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La prévention du « burn-out » des soignants face aux besoins psychiques de l’être humain

Dominique Struyf

N°2009-2 Avril 2009

| P. 119-132 |

« La vieillesse nous fait revivre nos fragilités d’enfants et les différentes angoisses qui ont marqué la construction de notre psychisme » ; et de même, dans le cas du « burn-out » ou de la maladie. En retraçant les étapes du développement enfantin, l’auteur signale que la relation à Dieu peut être envahie par des angoisses spécifiques ; mais aussi comment, toujours selon ses termes,de l’angoisse,peut naître un désir de Dieu qui aide à traverser l’épreuve, en lien avec Lui et avec les autres.

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Le vieillissement fragilise le psychisme qui peut tomber malade comme le corps, lorsque ses lois sont transgressées et ses besoins méconnus. Les relations peuvent tomber malades et la santé psychique d’un groupe s’altérer, au point de provoquer chez certains de ses membres des pathologies graves. À l’inverse, un individu malade psychiquement provoquera des altérations relationnelles qui fragilisent tout le groupe. Le personnel soignant peut ainsi être envahi par les difficultés des patients.

Pour prévenir les maladies psychiques, et en particulier le « burn-out » (le syndrome d’épuisement professionnel ou encore, la dépression liée au travail), il est utile de comprendre le fonctionnement du psychisme, ses lois et ses besoins [1]. Comprendre l’influence des relations sur ce psychisme et réfléchir aux ressources qui sont à notre disposition aide à rester en bonne santé. Parmi ces ressources, il y a notre relation à Dieu, à condition qu’elle ne tombe pas malade, elle aussi.

Nous réfléchirons dans ces pages à partir de deux approches théoriques : la psychanalyse et l’analyse systémique. L’invention de la psychanalyse fut une véritable révolution dont notre culture porte les empreintes dans sa façon de penser l’homme aujourd’hui. La psychanalyse nous aide surtout à comprendre l’origine des souffrances psychiques et des maladies mentales. Elle peut aussi nous aider à trouver des chemins de guérison. L’analyse-systémique nous permet de considérer les personnes dans leurs relations, de comprendre le fonctionnement des groupes, de trouver des ressources quand les relations tombent malades.

Quelques concepts

La découverte de l’inconscient a ébranlé la foi en la toute-puissance de la volonté. Une partie de notre psychisme nous échappe. Par exemple, nous pouvons nous sentir coupables, sans avoir commis de mal ; nous pouvons agir sous l’influence de forces pulsionnelles qui nous dépassent, ou être pris d’angoisse sans raison apparente… La séparation entre malades et bien-portants s’est atténuée, car avec la psychanalyse, chacun se découvre en proie à des conflits intérieurs, des angoisses, des pulsions et des désirs contradictoires. Chacun se découvre fragile et appelé à réaliser en lui-même un travail de réconciliation et de création de sens, tout au long de sa vie. La maladie fait irruption quand ce travail est mis en échec. Nous pouvons tous craquer psychologiquement, si les épreuves que nous devons traverser dépassent nos capacités psychiques et si nous ne trouvons pas l’aide nécessaire. Le « burn-out » des soignants en est un exemple. Cette dépression est une maladie liée à un excès de stress professionnel.

Le corps a besoin d’aide quand il tombe malade. Le psychisme aussi. Le traitement du psychisme n’est jamais uniquement médicamenteux. Il passe toujours par une relation d’aide, professionnelle ou non. Le besoin relationnel est un besoin fondamental du psychisme humain, qu’il soit en bonne santé, ou a fortiori, malade. Mais la relation peut aussi rendre malade, si elle méconnaît les lois du psychisme. Comprendre la vie psychique, c’est comprendre comment le psychisme s’est développé. L’évolution de l’enfant et de l’adolescent en relation est également un grand apport de Freud et des psychanalystes post-freudiens. Nous portons en nous des traces de ce parcours, dans nos forces comme dans nos fragilités. Il est donc important de se comprendre et de se connaître pour pouvoir prendre soin de soi.

