Jeunes religieuses africaines : comment gérer le passé ?
Xavier Dijon, s.j.
N°2010-3 • Juillet 2010
| P. 177-190 |
A l’heure où de nombreux pays d’Afrique fêtent le Cinquantenaire de leur indépendance politique, l’auteur s’adresse à des jeunes religieuses, les invitant à se prononcer sur ce qui les concerne le plus intimement, par delà les affres de la colonisation : le rapport de la tradition des ancêtres avec le christianisme récent. Il propose une triple confiance (dans le Christ, dans l’Église, en sa propre culture) qui permet de livrer toujours davantage leur champ au bon grain du seul Maître de la moisson.
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Le jubilé d’Indépendance politique que vous fêtez en 2010 dans vos pays respectifs donne à vos différentes communautés l’occasion de revenir sur le passé de votre congrégation religieuse, remontant jusqu’à ces années où la majorité de vos consœurs provenaient encore d’Europe. Mais ce retour en arrière s’impose-t-il ?, demanderez-vous. En tant que jeunes religieuses africaines, ne seriez-vous pas plutôt en droit de faire vôtre la phrase de saint Paul : « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus » (Phi 3,13-14) ? Dans cette profession de foi, l’Apôtre exprime en effet de façon très heureuse la tension qui le fait vivre et qui correspond si bien à ce que nous voulons expérimenter nous-mêmes dans la vie consacrée : renonçant à fonder un foyer, à posséder des biens, à diriger notre vie, ne courons-nous pas nous aussi de tout notre être vers la récompense qu’est le Christ Jésus ?
Mais faut-il pour autant « oublier le chemin parcouru » ? Saint Paul avait sans doute de bonnes raisons de ne plus revenir sur le temps où il était persécuteur de l’Église, confiant plutôt ce passé à la miséricorde du Seigneur. Mais vous, qu’allez-vous faire de ce qui reste en arrière ? Peut-être ce passé qui est le vôtre (ou du moins celui de vos parents et grands-parents), de la religion des ancêtres et de la colonisation, puis de l’Indépendance, ne doit-il pas être oublié, mais plutôt, relu et médité, pour y découvrir à la fois les appels à la miséricorde du Seigneur ainsi que les sujets d’actions de grâces à son endroit, à la lumière du discernement que permet l’Évangile. Discernement à propos de la colonisation, d’une part, de la religion traditionnelle et de l’inculturation, d’autre part.
Or avant d’entamer cette réflexion, il reste encore à se demander si cette tâche peut être « instruite » par un religieux européen, qui appartient donc à la même culture que le colonisateur, et dont les ancêtres n’ont jamais connu, depuis plusieurs siècles, que le christianisme. Il est trop évident que nous ne pouvons donner ici le dernier mot sur des matières aussi délicates. Vous seules pourrez en définitive, dans la diversité de vos propres cultures, vous prononcer sur ces sujets qui vous concernent au plus intime de votre engagement religieux. Mais la parole soumise ici à votre attention critique se veut invitation à un dialogue confiant sur le passé en vue de mieux vivre ensemble notre avenir d’Église.
Colonisation et évangélisation
Pour entamer notre relecture de façon quelque peu paradoxale, nous pouvons ouvrir l’évangile à la page où Jésus invite ses auditeurs à ne pas précipiter le discernement souhaité. Vous aurez reconnu, en saint Matthieu, la parabole du bon grain semé par le maître de la moisson et de l’ivraie semé par l’ennemi (Mt 13, 24-30). Pouvons-nous appliquer ce texte à la conjonction de la colonisation et de l’évangélisation ? Le propos serait sans doute trop simpliste dans la mesure où, en nous rappelant le vécu des acteurs eux-mêmes, nous ne pouvons identifier, purement et simplement, ni le bon grain à l’œuvre missionnaire d’évangélisation, ni l’ivraie à l’entreprise colonisatrice. Il reste que, dans l’esprit des populations colonisées, cette superposition des « trois M » (les militaires, les missionnaires, les marchands) a brouillé la claire perception du propos évangélique lui-même. Comment peut-il se faire, demandent un certain nombre de vos contemporains, qu’un même peuple venu de l’Occident ait apporté à la fois sur le Continent noir l’esprit des Béatitudes, l’amour des pauvres, la guérison des malades et le partage de l’eucharistie, en même temps que le travail forcé, la chicote, l’exploitation des richesses, l’apartheid et le mépris ? Ces comportements du colon ne jetaient-ils pas nécessairement le discrédit sur la prédication des gens d’Église ? Les Africains pouvaient-ils vraiment adopter la foi religieuse de ces gens qui ont envahi le pays « la Bible dans une main, un fusil dans l’autre » ?
