Thomas Merton (1915-1968) et la quête du Père
Dominic Milroy, o.s.b.
N°2009-4 • Octobre 2009
| P. 293-301 |
La vie du très célèbre auteur de La nuit privée d’étoiles (1948) ou de Nul n’est une île (1955) nous est ici retracée sous l’angle de sa recherche du Père,avec toutes les nuances qu’offre la lecture de ses divers Journaux. Une biographie intellectuelle et spirituelle qui donne à penser.
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En juin 1961, Thomas Merton rencontra dom Jean Leclercq à Gethsémani [1]. Merton trouva que ce fut une confrontation difficile, assombrie par un manque de confiance mutuelle : il utilisa même le mot français « méfiance » pour définir l’atmosphère. « Il me dit que j’étais un pessimiste, trop anxieux et trop négatif ». Les analystes les plus récents de l’œuvre de Merton pourront être surpris par cette réaction. Pour eux, Merton est par-dessus tout un interprète moderne positif et inspiré de la tradition chrétienne. Que voulait dire dom Leclercq ? Quelle était la raison de cette profonde « méfiance » ?
La réponse à cette question est importante pour notre compréhension à la fois de Merton et des temps dans lesquels nous vivons. Leclercq et Merton se parlaient par dessus un profond fossé culturel, tant au niveau monastique et spirituel qu’à celui des attitudes humaines ordinaires. Superficiellement, ils avaient en commun un langage de spiritualité monastique bien établi, familiers qu’ils étaient de son vocabulaire – solitude, ascèse, humilité, obéissance, communauté, etc. Tous deux étaient experts dans l’usage de ce langage. Mais, derrière ce langage commun, il y avait des histoires personnelles profondément dissemblables, et de grandes différences de perspective.
Leclercq avait ses racines dans le renouveau monastique européen, qui aboutit, au travers des Lumières, aux structures éprouvées et aux certitudes morales d’une culture chrétienne et monastique, laquelle était, dans un sens tout à fait positif, solidement paternaliste. « Accepte volontiers les conseils d’un père qui t’aime et fais vraiment tout ce qu’il te dit » (Prologue de la Règle de saint Benoît, 1). La paternité spirituelle, dans laquelle l’autorité aimante de Dieu est reflétée et incarnée, non seulement dans le rôle de l’Abbé, mais dans tous les aspects de la quête monastique de Dieu, n’était pas seulement un concept théologique ou spirituel. C’était le fondement même du comportement monastique, la « conversatio ».
Merton, dans ses écrits formels, utilisait la même terminologie, mais sa relation vraie et vécue avec elle était bien plus ambiguë. Il était un fils des Lumières, avec leur accent sur l’autonomie de l’individu et sur un genre de quête plus indéfini, en même temps que du mouvement romantique, avec sa grande préoccupation pour la subjectivité, la conscience de soi et l’impulsion personnelle. Il était, encore plus clairement, un fils du XXe siècle, avec toute sa mobilité, son agitation, son obsession de la communication. En un mot, Merton a grandi dans le climat existentialiste.
Merton était, en effet, un orphelin cosmopolite – un américain né en France, éduqué en Angleterre, sans domicile fixe ; libre dans sa pensée et dans sa manière de vivre, ayant grandi dans le tourbillon des idéologies conflictuelles de la période de l’entre deux guerres [2] et retourné aux États-Unis pour devenir un des premiers vrais hippies. Il jouissait globalement d’une absence de racines et de frontières. Il était libre penseur (liberal-minded) et inclinait politiquement à gauche. Il était également très intelligent, très lu, bon parleur et d’un tempérament d’artiste. Quand il retourna aux États-Unis, et en particulier à New York, il sembla idéalement préparé pour être absorbé dans le monde très stimulant de la culture intellectuelle américaine, cosmopolite, tournée vers le futur et créative.
Puis vint sa conversion, non seulement au christianisme, mais spécifiquement au catholicisme romain, et sa vocation, non seulement à la vie monastique, mais à sa version la plus extrême. C’est ici que le paradoxe de Merton commence vraiment. C’est un paradoxe de complexité et de simplicité. Le processus menant à sa conversion fut en effet complexe. Sa rencontre avec les Exercices Spirituels de saint Ignace et avec la poésie intensément catholique d’un autre brillant poète converti, Gerard Manley Hopkins, le mena à un radical changement de vie intérieure. Quand il fit le dernier pas et entra à Gethsémani, il lui sembla qu’il avait totalement renoncé à la complexité de sa vie précédente, en faveur d’une culture alternative pure et simple. Le 7 Avril 1941, il écrivait dans son Journal : « C’est le centre de l’Amérique. J’ai cherché ce qui tenait le pays uni, ce qui avait empêché l’univers d’exploser et de tomber en morceaux. C’est ce monastère… C’est la seule vraie cité en Amérique, dans un désert ». Cette romantique et brillante hyperbole définissait bien les premiers écrits monastiques de Merton qui lui apportèrent une grande popularité ainsi qu’à son monastère.