Le développement normal du psychisme de l’enfant ne suit pas une croissance linéaire sans embûche ou sans souffrance ? : le parcours du psychisme est une traversée d’angoisses incontournables. Chaque traversée mène à la construction de nouvelles compétences. Mais cette traversée de conflits intérieurs ne peut se faire seul. L’enfant a besoin de « passeurs d’angoisse » [2] pour se développer normalement. En général, ce sont les parents qui remplissent ce rôle. À l’adolescence, d’autres relations sont nécessaires, en plus des parents. S’ils sont eux-mêmes marqués par certaines angoisses qu’ils n’ont pu traverser, ils auront des difficultés à aider leurs enfants. C’est ainsi que l’on peut voir certaines fragilités psychiques se transmettre de générations en générations. Une telle transmission négative peut être interrompue par une psychothérapie. Un des parents peut aussi compenser la fragilité de l’autre, s’il est sensible aux besoins psychiques de l’enfant ou du jeune, au moment adéquat.

Au cours de son développement, l’enfant intériorise les modalités relationnelles qu’il a vécues avec ses parents, les peurs, les traumatismes, les plaisirs, mais aussi une certaine conception du monde et du sens de la vie, de ce qui est bien ou mal etc. La religion fait partie de la vision du monde que l’enfant reçoit dans cette relation à ses parents et qu’il intériorise. La vie spirituelle fait donc partie de la vie psychique et reste durant toute l’existence très imprégnée du vécu relationnel, en grande partie de façon inconsciente. La relation à Dieu peut donc aussi être source de souffrance et d’angoisse, ou au contraire, source de force, suivant la manière dont elle est marquée par d’autres relations.

Dans le cas du « burn-out », nous allons voir comment la maladie réveille les angoisses du passé et comment la relation à Dieu peut être envahie par des angoisses spécifiques, à chaque étape du développement. Nous dirons aussi comment, de l’angoisse, peut naître un désir de Dieu qui peut nous aider à traverser l’épreuve, en lien avec Lui et avec les autres.

Développement psychique

Les angoisses de la première année de vie sont appelées angoisses psychotiques. Elles surviennent alors que la différenciation « soi-non soi » n’est pas encore construite. Pour l’enfant, l’angoisse est une situation de détresse intense, psychique et physique. Elle est à distinguer de la peur, qui se focalise sur un objet réel, et de l’anxiété, par son intensité.

A l’âge adulte, ces angoisses psychotiques peuvent s’exprimer de diverses manières : sensation de voler en éclats, de perdre le contact avec le sol ou la réalité, de tomber dans le vide, vécu de persécutions, d’intrusion, de mort imminente, impression qu’on ne va pas pouvoir vivre une minute de plus… De telles angoisses sont particulièrement éprouvantes à vivre. Elles peuvent conduire à des passages à l’acte suicidaires impulsifs, tant la souffrance et l’impossibilité de vivre sont intenses – comme une noyade ; elles peuvent aussi conduire au meurtre. L’annonce de la perte brutale d’un être très proche, l’annonce d’une maladie fatale, peuvent aussi nous plonger dans cette détresse impossible à vivre. Accompagner un proche en fin de vie peut réveiller chez le soignant ce type d’angoisse et provoquer un « burn-out », s’il n’est pas lui-même entouré. Traçons maintenant un parcours de ces angoisses successives.

Les angoisses schizo-paranoïdes

Dès les premiers mois surviennent, d’après Mélanie Klein, les premières angoisses liées aux premières coliques, aux premières dents, aux premières frustrations. Le bébé découvre qu’il n’y a pas que du bon dans la vie. Toujours pour Mélanie Klein, le nourrisson vit à cette époque sa mère comme un prolongement de lui-même. Il entretient une illusion de toute-puissance sur cette mère, qu’il croit faire apparaître au gré de ses besoins. La mère n’ayant pas cette toute-puissance qui permettrait d’éviter toute douleur et tout manque au bébé, l’enfant vit cette alternance de moments agréables et désagréables comme une menace à sa toute-puissance. La séparation entre lui et sa mère commence à devenir perceptible. Il commence à se représenter les moments agréables et désagréables de sa vie sous forme de bons et mauvais objets, clivés. Le nourrisson n’est pas encore capable de réaliser qu’un même objet peut être bon ou mauvais suivant les moments. Sa mère, en l’occurrence, est parfois capable de lui donner du plaisir et parfois incapable de le soulager, d’une colique par exemple.

