Une année pour le peuple sacerdotal
Pierre d’Ornellas
N°2010-1 • Janvier 2010
| P. 5-18 |
En cette « Année sacerdotale », l’article nous rappelle que c’est toute l’Église, corps du Christ qui en est la tête, qui reçoit d’être sacerdotale. Parcourant l’Écriture, l’archevêque de Rennes montre que le nouveau culte spirituel,né de l’offrande du Christ,participé par son corps,s’accomplit dans l’amour fraternel et s’exerce par les pauvres de Dieu. Dans son pèlerinage terrestre, l’Église du Christ, peuple sacerdotal, a besoin de ces prêtres ministériels dont elle demande l’ordination.
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Le sacerdoce ministériel
L’expression « Année sacerdotale » est heureuse dans sa sainte ambiguïté. Certes, il est juste et bon de rendre grâce à Dieu pour les prêtres et de penser à eux. Et surtout de prier pour eux, avec « crainte et tremblement », si l’on songe que l’évêque, comme l’enseigne l’Église, doit s’efforcer de faire progresser dans la sainteté ses prêtres et leur donner « les moyens de mener une vie sainte » [1]. Si l’évêque a cette responsabilité, c’est sans doute parce qu’il est leur « père » dans le sacerdoce et dans le ministère apostolique. Mais c’est aussi et peut-être surtout parce que l’Église a la pleine et entière responsabilité de la sainteté des évêques et de leurs « collaborateurs », les prêtres, comme l’a si bien compris Thérèse de Lisieux qui entra au Carmel afin de prier pour eux. N’est-ce pas l’Église qui enfante les prêtres dont elle a besoin ? Qui nierait qu’elle ait besoin de saints prêtres ? Selon le Rituel d’ordination [2], c’est bien « l’Église » qui « demande » que soit conférée l’ordination à tel homme. L’évêque, après avoir reconnu les aptitudes de celui qui lui est présenté, obéit à l’Église, la Dame élue, dirait l’apôtre Jean. Que cette grande Dame qu’est l’Église du Christ et qui fait une telle demande assume donc ses responsabilités jusqu’au bout !
Ces hommes que l’évêque, à la demande de l’Église, a appelés et ordonnés par l’imposition des mains pour leur conférer le sacerdoce, agissent in persona Christi capitis. Ils s’inscrivent dans la Tradition apostolique où ce qui a été reçu du Seigneur est transmis par les Apôtres et leurs successeurs. Les prêtres, leurs « frères » et « amis », leurs « coopérateurs » dans le sacerdoce, selon les belles expressions du concile Vatican II, savent dès lors ce qu’ils font s’ils s’approprient les paroles de saint Paul : Moi, voici ce que j’ai reçu du Seigneur, et ce que je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et après avoir rendu grâce, il le rompit et dit :« Ceci est mon corps, qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi. » Il fit de même pour la coupe, après le repas, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; faites cela toutes les fois que vous en boirez, en mémoire de moi. (1 Co 11, 23-25) Le sacerdoce ministériel est apostolique : il est immédiatement relié aux Apôtres qui ont reçu du Seigneur lui-même cet ordre : faites cela en mémoire de moi (Lc 22, 11). Chaque fois que les prêtres célèbrent l’Eucharistie et que les fidèles y participent [en mangeant] ce pain et [en buvant] cette coupe, [est annoncée] la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne (1 Co 11, 26). Cette annonce du Seigneur en sa mort n’en est que l’actualisation vivante qui transmet ici et maintenant ce qui a été reçu : Je vous ai transmis en premier lieu ce que j’avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. (1 Co 15, 3-4) En dehors de la Tradition apostolique, aucune compréhension du prêtre saint Jean Marie Vianney n’est possible, ni d’ailleurs celle de l’évêque saint Augustin ou de tant d’autres évêques et, encore plus nombreux, de prêtres, leurs collaborateurs dans le sacerdoce. Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous ai envoyés (Jn 20, 21). Tel est le fondement du « presbytérat dans la mission de l’Église », comme l’enseigne l’Église [3].
