Chronique d’Écriture Sainte
Ancien Testament et Judaïsme
Didier Luciani
N°2010-3 • Juillet 2010
| P. 223-232 |
Par rapport aux trente ouvrages de l’an dernier, la moisson de cette année est plus réduite, mais reste de qualité : seulement dix envois des éditeurs constituent la matière de cette chronique 2010. Celle-ci sera divisée de la manière suivante : deux introductions à l’Ancien Testament, d’un genre et pour des destinataires tout à fait différents (I) ; quatre « commentaires » sur une péricope (Gn 1-4 ; Gn 25-36), un livre (Isaïe), ou un thème (l’identité) bibliques (II) ; un livre sur l’histoire d’Israël (III) ; et enfin, trois livres concernant, d’une manière large, le judaïsme (IV).
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Par rapport aux trente ouvrages de l’an dernier, la moisson de cette année est plus réduite, mais reste de qualité : seulement dix envois des éditeurs constituent la matière de cette chronique 2010. Celle-ci sera divisée de la manière suivante : deux introductions à l’Ancien Testament, d’un genre et pour des destinataires tout à fait différents (I) ; quatre « commentaires » sur une péricope (Gn 1-4 ; Gn 25-36), un livre (Isaïe), ou un thème (l’identité) bibliques (II) ; un livre sur l’histoire d’Israël (III) ; et enfin, trois livres concernant, d’une manière large, le judaïsme (IV).
I
La première introduction à l’Ancien Testament, bien que réunissant des exégètes patentés (G. Couturier, H. Tremblay, W. Vogels, etc.), s’adresse – par sa taille (une centaine de pages en format poche) et son contenu (une série de 25 questions élémentaires) –, à des néophytes ou à des débutants [1]. Elle est, en fait, la retranscription de questions posées par des internautes et des réponses qui y sont apportées par les biblistes du site québécois de pastorale biblique : www.interbible.org. « Quel est l’origine du mot ‘bible’ ? Qui a écrit le Pentateuque ? En quoi la Bible dit-elle vrai ? sont quelques-unes de ces questions dont la réponse excède rarement trois à quatre pages. Une occasion d’offrir un cadeau et peut-être encore mieux, de (faire) découvrir cet excellent site canadien, cousin du www.bible-service.net français.
À un tout autre niveau et pour un public totalement différent (les étudiants et les chercheurs en théologie), les éditions Labor et Fides rééditent, en la complétant et en la mettant à jour, leur imposante Introduction à l’Ancien Testament (1e édition en 2004) [2]. Du côté des compléments – et, tout à la fois, de l’ouverture œcuménique –, la nouveauté la plus immédiatement visible est la cinquième partie (environ 70 p.), intitulée « L’Ancien Testament des Églises d’Orient », qui présente, sous la plume de Michael Langlois et de David Hamidovic, certains des livres utilisés dans cette seule tradition orientale : 3-4 Maccabées, 3-4 Esdras, Jubilés, Hénoch, Testament des douze patriarches. À l’autre extrémité du livre, une brève histoire d’Israël et de Juda – des origines à Bar Kokhba (en 70 p. également) – due à Jean-Daniel Macchi et à Arnaud Sérandour, vient enrichir les chapitres introductifs. Enfin, quelques chapitres ont été ajoutés : une présentation des lois du Pentateuque (O. Artus), une introduction générale à la littérature sapientiale (T. Römer), un chapitre sur les apocalypses juives (C. Nihan). Les autres chapitres ont été révisés en fonction des récents développements de la recherche et leur bibliographie a été mise à jour. Au total, soixante-cinq contributions prises en charge par vingt-deux spécialistes, les plus sollicités étant Macchi (12 articles), Römer (8 + la préface générale), Nihan et Knauf (5 chacun), Uehlinger et Imbaza (4 chacun). Conçu comme une introduction historique et critique aux textes fondateurs de la civilisation judéo-chrétienne, cet instrument de travail, qui est déjà reconnu comme un classique, tâche « de comprendre chaque livre non seulement dans sa cohérence interne, mais aussi, et surtout, en fonction de l’histoire de sa composition ainsi que du contexte historique dans lequel il a été rédigé » (p. 12). Étant donné la diversité des auteurs (et donc des points de vue) et la prise en compte honnête de nombreux débats exégétiques, il ne faut pas s’attendre à y trouver une présentation synthétique et arbitrairement unifiée du monde vétéro-testamentaire. On en ressortira, par contre, avec une idée claire et une information actualisée de la situation et des enjeux de la recherche pour chaque livre et pour chaque grand ensemble du corpus biblique.
