Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le Père Damien et les Protestants

Edouard Brion, s.s.c.c.

N°2009-2 Avril 2009

| P. 83-89 |

Après son article sur « La vocation religieuse du Père Damien » (in VC 61,1989, 69-79), l’éditeur de la correspondance en français de l’apôtre des lépreux (voir Un étrange bonheur,Cerf, 1988) nous propose d’approcher l’œcuménisme du futur saint. Complétant l’étude parue chez nous pour la béatification (cf. G.Bracchi, « Le Père Damien De Veuster », in VC 67, 1995, 300-317), ces pages nous montrent sous un jour inhabituel l’importance de la prochaine canonisation.

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Joseph De Veuster naquit à Tremelo (Belgique). Religieux des Sacrés-Cœurs (Picpus), il a passé toute sa vie missionnaire aux îles Hawaii de 1864 à 1889, dont seize ans parmi les lépreux de Molokaï, où il est mort de leur maladie. Il a été béatifié en 1995 à Bruxelles par le pape Jean-Paul II et sera canonisé à Rome par le pape Benoît XVI, le 11 octobre prochain, en même temps que Sœur Jeanne Jugan, fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres.

Depuis de nombreuses années, on connaît la place des personnes consacrées dans l’œcuménisme. Dans ce domaine comme en d’autres, le concile Vatican II a confirmé un vrai tournant, une évolution dans l’histoire des relations entre dénominations chrétiennes, valable également pour les communautés religieuses : « Tout institut doit communier à la vie de l’Église, ainsi dans le domaine œcuménique » (Perfectae caritatis, 2). Ce ne fut pas toujours sans épreuves douloureuses. Pensons au Père Y.-M. Congar et à d’autres. On entend parfois dire que le Père Damien, outre ses initiatives pour trouver des remèdes à la lèpre, a eu un rôle pionnier également dans ce domaine et qu’il a vécu une sorte d’œcuménisme avant la lettre. Qu’en est-il ?

Il est peu probable que le futur religieux ait été confronté directement à la question dès sa petite enfance : Tremelo, son village natal, ne connaissait pas de protestants parmi ses citoyens. Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas été alerté sur la question, notamment dans sa paroisse. Il n’avait que trois ans lorsque l’archevêque de Malines, Engelbert Sterckx, éditait un nouveau Catéchisme [1], faisant montre d’une certaine ouverture. Il y affirmait bien que « les Païens, les Turcs, les Juifs, les Hérétiques, les Schismatiques et les Excommuniés » « sont exclus de la Communion des Saints ». Mais « ceux qui soutiennent de bonne foi une doctrine contraire à celle de Jésus-Christ, ne peuvent pas être mis au nombre des hérétiques ; il appartiennent même à l’Église catholique… » [2]. C’est ce qu’aura entendu le petit Jef De Veuster lorsqu’il se préparait à sa première communion.

S’en souvenait-il lorsqu’il se trouva nez à nez avec un protestant en chair et en os, comme le capitaine du trois mâts qui allait le conduire vers sa mission lointaine ? « Ce nommé Gerken, écrit-il à ses parents, quoiqu’il soit protestant, se montre très aimable à notre égard. Il dîne toujours à notre table » (Port de Brême, 30 octobre 1863). Mais, arrivé à destination, il doit bien leur avouer l’échec de ses démarches prosélytes : « Il m’est impossible, bien chers parents, de vous exprimer le contentement, la joie du cœur d’un missionnaire, quand après une traversée de près de 5 mois, durant laquelle il fut obligé de vivre avec les hérétiques et même des incroyants, qui ferment leurs oreilles aux premiers mots qu’on leur dirait de notre Sainte Religion, de voir les côtes de sa nouvelle patrie, qu’il devra chaque jour arroser de ses sueurs, pour gagner ces pauvres gens non civilisés au bon Dieu » (Honolulu, 22 mars 1864).