L’« Année saint Paul », vécue l’année dernière, ne nous ferait-elle pas entrer dans l’« Année sacerdotale » ? Fort de la Tradition en laquelle il est inscrit par l’imposition des mains (cf. Ac 13, 3), Paul, apôtre de par la volonté de Dieu, célèbre l’Eucharistie et prêche le Christ, car il sait que Dieu l’a donné, au sommet de tout, pour tête à l’Église qui est son corps (Ep 1, 22 ; Col 1, 18). Timothée, qui aura à raviver le don de Dieu reçu par l’imposition des mains de Paul (2 Tim 1, 6), sera aussi un héraut du Christ et de son mystère. Comme les Apôtres et comme Paul, Timothée ou Tite, les prêtres, eux aussi, ont à raviver le don de Dieu reçu par l’imposition des mains. Ils célèbrent l’Eucharistie et prêchent le Christ qui s’y rend présent en son mystère pascal, comme la « tête » se rend présente à son « corps » afin de le nourrir et de le faire grandir. Comment les prêtres avec leur évêque vont-ils raviver le « don de Dieu » qu’ils ont reçu, sinon en entrant plus avant dans le mystère qu’il a plu à Dieu de révéler dans le Christ, et en découvrant ainsi que Dieu l’a donné comme sommet de tout et tête à l’Église qui est son corps ? Gageons alors que les hymnes de bénédictions pauliniennes qui ouvrent ses lettres aux Éphésiens et aux Colossiens seront en vérité les leurs : soumis aux tribulations inhérentes à l’exercice du ministère sacerdotal dans l’histoire des hommes et au milieu d’eux, ils chanteront dans l’allégresse émerveillée le « Père des miséricordes ».
La naissance de la tête et du corps
Pour Paul, s’il y a une tête, c’est évidemment parce qu’il y a un corps. Il ne le sait que trop : C’est de lui [le Christ] que le corps tout entier, coordonné et bien uni (…) réalise sa croissance pour se construire lui-même dans l’amour (Ep 4, 16). Il se bat contre ceux qui se complaisent dans la dévotion ou le culte des anges, et qui ne tiennent pas à la tête. Pourtant, c’est d’elle de qui le corps tout entier, pourvu et bien uni (…), tire la croissance que Dieu lui donne (Col 2, 19). La tête est donc bien pour le corps qui ne peut vivre sans elle. Mais que serait la tête sans son corps ? Un masque sans vie. Et comment la tête aurait-elle de l’importance sans être reliée à son corps ? À qui commanderait-elle ? Elle serait vaine. Or, le Christ n’est pas sans vie (Jn 14, 6) et sa croix, loin d’être vaine (cf. 1 Co 1, 17), est puissance de Dieu (1 Co 1, 18). Paul insiste : le Christ est la tête de son corps, qui est l’Église. Il est le commencement, premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout le premier rang. (Col 1, 18) Le Christ n’est donc pas simplement né d’entre les morts. Effectivement, il est le premier-né d’une multitude de frères (Rm 8, 29).
La tête est donc le frère aîné et le corps, une multitude de frères. Celle-ci le suit dans sa Pâque où il naît à la vie glorieuse. Par la naissance d’eau et d’Esprit, cette multitude lui est un titre de gloire à nul autre pareil : Donne-moi la gloire que j’avais auprès de toi (Jn 17, 5), a-t-il prié comme Grand Prêtre saint, innocent, immaculé (He 7, 26). Sa prière s’accomplit quand, naissant à la gloire, il fait naître son corps, inséparable de lui qui en est la tête. Quelle naissance prodigieuse ! Celle de l’homme nouveau, tête et corps ensemble, qui est né à Pâques, une fois pour toutes (He 10, 10) ! Ceci s’est accompli parce que le Père exauce toujours (Jn 11, 42) son Grand Prêtre et Fils bien-aimé qui, en prière, lève les yeux vers lui : Je leur ai fait connaître ton nom et le leur ferai connaître encore, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux (Jn 17, 26).