II
En suivant l’ordre des livres canoniques, je commence cette seconde section par un petit livre de Philippe Abadie, professeur à la faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, sur Gn 1-4 [3]. Ce cahier est, en fait, la mise en forme de notes de cours et garde des traces de son origine didactique et orale. Tout au long de la lecture, l’auteur ne cache pas sa dette surtout à l’égard de Paul Beauchamp, mais il reconnaît aussi les influences de Marie Balmary, d’André Wénin et de Louis Panier parmi d’autres, ce qui, à l’instar du titre (Liberté blessée), en souligne l’orientation non seulement théologique, mais aussi anthropologique et existentielle. Le texte de la Genèse donné en traduction est souvent structuré ou recourt – de manière pratique, mais parfois visuellement un peu lourde – à différents styles typographiques pour en souligner les articulations et les principes d’organisation. Plus d’une fois, ce texte est comparé avec les mythes du Proche-Orient ancien, mais aussi éclairé par l’exégèse juive ou patristique. Hormis l’ouverture finale (« Relire Caïn après la Shoah »), la partie la plus originale se trouve sans doute dans le commentaire de Gn 4 (chapitre 3 : « Qu’as-tu fait de ton frère ? ») où Abadie – s’inspirant notamment de la thèse non publiée de l’un de ses doctorants (José Moko, Le mythe caïnite : une figure symbolique de la violence. Lecture de Gn 4,1-26) – compare les options narratives et théologiques du TM et de la LXX. Mais l’ensemble est avant tout conçu pour être un guide de lecture précis et, en cela, il remplit parfaitement son office.
Si la question de la fraternité arrive au terme de l’analyse d’Abadie (avec Gn 4), elle est au centre de toute la thèse de Lévi Ngangura Manyanya [4]. Cette dissertation doctorale défendue à la faculté de théologie protestante de l’Université de Genève, en février 2007, est consacrée en effet toute entière à un couple de jumeaux (Jacob et Esaü) parmi les plus célèbres de la Bible et à leur relation conflictuelle. Le parcours de l’auteur, aujourd’hui professeur d’Ancien Testament à la faculté de théologie de l’Université Libre des Pays des Grands Lacs (Goma, R.D. du Congo) est clairement esquissé aussi bien dans la table des matières que dans la préface que lui a accordée son directeur de thèse, Albert de Pury. Ce parcours se compose de sept étapes. Comme de coutume dans ce genre d’exercice, tout débute par un « État de la recherche sur le cycle de Jacob en Gn 25-36 » (chap. 1, p. 22-44). Le deuxième chapitre (« Jacob et Esaü dans la version canonique de Gn 25-36 », p. 45-70) s’intéresse à l’organisation narrative de cette unité littéraire et à l’image du couple Jacob-Esaü qui s’y dévoile pour en conclure d’une part, que l’ensemble est loin d’être homogène (voir, par exemple la place de Gn 26, de Gn 34 ou encore, la reprise de Gn 27,41-28,9) ; d’autre part, que l’intrigue centrée presque exclusivement sur le personnage de Jacob est construite de manière à disculper Jacob et à dénigrer Esaü. Pour utiliser les mots mêmes d’Isaac, on perçoit bien dans ce chapitre que « la voix est celle de Jacob, mais les bras sont ceux d’Esaü » (Gn 27,22). Autrement dit, sous une approche apparemment synchronique et canonique se cachent en fait un intérêt et une perspective, certes légitimes, mais décidément historico-critiques. Sur cette base, les deux chapitres suivants qui constituent le centre de la thèse, sont consacrés à l’analyse de la version sacerdotale (chap. 3, p. 71-153) et non sacerdotale (chap. 4, p. 154-266) du cycle de Jacob et à l’examen de la fonction de la fraternité