On rêverait, en effet, que les choses se fussent passées autrement, et que des êtres entièrement purs aient débarqué sur le sol africain en y amenant un Évangile authentique, bien à l’écart de toutes les expressions de l’exploitation coloniale. Il faut certes tendre vers cet idéal. D’ailleurs, au 16e siècle, saint François-Xavier, que l’Église honore comme le patron des Missions, commença par appuyer son action sur la colonisation portugaise aux Indes, mais comme il l’écrit lui-même, il « prit la fuite », loin de la sphère d’influence portugaise, pour se rendre au Japon où ne se trouvait heureusement pas de fonctionnaire européen capable, par sa dureté envers les indigènes, de défaire ce que lui, François-Xavier, essayait à grand peine de construire [1]. En Afrique, par contre, pas de « fuite » possible : colons et missionnaires travaillaient les uns à côté des autres, chacun dans leurs champs respectifs. Sans doute visaient-ils des objectifs différents, d’évangélisation pour ceux-ci, d’exploitation économique pour ceux-là [2]. Mais le fait d’appartenir à la même race blanche, au même pays d’origine, à la même culture a pu créer chez leurs vis-à-vis africains des confusions regrettables : ivraie et bon grain poussaient ensemble.
L’histoire de cette cohabitation montre d’ailleurs à quel point les deux semis étaient mêlés car, d’une part, même si les populations noires n’ont souvent gardé qu’une image fort négative des colons, eux-mêmes ne se considéraient pas tous, loin de là, comme des esclavagistes sanguinaires. La plupart du temps, ils pensaient même faire du bien aux peuples colonisés en leur apportant ce qu’ils estimaient être le progrès ou la civilisation [3]. D’autre part, les missionnaires n’emportaient pas seulement l’Évangile dans leurs bagages, mais aussi leurs préjugés, par exemple quant à l’excellence de la culture européenne, quant à la supériorité politique et militaire de la métropole, quant aux méfaits d’une indépendance trop hâtive, etc. Ivraie et bon grain se mêlaient donc encore plus intimement dans un champ commun où il n’était pas toujours simple de savoir qui corrigeait, ou qui instrumentalisait qui.
En outre, à ces confusions rapportées par l’historiographie sérieuse se sont mêlés des récits plus fantaisistes destinés à discréditer l’Église au même titre que la colonisation. De nos jours encore, en effet, un certain anticléricalisme, tant africain qu’européen, tient à présenter l’œuvre missionnaire comme une couverture destinée à renforcer la domination colonisatrice. Le prétendu discours qu’aurait tenu Léopold II, roi des Belges, en 1883 aux missionnaires du Congo est un modèle du genre. Selon ce document, présenté comme authentique, le Roi aurait tenu des propos tels que ceux-ci : « Votre rôle essentiel est de faciliter la tâche aux administrateurs et aux industriels. C’est donc dire que vous interpréterez l’évangile de la façon qui sert le mieux à protéger nos intérêts dans cette partie du monde. Pour ce faire, vous veillerez entre autre à désintéresser nos sauvages des richesses dont regorgent leurs sous-sols pour éviter qu’ils s’y intéressent, qu’ils ne vous fassent pas une concurrence meurtrière et rêvent un jour à vous déloger. Votre connaissance de l’évangile vous permettra facilement de trouver des textes recommandant aux fidèles d’aimer la pauvreté » [4]. Le drame est que de tels mensonges trouvent encore une audience attentive auprès de vos compatriotes trop crédules, de telle sorte que, si nous n’y prenons pas garde, il ne restera, dans le champ de l’opinion africaine, à propos de la mission de l’Église, plus une seule tige de bon grain, mais rien que de l’ivraie [5].