Il ne faudra pas longtemps au nouveau prêtre missionnaire, ordonné sur place le 21 mai 1864, pour se rendre compte de l’hégémonie protestante à Hawaii [3]. Gavan Daws, historien de l’archipel et un des biographes de Damien, décrit très bien la situation :

« Les pères des Sacrés-Cœurs n’étaient pas les seuls missionnaires aux îles. Ils n’étaient même pas les premiers arrivés là au nom du Dieu chrétien. Des protestants venus de Nouvelle-Angleterre, étaient présents dès 1820. Les pères des Sacrés-Cœurs ne vinrent que sept ans plus tard. A la fin des années 1840, une mission mormone vint leur faire concurrence et, en 1862, un diocèse anglican fut fondé à Honolulu. A l’époque de Damien, les protestants américains, avec leur longueur d’avance et un ensemble d’œuvres bien organisées, dominaient encore la scène. Et si, vers 1860 la première évangélisation à partir de la Nouvelle-Angleterre était terminée, ouvrant la route à un essai de formation d’un clergé indigène hawaiien, l’ancienne famille missionnaire de Nouvelle-Angleterre restait très active, politiquement puissante, dominante sur le plan social et influente en politique scolaire. Les autres dénominations étaient obligées de se frayer un chemin du mieux qu’elles pouvaient, à la fois contre cette Église barricadée dans ses solides retranchements et contre ce qui restait de la religion hawaiienne traditionnelle.
Les chefs protestants considéraient les pères des Sacrés-Cœurs comme des intrus et l’influence de la Nouvelle-Angleterre sur les chefs hawaiiens prit pour les catholiques la forme d’une opposition qui tourna bien souvent à la persécution pure et simple des convertis et alla jusqu’à l’expulsion de prêtres. Leur droit à résider dans les îles pour prêcher et convertir ne fut établi qu’en 1839 par un commandant de navire de guerre français, sous la menace de ses canons. La première constitution écrite du royaume hawaiien, publiée en 1840, contenait une clause de tolérance religieuse. Mais, dans la pratique, une hostilité ouverte persistait encore du temps de Damien : on se disputait, par exemple, sur l’acquisition de terrains pour les besoins de l’Église, sur la direction des écoles et sur des questions de protocole et de préséance lors des manifestations publiques. Entre protestants et catholiques de race blanche, il y avait un manque de cordialité apparemment incurable, accompagné de l’utilisation très délibérée d’un vocabulaire imprécis de part et d’autre : ‘méthodistes’, ‘jésuites’, ‘hérétiques’, ‘idolâtres’ ».

Dans sa vision du protestantisme, Damien était, cela va sans dire, loin des idées de Vatican II. Il adhérait totalement à la vision missionnaire de son temps. Pour lui, il y avait identité entre l’Église voulue par Jésus-Christ et l’Église catholique. Hors de celle-ci, il n’y avait donc pas de salut. Par conséquent, de ce point de vue, il ne voyait pas de différence entre un païen et un protestant. Un protestant était même pire qu’un païen, car il était un ennemi, un adversaire, un concurrent dans la course aux conversions, tandis que le païen était un futur converti, « qu’il fallait arracher d’entre les mains des ministres hérétiques » (à Pamphile, 28 août 1864). Le vocabulaire utilisé est clairement militaire : « Nous devons combattre ici contre les ennemis de la foi comme les soldats contre les ennemis de la patrie » (à ses parents, 10 octobre 1869). « Les hérétiques sont toujours en embuscade pour surprendre mes pauvres chrétiens. S’il y en a qui succombent, c’est qu’ils avaient déjà trahi leur drapeau par une vie corrompue » (à Pamphile, 14 juillet 1872).

A Molokaï, pour contrer les menées des protestants, Damien utilise plusieurs tactiques. Sa charité pour les lépreux, quelle que soit leur confession religieuse, lui assure une position forte vis-à-vis de ses adversaires : « Tout le monde commence à s’apercevoir que le prêtre catholique est le père général des pauvres et des malheureux. Aussi nos hérétiques perdent la confiance ici » (au supérieur général, août 1873). Il organise des sortes de missions paroissiales, comme en Europe. Mais ce n’est pas surtout pour inviter à reprendre une pratique religieuse ou assainir des situations matrimoniales irrégulières. S’il invite un confrère à venir dans la léproserie et à y organiser à différents endroits des conférences, c’est avant tout pour persuader ses auditeurs que la vraie Église, c’est l’Église catholique, seule porte du ciel. Ces réunions ont un grand succès et les « hérétiques et mormons » remplissent la salle au point que les catholiques doivent rester dehors.