Ici gît le paradoxe. C’est la tension entre le moine et l’écrivain créatif. C’est également la tension entre ce qu’il écrivait pour la publication et ce qu’il écrivait pour son propre Journal – une tension agrandie par le fait qu’il devait savoir, et de plus en plus, que ses écrits privés seraient un jour rendus publics à moins qu’il ne les détruise. En septembre 1952, son Journal comporte une série de remarques fascinantes et contradictoires. « Pour qui est-ce que j’écris tout cela finalement ? C’est une perte de temps… Là-haut, dans le ciel tardif de l’été, je regarde le vol silencieux d’un vautour, et le jour se termine en prière. Cette solitude confirme mon appel à la solitude. Plus j’y suis, et plus je l’aime. Un jour, elle me possédera entièrement et personne ne me verra plus jamais ». Quelques jours plus tard : « J’écris cela pour moi-même parce qu’un journal joue une part importante dans la formation spirituelle d’un écrivain, même dans le type de formation qui le fera cesser d’être écrivain et qui le transformera en quelque chose d’autre. Parce que je crois que cette formation est nécessaire. Durant 37 ans, j’ai écrit ma vie au lieu de la vivre, et l’effet en est désastreux… ».
Les Journaux de Merton sont marqués par un extraordinaire mélange d’honnête connaissance de soi-même et d’une incertitude toujours mouvante, à la recherche de son vrai centre de gravité. Très vite après avoir écrit les passages que je viens de citer, dans lesquels il semble à tout le moins décidé à cesser d’écrire, il confie un début de « dépression nerveuse », et il prétend devoir écrire à ce propos parce que « ça m’est demandé – encore toujours demandé, je pense - par l’Esprit Saint ».
Cette ambivalence n’est pas transitoire. Elle persistera tout au long de sa vie. Plus de dix ans après (peu de temps avant sa mort, lorsque ses livres étaient déjà élevés au rang d’icônes), il se pose les mêmes questions. « (mai 1963) J’ai le sentiment très précis que tout ceci fut comme un mensonge, une charade. Avec toutes mes tentatives maladroites de sincérité, je n’ai réellement rien fait pour y changer… Probablement que la plus grande faiblesse fut un manque de vrai courage pour persévérer dans la vigilance propre à la vie monastique et sacerdotale. De toutes les façons, je suis épuisé et facilement découragé. Les dépressions sont plus profondes, plus fréquentes. J’ai presque cinquante ans. Les gens pensent que je suis heureux ».
Une telle confidence est à la fois impressionnante et inquiétante – impressionnante à cause de sa radicale honnêteté existentielle, inquiétante à cause de la dislocation qu’elle révèle entre sa personnalité « publique » et sa personnalité privée, si pleine de ce qu’il appelle (dans le même passage) une « indicible angoisse et tension ».
Que se passe-t-il vraiment ici ? Il est possible de prendre Merton au mot, et de remettre en question, dans une optique presque cynique, la validité de son statut public en tant que figure monastique faisant autorité. Quand j’ai visité Gethsémani peu de temps après sa mort, j’ai demandé à un vieux moine quels étaient ses principaux souvenirs de Thomas Merton. Il m’a regardé, plutôt fâché, et m’a répondu avec un dédain intentionnel : « le bruit de sa machine à écrire ».
Nous savons que le verdict ne peut être aussi simple que cela. L’impact produit par Merton, écrivant de l’intérieur de la tradition monastique, montre qu’on ne peut simplement le disqualifier en le jugeant malhonnête. Il est très important d’accepter ses contradictions, pour les comprendre et pour essayer de voir en quoi elles sont une partie du patchwork complexe qui a fait de lui une présence si attirante et si influente, tant dans le monde monastique qu’en dehors.
J’ai dit plus haut que Merton fut un fils du XXe siècle. Il pensait sincèrement qu’il avait renoncé à cet héritage en entrant au monastère, mais il était, en fait, par tempérament, incapable d’en faire autant. Dans son Journal de mai 1961, il dit très bien : « Une fois de plus je reconnais l’énorme proportion d’ambiguïtés présentes en moi… C’est un problème propre à notre temps que lorsque nous venons d’un monde complètement opposé à notre idéal, on ne peut réellement “en venir”, mais nous l’apportons avec nous ».