dans chacun de ces documents antérieurs. Sans entrer ici dans les débats techniques autour de la nature, de la datation et de la fin de P, certaines conclusions laissent toutefois entrevoir la difficulté de l’opération. Ainsi Ngangura reconnaît-il honnêtement : « il faut admettre que le récit sacerdotal de l’histoire de Jacob, sous la forme où il a été préservé dans le texte canonique, ne peut pas se lire, à certains endroits, sans l’appoint occasionnel du matériel non sacerdotal » (p. 81). Les résultats s’énoncent ainsi : « La première tendance à disculper Jacob vient de l’auteur sacerdotal. C’est lui qui expurge des pans entiers du cycle de Jacob pour ne laisser dans son écrit que le squelette du cycle […] En outre, le rapport entre Jacob et sa famille n’est émaillé par aucun événement négatif ou douteux. Jacob est présenté comme un fils obéissant, donc un modèle (Gn 28,1-9*). Sa relation avec Esaü est aussi empreinte d’une grande sérénité, puisqu’aucune note polémique ne s’y laisse déceler […] Visiblement l’auteur sacerdotal a supprimé dans l’histoire de Jacob tout ce qui pouvait nuire à la bonne réputation de l’ancêtre Jacob ; tous les épisodes, hauts en couleurs, généralement conflictuels, qui caractérisent la geste de Jacob et qui, autrefois, avaient choqué certains milieux prophétiques sont évités (Os 12 ; Jr 9,3) » (p. 151-152). La datation de cet auteur sacerdotal à l’époque de la construction du second Temple illustrerait, par ailleurs et en opposition à la conception exclusiviste du Deutéronome ou d’Esdras-Néhémie, l’idéologie pacifiste d’un écrivain défendant l’idée d’une grande famille abrahamide réconciliée et en bonne entente avec ses voisins.
Dans la version non sacerdotale, beaucoup plus difficile à identifier et davantage obtenue par soustraction (est « non sacerdotal » ce qui n’est pas « sacerdotal »), la fraternité « est construite sur l’itinéraire de la fuite et du retour de Jacob. Sur cet itinéraire, Jacob apparaît d’abord comme un personnage exclu de sa famille (clan) à la suite de ses querelles avec son frère Esaü […], qui s’en va ensuite à Harrân où il a survécu à son bannissement en trouvant accueil dans la famille de Laban. C’est là, ensuite, que Jacob réussit à fonder une nouvelle famille (clan) autonome qui finit par revendiquer la reconnaissance et l’autonomie en vue de se fixer dans son propre territoire (Gn 31*) […] La cohérence interne entre ces trois volets de l’histoire de Jacob est très manifeste et remonte à une unité originelle racontée dans le cadre d’une geste du patriarche » (p. 262-263). Quant à la datation de cette histoire primitive, elle dépend à la fois de la conception globale que l’on a de la formation du cycle de Jacob et de la place que l’on accorde au poème d’Os 12. Pour Ngangura, on pourrait, sans exclure des remaniements ultérieurs, imaginer une rédaction de l’histoire de Jacob au sanctuaire de Béthel, dans l’ancien royaume du Nord, autour des années 720. Après avoir examiné les échos du conflit entre Jacob et Esaü dans le reste de la Bible hébraïque (chap. 5, p. 267-297), puis dans la littérature juive extra-canonique (chap. 6, p. 298-340), le chapitre 7 (p. 341-352) referme l’enquête en proposant une synthèse et un bilan théologique qui va jusqu’à intégrer une relecture du thème de la fraternité à partir du contexte africain. Même si l’on ne partage pas toutes les hypothèses de l’auteur quant à l’histoire du texte biblique, on lui saura gré d’avoir scruté ce texte avec patience et passion pour y trouver de quoi comprendre et inventer les chemins difficiles de la fraternité.