La maladie grave, les souffrances intenses, la perte d’autonomie, la dépendance, les démences réveillent ce type d’angoisse et le désir que l’autre, le soignant, soit cette mère toute-puissante qui pallie aux problèmes qui nous dépassent. Cette attente et ce désir seront d’autant plus intenses que les relations sont proches et affectives. Si la réponse est inadéquate, l’angoisse sera alors très importante.

Lorsque l’angoisse est trop forte, le psychisme s’en défend en projetant sur un autre la cause de sa détresse. Il cherche un coupable et un sauveur. Ce type d’angoisse s’exprime souvent par la colère. Un trop bon soignant, trop proche ou à l’inverse un soignant trop distant et trop peu attentif vont aggraver la détresse et l’angoisse. Comme soignant d’un proche aimé, si je veux le sauver à tout prix, je risque d’être pris moi aussi dans une angoisse schizo-paranoïde, projetant sur le monde extérieur la cause de mon échec ; me sentant persécuté par les mauvais « objets » médicaux (le mauvais médecin, par exemple), je peux alors désirer le « tout bon objet tout-puissant » qui me permettra d’être sauveur. Le désir et l’angoisse peuvent se déplacer aussi dans la relation à Dieu, investi comme « bon objet tout-puissant » dont on attend le miracle. Très vite, Dieu peut alors devenir le mauvais objet si le miracle n’a pas lieu. Face à l’immense détresse de l’angoisse schizo-paranoïde, face à cette menace de perte de soi, de destruction de l’identité, quelle attitude avoir ?

L’attitude de la maman face à la colère d’un enfant qui s’est blessé peut nous aider : outre les soins qu’il faut apporter au corps, l’attitude psychologique juste est de se proposer comme un « contenant émotionnel » ; c’est-à-dire d’offrir une attitude apaisant l’angoisse, par le calme, les mots et les gestes appropriés, dans la tendresse, avec une distance juste. Pour le soignant, il faudra veiller à ne pas fuir le patient angoissé ; à ne pas se laisser envahir par ses émotions (c’est le plus difficile quand on est fatigué ou pressé) ; à ne pas se laisser engloutir par ses désirs fusionnels ; à lui faire vivre qu’il peut contenir l’angoisse et transformer ses propres émotions ; à ne pas le renvoyer à sa solitude ou à Dieu. Prier pour lui ou avec lui peut, par contre, aider à sortir de l’angoisse, en apaisant les désirs fusionnels liés à ces angoisses psychotiques.

Les angoisses de séparation

Quand le travail des angoisses schizo-paranoïdes s’est fait pour le bébé, qu’il a accepté de garder le lien avec une maman qui n’est pas parfaite et qui n’est pas un prolongement de lui, une nouvelle angoisse apparaît : « puisque maman n’est pas une partie de moi, je peux la perdre. Elle peut disparaître pour toujours ». C’est l’angoisse de séparation, appelée aussi « angoisse des huit mois ». Elle sera réactivée à l’âge adulte par tous les deuils et donc aussi dans la maladie, la nôtre ou celle de nos proches.

À un an, un décès, un déménagement, une hospitalisation peuvent faire sombrer le bébé dans une dépression psychotique extrêmement grave. Comme les autres angoisses, l’angoisse de séparation ne peut se traverser qu’avec l’aide de passeurs d’angoisse. Si l’enfant peut s’appuyer normalement sur ses parents et sur une organisation spatio-temporelle qui lui permet d’anticiper, à l’aide de repères ritualisés, les changements, il va développer une sécurité intérieure qui lui permettra de ressentir qu’il n’est pas seul, même dans les moments de séparation. Le psychanalyste Winnicott a théorisé la façon dont se fait ce passage : les concepts d’objets transitionnels et d’espaces transitionnels vont nous aider à comprendre comment les angoisses de séparation peuvent se résoudre.

