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Petite méditation théologique pour la fête de l’Immaculée Conception

Benoît Carniaux, o.praem.

N°2009-4 Octobre 2009

| P. 288-292 |

Méditer sur les lectures proposées pour la solennité du 8 décembre, c’est découvrir, dans le « privilège » de Marie, l’innocence originelle promise à tout homme, dans la figure d’Ève, une immaculée conception, et dans le « nouvel Adam », celui qui a préparé la « nouvelle Ève » à la victoire totale de Dieu par l’arbre de la Croix.

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Lorsqu’on parle de l’Immaculée Conception, une question brûle les lèvres de beaucoup : pourquoi un tel privilège accordé à une seule personne, fût-elle la Mère de Dieu ? Ce n’est pas là simplement manifestation de jalousie : c’est une question spirituellement et intellectuellement fort légitime. Peut-être la réponse se trouve-t-elle en partie dans la question : ce privilège est-il un avantage ? Ou pour le dire en termes bien contemporains, quel « confort », quelle « qualité de vie » ce privilège apporte-t-il à Marie ?

Quelques grands spirituels ont su parler très profondément, à partir de leur propre expérience, de l’innocence relative des justes. Écoutons d’abord saint Augustin :

« À ta grâce et à ta miséricorde, Seigneur, j’impute tout ce que je n’ai pas fait de mal… Tout m’a été remis, je le reconnais : et le mal que, de moi-même, j’ai fait et celui que, guidé par toi, je n’ai pas fait. Quel est l’homme qui, méditant sa faiblesse, ose attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence, pour moins t’aimer comme si il avait eu moins besoin de ta miséricorde, par laquelle tu pardonnes leurs péchés à ceux qui se sont retournés vers toi ?… Que celui-là ne rie pas de me voir guéri de ma maladie par un médecin qui lui a permis, à lui, de n’être point malade, ou plutôt d’être moins malade ».

Aux côtés de Marie, nous sommes donc invités à considérer le mal que nous n’avons pas fait comme si Dieu nous l’avait pardonné. On peut ainsi comprendre que Marie ne saurait être une pharisienne écrasant, humiliant, méprisant ou culpabilisant les autres avec arrogance et remontrances. Elle est au contraire, parce que pleinement innocente comme son Fils, douce et humble de Cœur. Elle est remplie de compassion pour nous autres pécheurs parce qu’elle est pleinement consciente de tout ce qui, par grâce, lui a été épargné.

Le bienheureux Jean Duns Scot, qui, durant le Moyen-Âge, fut pratiquement seul contre tous à défendre la doctrine de la conception immaculée de Marie, aimait souligner à propos du pardon divin que « la personne réconciliée, pour ainsi dire, ne se sent pas obligée vis-à-vis du médiateur si elle n’a pas reçu le maximum de bien possible… Et personne ne se sentirait ensuite aussi extrêmement obligé envers le Christ médiateur que la personne préservée du péché originel. » Toujours selon Duns Scot, « la manière la plus haute et la plus parfaite de réparer l’offense de quiconque n’est autre que de prévenir cette offense. Si en effet la réparation se limite à apaiser l’offensé pour l’amener au pardon, la réparation n’est pas parfaite… Pour cette raison, le Christ n’aurait pas rendu de réparation parfaite à la Très sainte Trinité s’il n’avait pas prévenu, au moins en quelqu’un, l’offense même à la Trinité… Donc si le Christ nous a réconcilié avec Dieu de manière parfaite, il a mérité qu’au moins quelqu’un fût préservé par cette grave peine » [1].

Par-delà certaines divergences, une telle constatation rejoint ce que dit Augustin en en poussant la logique jusqu’au bout : l’ampleur ressentie de la grâce et du pardon reçus détermine souvent l’ampleur de l’action de grâce humaine. Se plaçant à la hauteur de Marie, il nous montre comment les exigences intégrales de la dignité humaine sont à la hauteur de la grâce divine et inversement. Pourtant Duns Scot laisse en suspens la question du bien fondé d’un privilège accordé à une seule personne : ce qu’il a pu faire avec Marie, pourquoi n’a-t-il pu l’accomplir en faveur de tous ?

Sainte Thérèse de Lisieux fait un pas de plus, nous semble-t-il, en sous-entendant que l’innocence originelle de Marie, nous est rendue en quelque sorte accessible par les moyens de grâce sacramentels.

« Un père ayant su que sur la route de son fils se trouvait une pierre, s’empresse d’aller devant lui et la retire sans être vu de personne. Certainement ce fils, objet de sa prévoyante tendresse, ne sachant pas le malheur dont il est délivré par son père ne lui témoignera pas sa reconnaissance et l’aimera moins que s’il eût été guéri par lui… Mais s’il vient à connaître le danger auquel il vient d’échapper, ne l’aimera-t-il pas davantage ? Eh bien c’est moi qui suis cette enfant objet de l’amour prévoyant d’un Père qui n’a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes mais les pécheurs. Il veut que je l’aime parce qu’il m’a remis non pas beaucoup mais tout… Il a voulu que je sache comment il m’avait aimée d’un amour d’ineffable prévoyance ».