Dans la collection « Connaître la Bible », Henri Vallançon, membre de l’Institut Notre-Dame de Vie, publie son mémoire de maîtrise sur le livre d’Isaïe [5] À la suite d’exégètes de plus en plus nombreux (B. Childs, C. Seitz…, et tout récemment encore J. Ferry), il reconnaît la place centrale des chapitres 36-39 (// 2R 18,13-20,19) racontant la délivrance miraculeuse de Jérusalem et souvent considérés par le passé comme un « appendice historique » ; avec beaucoup, il cherche à lire ce livre selon sa forme et sa cohérence finales (C. Seitz, D. Janthial, etc.) ; avec quelques-uns (B. Gosse, etc.), il conçoit l’unité de ce livre autour de l’idée de salut. Sur ces prémisses et suite à une brève présentation du contexte historique, il formule ainsi son projet : « Après avoir étudié les chapitres 36-39 [1e partie], nous reprendrons par grands ensembles, les chapitres qui précèdent, puis ceux qui suivent [2e partie], pour voir comment tout le texte isaïen est polarisé par cette expérience historique vécue par Isaïe, Ézéchias et leurs contemporains en 701 » (p. 15). La logique « narrative » du livre d’Isaïe peut se schématiser de la manière suivante : Le prophète du VIIIe siècle a annoncé bien à l’avance à ses contemporains que leur conduite ne pouvait manquer de mener le peuple à la catastrophe. L’histoire, par la main de l’envahisseur assyrien, lui a donné raison puisque le territoire et la population ont progressivement été réduits jusqu’à un petit reste réuni à Jérusalem autour de son roi. Au moment où tout semble perdu (siège de Jérusalem) et dans un dernier sursaut de foi de la part d’Ezéchias, Dieu intervient pour mettre en déroute l’envahisseur et libérer non seulement la ville, mais tous les peuples que l’Assyrie opprimait. Le livre d’Isaïe s’élabore ainsi tout entier à partir de la lecture et de l’interprétation théologique de cette expérience historique inouïe, mais aussi sur la potentialité d’un texte déjà reconnu comme Écriture sainte, d’interpréter, à la lumière de cet événement, l’histoire postérieure ; laquelle, en retour, permet de déployer de nouvelles possibilités de sens et de mieux comprendre ce qui s’est passé en 701. Un livre qui porte le nom d’Isaïe (« Dieu sauve ») ne peut certainement pas être étranger à une telle interprétation spirituelle de l’histoire qui se déploie en théologie du salut.
Je termine cette section par un volume d’hommage offert à Jacques Briend (professeur émérite et ancien doyen de la faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris) sur le thème bien actuel – et pas seulement en France – de l’identité [6]. Les dix-huits contributions de ce volume émanent, pour la moitié d’entre elles, de ses (ex-)collègues de la « Catho » de Paris (O. Artus, J. Asurmendi, P. Bordeyne, J. Ferry, D. Noël, M. Quesnel, S. Ramond, C. Tassin). Deux anciens membres de la Commission biblique pontificale (W. Beuken et M. Girard) – dont Briend a fait partie de 1991 à 2001 – et quelques confrères belges, français ou suisses (P. Abadie, J.-M. Carrière, G. Defois, J.-D. Macchi, E. Puech, T. Römer, A. Schenker, J. Vermeylen) associés comme le récipiendaire au projet de la TOB se sont également joints à l’entreprise. La diversité de ces contributeurs nous renseigne déjà sur le parcours intellectuel de l’impétrant et sur sa polyvalence. La matière du volume se répartit ainsi : douze articles sont consacrés à l’Ancien Testament, Bible grecque y compris, un concerne Qumrân, et deux le Nouveau Testament. Deux ouvertures conclusives, sont ménagées par Marc Girard (« Jérusalem en tant que pôle identitaire dans l’un et l’autre Testament », p. 355-378) et Mgr Gérard Defois (« Comment poser la question de l’identité en théologie dogmatique et en théologie pratique ? », p. 379-396). L’ensemble est précédé d’une introduction générale au thème, rédigée par Philippe Bordeyne (« Identités, langages et expérience de Dieu », p. 9-17), lequel dégage bien les lignes de forces du présent ouvrage. Primo, dans la Bible, la construction de l’identité s’opère dans une interaction entre des identités différenciés. Thomas Römer, dans son article sur la double origine mosaïque et patriarcale d’Israël (« La naissance du Pentateuque et la construction d’une identité en débat », p. 21-43) illustre particulièrement bien ce point. Secundo, la diversité des langages de l’identité n’exclut pas l’élaboration d’une unité spécifique, même si cette identité spécifique pose parfois problème comme cherche à le montrer, par exemple, Jacques Vermeylen (« Le rejet des nations comme clef de l’identité d’Israël dans l’ensemble Josué-Rois », p. 85-114). Tertio, la pluralité des identités et des langages témoigne d’une expérience de Dieu originale. On peut ici renvoyer à l’article de Claude Tassin (« Le livre des Actes en quête d’une identité chrétienne ‘scripturaire’ », p. 313-334). Sans pouvoir rendre justice à l’apport de chacun, on espère que cette brève présentation et l’intérêt du thème retenu suffiront au moins à motiver la lecture de ce bel hommage.