Nous contemplons ainsi la naissance merveilleuse, unique et définitive, de la tête et de son corps. Le prophète Isaïe, de son regard perçant, a entrevu cette naissance inouïe. Pour lui, il semble évident que le Messie tire sa gloire de la multitude pour laquelle il a offert sa vie (cf. Is 53, 11). S’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté du Seigneur s’accomplira. (Is 53, 10) Immédiatement, la joie jaillit comme un torrent débordant : Crie de joie, stérile, toi qui n’as pas enfanté ; pousse des cris de joie, des clameurs, toi qui n’as pas mis au monde car plus nombreux sont les fils de la délaissée que les fils de l’épouse, dit le Seigneur (Is 54, 1). Si le prophète a entrevu la naissance d’un « petit reste », c’est pour que la multitude en bénéficie et naisse elle-même à la lumière. Jérémie ne dit pas autre chose quand il constate que les villes de Juda sont un monceau de ruines sans hommes ni bêtes : on entendra encore cris d’allégresse et joyeuses paroles, chant de l’époux et jubilation de l’épousée car Dieu fera croître pour David un rejeton légitime. Alors, comme l’armée du ciel qu’on ne peut dénombrer, comme le sable de la mer qu’on ne peut mesurer, ainsi je multiplierai les descendants de mon serviteur David (Jr 33, 10.11.15.22).
N’entendons-nous pas cette joie qui, comme une lame de fond bruyante et puissante à l’instar de la voix de Dieu, traverse l’Écriture de l’accomplissement ? Le voyant de l’Apocalypse la fait sienne pour qu’elle soit nôtre : Alleluia ! (Ap 19, 1.3.4) C’est qu’il voit une foule immense qui est l’épouse avec l’Agneau (Ap 19, 7). Certes, la délaissée d’Isaïe doit connaître l’immense épreuve due au péché du monde qui conduit à la stérilité et à la mort, elle doit le porter, tel l’agneau de Dieu. Comme le Messie, elle en fait librement une offrande, un sacrifice parfait, en offrant sa vie humiliée dans sa stérilité (cf. Lc 1, 48a). Jésus, Messie d’Israël, s’identifie à la délaissée avec grand cri et larmes (He 5, 7), lui qui s’est fait péché pour nous (2 Co 5, 21). La croix est le lieu de son offrande, comme une victime sans tache (He 9, 14). Et il s’offre pour nous… une seule fois, à la fin des temps… pour enlever les péchés (He 9, 24.26.28).
L’offrande du Christ et la joie de l’accomplissement
C’est en raison de son offrande pour nous qu’il est notre tête. Il n’est tête que parce qu’il y a un corps à acheter par son sang. Rachetés, nous sommes dès lors son corps. Par la puissance souveraine de son sacrifice unique par lequel il est élevé, il attire à lui son corps (cf. Jn 12, 32) et l’entraîne avec lui : nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ, faite une fois pour toutes… Il a mené pour toujours à la perfection ceux qu’ils sanctifient (He 10, 10.14). La tête, dont la croix n’est pas vaine, n’existe donc pas sans son corps. Mieux, elle n’existe que pour son corps et avec lui. Nous avons ainsi, frères, pleine assurance d’accéder au sanctuaire par le sang de Jésus. Nous avons là une voie nouvelle et vivante, qu’il a inaugurée à travers le voile, c’est-à-dire par son humanité. Et nous avons un prêtre éminent établi sur la maison de Dieu. Approchons-nous donc avec un cœur droit, le cœur purifié de toute faute de conscience et le corps lavé d’une eau pure. (He 10, 19) Ensemble, mais dans l’ordre indiqué par celui qui a le premier rang, tête et corps naissent à la vie et à la gloire. Telle est la joie entrevue par les prophètes et accomplie en Jésus et ses disciples. Écoutons donc leur Maître et le nôtre.