L’objet transitionnel est donné par la mère pour aider l’enfant à accepter la séparation, lors du coucher par exemple. Cet objet n’est pas la mère, mais il la représente. L’enfant est invité par sa maman à investir cet objet pour dépasser son problème : c’est le « nounours », le bout de tissu, la petite musique… Le tout petit sera rassuré par la tétine, qui remplace le sein de la mère, ou le foulard qui porte son odeur. Plus tard, l’ours en peluche permettra une créativité relationnelle qui « guérira » l’enfant, sans être simplement une substitution d’une caractéristique sensorielle de la relation à la mère : la relation à l’ourson sera une véritable relation, permettant un travail symbolique de résolution de l’angoisse, dans un espace psychique transitionnel – c’est-à-dire à la frontière entre le monde intérieur et le monde extérieur. L’ourson est un objet extérieur et intérieur à la fois, car il représente la mère et il aide l’enfant à construire, à l’intérieur de lui, des relations à la mère absente. Chez l’adulte malade, les photos des personnes aimées, les chapelets et images pieuses peuvent avoir cette fonction d’aide, pour supporter l’absence et la solitude, pour aider à prier et à ressentir à l’intérieur de soi le lien à ceux qu’on aime, y compris Dieu et les Saints.

Pour Winnicott, ce travail psychique de lien avec un objet transitionnel et cette construction d’un espace transitionnel à l’intérieur de soi sont les précurseurs de toute vie intérieure, de notre relation à nous-mêmes et au monde, de notre capacité à penser le monde et à nous transformer. Mais ce travail n’est possible que si la relation à la mère est bonne, sécurisante et fiable. Pour l’adulte malade aussi, cette traversée des angoisses de séparation ne sera possible que si la relation soignante est bonne, chaleureuse et sécurisante. Chez les grands malades, les angoisses de séparation sont réactivées sous forme d’angoisse de mort.

Du côté des soignants, les relations qui apaisent sont chaleureuses, à la juste place, et fiables. Elles stimulent la créativité en vue de l’autonomie. L’organisation du temps et les rituels sont très importants. Les pièges à éviter, qui aggravent l’angoisse, sont une trop grande solitude, une trop grande distance, ou au contraire, trop de présence. Il n’est pas bon de tout faire à la place du malade. Il faut stimuler sa créativité. Il est bon d’encourager une autonomie bien comprise : une capacité à s’appuyer sur ceux qu’on aime même quand ils ne sont pas là.

Les angoisses de séparation peuvent se vivre au niveau spirituel. Tous les mystiques les connaissent. C’est terrible pour quelqu’un qui ressentait la présence de Dieu dans la prière de perdre cette consolation au moment de la maladie, alors qu’il en a le plus besoin. La relation à un autre croyant peut alors permettre de traverser cette terreur de l’absence de Dieu.

Les angoisses orales

Le stade oral est un concept théorique amené par Freud et étayé par ses successeurs. Il commence au début de la vie et se termine vers dix-huit mois. Il s’agit pour le nourrisson de goûter la vie et le monde avec sa bouche, première modalité relationnelle à sa disposition. Ce qui se construit alors pour l’enfant, lorsque tout se passe bien et dans le plaisir, c’est la capacité de recevoir du bonheur et de le goûter. C’est le stade oral passif. Lorsque les mains commencent à pouvoir prendre et que les dents poussent, l’enfant peut devenir actif dans sa façon de goûter et de mordre la vie à pleines dents. Tous les objets, même ceux qui ne se mangent pas, sont pris et goûtés. Les parents s’arrangent pour que cela s’expérimente dans le plaisir, sans trop d’accidents désagréables. Ce qui se vit au niveau corporel se vit aussi sur le plan psychique et relationnel : l’enfant suit sa mère partout, la réclame, la prend pour lui et supporte difficilement la séparation. L’angoisse à traverser au stade oral est celle de la frustration, du vide, du manque.