Lui-même entame une controverse théologique avec un protestant, par voie de lettres semble-t-il. Dans son gros cahier plein de schémas de sermons en hawaiien ou de notes de retraites en français, on trouve de longs développements en anglais adressés à un certain Bouchard. Ils remontent à 1884, donc lors de son séjour à la léproserie. Damien y tente de répondre aux objections classiques que les protestants opposent aux catholiques : leurs statues, « images sculptées » interdites par le décalogue, la prière pour les défunts et le purgatoire basés sur un livre considéré comme non inspiré, celui des Maccabées… Citant l’Évangile, il ferraille pour justifier le pouvoir du Pape et le pouvoir des prêtres d’absoudre les péchés dans la confession. Il est vrai qu’on a prétendu qu’il organisait des séances de prières communes avec les protestants et même les mormons [4]. Mais jusqu’à ce qu’on ait présenté une preuve en bonne et due forme, je ne vois pas, compte tenu de ce qui précède, comment ce serait possible.

Il faut pourtant souligner que ce catholicisme intransigeant ne l’empêchait pas d’avoir des relations amicales avec tel ou tel protestant. On dira qu’il y avait tout intérêt : on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. Cela n’est pas faux. Ainsi, il constate que Rudolf Meyer, le représentant du gouvernement dans la léproserie, un luthérien allemand, « n’a plus qu’un petit pas à faire pour être tout à fait bon catholique » et qu’on en viendra à bout (à son évêque, 12 juillet 1883). Lui-même reçoit énormément de dons de la part de non catholiques, dès son arrivée dans la léproserie. Il en recevra encore davantage lorsqu’on aura appris qu’il était frappé du terrible mal, en particulier de la part d’un haut ecclésiastique anglican, le Dr H. B. Chapman, curé de Saint Luc à Londres. En 1886, celui-ci ouvre une première souscription dans le Times qui récolte 975 livres sterling. Une seconde donne 54 livres. Une troisième, 1000 livres. Des sommes considérables !

Pour Damien, c’est le début d’un changement dans son attitude envers les protestants. Jusque là, tant qu’il s’agissait du bien des lépreux et que la théologie n’intervenait pas, il pouvait se lier d’amitié avec l’un d’eux. Du docteur Fitch, qui se rend une fois par mois à la léproserie, il écrit : « Quoique protestant, il est mon grand ami » (à son frère, 18 janvier 1883). A part cela, on l’a vu, il restait sur ses positions. Encore en novembre 1885, il ne voyait en eux que des concurrents, qu’il regardait de haut : « Nos ‘amis’ les protestants se plaignent de ce que les églises catholiques sont toujours pleines de monde le dimanche et même dans la semaine, tandis que leurs deux temples sont presque toujours vides. L’esprit catholique continuera d’être dominant, j’espère, dans notre fameuse léproserie, malgré quelques rares défections » (à son frère, 26 novembre 1885).

Dans les remerciements qu’il envoie à Chapman, on perçoit toujours l’esprit missionnaire : « Veuillez avoir la bonté de me permettre de prier tous les jours pour vous et vos frères afin que nous puissions tous avoir une même foi et appartenir à la même véritable Église, une et apostolique, et, étant devenus tous unis en Jésus-Christ, obtenir la même couronne éternelle dans le ciel » (26 août 1886 ; Damien souligne). Cependant, dans la même lettre, il écrit aussi : « Comme vous le dites dans votre lettre le saint sacrement est vraiment le stimulant pour nous tous, pour moi comme pour vous (je souligne), qui pousse à renoncer à toutes les ambitions du monde ». Il faut savoir qu’à cette époque, la validité des ordinations anglicanes, avec ses conséquences pour la messe, n’avait pas encore été déniée [5].