Or c’est au cœur de cette Église-là que vous voulez vivre votre vocation religieuse. Mais comment aimer en vérité l’Église si elle apparaît, aujourd’hui encore, comme l’institution qui a permis au Blanc d’humilier et de spolier vos propres aïeux ? La réponse ne se trouve peut-être pas ailleurs que dans la parabole évangélique. Oui, nous aurions pu rêver que le champ de l’Afrique ne fût semé que par de bons ouvriers apostoliques sans qu’un quelconque ennemi ne vînt y répandre sa semence d’orgueil, de cupidité et de discorde. Mais ce n’est pas ainsi que va notre monde. Ce n’est d’ailleurs pas ainsi non plus que bat notre cœur. Déjà, dans l’exercice de notre propre mission apostolique auprès des fidèles, ou des élèves, ou des malades, ou des pauvres, n’avons-nous pas perçu ces semences d’ivraie qui viennent se mêler au bon grain de nos bonnes résolutions ? Faisons l’exercice : si on nous demandait de partir dans un pays étranger en vue d’y annoncer l’Évangile, sommes-nous sûrs de ne pas y emmener, à notre tour, ces semences que l’Ennemi aura glissées dans nos valises ?
En réalité, l’évangélisation fait entrer tous les acteurs concernés dans un combat spirituel, tant ceux-là qui écoutent le missionnaire que le missionnaire lui-même. Car la conversion n’est jamais achevée. L’opposition des deux semences, dit la parabole, dure jusqu’à la fin du monde. Pour sa part, Ignace de Loyola précise, dans la « Méditation des Deux Étendards » de ses Exercices spirituels, que le combat n’épargne aucune province du monde, aucun endroit, aucun état de vie, aucune condition sociale, aucune personne [6]. On ne trouve donc pas, d’un côté, le « bon » missionnaire qui n’apporterait en Afrique que l’Évangile et, de l’autre côté, dans des ténèbres communes, le « mauvais » Noir qui ne connaîtrait que l’erreur du paganisme et la sauvagerie des mœurs et le « mauvais » colon qui ne poursuivrait que « richesses, honneurs et orgueil » [7]. C’est que le champ est mêlé, aujourd’hui encore, ainsi que le dit l’évangile. Que faire alors ? Devrons-nous croiser les bras, en attendant la moisson ?
En fait, la parabole n’encourage ni notre inactivité ni notre fatalisme, comme si elle voulait faire croire que l’ivraie équivaudrait au bon grain, car il est certain que le jugement final fera la différence en recueillant le bon grain et en brûlant l’ivraie. La parabole nous invite plutôt à ne pas anticiper, à propos d’autrui, le jugement de Dieu qui seul sonde les reins et les cœurs. Oui, colonisation et évangélisation se sont superposées dans l’histoire de l’Afrique, prolongeant ainsi l’ambiguïté de notre condition à la fois née de la grâce et soumise aux assauts du « mortel ennemi de notre nature humaine » [8]. Mais nous n’allons pas faire le choix de rejeter le bon grain à cause de la confusion qu’y a introduite l’ivraie. Il nous revient plutôt de laisser descendre en notre terrain cette bonne graine semée par le Maître de la moisson – car ses graines à Lui ne sont que bonnes –, en mettant tout en œuvre pour mener le combat spirituel.
Or la vie religieuse, précisément, se caractérise par cette volonté de mener explicitement ce combat des esprits pour le bien de l’Église entière. Ne dit-on pas que, une fois passée l’ère des persécutions aux premiers siècles de l’Église, la vie religieuse est née au désert lorsque les Pères, confiants dans la grâce du Christ, ont voulu y affronter les attaques de l’Ennemi ? En tant que jeunes religieuses africaines, ne vous revient-il pas de poursuivre ce combat ?
