur, avec le désir de la comprendre, de la respecter, voire d’y entrer. Je crois qu’on a beaucoup idéalisé la vie consacrée. Pourquoi la situe-ton parfois à une telle hauteur ? Serait-ce pour s’en défendre et considérer que ce n’est pas pour moi ? Ou pour la rejeter en disant que les consacrés ne vivent pas leur idéal ? Ne mettons pas trop haut notre idée de la vie religieuse consacrée. Soyons réalistes. Dans celle-ci, s’il y a des renoncements, il y a aussi toute une promotion de la personne qui est offerte, dans la formation notamment, dans la proposition de projets intéressants et enthousiasmants. C’est un chemin de vie où on peut beaucoup recevoir. Et on peut aussi entrer dans la vie religieuse pour recevoir. Car on ne peut vraiment donner ou partager que ce qu’on a reçu soi-même. En effet, est-il possible de se donner entièrement, de renoncer totalement à soi pour vivre pour Dieu et les autres ? Tous ces sacrifices sont-ils vraiment possibles ? Cet héroïsme n’est-il pas soit impossible, soit finalement inutile ?

Je concède volontiers qu’il y a dans la vie religieuse et consacrée, bien des renoncements. Mais il y en a aussi dans toute vie : un certain renoncement est inhérent à toute vie humaine. Mais il n’y a pas que le renoncement. Dans la vie religieuse et consacrée, il y a bien des choses que l’on reçoit. Il y a bien des avantages que l’on peut choisir non pas parce qu’on est paresseux ou qu’on veut éviter les difficultés de la vie, mais parce qu’ils font partie aussi des dons que le Christ nous fait, à nous qui le suivons. Personnellement, je suis entré dans la vie religieuse avec le grand espoir d’y recevoir beaucoup de choses. Et j’y ai énormément reçu. Bien sûr, plus j’ai reçu, plus je puis donner, et c’est bien pourquoi j’ai reçu. Mais ce que j’ai reçu, c’est quand même un don qui m’a été fait à moi, qui m’a enrichi, et dont je suis reconnaissant à l’Église.

Dans la vie religieuse ou consacrée, il faut se renier, dit-on. Je crois que le terme n’est pas approprié. Il faut s’oublier, dit-on. Je pense que c’est impossible. Ce que l’on peut faire, c’est se décentrer de soi pour se tourner vers l’autre ; c’est non pas se donner pour se vider, mais se partager pour s’enrichir mutuellement.

Le célibat

Je crois qu’on pourrait appliquer ce que je viens de dire à la question du célibat. Nous savons que les conseils évangéliques, et en particulier la chasteté vécue comme célibat, sont comme le noyau dur de la vie consacrée. Il est évident que cette réalité est la chose qui arrête le plus les jeunes lorsqu’ils songent éventuellement à la vie consacrée. Et ils ont raison, car c’est un élément extrêmement important.

Je voudrais faire quelques considérations sur le célibat aujourd’hui. Notre société occidentale n’a jamais connu autant de célibataires, hommes et femmes, qu’actuellement. Nous savons, bien sûr, que parmi ces célibataires, une partie sont de faux célibataires, au sens où ils ne sont pas mariés mais ont quand même des relations de vie et de compagnonnage plus ou moins stables ou intermittentes. Peu importe ici. Considérons en général l’état des célibataires. Il est assez rare que cet état satisfasse les gens. En fait, ils voudraient souvent autre chose. Mais ils ne savent pas quoi, ils ne savent surtout pas comment créer d’autres liens.

Par ailleurs, on a peur du célibat de la vie consacrée, parce qu’on pense qu’il nous ferait renoncer à notre condition d’hommes ou de femmes. Or, le célibat est aussi une manière de vivre sa sexualité : ce n’est pas parce que je suis célibataire que j’ai cessé d’être un homme. Il faut faire ici une différence entre les relations sexuelles et les relations sexuées. Celles-ci supposent une mise en jeu explicite ou implicite des différences homme-femme, sans qu’il y ait de rapport amoureux, et encore moins de relations sexuelles : p. ex., les amitiés, les relations de travail, les coopérations de tout genre. La différence homme-femme joue à titre de stimulant, rend la relation plus spontanée, plus créative, plus agréable, sans qu’il y ait engagement de la sexualité au niveau amoureux ou génital – tandis que les relations sexuelles sont un exercice de la génitalité dans un rapport homme-femme qui devient un rapport explicite de couple, marié ou non.

La chasteté que l’on vit dans nos relations hommes-femmes, comme célibataires, donne aussi une qualité et une vitalité à tout ce qui est masculin ou féminin en nous. On peut se réjouir d’être homme ou femme, tout en étant chaste et célibataire, et sans se sentir mutilé. Et je pense qu’ici le choix que l’on fait est décisif. Certains faux (fausses) célibataires se sentent probablement moins épanoui(e)s dans leur masculinité ou leur féminité que tel religieux ou religieuse qui a opté pour une manière claire de vivre sa différence homme-femme.

Le choix de vivre le conseil évangélique de la chasteté comme célibat est une option qui peut être véritablement épanouissante. Je pense qu’il y a beaucoup d’autres manières de vivre la sexualité qui peuvent également être épanouissantes, mais il y en a beaucoup d’autres également qui peuvent être beaucoup plus frustrantes. Bien sûr, c’est tout un chemin qui doit commencer par le commencement, et qui n’a jamais fini d’être achevé. Pour cela, il faut faire confiance à la tradition de l’Église ou de tel ordre religieux pour apprendre comment vivre ce célibat de manière enrichissante pour soi et pour les autres.