Lorsque la femme enfante, elle est dans l’affliction puisque son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de son accablement, elle est toute à la joie d’avoir mis un homme au monde. C’est ainsi que vous êtes maintenant dans l’affliction ; mais je vous verrai à nouveau, votre cœur se réjouira et cette joie nul ne vous la ravira. (Jn 16, 22) Déjà, l’évangéliste Jean avait mis le disciple bien-aimé, son lecteur, sur la voie de la joie indissociablement liée à l’offrande de la vie : Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime (Jn 15,11-13). Paul, lui-même, ne cesse de faire entendre cet harmonique de la joie : un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie (1 Co 12, 26). Ne pouvons-nous pas penser que ce membre glorifié est celui qu’il a entrevu sur le chemin de Damas, et qu’il appellera le frère aîné ? Dès sa première lettre, celle qu’il a écrite pour ses chers Thessaloniciens, il témoigne de sa joie qui est celle de l’Église : Oui, c’est vous qui est notre gloire et notre joie… Quelle action de grâce pourrions-nous rendre à Dieu à votre sujet, pour toute la joie que nous éprouvons à cause de vous devant notre Dieu ? (1 Thes 2, 20 et 3, 9) Devant la naissance de l’homme nouveau, Paul est insistant : soyez toujours dans la joie (1 Thes 5, 16), ce qu’il répétera aux Philippiens : Vous aussi, soyez joyeux, et réjouissez-vous avec moi. (Phi 2, 18) A-t-il partagé cette joie qui est celle, indicible, de la femme qui a mis au monde et que nul ne peut ravir, avec Luc, [son] ami, le médecin (Col 4, 14) ? Sans doute, car la joie est vive dans l’évangile du médecin. Le Messie libérateur arrive du Mont des Oliviers pour entrer dans Jérusalem en étant entouré de toute l’assemblée des disciples se réjouissant (Lc 19, 37). Par son vocabulaire, Luc est suggestif. Il nous fait entendre la joie présente qui demeure, celle d’une assemblée qui n’est pas sans évoquer le corps tout entier, coordonné et bien uni de saint Paul.
Pourquoi tant de joie ? Celle-ci fait écho à l’allégresse de la Résurrection. Le Christ ressuscité ne s’est pas évadé de la condition terrestre, la nôtre avec ses pesanteurs et sa mort. Il nous a unis à lui de façon souveraine et indiscutable. La joie du Ressuscité est la nôtre. Nous l’avons entendu, mais réécoutons-la dans la bouche de notre unique Grand Prêtre : Maintenant je vais à toi et cependant, je continue, en ce monde, à dire ces choses pour qu’ils aient en eux ma joie parfaite (Jn 17, 13). Comment saisir cette joie sinon en entrevoyant l’union des disciples à leur Maître et du Maître à ses disciples dans la nouvelle naissance de l’homme nouveau, tête et corps ensemble ? Pour exprimer cette union, nous avons la formule johannique mise sur les lèvres du Christ qui, levant les yeux, prie : moi en eux (Jn 17, 23). C’est devant ce Christ en prière, le Grand Prêtre de notre foi chrétienne, que Paul témoigne de son assurance sur l’union du corps et de la tête : Alors que nous étions morts à cause de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ (…), avec lui, il nous a ressuscités et fait asseoir dans les cieux en Jésus-Christ. (Ep 2, 5-6) Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; c’est en haut qu’est votre but, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col 3, 1-3).
Que nous enseigne cette joie sinon que la promesse est accomplie ? L’auteur de la lettre aux Hébreux y insiste en rapportant tout à l’annonce du prophète Jérémie sur l’Alliance nouvelle selon laquelle la loi sera écrite dans les cœurs (cf. Jr 31, 31-34 cité en He 8 et 10). Le culte réel et plénier est intérieur, exactement comme celui accompli par Jésus sur la croix : il ne consista pas en un sacrifice rituel avec un sang qui n’est pas le sien, comme ceux que faisaient plusieurs fois les Grands Prêtres dans le Temple avec du sang de boucs et de jeunes taureaux (He 9, 25.26.12). Jésus s’est dessaisi de sa vie en dehors de la Ville et du Temple. Il est Grand Prêtre avec son propre sang : par un Esprit éternel, [il] s’est offert lui-même sans tache à Dieu (He 9, 12.14). Il réalise enfin la promesse qu’Israël a reçue et consignée dans son Deutéronome pour l’accomplir de façon parfaite en son Messie : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte (Mt 4, 10 ; Lc 4, 8). Si la promesse est accomplie, alors il n’a plus besoin de renouveler son sacrifice comme les grands prêtres de l’Ancienne Alliance qui saluaient de loin l’accomplissement. Par son sacrifice unique, accompli maintenant, une fois pour toutes, à la fin des temps (He 9, 26), il est maintenant devant la face de Dieu en notre faveur (He 9, 24).