Ainsi, vous ne devez pas oublier votre passé mais plutôt le relire à la lumière de ce Jugement dernier que le Christ lui-même prononcera sur toutes choses. D’une part, il nous faudra tous demander pardon, au nom de l’Église, parce qu’elle a accueilli en elle les semences du péché, y compris en sa mission évangélisatrice sur la terre africaine. D’autre part, il nous faudra tous également rendre grâces à Dieu pour ce bon grain semé par le Fils de l’Homme en cette même terre. Seul compte finalement ce Jugement du Seigneur qui permet de faire la part des choses. Sans donc vous laisser troubler par les évaluations trop humaines qui risqueraient d’arracher de vos cœurs la Bonne graine de la Parole, vous vous fierez plutôt à la force de cette Parole pour aller jusqu’au bout de votre consécration religieuse. Par là, vous sauverez l’Afrique de l’ambiguïté qui a marqué sa première évangélisation et vous lui donnerez l’espérance d’une moisson abondante. Moisson dont les prémices s’appellent, par exemple, Joséphine Bakhita et Anuarite Nengapeta.
Tradition et christianisme
Tendues vers l’avant, comme saint Paul, vous courez à la rencontre du Christ mais, en votre passé, à côté des ambivalences de l’évangélisation mêlée à la colonisation, vous ne pouvez pas oublier non plus la permanence de la religion de vos ancêtres. Car voici une autre source de souffrance pour la jeune femme qui veut aller jusqu’au bout de sa consécration : par sa profession religieuse, ne va-t-elle pas, en effet, non seulement s’identifier à la religion du Blanc qui a exercé la domination que l’on sait, mais encore renier l’identité de fille que lui ont donnée ses pères ? Le Blanc, précisément, est habitué à se considérer lui-même comme un sujet isolé, délié de toute contrainte du groupe parce que titulaire de ce qu’il appelle ses « droits de l’homme ». Le voici donc libre, par exemple, de modifier ses convictions religieuses au gré de ses choix. Il n’en va sans doute pas de même pour les habitants du Continent noir.
Comment, en effet, l’Africain pourrait-il survivre en dehors du groupe ? Comment pourrait-il s’imaginer dégagé du lien qui le relie à ses auteurs ? N’est-ce pas de ses parents et, par eux, de ses ancêtres, qu’il a reçu ce don incommensurable de la vie ? Or, puisque les ancêtres sont parvenus au terme de leur existence malgré tous les pièges que leur tendaient à la fois la nature et la société, ne faut-il pas suivre impérativement leurs injonctions pour conduire soi-même sa propre vie ? D’où les nombreuses demandes de conseils adressées à ces présences du monde invisible, les requêtes pour obtenir leurs faveurs, les sacrifices pour apaiser leurs colères, etc. Dès lors, voir ce monde spirituel bouleversé par la religion des missionnaires, n’est-ce pas, pour le chrétien, vivre au plus intime de soi l’épreuve d’une grande rupture ?
Le sacrifice paraît encore plus grand lorsqu’il s’agit d’embrasser la vie religieuse. Si la jeune fille entre au couvent, elle ne cultivera pas la terre de ses ancêtres ; elle ne donnera pas de descendance à ses parents ; elle leur ôtera la perspective d’une dot en vue du mariage ; elle se soustraira à l’autorité du chef de famille… Les ancêtres pourront-ils jamais accepter cette prise de distance qui ressemble à une sorte trahison à leur égard ? Du point de vue du Blanc, la question est sans doute, encore une fois, vite résolue puisqu’il estime, lui, sa religion chrétienne supérieure à celle des païens, mais d’où viendrait cette supériorité ? Certes, l’Européen a réussi à imposer sa domination sur le Continent noir, mais ce fut un drame intérieur, pour de nombreux Africains, que de voir leurs ancêtres ainsi que les esprits, pourtant si efficaces pour régler la vie quotidienne du village, incapables de repousser cet envahissement de leurs terres par le Blanc et cette prise de pouvoir sur leur devenir. Est-ce donc que la supériorité de la religion se signalerait par la prépondérance de la force, militaire, économique, technique ?
Mais il y a plus. La religion première ne fut pas seulement réduite à l’impuissance ; elle fut globalement dévalorisée sous le titre de païenne, compromise avec le règne de Satan. Dans vos familles, vous avez entendu parler de ces sermons prononcés par les missionnaires qui interdisaient à vos parents et grands-parents de continuer à pratiquer leurs cultes d’autrefois (d’ailleurs différents d’une ethnie à l’autre) : libations aux ancêtres, sacrifices de poulets et de chèvres, culte des crânes, gris-gris et fétiches… Tous ces rites et objets qui prétendaient mettre la main sur les puissances du monde invisible et capter leur force spirituelle étaient condamnés comme contraires à la foi reçue au baptême : puisque ces pratiques ne viennent pas de la révélation du vrai Dieu, elles ne peuvent, disait-on, provenir que du Diable. Or si ces traditions furent l’âme de l’ethnie qui exprimait par là la vie spirituelle de ses membres, n’est-ce pas leur âme qu’on arrachait en condamnant ces coutumes comme liées au démon ?