« Nous l’apportons avec nous. » Thomas Merton, sans d’abord en avoir conscience, apporta au monastère tout le bagage de son tempérament, de ses origines et de son histoire. Il était inévitablement un homme de profonde introspection, profondément insatiable, et il était tout aussi inévitablement un écrivain. C’était son identité. Le problème est que ce n’était pas là l’identité qu’il recherchait. Il pensait avoir trouvé le silence et la stabilité, mais son besoin d’écrire et de bouger les lui rendit tous deux inaccessibles. Cette question de l’identité est fondamentale. En juin 1963, il écrivait (en faisant allusion à son déménagement du monastère à son ermitage) : « Identité. Je peux voir maintenant sur quoi le travail doit porter. Je suis venu ici dans la solitude pour me trouver moi-même. » – il est intéressant qu’il ait dit cela, au lieu de dire qu’il essaie de trouver Dieu – « et maintenant je dois également me perdre moi-même : ne pas seulement reposer dans la paix, le calme, l’identité qui se fonde sur ma relation expérimentée avec la nature et la solitude. Celle-ci est plus saine que mon “identité” d’écrivain ou de moine, bien qu’elle soit toujours une fausse identité et quoiqu’elle ait une signification temporaire et une certaine validité ».
Voilà une confidence intéressante, en ce qu’il admet peu ou prou que son déplacement du monastère à l’ermitage est d’abord un déplacement romantique, l’identifiant à la nature, plutôt qu’une conversion monastique à la recherche de Dieu. Il espère que le changement l’aidera à atténuer son inquiétude, son lancinant besoin de changement de décor, son invincible besoin d’être en contact avec des événements et des personnes qui importent sur la scène mondiale.
En fait, son déplacement à l’ermitage eut l’effet inverse. Au début, la liberté qu’il trouve là lui semble être la vraie liberté de la solitude qu’il avait toujours cherchée. « (mars 1966) Je commence tout juste à être réellement enraciné dans la solitude (en me débarrassant de l’écriture de nombreux articles et livres) ». Mais il était, une fois de plus, en train de s’abuser. Il ne peut s’empêcher de voir le contraste entre l’authenticité de sa propre vie solitaire et la vie « pharisaïque » et « artificielle » du reste de sa communauté – une distinction similaire à celle qu’il faisait précédemment entre le monastère et le monde. Son inquiétude est transposée dans la lecture intensive de la poésie et de la spiritualité orientale, ainsi que dans la participation croissante au Peace Movement [3] (c’était durant la guerre du Vietnam), à la théologie de la libération et à tous les grands problèmes de l’époque. Son ermitage, loin d’être un désert, lui offre l’affranchissement des contraintes de la vie communautaire et il y accueille des visiteurs distingués tels que Jacques Maritain ou la chanteuse Joan Baez.
Par-dessus tout, et presque inévitablement, il tombe follement amoureux d’une jeune infirmière qui le soigne à l’hôpital. Son besoin de communiquer avec elle et de la voir le met dans un porte-à-faux avec le monastère, impossible à tenir – des appels téléphoniques secrets et des rencontres arrangées avec la complicité d’amis. Son attitude est, caractéristiquement, profondément ambiguë.
D’une part, il rationalise ce qui s’est passé dans la plus authentique réalité de toute sa vie : « (avril 1966) Une chose m’a soudainement frappé – que rien ne compte sinon l’amour, et que la solitude qui n’est pas l’ouverture totale de l’amour et de la liberté n’est rien. Amour et solitude sont l’unique terreau de la maturité et de la liberté ». (C’est, soit dit en passant, un assez parfait compte-rendu du cœur de la doctrine existentialiste). D’autre part, il reconnaît avec une grande clairvoyance l’ambiguïté de son expérience : « (novembre 1966) Comme cela devient évident à présent que tout ce qui s’est passé avec M. était, en fait, une tentative d’échapper à l’exigence de ma vocation ! Inconsciemment, sans doute, mais la substitution d’un amour humain (un amour érotique après tout) à la place d’une alliance particulière avec l’isolement et la solitude, qui est le cœur de ma vocation ».
Il est important pour nous de reconnaître que, bien que Merton ait en un sens provoqué cette crise, il lui a également survécu. Il est également évident qu’il conserva une surprenante capacité d’empathie, et une propension importante à influencer vers le bien les autres (que ce soit dans ou hors de la vie religieuse) qui étaient en quête de Dieu, dans le contexte d’un monde confus et ambigu. Sa dernière sortie de Gethsémani, son voyage à travers la Californie pour rencontrer le Dalaï-Lama et la spiritualité orientale (et jusqu’à l’absurdité de sa mort accidentelle) furent marqués par l’intelligence de son enthousiasme et de son charme, et même par quelque chose qui ressemblait vraiment à de la sérénité. Il écrivait, durant sa dernière visite à Gethsémani : « J’ai un passé avec lequel je dois rompre, une accumulation d’inertie, de gâchis, de fausseté, de folie, de bêtises, un grand besoin de clarification et de me rendre attentif, ou plutôt d’être “inattentif” (« no mind ») – un retour à la pratique authentique, à l’effort sincère, au besoin de repousser le grand doute. Besoin de l’Esprit. Attendre la claire lumière ».