Le culte sacerdotal du peuple uni au Christ tête
Telle est la naissance sacrificielle de la « tête » qui demeure pour l’éternité dans un sacerdoce immuable (He 7, 24). Tel est le culte qu’elle rend éternellement puisqu’il est unique et rendu une fois pour toutes. Dès lors, qu’en est-il pour le « corps » ? Comment peut-il se tenir devant la face de Dieu et y avoir accès ? Son existence n’a de sens et de portée que dans le Christ ou dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi (Ga 2, 20) : c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. (Ep 2, 18) Ce culte est intérieur. Il n’a de consistance que s’il est une adoration en esprit et en vérité puisque Dieu est esprit (cf. Jn 4, 24). Ce culte spirituel n’a de vérité que s’il est une offrande totale de soi en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu puisque Dieu est miséricordieux (cf. Rm 12, 1-2). Il est la véritable circoncision, celle du cœur (cf. Rm 2, 29) : les circoncis, c’est nous, qui rendons notre culte par l’Esprit de Dieu, qui plaçons notre gloire en Jésus-Christ (Phi 3, 2). Enfin, ce culte chrétien n’a d’authenticité que s’il est habité par l’amour fraternel puisque Dieu est lumière et celui qui hait son frère se trouve dans les ténèbres (cf. 1 Jn 2, 10-11). D’ailleurs, la lettre aux Hébreux qui nous a parlé de l’accès au sanctuaire céleste précisait immédiatement : Veillons les uns sur les autres pour nous stimuler à la charité. (He 10, 24) Ce culte vécu par le « corps », à la suite et avec sa « tête », ne serait pas complètement dit s’il n’était pas rappelé qu’il est celui des enfants de Dieu (cf. 1 Jn 3, 1-2) ; il ne s’accomplit vraiment que dans l’amour filial et fraternel puisque Dieu est amour (cf. 1 Jn 4, 8.16). Bref, ce culte spirituel, intérieur et filial, est celui de la liberté des enfants de Dieu, comme il est celui de la tête, qui, librement, s’est offerte en sa Passion. C’est pourquoi la vie morale, animée par l’Esprit, est le culte spirituel qui plaît à Dieu [4].
Ainsi, le culte rendu par la tête est celui que rend son corps. Nous ne sommes pas en présence de deux cultes, mais d’un seul qui est « unique », comme le sacrifice du Christ est « unique » et accompli une fois pour toutes. Dans la tête, ce culte est source car il sauve et sanctifie. Dans le corps, il est reçu de la tête et vécu en communion avec elle. Tête et corps, ensemble, naissent à la vie en offrant le seul culte qui plaise à Dieu. Jésus souligne auprès de Marie-Madeleine, celle dont il a expulsé sept démons, cette unique naissance de la tête et du corps : je monte mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu (Jn 20, 17). La prière du Fils unique est authentiquement la prière de ses frères et sœurs dont il est l’« aîné ». C’est pourquoi ils disent ou osent dire : « notre Père. » Mis en présence de Dieu, ils en énoncent le Nom parce qu’ils savent que leur Père vers lequel monte leur offrande spirituelle est tout autant celui de Jésus, le premier-né. C’est dans le Christ que chacun, fils ou fille bien-aimé de Dieu, dit alors « notre Père ». Chacun est saisi de crainte et d’émerveillement quand il songe que son « notre », humblement et audacieusement prononcé, signifie qu’il sait de façon certaine qu’il le dit avec Jésus, le Fils unique de Dieu, et en lui et par lui.