III
Pour des raisons fort diverses (progrès de l’archéologie et de ses outils ; évolution de l’exégèse et contestation de la suprématie de la méthode historico-critique par l’analyse narrative ou par ce qu’on appelle, plus largement, la « nouvelle critique » ; changement de paradigme en histoire de l’Antiquité avec les travaux de savants comme M. I. Finley, A. Momigliano, J.-P. Vernant, P. Veyne ; existence de l’État d’Israël et situation politique au Proche-Orient ; etc.), la question complexe du rapport de la Bible à l’histoire – ou pour être plus précis, l’articulation entre archéologie, exégèse et histoire – semble être (re)devenue, après une relative accalmie, objet de nombreux débats entre spécialistes (maximalistes, minimalistes, crypto-minimalistes, etc). Elle s’est, en tout cas, réinvitée sur la scène publique avec la parution de livres comme ceux de Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman (La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, 2002 ; également en DVD) ou de William G. Dever (Aux origines d’Israël. Quand la Bible dit vrai, Paris, 2003), aux titres français tout à la fois significatifs et habilement commerciaux. Mais, passé le titre et la quatrième de couverture aussi aguichants soient-ils, que peut l’honnête homme lorsqu’il doit trancher entre deux reconstructions différentes du passé qui s’appuient pour l’une, sur la destruction de la strate VI A de Meggido en l’an 1000 et pour l’autre, en 930 ? Trop souvent, ce n’est pas l’information qui lui fera défaut, mais ce sont les clefs d’interprétation qui lui manquent. Là résident le principal intérêt et l’utilité du livre de Philippe Abadie [7], lequel fit d’ailleurs ses premiers pas en archéologie et en histoire sous la conduite de Jacques Briend. Tout en n’hésitant pas à avancer ses propres hypothèses historiques et exégétiques, l’auteur s’attache surtout à fournir des éléments pour formuler correctement les questions et pour, éventuellement, tenter de construire une réponse. Ainsi, l’introduction et les trois premiers chapitres (chap. 1 : « Les termes du débat », p. 17-34 ; chap. 2 : « Écrire l’histoire à partir de la Bible ? », p. 35-64 ; chap. 3 : « Un juste rapport à l’archéologie », p. 65-94) peuvent être lus comme autant de prolégomènes méthodologiques. L’auteur y retrace à la fois une brève histoire de l’archéologie proche-orientale, dresse l’inventaire des sources épigraphiques et monumentales disponibles pour écrire l’histoire d’Israël, invite – en réfléchissant au rapport entre Bible, histoire et vérité – à distinguer entre intentionnalité historienne des auteurs bibliques et quête moderne de l’historicité, entre histoire « normale » et histoire « inventée » (pour reprendre les termes de M. Liverani sur les positions duquel Abadie s’aligne assez souvent) et enfin, discute les apports et les limites des positions de Finkelstein. Dans les trois derniers chapitres (chap. 4 : « Salomon, grand roi ou chef de clan ? », p. 95-116 ; chap. 5 : « La division en deux royaumes ? », p. 117-163 ; chap. 6 : « Les Omrides, véritables créateurs du royaume d’Israël ? », p. 165-194) dont on se gardera toutefois bien d’oublier qu’un point d’interrogation ponctue chaque titre, Abadie applique ses principes et examine, davantage en exégète qu’en historien, les points de frictions actuels (le cas des patriarches, de l’exode ou de la conquête semblant, pour la majorité des critiques, définitivement réglé). Même s’il ne fournit pas toutes les solutions, l’ouvrage, avec ses appendices et sa bibliographie raisonnée, peut sans aucun doute aider le lecteur de la Bible à sortir de certaines impasses.