Si la relation à la mère se passe mal, avec trop de souffrance et non dans le plaisir, le bébé pourra devenir anorexique ou dépressif. Si au contraire la mère se laisse « manger » et ne fait pas vivre ces alternances de « séparation-présence », l’enfant risque de devenir « enfant-roi », intolérant à la moindre frustration, incapable de supporter le manque. Un équilibre doit se trouver entre don et frustration. Si tout va bien, le bébé avance dans la vie de découverte agréable en découverte agréable et c’est ce plaisir et cette recherche de plaisirs qui l’aident à dépasser les difficultés. Le corps garde la mémoire des expériences de plaisir et cette mémoire physique et émotionnelle va provoquer des pulsions. Les pulsions sont des forces de désir non encore mentalisées (sans images et sans pensée) qui partent du corps libidinal, c’est-à-dire du corps vécu, ressenti, porteur de mémoire des expériences agréables et désagréables.

Pour Freud, au commencement est le plaisir, moteur de désir. Ce désir rencontre une réalité et des lois qui l’entravent. De cette rencontre naissent les angoisses et les conflits intérieurs qui ne pourront être résolus que dans la relation et grâce à elle. Nous avons vu que si le bébé ne rencontrait aucun obstacle à ses désirs, il ne s’humaniserait jamais, il serait incapable d’une relation à un autre, il traiterait les autres comme des prolongements de lui, dont la fonction est de le satisfaire. Pour que les enfants et les malades ne deviennent pas des ogres insatisfaits, il faut que nous construisions avec eux une relation qui permette de supporter les frustrations sans se noyer dans le manque.

Comment ce travail psychique est-il à faire par rapport aux angoisses orales ? Chaque étape du développement psychique, disions-nous, est marquée par une angoisse à traverser avec l’aide de passeurs d’angoisse. Chaque traversée d’angoisse permet la construction d’une nouvelle compétence psychique, mais elle ne peut se faire qu’en relation. De plus, la traversée de l’angoisse ne peut pas s’opérer uniquement dans la souffrance, le renoncement pur et simple au plaisir des désirs-illusions. C’est la découverte d’autres plaisirs ou bonheurs inattendus qui va faire naître d’autres désirs ; mais cela ne peut être donné qu’en relation. Ainsi, dans son développement, l’enfant sera confronté à des désirs de posséder certains objets qu’il ne pourra acquérir ; ce sera le premier rôle de l’adulte de l’aider à se décentrer de ce qu’il ne peut avoir pour créer autre chose qui puisse le rendre heureux.

Ensuite, le rôle de l’adulte sera d’aider l’enfant à se décentrer des objets pour découvrir le plaisir des relations. On peut être heureux ensemble sans avoir besoin d’objets, on peut être attentif à vivre simplement ensemble ce qui nous est donné : une belle journée d’été, un corps qui peut prendre du plaisir en marchant, en se baignant, en riant avec d’autres, etc. Pour aider l’enfant à renoncer à sa boulimie d’objets, l’adulte se donnera en quelque sorte lui-même à manger, dans la relation, sans se laisser dévorer, dans un plaisir partagé qui a aussi ses limites à respecter, pour rester un plaisir.

La maladie et la vieillesse réactivent les angoisses de l’enfance d’une façon normale ou bien, d’une façon pathologique. Cela dépend des blessures du passé, de la gravité de la souffrance et de la qualité des relations. Le malade a besoin de passeurs d’angoisse pour traverser les frustrations sans trop de dommages psychiques. Le soignant a tout intérêt à comprendre le rôle qu’il peut tenir s’il ne veut pas avoir à supporter le réveil des pulsions agressives liées au manque de plaisir. De plus, face à l’agressivité d’un malade, les soignants sont tentés soit de fuir, soit de répondre en miroir, ce qui ne fera qu’amplifier le problème pour le patient et mettra le soignant en danger également, par la perte de plaisir relationnel dans le travail que cela suppose. Le soignant comme le malade a besoin de ce plaisir relationnel comme moteur d’énergie psychique, pour tenir le coup face à la souffrance, comme travail préventif du « burn-out ». Ce plaisir est à construire en utilisant toute sa créativité.