Dès lors, la promesse est réalisée. Vous en tressaillez de joie, lisons-nous dans la première lettre de l’Apôtre Pierre qui répète : vous tressaillez d’une joie indicible et pleine de gloire (1 P 1, 6.8) La lettre s’adresse à des disciples de Jésus qui ne l’ont pas connu. Cependant, leur est-il écrit : vous l’aimez sans l’avoir vu. Et comment ne l’aimeraient-ils pas, eux qui, par miséricorde et grâce à lui, ont été appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière ? La lettre leur dévoile la source de leur indicible et glorieuse joie : Approchez-vous de lui, la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie, précieuse auprès de Dieu. Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ (1 P 2, 4-5). Le voilà le corps qui aime la tête et lui est lié ! Il est la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis pour que vous proclamiez les hauts faits de celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière, vous qui jadis n’étiez pas son peuple, mais qui maintenant êtes le peuple de Dieu ; vous qui n’aviez pas obtenu miséricorde, mais qui maintenant avez obtenu miséricorde (1 P 2, 9-10) ! Il est l’Israël de Dieu (Ga 6, 16) !
Dans cette naissance unique et éternelle, accomplie une fois pour toutes, de la tête et de son corps réunis ensemble, nous contemplons le peuple sacerdotal. En lui et au milieu de lui, se tient le Grand Prêtre et Fils unique de Dieu. C’est en lui et par lui, que le culte « sacerdotal » est rendu en présence du Dieu vivant, culte spirituel, en esprit et en vérité, culte accompli dans la lumière, c’est-à-dire dans l’amour effectif des frères, lequel en atteste la vérité. Celui qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu (1 Jn 4, 8). Si quelqu’un dit : « J’ aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas (1 Jn 4, 20).
L’« Année sacerdotale » ne serait-elle pas alors l’année de ceux qui aiment leurs frères, en actes et en vérité ? N’est-elle pas l’heureuse occasion, pour les disciples de Jésus qui ne l’ont pas vu, de se réjouir d’une indicible joie en redécouvrant leur merveilleuse vocation sacerdotale ? Savent-ils tous à quel point le « notre Père » qu’ils disent dans le secret de leur chambre ou de leur cellule, ou dans l’assemblée eucharistique, est prononcé en communion avec le Fils unique et en lui ? Comprennent-ils alors que leur prière monte devant sa face et est agréée par lui avec la joie paternelle qui écoute ses enfants bien-aimés ? Perçoivent-ils qu’ils sont choisis pour être au milieu des hommes le sacerdoce saint et royal, le peuple acquis par le sang de Jésus, pour présenter à la face du Père tous les hommes qu’ils rencontrent ou dont ils entendent parler dans les journaux ou à la télévision ? Ont-ils une juste perception de la grandeur de leurs actes accomplis par amour et en vérité, sans doute si infimes aux yeux du monde dont la misère est si vaste et la détresse si criante ? Car le peuple sacerdotal, uni à son Seigneur et maître, est un peuple dont le sacrifice est celui de l’amour, celui qui donne non pas son superflu mais tout ce qu’il a pour vivre, à l’instar de la pauvre veuve de l’Évangile (cf. Lc 21, 2). D’ailleurs, l’évangéliste nous instruit en évoquant encore le Mont dit des Oliviers (cf. Lc 21, 37 ; 22, 39) d’où Jésus vient avec l’assemblée joyeuse de ses disciples, c’est-à-dire de ces « veuves » qui ressemblent en tout point à la veuve évangélique et qui forment le peuple qu’il s’est acquis par son sang.