Mais ce choix du célibat est important et capital, il a une signification éternelle. Pour l’illustrer, je voudrais utiliser une intuition de Grégoire de Nysse dans son traité sur la virginité [1]. Il dit que celui qui s’engage dans la virginité, prend une décision d’un poids énorme au regard de l’histoire, car personne d’autre avant lui dans son ascendance, en remontant jusqu’à Adam et Ève, n’a pris une telle décision. Je ne sais pas si vous y avez déjà réfléchi. Bien sûr, mes parents n’ont pas fait ce choix, ni mes grands-parents, ni mes arrière-grands-parents, et ainsi de suite, jusqu’à Adam et Ève. Aucun de ceux qui sont avant moi dans mon arbre généalogique, n’a fait ce choix ; en effet, si quelqu’un l’avait fait, il aurait interrompu la ligne des générations et je ne serais pas là. Je suis donc le premier, depuis Adam et Ève dans mon arbre généalogique, qui fasse ce choix, et je prends la décision d’arrêter ce mouvement de vie qui, depuis Adam et Ève, m’a été donnée. Il s’agit donc de bien réfléchir à ce choix qui a pour ainsi dire un poids d’éternité. Mais ce choix apporte-t-il aussi quelque chose à l’histoire de l’humanité ? Peut-être moins au niveau de son progrès matériel ou démographique, mais bien au plan de son développement spirituel (et peut-être culturel aussi).

Les vocations aujourd’hui

Autrefois, toute la société, tout le milieu chrétien, en particulier les écoles et les mouvements de jeunesse, étaient des milieux favorables aux vocations. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les milieux qui peuvent aider un jeune à découvrir sa vocation sont sans doute davantage la famille, la paroisse dans certains cas, certains mouvements de prière. C’est ici sans doute que l’on peut remarquer l’importance des nouvelles communautés. Notons qu’il y a quatre aspects qui ont besoin d’être rencontrés pour que quelqu’un puisse s’engager dans une vocation [2].

  • Une rencontre de Jésus qui bouleverse sa vie.
  • Une connaissance biblique et christologique qui approfondisse cet aspect.
  • Que ce cheminement se fasse à l’intérieur d’un contexte vivant d’Église (paroisse, groupe de prière), et souvent avec un certain accompagnement spirituel individualisé.
  • Enfin qu’il y ait une claire vision des rapports et des différences existant entre le ministère ordonné et toutes les autres formes de vie consacrée.

Ici s’insèrerait une réflexion sur le sacerdoce et sur la place des femmes dans l’Église. D’après moi, la vocation au ministère ordonné comme prêtre diocésain implique un appel à conduire le peuple, à en prendre soin (c’est le leadership, le souci du berger), tandis que l’appel à la vie consacrée est davantage un appel à suivre le Christ d’abord, et non pas immédiatement à prendre la tête du troupeau – même si cela peut venir ensuite s’ajouter d’une certaine manière à la sequela Christi, souvent à l’intérieur d’une tâche déterminée (p.ex., diriger une école).

Conclusion : Un choix irréversible

Mille possibilités s’ouvrent chaque jour à celui qui veut faire quelque chose de sa vie. Que ce soit dans la vie profane (professions, loisirs, relations affectives), ou la vie religieuse (mouvements spirituels, chrétiens ou non ; expériences ‘mystiques’). Jusqu’à l’âge mûr, et même plus tard, on voit des gens se décider pour telle ou telle activité ou mode de vie.

Ce foisonnement est une richesse, mais peut aussi cacher un danger de dispersion, voire de déstructuration. Quand on veut tout essayer, tout en restant libre de changer à chaque moment, on risque d’entamer trop de chantiers et de ne jamais creuser le puits profond qui nous fera trouver l’eau vive que nous désirons tant. D’autant plus que jouent ici les phénomènes de mode et de conformisme, qui s’appuient entre autres sur les mécanismes de jalousie que nous avons dénoncés plus haut, et qui empêchent la personne de se développer dans sa singularité propre.

Même si j’ai présenté, de manière peut-être choquante pour certains, les avantages du choix de la vie religieuse et consacrée, il est évident que ces avantages ne sont accessibles qu’à ceux et celles qui d’abord ont mis en œuvre une option radicale, impliquant à terme un renoncement irréversible, notamment celui de la chasteté dans le célibat.

Pour opérer ce choix décisif, il faut une bonne dose d’idéalisme, surtout de nos jours où le milieu ambiant est tellement marqué par le matérialisme et l’hédonisme. Cet idéalisme doit être soutenu par une communauté, des relations humaines profondes : seule la solidarité permet d’incarner l’idéal évangélique dans le concret de chaque jour. Faire le pas de ce choix décisif suppose une certaine audace, un goût marqué pour la gratuité. L’utilitarisme ambiant peut dissuader, mais on découvre rapidement que seuls les choix « inutiles » et « superflus » (amitiés, fidélités, défis) donnent tout son sens à la vie qui nous est offerte gratuitement par Dieu. Le « sans pourquoi » de notre être-au-monde suscite et appelle le « sans pourquoi » d’une réponse gratuite qui, si elle se dit dans l’humilité, ne manque cependant pas d’un certain panache : « Die Rose ist ohne Warum » [3] (Angelus Silesius).

[1Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, Sources chrétiennes 119, Paris, Cerf, 1966, etc.

[2Voir le §55 du Document de travail du Congrès de Rome, 5-10 mai 1997, « La pastorale des vocations dans les Églises particulières d’Europe », cf. « La pastorale des vocations en Europe » dans Vie consacrée 70 (1998) 89-99.

[3« La rose est sans pourquoi ».

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