Face à la frustration que provoque un échec relationnel ou médical (par exemple si je n’arrive pas aider quelqu’un qui va mal et si je dois encaisser sa colère et ses pleurs), la créativité ne peut pas se mobiliser tout de suite. Il y a d’abord un temps de « retour sur soi », de retrait nécessaire pour prendre soin de sa propre blessure de soignant. Il faut se guérir soi-même, retrouver sa propre joie après un échec, avant de pouvoir aider l’autre. Parfois, l’aide d’un tiers est nécessaire et c’est dans une autre relation que l’on réparera son propre psychisme : dans une réunion d’équipe, si l’ambiance est bonne, en supervision, en se distrayant avec un ami, dans la prière et la relation à Dieu. Les chemins possibles d’auto-guérison sont multiples. C’est la tâche de chacun d’y réfléchir.

Sur le plan spirituel, les angoisses orales raviveront la peur d’un Dieu qui exige des sacrifices, des privations, un Dieu qui refuse de donner. Le Dieu qui apaise les angoisses orales est celui qui se donne, qui nourrit par sa présence eucharistique, et qui nous invite à l’émerveillement dans sa création.

Les angoisses anales

À deux ans, commence le stade anal. On parle aussi de « phase d’opposition ». Le travail psychique lié à ce stade est pour l’enfant la compréhension et l’acceptation des limites, des interdits, la possibilité de dire « non » et donc « je », sans détruire la relation à l’autre, l’apprentissage de la négociation. Les angoisses à traverser sont l’angoisse de perdre le contrôle, la peur de détruire l’autre, la peur d’être puni, la peur de ne plus être aimé si l’on refuse d’obéir. Par ailleurs, l’enfant découvre avec plaisir sa capacité de contrôle et de maîtrise sur le monde. Il sort de la dépendance, il a appris à marcher et à se séparer de sa mère sans peur.

L’enfant doit faire face à l’exigence de ses parents : « tu vas apprendre à être propre ». Comme il commence à parler, on attend de lui qu’il obéisse. Avant cela, il s’agissait de le protéger, de mettre des barrières aux expériences dangereuses. À présent, il s’agit pour les parents de dire « non » fermement et d’exiger certaines choses. L’enfant découvre aussi qu’il peut dire « non », repousser ses parents, prendre plaisir à se débrouiller seul, sortir de la dépendance. Mais parfois, il y a des ratés : l’enfant découvre qu’il ne peut réussir tout ce qu’il voudrait, il y a des choses qui échappent à son contrôle. Il découvre aussi le déplaisir de la colère de ses parents (si colère il y a), quand il dit « non ». La question devient angoissante : il ne suffit pas de dire « non » à l’autre pour grandir. Comment s’opposer aux parents sans perdre leur affection ? Comment devenir autonome en s’appuyant sur leur soutien ? Faut-il renoncer à dire « non » ? Mais, renoncer à s’opposer, c’est parfois renoncer à grandir. Peut-on dire un vrai « oui » si l’on n’a pas le droit de dire « non » ?

À l’âge de l’apprentissage du contrôle sphinctérien, le corps et le psychisme sont mis en jeu dans une modalité relationnelle nouvelle. Du côté des parents comme du côté de l’enfant, il s’agit d’un équilibre à trouver entre « contrôle » et « lâcher prise ». Que faire du « non » de l’autre, pour que la relation ne se brise pas ? Si les parents n’ont pas traversé leurs propres angoisses de perte de contrôle, ils peuvent prendre des positions qui vont emprisonner l’enfant dans ses angoisses et l’empêcher de les résoudre.