Il faudrait parler davantage de l’Eucharistie et aussi des sacrements du Baptême et de la Confirmation. Le concile Vatican II le fait admirablement [5]. Par l’Eucharistie, le Christ rassemble les « veuves » devenues « disciples » en les appelant, les sauvant, et les unissant à lui de telle sorte qu’elles s’offrent « par lui, avec lui et en lui », exprimant la plénitude de leur offrande – de leur amour, de leur foi et de leur espérance – dans l’Amen qu’elles chantent ensemble à la gloire du Père et qu’elles explicitent en osant dire le Notre Père. Là, dans le culte sacerdotal offert comme à un sommet, se rassemblent les innombrables remises de soi dans la foi vive qui adhère obscurément mais réellement à la bonté divine, les tout autant innombrables sursauts dans l’espérance qui, au sein des faiblesses ressenties – parfois extrêmes –, communient à la Croix vivifiante, et les multiples gestes d’amour effectifs qui ne se payent pas de mots ni, bien souvent, de reconnaissances. Un peu comme l’aimant rassemble la limaille de fer et l’oriente là où son aimantation l’attire. Car la foi vive, l’espérance ardente et la charité qui se donne de la peine dans le don de soi et au nom de Jésus, forment le culte sacerdotal qui plaît à Dieu lorsqu’il s’exerce au sein même de l’histoire, avec les hommes et pour eux. Au milieu d’eux, naît un peuple saint au sein duquel ne cesse de retentir : Soyez saints car moi votre Dieu je suis saint, car le sacerdoce de ce peuple étant celui du seul saint est saint. Quand les chrétiens découvrent qu’ils appartiennent à ce peuple sacerdotal, ils entendent avec joie l’appel à la sainteté qui transfigure leur vie et lui donne son poids d’éternité. Leur agir moral est la matière de leur sacerdoce royal et saint. Leur liberté qui opte librement vers le vrai bien est le prêtre de leur sacerdoce. Leur vie dans sa finitude et sa faiblesse est l’offrande qui, par la grâce du Christ qu’ils aiment, est un parfum d’agréable odeur (Ep 5, 2) qui monte devant Dieu. Vous êtes le Temple de Dieu (1 Co 3, 16), leur dit saint Paul qui sait pertinemment que le parfum montait de l’autel dans le saint des saints du Temple juif de Jérusalem.
Ce culte sacerdotal, celui des « derniers temps », s’accomplit au cours de l’histoire des hommes avec leurs rois et leurs empereurs, leurs dictateurs et leurs démocraties, leurs croissances et leurs crises, leurs temps de paix et leurs guerres, leurs opulences et leurs famines, leurs découvertes et leurs servitudes. Au sein de cette histoire tout aussi admirable et prodigieuse que compliquée et tortueuse, le Christ ne cesse de s’acquérir un peuple sacerdotal qui, uni à lui et avec lui, naît à la vie des ressuscités, assemblée sainte des enfants de lumière (Ep 5, 8) qui, en lui, ont accès auprès du Père des lumières. Ceux-ci partagent son sacerdoce éternel dans le temps historique qui est le leur, et pour ce temps, pour les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, les malades et les biens portants, avec lesquels ils partagent leur existence concrète. Ce sacerdoce des fidèles est comme le levain dans la pâte : il la fait lever (cf. Mt 13, 33). Il est comme la perle de grand prix pour laquelle il a tout vendu en donnant son Fils afin de se l’acquérir (cf. Mt 13, 44). Ce sacerdoce les constitue en un peuple appelé des ténèbres à la lumière et ayant obtenu miséricorde. Vous êtes la lumière du monde, ne cesse de leur dire leur Grand Prêtre, lui qui est la lumière du monde. Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux, leur recommande-t-il, lui qui se tient devant la face du Père des miséricordes.