Sans doute, depuis ces temps de la première évangélisation, la pastorale a-t-elle évolué vers un meilleur accueil du passé. Par rapport aux religions non chrétiennes, l’Église s’est souvenue en effet que, dans sa propre Tradition, des expressions telles que « semences du Verbe » (semina Verbi) ou « pierres d’attente du Christianisme » lui rappelaient que tout n’est pas nécessairement à rejeter dans le louable effort consenti par les hommes en vue de donner une explication transcendante aux différents mystères de leur vie [9]. Par ailleurs, la réflexion théologique et missiologique a conduit, lors des travaux du Concile Vatican II, à l’adoption de textes très ouverts tels que Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes, ou Dignitatis Humanae sur la liberté religieuse [10]. Dans la foulée, on a commencé à parler d’inculturation et de théologie africaine, pour manifester que le christianisme n’est pas seulement « la religion du Blanc », lié à la culture européenne mais que, par sa catholicité, l’Église traverse toutes les cultures et rencontre chacune d’elles. L’Église peut donc accueillir, mais avec discernement, ce monde invisible qui constituait l’univers spirituel des populations africaines avant leur évangélisation.
Il reste que ce discernement est difficile à opérer, car s’il est légitime d’enrichir les expressions de la foi chrétienne par le recours aux diverses cultures africaines – et réciproquement –, il n’est pas permis à un chrétien de faire comme si le Christ avait besoin d’un complément de médiation – qu’on irait alors chercher dans la religion première –, pour assurer la communion de l’homme avec Dieu. La Seconde Assemblée spéciale du Synode pour l’Afrique (Octobre 2009) exprime bien le caractère délicat de ce dialogue à mener par l’Église avec la Religion traditionnelle africaine (RTA) à la fois pour distinguer le culte et la culture et, surtout, pour repousser les pratiques magiques du sorcier : « Les personnes bien informées qui se convertissent deviennent pour l’Église des guides dans la connaissance toujours plus large et précise de la culture et de la religion africaines. Le discernement des vrais points de rupture en deviendra plus aisé. Ils rendront possible la distinction nécessaire entre le culturel et le cultuel et surtout entre le culturel et les projets malveillants du magico-sorcier, cause d’éclatement et de ruine pour nos familles et nos sociétés » [11].
Comment comprendrez-vous, dans ces conditions, cette « identité africaine » que vous ne souhaiteriez pas perdre (puisqu’elle vient de vos pères), mais sans abandonner pour autant la foi au Christ que vous voulez placer au cœur de votre vie consacrée ? Encore une fois, vous seules pourrez le dire puisqu’il s’agit de vous-mêmes mais, disons-le d’emblée, cette identité-là ne proviendra pas d’un partage ou d’une synthèse à réaliser entre les deux religions, chrétienne et traditionnelle.
Il arrive, vous le savez, que des chrétiens souhaitent se protéger des menaces occultes par des rites anciens qui compléteraient les protections offertes par la prière et les sacrements de l’Église. Comme religieuses livrées à l’amour du Christ, n’avez-vous pas à aider ces chrétiens-là à aller jusqu’au bout de leur engagement baptismal ? Car il y a nécessairement rupture d’une religion à l’autre. En se présentant comme la plénitude de la Révélation de Dieu, en effet, le Christ rend caducs (en même temps qu’il les exauce) tous les efforts consentis par l’homme pour entrer en communion avec le monde de la divinité. Tel est, dans l’histoire, l’irremplaçable rôle joué par le peuple juif : depuis Abraham, le lien à Dieu ne se noue plus dans les images que l’homme se fait de Lui, il se noue dans la Parole que Dieu lui-même adresse à l’homme immergé dans ses représentations païennes : « Va, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je te montrerai » (Gn 12, 1).