L’on peut distinguer deux grands axes pathologiques. Si celui qui a autorité pense qu’il doit se faire obéir à tout prix pour se sentir respecté, il va imposer ses lois sans discussion possible. Celui qui se voit contraint d’obéir sentira que l’autre veut le dominer, le contrôler à tout prix. Il ne pourra ni désobéir, ni obéir sans angoisse. Soit l’enfant se laissera écraser par un pouvoir qu’il vivra comme arbitraire, quelle que soit la pertinence du contenu des lois ; soit il entrera en conflit de pouvoir par des colères qui entraîneront très vite une escalade symétrique et des dérapages violents.

Mais si celui qui a autorité n’arrive pas à dire « non » à cause de sa propre histoire, par peur du conflit, par exemple, il risque de céder à la moindre pression de l’enfant et se retrouvera très vite en face d’un enfant tyrannique qui le confirmera dans ses propres angoisses. De plus, l’enfant aura l’impression que l’adulte se sacrifie pour lui, se laisse manger par lui, et il ne se sentira pas aimé. Soit l’enfant restera dans une position tyrannique ; soit, par culpabilité, l’enfant se sacrifiera lui-même en renonçant à s’opposer pour protéger ses parents et lui-même de l’effondrement de ceux-ci.

Ainsi donc, ce qui se joue pour l’enfant à deux ans, dans ses premières relations à l’autorité, se rejouera pour lui à l’adolescence et à l’âge adulte, dans toute relation à l’autorité. Nous sommes marqués dans nos comportements par les premières expériences relationnelles que nous avons vécues. Ce sont aussi ces premières expériences qui peuvent nous donner les clés pour nous comprendre, comprendre les autres, et surtout, imaginer d’autres chemins relationnels possibles. Dans notre psychisme d’adulte, il est important de repérer ces modèles relationnels d’autorité qui nous ont imprégnés. Nous avons tous une idée de ce que devrait être l’obéissance. Ceci est lié à notre vécu et doit être interrogé, relativisé, confronté à l’image que nous renvoient les autres de nous-mêmes et de leurs besoins.

Les angoisses du stade anal mettront l’accent sur un Dieu qui juge, punit et menace de l’enfer ceux qui ne respectent pas ses lois. Les désirs porteront vers la rigueur morale, la beauté de la liturgie et des rituels… Les prières répétitives comme le chapelet, peuvent apaiser les angoisses de perte de contrôle, si elles sont dites dans l’abandon et la confiance.

Les angoisses œdipiennes

La traversée des angoisses œdipiennes va permettre à l’enfant l’accès à la vie sociale, le plaisir d’être en groupe, sans rivalité ni jalousie. Entre trois et cinq ans, les difficultés ne se jouent plus pour l’enfant dans une relation à deux mais à trois. À trois ans, le petit garçon découvre qu’il n’est pas le seul à être aimé par sa mère. Il y a papa et la petite sœur avec qui il devrait partager l’amour de maman. Le petit roi qu’il imaginait être est détrôné. La rivalité, la jalousie, et la haine qui y sont liés, angoissent et tourmentent l’enfant, le rendant désobéissant et difficile à vivre. La mère n’arrivera pas seule à apaiser son petit. Le père et la mère ensemble devront faire vivre à l’enfant que leur amour peut être une bonne nouvelle pour lui, que leur alliance l’aide à grandir et à découvrir qu’on peut aimer plusieurs personnes dans la vie à des places différentes. Il apprendra que l’amour fusionnel n’est pas le seul modèle d’amour possible. Il pourra être heureux avec ses amis sans perdre papa et maman. En ce qui concerne l’autorité, papa et maman devront se mettre d’accord, et l’enfant percevra grâce à leur accord, que la loi est extérieure à la relation, qu’elle est une référence qui permet de sortir de l’arbitraire, et que papa et maman s’y soumettent eux-mêmes.