L’innocence originelle de Marie permet à celle-ci de rendre grâce pour cette custode providentielle. Sainte Thérèse trouve un sommet de présence gracieuse en Marie qui s’étend bien au-delà de l’histoire strictement personnelle de celle-ci pour toucher la vie de tous. L’enracinement de l’humanité dans le Christ sauveur, l’Adam véritable, est antérieur et bien plus profond que son lien avec l’Adam pécheur.

Le dogme de l’Immaculée Conception nous oblige ainsi à remonter au-delà du temps et de l’histoire jusque dans l’éternité divine et jusqu’au plan de la prédestination dans le Christ. L’innocence originelle demeure une promesse pour tout homme, en laquelle il se découvre dès à présent investi. Le signe de l’Immaculée Conception nous montre notre origine et notre destinée. Par la grâce du Christ et en lui, c’est bien elle, la descendance d’Ève qui peut vraiment frapper le serpent à la tête et empêcher que sa morsure touche plus que nos talons.

Mais même immaculée, Marie reste cependant une « fille d’Adam [2] ». Comme le Christ, elle a « une chair semblable à celle du péché » [3], c’est-à-dire qu’elle est soumise à la mort (l’assomption est aussi un privilège et une grâce), à la souffrance (au-delà de toute appréhension au pied de la croix) et même, à la tentation.

Si le Seigneur fut tenté, pourquoi Marie ne l’aurait-elle pas été elle aussi ? Qu’elle ait pu éviter de pécher ne signifie pas qu’elle s’est trouvée hors d’atteinte. Car nous ne devons pas oublier, que quoiqu’il en soit de son statut métaphysique – personnel ou collectif, individuel ou profondément symbolique – la figure d’Ève dans la Genèse est également une immaculée conception ! Elle nous est présentée comme venue à la vie sans le péché, qu’elle a commis bien après sa création. C’est ainsi que la première lecture et l’Évangile de la fête du 8 décembre peuvent être mis en parallèle : d’un côté le dénigrement mutuel d’Adam et Ève en présence de Dieu, immédiatement après le péché, de l’autre le Fiat de l’Annonciation.

Ève a probablement succombé à cause de l’émerveillement inachevé d’Adam, qui, si il la considère avec une joie véritable comme « chair de sa chair, os de ses os [4] » ne semble pas aller jusqu’au bout de cette reconnaissance : on ne le voit nullement s’adresser à elle comme à son « vis-à-vis ». Il en résulte qu’Ève, démunie d’une expérience relationnelle intégrale se trouve en position de vulnérabilité face à la tromperie du serpent qui précisément fait porter le soupçon sur la crédibilité, l’honnêteté et le désintéressement de Dieu. L’interdit originel devait préserver l’homme de la tentation de se totaliser par lui-même – en mangeant de tout, en ayant la main sur tout – et le garder dans la foi au donateur. Par le péché, c’est cette relation de foi et de confiance qui est brisée. Dès lors, après la chute, il sera normal que la foi se trouvera au centre de la question du salut, tant comme moyen que comme objet.

Contrairement au premier Adam, le Christ « nouvel Adam », a depuis longtemps préparé Marie, « la nouvelle Ève » par la Parole sans cesse adressée au Peuple de l’Alliance. C’est ce qui met la liberté de Marie plus à même d’acquiescer au salut et à la Promesse de Dieu. Pour autant, Marie avait la liberté de dire non à la requête de Gabriel, tout comme Ève aurait malgré tout pu dire non à la tromperie du serpent. Celle-ci était suffisamment obvie pour que Ève puisse y répondre, même avec une compréhension des enjeux limitée par le silence d’Adam. La tromperie atténue la faute d’Ève sans pour autant l’excuser. Et la Parole de Dieu longuement adressée à son peuple, laisse celui-ci libre de l’accueillir. En Marie pourtant, la victoire de Dieu est totale parce que l’humanité, à travers elle, consent à ce que cette victoire se réalise par un « nouvel arbre », celui de la Croix. Dieu ne veut pas vaincre le mal sans l’homme, sans la femme, par respect pour leur honneur.

Ce consentement à la victoire de Dieu n’est pas extérieur à celle-ci. Le consentement à la mort est maintenant, pour tous, l’expression ultime de la confiance et de la foi en Dieu, refusées à l’origine. L’Assomption de Marie, sa Dormition, n’est ici encore nullement pour Marie une exemption de la peine et des larmes communes à tout le genre humain. La douleur de la croix ne lui fut nullement épargnée, bien au contraire. En communion douloureuse avec son Fils, « chair de sa chair, os de ses os », avec la même empathie que lui, elle souffre de nos peines et même, plus encore : elle souffre nos peines.

C’est ainsi que le « second Adam » et la « seconde Ève » se révèlent être les premiers depuis les origines.

[1Troisième livre sur les Sentences, distinction 3, question 1.

[2Lumen gentium 56

[3Ibid.

[4Gn 2, 23.

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