Dans sa dernière lettre au même, du début 1889, quelques mois avant sa mort, toute trace de prosélytisme a disparu. Au contraire, c’est le bonheur éternel qui est envisagé pour les donateurs d’Angleterre : « Nos prières, bien que très imparfaites, nos longues, bien longues souffrances offertes tous les jours en union avec les mérites et les souffrances de Notre Seigneur, obtiendront, j’en ai le ferme espoir, pour tous nos bienfaiteurs, les grâces spéciales dont chacun d’eux peut avoir le plus besoin pour son bonheur temporel et éternel. Que la bénédiction de Dieu vous fournisse abondamment à tous, la grâce de construire dans votre âme un temple parfait et spirituel, le temple de Dieu… »

Si on pouvait comprendre l’attitude de Damien envers quelqu’un comme Chapman, qui en tant que membre de la High church était très proche de l’Église catholique et entretenait de bonnes relations avec le cardinal Manning, on sera plus étonné de voir la profonde amitié qui s’établit entre le prêtre lépreux et un membre de la Low church anglicane, le peintre Edward Clifford. Celui-ci était venu en visite à Molokaï vers la fin de l’année 1888 et avait notamment exécuté ces tableaux célèbres qu’on peut voir au musée de Tremelo. Il dira de Damien : « C’était un catholique romain généreux d’esprit. En conversant avec lui, je fus heureux de constater que la damnation éternelle des protestants ne faisait pas partie de sa foi ».

C’est à lui que Damien écrira sa dernière lettre : « Durant votre long voyage de retour, n’oubliez pas, je vous prie, le chemin étroit que tous deux nous devons soigneusement suivre, afin de nous rencontrer tous deux dans la maison de notre Père commun et éternel » (28 février 1889). On peut se demander s’il était conscient que son ami était proche des calvinistes, et très loin des membres du Mouvement d’Oxford, orientés vers l’Église romaine. Quoi qu’il en soit, la perspective du salut, en dehors de toute perspective de conversion, semble bien présente dans cette lettre. Par le biais de certaines amitiés, il semble que de nouveaux horizons s’ouvrent sous le regard du missionnaire.

Ajoutons que cette évolution de Damien, se situe dans un contexte plus large que son horizon personnel [6]. En effet, c’est vers cette époque qu’émerge, face à la logique missionnaire, une attitude dite « unioniste ». Tout en ne renonçant pas à espérer le retour des « dissidents » au centre romain, on attribue une plus grande proximité à certains groupes et on met l’accent sur les éléments partagés en commun, comme c’est le cas avec les orthodoxes et les anglicans. N’est-ce pas dans ce moment « unioniste » qu’on pourrait situer Damien, quelle que soit la conscience qu’il en ait ? Il va de soi, en tout cas, qu’il ne pouvait même pas imaginer la phase suivante, proprement œcuménique, caractérisée par la reconnaissance réciproque d’Églises-sœurs (ou au moins d’une certaine forme d’ecclésialité de ces Communautés) où la perspective d’un retour au bercail n’a plus sa place. Ce sera l’ouvre du concile Vatican II.

[1Voir A. Simon, Le Cardinal Sterckx et son temps (1792-1867), Wetteren, Scaldis, 1950, t. 2, pp. 145-161.

[2Le Catéchisme de Malines, Malines, 1843, p. 69.

[3Au temps du Père Damien, l’archipel était une monarchie autochtone passée à l’anglicanisme, avec des membres blancs dans le gouvernement, tous protestants, dont un se convertira au catholicisme.

[4Hilde Eynikel, Damiaan, De definitieve biografie, Leuven, Davids fonds, 1997, pp. 381-382. Cette affirmation n’apparaît plus dans la version française.

[5Léon XIII, bulle « Apostolicae curae », 13 septembre 1896.

[6Voir E. Fouilloux, « Un historien devant l’œcuménisme », dans Irenikon, 1980, pp. 314-330.

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