IV
Le livre de Sylvaine Lacout [8] est le fruit d’un double engagement de l’auteur : son engagement dans la communauté des Béatitudes, laquelle a fait de la célébration du shabbat un des piliers de sa vocation et de son expression liturgique ; son engagement dans les études, puisque l’ouvrage reprend en grande partie le contenu d’un mémoire de maîtrise en théologie présenté à l’Institut catholique de Paris en 2005 sous la direction de Jesus Asurmendi et portant sur une herméneutique chrétienne du shabbat. Le titre (Le shabbat biblique) est trompeur puisque l’ouvrage, beaucoup plus ambitieux, aborde non seulement l’histoire de cette institution depuis ses origines obscures jusqu’à l’époque contemporaine (chap. 1) mais traite aussi du passage du shabbat au dimanche (chap. 2), du shabbat dans l’Ancien Testament (chap. 3), du shabbat de Jésus comme accomplissement (chap. 4), du shabbat comme autorévélation de Dieu (chap. 5) et enfin, du shabbat comme art de vivre (chap. 6). Outre les informations habituelles et nécessaires à la présentation d’un tel sujet, ce parcours qui ne permet pas toujours d’éviter les redites témoignera de son originalité surtout dans l’essai de lecture théologique et chrétienne que propose l’auteur à partir du chapitre 4 et à la lumière de théologiens comme Jürgen Moltmann, Karl Rahner ou Hans Urs von Balthasar. On sera quelque peu surpris de ne trouver aucune bibliographie (et encore moins d’index) dans une telle étude appartenant à une collection qui ambitionne pourtant de se nommer « Theologia ».
Autre regard chrétien sur la tradition d’Israël, celui que porte Pierre Lenhardt dans son deuxième recueil d’articles publié chez « Parole et Silence » (pour le tome I, voir VC 79, 2007, p. 227-228) [9]. Comme le premier volume, celui-ci regroupe également sept articles, parus dans diverses revues (dont quatre dans le périodique désormais éteint et quasiment introuvable Les Cahiers de Ratisbonne) et dans un ouvrage collectif, entre 1992 et 1999. Sans qu’il soit nécessaire de redire, comme dans ma précédente recension, les mérites d’une telle entreprise, je signale simplement ici les sujets abordés, par les titres de chapitre qui sont assez explicites : « La miséricorde divine dans la tradition d’Israël » (chap. 1, p. 15-33) ; « L’eschatologie dans la liturgie d’Israël » (chap. 2, p. 35-56) ; « La valeur des sacrifices dans le judaïsme d’autrefois et d’aujourd’hui » (chap. 3, p. 57-77) ; « La tradition d’Israël sur la Présence divine (Shekinah) dans le Temple et dans le monde éclaire la foi chrétienne en l’incarnation » (chap. 4, p. 79-100) ; « Le renouvellement (hiddush) de l’alliance dans le judaïsme rabbinique (chap. 5, p. 101-146) ; « Trois chemins : Emmaüs, Gaza et Damas » (chap. 6, p. 147-189) ; « L’importance des sources juives pour un chrétien » (chap. 7, p. 191-214). Dans l’introduction qu’il rédige pour mettre en perspectives ces différentes contributions, P. Lenhardt distingue celles qui mettent en lumière le patrimoine commun aux chrétiens et aux juifs de celles qui pointent vers la nouveauté radicale apportée par Jésus-Christ. Sous les explications parfois un peu contournées de sa démarche (un va-et-vient du christianisme au judaïsme), on ne peut s’empêcher d’entrevoir aussi la souffrance de celui qui a dû, plus d’une fois, avoir à se justifier devant les accusations de trop « judaïser » ou, ce qui revient au même, de ne pas assez honorer, dans sa recherche, la nouveauté chrétienne. C’est là, sans doute, le sort réservé à tous les pionniers.