Le peuple sacerdotal encore en marche dans l’histoire
Qui dira le culte sacerdotal rendu par sainte Jeanne Jugan quand, sans regarder en arrière, elle donna son lit à cette pauvre femme âgée et aveugle ? Qui dira aussi le culte sacerdotal qu’elle rendit quand elle prononça ses vœux solennels un certain 8 décembre 1854 à Rennes ? Qui dira enfin le culte sacerdotal qu’elle vécut quand, éloignée de toute responsabilité pendant 27 ans, elle vécut avec les novices, simple et souriante, souvent à la tribune de la chapelle pour y regarder le Crucifié ? N’a-t-elle pas eu conscience d’appartenir au saint sacerdoce de la Nouvelle Alliance en choisissant de s’appeler Marie de la Croix ? L’Église l’a reconnue en la donnant en exemple à tous le 11 octobre 2009 par la canonisation. Mais n’attire-t-elle pas aussi notre attention sur ce peuple sacerdotal que forment les personnes âgées qui, au soir de leur vie, n’ont pour grande action que l’humble offrande de leur vie, à peine murmurée ? Plus généralement, elle nous oblige à regarder vers les « pauvres de Dieu », ces « tout petits » que nous rencontrons loin du bruit et des projecteurs et qui réjouissent le Christ parce qu’ils forment avec lui et en lui le peuple sacerdotal qui met le monde sous la face paternelle et miséricordieuse de Dieu. Ce peuple a faim. Son sacerdoce est une soif de justice, jamais pleinement désaltérée. Il crie dans les douleurs de l’enfantement qui dure encore. Il est bienheureux dans ses pleurs et sa pureté de cœur parce qu’il voit l’Amour et constate qu’Il n’est pas aimé. Le sacerdoce royal, habité par le visage du Père, accueille avec miséricorde et sans s’étonner, ses contemporains qui blessent l’Amour en blessant l’humanité. Il est en paix dans sa bienheureuse filiation divine. Aux prises avec le combat entre les ténèbres et la lumière, il prie humblement : ne nous soumets pas à la tentation (Mt 6, 13). Il se nourrit non de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4, 4).
À ce peuple sacerdotal qui vit dans l’histoire, le Christ se rend présent. Il le fait grandir en le nourrissant de lui-même, Parole éternelle faite chair. Ce peuple, organisé et bien uni, nous a dit saint Paul, vit de la Parole de Dieu. Elle leur est transmise. « Cette Tradition qui vient des Apôtres se développe dans l’Église sous l’assistance du Saint-Esprit : grandit en effet la perception des choses et des paroles transmises, par la contemplation et l’étude qu’en font les croyants qui les gardent dans leur cœur (cf. Lc 2, 19.51), par l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des réalités spirituelles, par la proclamation qu’en font ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu un charisme certain de la vérité. L’Église, à mesure que se déroulent les siècles, tend toujours à la plénitude de la vérité divine, jusqu’à ce que les paroles de Dieu reçoivent en elle leur consommation. » [6]
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Le Christ « monte », avons-nous dit. Or, nous rapporte encore Paul, en montant plus haut que tous les cieux, il a donné certains comme Apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres encore comme évangélistes, d’autres enfin comme pasteurs et chargés de l’enseignement, afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ, jusqu’à ce que tous ensemble nous parvenions ensemble à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme parfait, à la taille du Christ dans sa plénitude (Ep 4, 10-13). Le peuple sacerdotal, l’Église du Christ, demande ainsi que l’ordination soit conférée à des hommes par l’imposition des mains pour le sacerdoce ministériel. Les prêtres du Nouveau Testament lui sont donnés au cours de l’histoire humaine et en raison de cette histoire magnifique et dramatique, parce que nous sommes dans les « derniers temps ». Le Christ, notre tête, s’est pour toujours uni son corps, formant avec lui le peuple sacerdotal pour le salut du monde qui passe, et à la gloire du Père des miséricordes qui demeure éternellement.
[1] Cf. Concile Vatican II, Décret Christus Dominus (28 octobre 1965), n° 15 et 16.
[2] Dans le Pontifical Romain traduit en français (1996) pour l’ordination de l’évêque, des prêtres, des diacres, nous lisons au début de chaque liturgie d’ordination : « Père, l’Église de… vous présente…, prêtre, et vous demande de l’ordonner pour la charge de l’épiscopat » (n° 35) ; « La Sainte Église, notre Mère, vous présente nos frères… et demande que vous les ordonniez pour la charge du presbytérat » (n° 120). La même formule liturgique est employée pour les diacres (n° 196).
[3] Cf. Concile Vatican II, Décret Presbyterorum ordinis (7 décembre 1965), n° 2, qui ne fait que reprendre pour les prêtres ce qui avait été dit pour les évêques : voir la Constitution dogmatique Lumen gentium (21 novembre 1964), n° 18.
[4] Cf. le Catéchisme de l’Église catholique, § 2031.
[5] Cf. Constitution dogmatique Lumen gentium n° 11.
[6] Constitution Dei Verbum n° 8.