Certes, la peur peut nous habiter : qui ne craindrait en effet devant les forces du mal que nous voyons opérer dans le monde ? Mais notre secours est dans le Nom du Seigneur. Il est dans la main de Jésus qui agrippe celle de Pierre effrayé par le vent et les vagues (cf. Mt 14, 31). Il est dans sa Parole de vérité qui nous rend libres (cf. Jn 8, 32). De telle sorte que, pour devenir davantage ce que vous êtes en tant que religieuses africaines, il vous revient, me semble-t-il, d’exercer une triple confiance.
Une triple confiance
Toute recherche de notre identité profonde passe par l’arrachement qu’a connu Abraham, et donc par la confiance faite à Dieu. Notre vraie parenté, notre vraie terre, c’est Lui qui nous la donnera. Sans doute le païen a-t-il aménagé lui-même ses terres, ses troupeaux, sa maison, et même ses cultes, mais tant que le Dieu des Juifs ne lui a pas parlé, non seulement il ne connaît pas encore Dieu en vérité, mais il ne se connaît donc pas encore lui-même. Car, encore une fois, Dieu ne se confond pas avec l’image (l’idole) que l’homme se fait de Lui ; il faut, au contraire, que Dieu dise à la créature humaine qu’elle est, elle, son image et ressemblance et qu’ainsi, Le connaissant Lui, elle se connaisse, elle. Mais comment cette Parole du Dieu des Juifs parvient-elle aux Païens ? L’histoire nous apprend que c’est, de façon surprenante, par Jésus. De telle sorte que le Juif, pourtant champion de l’arrachement biblique (Abraham, l’Exode, l’Exil…) se trouve lui-même arraché de la Première Alliance scellée dans la Loi pour être conduit à l’Alliance nouvelle et éternelle nouée dans le Christ.
Lors donc que le païen africain voit débarquer sur la terre de ses ancêtres le missionnaire chrétien, le voici invité, lui aussi, par ce pasteur, à s’arracher tant aux représentations qu’il se faisait du monde divin qu’aux rites qui lui permettaient d’entrer en communion avec ce monde, pour se fier, comme le Père des croyants, à la Parole qui vient de Dieu Lui-même et qui aboutit au Fils, Jésus. En cet acte de confiance dans le Christ, il ne s’agit donc pas pour cet adepte de la religion première, on l’aura compris, de se perdre corps et âme dans une religion étrangère : il s’agit, à l’inverse, de poser un acte de foi qui lui permet de communier en vérité à Dieu qui se révèle et, du même coup, de découvrir sa Trace créatrice au plus profond de lui-même.
Mais, dira-t-on, au nom de quoi ce païen devrait-il quitter sa religion première pour adhérer au Christ ? La réponse est simple : pour aucune autre raison que le Christ lui-même. Lui seul en effet justifie la nouveauté qu’Il est. Peut-être pouvons-nous insister sur ce point en explicitant la différence entre l’action du Christ et les pratiques magiques du sorcier, brièvement évoquées dans la proposition du Synode rappelée plus haut. Voici un homme qui subit un malheur. Puisque cette adversité ne peut venir que d’une intention méchante, l’homme éprouvé consultera le sorcier, lequel désignera le responsable afin de jeter, à son tour, sur ce coupable le mauvais sort qui arrêtera sa méchanceté. Par la médiation des sorciers, mal et malheur entrent ainsi dans un jeu réciproque de correspondances qui n’ont aucune raison de s’arrêter puisqu’il s’agit chaque fois de se défendre contre la peur produite par autrui en infligeant à autrui une autre peur. Or tout autre est la médiation du Christ.
Sans vouloir imputer tel malheur à telle faute, le Fils sait tout de même que la racine du malheur des hommes provient de leur Désobéissance au jardin d’Éden. Mais au lieu de répondre au mal par le malheur qui fait souffrir, le Nouvel Adam entre dans la souffrance pour aller tuer le mal. Tel est le sens du salut par la Croix, l’exact contraire, donc, de la pratique du sorcier : non pas renvoyer le mal sur l’autre, mais l’accepter sur soi. Le résultat final aboutit d’ailleurs à l’opposé de la sorcellerie : au soir de la résurrection, Jésus rencontre ses disciples en leur disant : « la paix soit avec vous ». Les disciples alors, voyant ses plaies, furent remplis de joie (cf. Jn 20, 19-20). Paix et joie, l’exact contraire de la peur. C’est là, et là seulement, que se trouve la raison de la confiance à donner au Christ plutôt qu’à toute autre représentation de la divinité.