Je termine cette chronique par un livre de Maurice-Ruben Hayoun [10], philosophe spécialiste du judaïsme médiéval et de la Haskalah et écrivain (assez ?) prolixe (plus de cinquante ouvrages à son actif). En fait, ce livre assez touffu sur Abraham aurait pu tout aussi bien se trouver dans la section II (commentaires) ou dans la section III (Histoire d’Israël) de ma chronique puisque la moitié de son propos (chap. I à IV, p. 5-146) analyse les textes bibliques ou concerne des questions d’exégèse et que l’ouvrage tout entier s’ouvre par cette phrase : « Toute la problématique de ce livre sur le patriarche Abraham tourne autour de son historicité ou de sa non-historicité » (p. 5). Mais l’auteur n’est ni exégète, ni historien du Proche-Orient et cela l’oblige souvent à fournir une information de seconde main pas toujours bien maîtrisée, même si elle se recommande d’autorités renommées (A. de Pury, T. Römer, J. van Seters, G. von Rad, etc.). Par exemple, sur la question de l’historicité, on ne voit pas toujours clairement où l’auteur – qui utilise, pour en parler, les catégories de « vision théologique de l’histoire », d’« histoire du salut », d’« archétype de l’identité d’Israël » – veut en venir avec ses différentes affirmations : « Quand on parle de l’historicité d’Abraham […], on relève simplement que les récits bibliques le concernant, ne décrivent pas nécessairement un seul être dont l’existence historique est avérée, mais plusieurs individus dont les qualités sont venues enrichir les siennes en s’y superposant, un peu à l’image d’un palimpseste dont toutes les strates seraient visibles » (p. 15) ; « Il y a de fortes chances pour que tant la personnalité que l’histoire d’Abraham […] soient la création littéraire et idéologique d’une époque qui se situe entre les VIIe et VIe siècles » (p. 66) ; « Abraham a-t-il vraiment existé ? Certainement, mais pas sous cette forme. On a plaqué sur lui tant d’autres personnages, on lui fit incarner tant de vertus […] que la figure biblique que nous rencontrons dans la Bible est dotée d’une existence supra-ou méta-historique » (p. 311). Comme quoi, le problème est difficile et ne semble en tout cas pas réglé pour tout le monde ! L’ouvrage vaut donc, à mon avis, davantage pour sa seconde partie et c’est la raison pour laquelle il apparaît dans cette section. Hayoun revient à ses domaines de prédilection (la philosophie et la tradition juive) et y présente tour à tour Abraham dans les trois traditions monothéistes (chap. V ; pour le judaïsme : Genèse Rabba et le De migratione Abrahami de Philon d’Alexandrie), le Dieu d’Abraham et le Dieu des philosophes juifs (chap. VI ; déjà Saadia Gaon, mais surtout Maïmonide et son Guide des égarés), Abraham dans la mystique juive (chap. VII ; principalement le Zohar), Abraham dans Crainte et tremblement de Søren Kierkegaard (chap. VIII) et enfin, Abraham dans le hassidisme (chap. IX). Sans toujours parvenir à éviter les répétitions, l’ouvrage complète et parfois recroise les problématiques abordées par Abraham Ségal dans son Abraham, enquête sur un patriarche (Paris, 2003).
[1] Interbible, La Bible : l’Ancien Testament (coll. 25 questions), Montréal, Novalis, 2009, 11 x 18 cm, 107 p., 13 €.
[2] T. Römer – J.-D. Macchi – C. Nihan (éd.), Introduction à l’Ancien Testament (coll. Le Monde de la Bible, 49), Genève, Labor et Fides, 2009, 15 x 22,5 cm, 902 p., 45 €.
[3] P. Abadie, Liberté blessée. La genèse de l’humain dans les récits de Gn 1 à 4, Lyon, Profac, 2009, 15 x 20,5 cm, 391 p., 18 €.
[4] L. Ngangura Manyanya, La fraternité de Jacob et d’Esaü (Gn 25-36). Quel frère aîné pour Jacob ? (coll. Actes et Recherches), Genève, Labor et Fides, 2009, 15 x 22,5 cm, 165 p., 25 €.
[5] H. Vallançon, Le livre d’Isaïe. Histoire d’un salut, théologie du salut (coll. Connaître la Bible, 55), Bruxelles, Lumen Vitæ, 2009, 15 x 21 cm, 80 p., 10 €.
[6] O. Artus – J. Ferry, L’identité dans l’Écriture. Hommage au professeur Jacques Briend (coll. Lectio Divina, 228), Paris, Cerf, 2009, 13,5 x 21,5 cm, 404 p., 42 €.
[7] P. Abadie, L’histoire d’Israël entre mémoire et relecture (coll. Lectio Divina, 229), Paris, Cerf, 2009, 13,5 x 21,5 cm, 240 p., 19 €.
[8] S. Lacout, Le shabbat biblique. Temps pour Dieu, repos de l’homme, respect de la création (coll. Théologia, 4), Nouan-le-Fuzelier, Éditions des Béatitudes, 2009, 15,5 x 23,5 cm, 191 p., 15 €.
[9] P. Lenhardt, À l’écoute d’Israël, en Église, tome II (coll. Essai du collège des Bernardins, 5), Paris, Parole et Silence, 2009, 15 x 23,5 cm, 222 p., 20 €.
[10] M.-R. Hayoun, Abraham : un patriarche dans l’histoire, Paris, Ellipses, 2009, 16 x 24 cm, 336 p., 28 €.