Il y a quelque chose de remuant et d’irrésistible dans ces mots, bien que leur vrai sens n’est pas clair. Qu’entendait-il par « le grand doute » et par « claire lumière » ? Merton, le grand maître des mots et des explications, à l’air de se mouvoir dans une zone différente, en laquelle la signification des mots change. Il a survécu à l’angoisse, aux ambiguïtés et aux tensions, à la fois de la renommée et de l’échec. Il a gardé la foi. Ou : l’a-t-il gardée ? Est-il, peut-être, simplement en train de changer de langage spirituel, pour celui de l’“inattention” (no mind) du bouddhisme zen ?
Quelques jours avant sa mort, Merton réfléchit, dans son Journal, à ce que fut le trait principal de sa vie – sa vocation : « (novembre 1968) Qu’est-ce qu’une vocation ? Un appel et une réponse. La définition ne dit pas tout. Concevoir l’appel de Dieu comme un ordre exprimé pour accomplir une tâche n’est certainement pas tout à fait faux. Mais c’est seulement vrai après une longue lutte intérieure dans laquelle il devient évident que plus aucune contrainte extérieure de ce genre n’est apparente. Il arrive également que l’appel arrive à maturité en même temps que celui qui doit le porter, et qu’il devienne ainsi en quelque sorte l’être véritable, qui est a présent arrivé à sa pleine maturité ».
Merton dit précisément à cet endroit que toute sa vie ne fut qu’une crise prolongée d’immaturité, et qu’elle ne commence à faire sens que quand elle est vue rétrospectivement. Cette affirmation tente de donner une solution qui résoudrait beaucoup des ambiguïtés qui l’ont tant troublé durant toute sa vie. Elle aide également à expliquer pourquoi sa personnalité et ses écrits ont tant d’impact. Comme je le suggérais au début, Merton était un fils du XXe siècle, et il incarne à la fois les aspirations et les confusions d’une philosophie existentialiste qui a ses racines, non seulement dans la perception de l’autonomie individuelle, mais également dans la conscience radicale de l’aliénation.
Ce qui est frappant à propos de Thomas Merton est que sa décision de devenir trappiste fit de lui, inévitablement, une sorte d’alliage dans lequel deux métaux totalement différents sont unis par la fusion. C’était un aventurier du XXe siècle, fasciné par les défis et les tensions de son âge, et voulant en quelque sorte les résoudre en lui-même et dans ses écrits : « (avril 1957) Si je peux résoudre en moi, dans ma propre vie spirituelle, la pensée de l’orient et de l’occident, des pères grecs et latins, je créerai en moi une réunion de l’Église divisée… ». Et encore : « (février 1958) Ma vocation est américaine – voir et comprendre et avoir en moi la vie, les racines, la conviction, la destinée et l’orientation de tout l’hémisphère – comme une expression de quelque chose de Dieu, du Christ, que le monde n’a pas encore trouvée, quelque chose qui, seulement maintenant, après des centaines siècles, est en train de venir à maturité. »
Voilà d’immenses ambitions, spécialement si elles doivent être réalisées dans le contexte d’un cloître monastique (et tout spécialement si l’on ajoute les dimensions de sa rencontre avec le bouddhisme). Mais c’est la force de ces convictions qui, ensemble avec l’adresse de son écriture, rendirent son charme si puissant.
Mon intention était de relier la vie personnelle et les écrits de Merton avec la « quête du Père ». Ce que je suggère, c’est que Merton a grandi dans un monde qui, intellectuellement autant que spirituellement, n’avait plus pour base, pour gouvernail, le sens de la paternité de Dieu, et que tout son itinéraire spirituel était comme celui du fils prodigue – un voyage de retour vers le Père (ou bien, un voyage conduisant vers une toute autre destination ?). Il n’avait pas les mêmes présuppositions que dom Leclercq – le sens de l’appartenance familiale, dans lequel la filiation, l’humilité et l’obéissance viennent d’elles-mêmes. Thomas Merton a eu de continuelles difficultés avec les abbés, avec la sagesse des directeurs spirituels et des aînés et avec les contraintes de la vie en communauté. Il était, selon ses propres mots « (novembre 1965) complexe et aliéné ». Il était, pour ainsi dire, seul au monde. S’il avait eu un sens plus fort de la soumission filiale et de la stabilité, il aurait pu avoir moins de problèmes. Mais aurait-il été aussi créatif ?