De plus, dans la gestion des conflits, l’enfant devra connaître pour sortir des angoisses œdipiennes, la position d’un « tiers ». S’il est en conflit avec papa, et que maman fait alliance avec papa contre lui, sa colère augmentera, de même que sa jalousie. Par contre, si maman essaie d’aider l’enfant à comprendre papa et essaye d’aider papa à comprendre l’enfant, si elle essaie de soutenir la relation entre les deux, elle apaisera la rivalité. Le tiers est celui qui cherche à soigner la relation, à sortir de la rivalité sans qu’il y ait perdant ou gagnant, mais en référence à une loi commune. Chacun se sent respecté et est invité à respecter l’autre. Si la maman traite le conflit entre le papa et l’enfant en traitant le papa comme un fils aîné, et non comme son conjoint, cela déplacera le conflit au niveau du couple. La position du tiers est extrêmement importante dans la gestion des conflits d’une communauté. Beaucoup de conflits, de rivalités, de jalousies se chronifient parce que cette fonction n’est pas assurée.

Pour le malade, le désir de posséder l’autre, la jalousie, la difficulté d’aimer peuvent être réveillés : est-ce qu’on m’aimera encore si je n’ai plus rien pour plaire, plus rien à donner ? Pour le soignant qui appartient à un groupe, les jalousies et les rivalités sont fréquentes, l’envie de plaire à l’autorité, d’être le préféré… Encore une fois, ces difficultés relationnelles doivent être repérées pour éviter l’épuisement psychique lié aux conflits et aux émotions négatives : il s’agit là aussi de prévention du « burn-out » des soignants.

Dans la relation à Dieu, la traversée des angoisses œdipiennes nous permet de faire alliance avec Dieu pour essayer d’aimer notre prochain. C’est parce que nous acceptons l’amour de Dieu pour notre rival ou notre ennemi que nous pouvons lui demander de l’aide pour l’aimer. Ou alors, nous demandons à Dieu de nous délivrer de notre adversaire : nous désirons une alliance avec Dieu contre notre ennemi, que ce soit le malade ou le supérieur qui nous ennuie. Le travail psychologique et spirituel de notre relation à Dieu est une ressource indispensable à la santé psychique et spirituelle pour un croyant. Car notre fragilité psychique s’exprime forcément dans toutes nos relations, y compris celle à Dieu. Et donc, toutes les relations affectives importantes peuvent devenir des relations qui guérissent ou qui soutiennent, a fortiori celles qui nous relient au ciel.

Conclusion : La vie spirituelle et le psychisme

Nous avons vu comment notre psychisme s’est construit. Nous avons étudié ses besoins et ses compétences. Les difficultés de la vie peuvent fragiliser nos acquis et réveiller des douleurs d’enfants. Les relations sont nécessaires pour construire des compétences psychiques et pour nous guérir de nos fragilités, mais elles peuvent aussi nous détruire. Une bonne compréhension des problèmes devrait nous permettre de déployer notre créativité, avec l’aide des autres, pour préserver la santé de tous.

La vieillesse nous fait revivre nos fragilités d’enfants et les différentes angoisses qui ont marqué la construction de notre psychisme. Comme dans l’enfance, nous pouvons traverser ces angoisses à l’aide de relations. Les soignants seront des « passeurs d’angoisse » s’ils arrivent à utiliser leurs compétences psychiques et leur créativité sans être envahis eux-mêmes par les difficultés.

La vie spirituelle est incarnée dans notre psychisme. Notre relation à Dieu est habitée par des angoisses mais aussi par des désirs qui peuvent se vivre, au sein même de la relation soignant-soigné, s’ils partagent la même foi.

[1On se reportera à mon article précédent « Les besoins psychiques de l’être humain », Vies consacrées 79 (2007-1), 27-40.

[2« Pour être passeur d’angoisse, il faut avoir traversé soi-même cette difficulté en développant les compétences nécessaires pour aider un enfant, un adolescent ou un adulte à se construire » ; Cf. D. Struyf, o.c., 28.

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