A propos de l’identité africaine et de l’inculturation de la foi, on voit ainsi se dégager la nécessité d’une première confiance : en Dieu d’abord, qui a voulu se révéler de cette manière-là dans le monde. Mais il est une deuxième confiance à garder : en l’Église. Car elle seule se tient à la hauteur du projet universel du Christ. Juif de naissance, Jésus de Nazareth a certes pleinement appartenu à son peuple, à sa culture, à sa nation (il fut même crucifié en tant que Roi des juifs) mais il a ouvert l’espace du salut – son propre Corps –, à ceux aussi qui ne relevaient pas de cette première alliance. De telle sorte que chaque culture est appelée à accueillir la Nouveauté du Christ dans ses propres termes, ses propres images, ses propres gestes. Ainsi fit l’Europe, d’abord païenne, puis tour à tour les autres continents, enfin l’Afrique. Au début de l’aventure, les tâtonnements sont sans doute humains, trop humains : imposition, d’abord, d’un style européen par la métropole évangélisatrice puis, en retour, ethnocentrisme africain afin d’affirmer une indépendance ecclésiale. D’où l’importance, en tous ces mouvements, de garder le sens de la catholicité de l’Église, universelle et pourtant chaque fois particulière. Sans doute, redisons-le, les phénomènes de pouvoir sont loin d’être absents des expressions de cette catholicité, suscitant les craintes du centralisme romain d’un côté, du schisme africain de l’autre. Or comment l’Église y échappera-telle au mieux sinon, de l’intérieur, en se livrant toujours davantage à l’Esprit de Pentecôte ? L’Esprit, en effet, ne cloisonne pas le Christ. Il le donne à l’Église, Unique en même temps que livré à tous, de telle sorte que tous et chacun le reçoivent, chacun au cœur de sa propre culture, tous enflammés du même amour.
Il est une troisième confiance à tenir dans l’aventure du christianisme en général, de la vie religieuse en particulier, sur le continent africain : la confiance en soi. La culture, on le sait, est une manière spécifique de « cultiver » l’humanité de l’être humain, homme et femme. Or l’Africain a sa manière particulière de concevoir le temps, la famille, la nourriture, l’autorité, la fête, la mort. Il a sa façon d’offrir, de danser, de chanter. Il a ses propres modes de penser, de bâtir, de peindre, de créer. Il importe donc que le chrétien d’Afrique puisse mobiliser ce savoir et cette sagesse tant pour y recevoir en vérité le message des Écritures que pour exprimer, célébrer et vivre sa foi. Ce que chaque Église fait en chaque région du monde, l’Afrique doit le faire à son tour pour apporter sa propre note à la catholicité de l’Église.
Mais d’où vient que, parfois, l’Africain n’ose pas croire en lui-même ? Ici plus que jamais, vous le comprenez sans peine, la réponse n’appartient qu’à votre cœur : humiliation de l’esclavage et de la colonisation ? Loi omniprésente du clan traditionnel ? Déchéance de l’État postcolonial ? Manipulations occidentales ? Or cette confiance en soi ne serait-elle pas le plus beau cadeau que la foi chrétienne aurait à offrir à l’Africain d’aujourd’hui, appelé qu’il serait par le Christ et par l’Église à donner le meilleur de lui-même à son pays, à l’Église, au monde ? De cette confiance-là, la religieuse africaine pourrait d’ailleurs devenir un témoin tout à fait particulier, elle qui a pris le risque de miser toute sa vie sur la grâce du Christ, au cœur de l’Église.
Conclusion
Au début de cette instruction, le désir de saint Paul nous tournait vers l’avenir : « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être… » (Phi 3, 13). Nous avons pourtant voulu, en cette année jubilaire où quatorze pays d’Afrique fêtent leurs cinquante ans d’Indépendance, jeter un regard sur le début du parcours pour voir comment intégrer dans la triple confiance de la vie religieuse le double passé de la religion traditionnelle et de la colonisation.
Des deux côtés, n’êtes-vous pas amenées à donner raison à saint Paul ? Pour purifier la première évangélisation de son ambiguïté coloniale, il s’agirait pour vous de mener jusqu’au bout le combat spirituel pour livrer toujours davantage votre champ au bon grain semé par le Maître de la Moisson, tandis que, pour exaucer le vœu que nourrissent vos ancêtres de vous voir vivre en plénitude, il s’agirait de tomber à genoux, comme Thomas, devant le Ressuscité en confessant qu’il est votre Seigneur et votre Dieu.
Oui, pour donner chance à la croissance du Christ d’atteindre sa taille adulte sur la terre africaine qui fête son jubilé d’Indépendance, il s’agirait, jeunes religieuses d’Afrique, de garder les yeux fixés sur Lui : « et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus » (Phi 3, 14).
[1] V. là-dessus http://www.matteo-ricci.org/Vita/vita-2.html
[2] On ne peut d’ailleurs qu’admirer le courage de ces missionnaires qui, souvent au péril de leur santé ou de leur vie, ont voulu répondre à l’ordre du Christ d’aller enseigner toutes les nations (cf Mt 28, 18). L’exhortation apostolique de Jean-Paul II Ecclesia in Africa évoque avec ferveur ce « dévouement héroïque de générations de missionnaires désintéressés » et la dette de reconnaissance de l’Église d’Afrique à leur égard (n° 35 à 37).
[3] A cet égard, les discours contrastés tenus le 30 juin 1960 à Léopoldville (Kinshasa) lors de la proclamation de l’indépendance du Congo (ex belge) par le roi Baudouin, d’une part, par le Premier ministre Patrice Lumumba d’autre part, montrent à quel point les lectures du passé peuvent grandement diverger selon que l’on adopte le point de vue du colonisateur ou du colonisé. Alors que, pour le roi des Belges, « l’indépendance du Congo constitue l’aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique », cette même indépendance met fin, dans la bouche du Premier ministre congolais, à un régime où « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres… ». Cf. http://www.pressafrique.com/m366.html
[4] http://www.cameroun-online.com/actualite,actu-8384.html Ce « discours » fut rédigé, semble-t-il, au moment des tensions que connaissait le Zaïre entre le gouvernement du président Mobutu et l’Église catholique incarnée par le cardinal Malula. Pour de plus amples informations sur le sujet, v. F. Bontinck, cicm, « En marge du centenaire de la Conférence de Berlin (1884-1885), Zaïre-Afrique, Avril 1984, pp. 245-252 ; Kalala Ngalamulume, « Léopold II et les missionnaires : Les circulations contemporaines d’un faux », Politique africaine, juin 2006, vol. 102, pp. 128-133.
[5] Dans un débat mené avec des étudiants camerounais, on a pu entendre, à propos de la Seconde Assemblée spéciale du Synode des évêques pour l’Afrique tenue à Rome en octobre 2009 : « il est tout à fait normal que l’Église réfléchisse au moyen de rétablir la réconciliation, la justice et la paix en Afrique puisque c’est elle qui, au moment de la colonisation, a cautionné les haines, les injustices et les conflits. Par là, elle ne fait donc que tenter de réparer les torts qu’elle a causés aux Africains ».
[6] Ignace de Loyola, Exercices spirituels, « Méditation des Deux Étendards », n° 141.
[7] Cf. Exercices spirituels, n° 142.
[8] Cf. Exercices spirituels, n° 136.
[9] Comme le disait un professeur camerounais à ses étudiants de Yaoundé : « Nos ancêtres n’étaient pas des voyous ».
[10] On lit par exemple dans le Document Nostra Aetate : « L’Église, dès lors, exhorte ses fils, qu’à travers le dialogue et la collaboration avec les adeptes des autres religions, menés avec prudence et amour et en témoins de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et promeuvent les choses bonnes, spirituelles et morales, ainsi que les valeurs socioculturelles découvertes chez ces personnes » (n° 3).
[11] Synode des évêques, Deuxième Assemblée spéciale pour l’Afrique, Propositions finales (traduction officieuse), n° 13 http://www.vatican.va