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Édith Stein : Image de l’Église en prière

Mario Gullo, o.c.d.

N°2009-2 Avril 2009

| P. 133-147 |

On sera peut-être surpris d’apprendre que la prière d’Edith Stein trouve dans le mouvement liturgique français, puis allemand, l’une de ses sources. Mais on verra aussi comment le dialogue solitaire avec Dieu est prière de toute l’Église, vie eucharistique, offrande sacerdotale, « chemin du Fils inspiré par l’Esprit et tourné vers le Père ».

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Le sujet de cet article s’attache aux paroles, ainsi qu’aux silences, qui vivifient et remplissent chaque jour la rencontre des âmes avec le Seigneur. Ces paroles dites, hurlées, murmurées, chantées ou passées sous silence. Ces paroles que nous proférons pour remercier ou pour exprimer l’attente, la déception ou bien la joie. Ces paroles de celui qui rencontre l’Éternel.

« Les mots sont une invention des hommes et leur production typique et exclusive ; ce sont des actes vivants par lesquels ils ont construit leur univers humain et, en particulier, l’univers des relations. […] La vie de nous tous est un mariage avec des mots ».

Il s’agit des paroles qui jaillissent spontanément du cœur, qui racontent notre vécu, nos limites et les mouvements cachés de notre âme, qui restent inconnus, même au plus proche de nos amis. Parfois ce ne sont pas que des paroles : ce sont aussi des larmes ou de la rage. Ce sont des paroles inspirées par l’Esprit, en continuité avec les paroles du Fils et adressées au Père. Elles sont une prière.

Cet article vise donc à exprimer la prière telle qu’elle fut considérée et vécue par une grande sainte carmélite, Edith Stein. Dans son écrit Das Gebet der Kirche (La prière de l’Église), elle aborde ce sujet de manière non pas expérientielle, mais phénoménologique [1]. Cependant, il est facile d’y retrouver ses sentiments intérieurs (erlebnis).

Le but de cette brève analyse n’est pas d’affirmer des concepts nouveaux, mais tout simplement de présenter la personnalité spirituelle d’Edith Stein, ainsi que d’interpréter et de contextualiser son vécu et sa pensée sur la prière à travers une relecture de son ouvrage La prière de l’Église.

La prière de l’église : contexte, structure et contenu

Les Abbayes de Beuron et de Maria-Laach, des centres du renouvellement liturgique en Allemagne

La prière de l’Église est le seul écrit d’Edith Stein sur la prière. En dépit du fait qu’elle ait été composée entre les murs du Carmel, loin de ces centres de renouvellement liturgique qu’Edith Stein avait souvent fréquentés, il est indéniable que cette œuvre exprime sa pensée et en même temps, synthétise ce qu’elle a appris à Beuron sur la liturgie et la prière.

Je crois qu’il est important à ce propos de retracer l’histoire de la construction des abbayes de Beuron et de Maria Laach et d’expliquer comment elles ont contribué à travers leur développement et avec leurs activités de formation, au renouvellement liturgique en Allemagne. Ceci est strictement lié à la restauration monastique qui eut lieu en France après la période napoléonienne.

A la suite de la Révolution française, l’Église de France tomba dans un terrible état de désordre. En 1833, Prosper Guéranger restaura l’abbaye bénédictine de Solesmes, supprimée pendant la Révolution, dans le but de répondre aux exigences de l’Église contemporaine tout en restant fidèle à la règle monastique et à l’enseignement magistériel [2]. L’influence de Solesmes ne se limita pas à la France : elle s’étendit aussi en Allemagne, à travers la fondation des abbayes bénédictines de Beuron, qu’Edith Stein fréquentera à partir de 1928, et de Maria Laach. L’abbaye de Beuron rappelle de près Solesmes sous plusieurs aspects :

« elle fut fondée en 1863 par les frères Maur et Placide Wolter, qui introduisirent en Allemagne la réforme monastique et liturgique que Solesmes avait offerte à l’Église de France. Les premières années de vie du monastère de Beuron révèlent des intérêts semblables à ceux de Solesmes, dont une grande dévotion à la liturgie classique romaine […] favorisant un rapport harmonieux entre l’art et la liturgie et encourageant tous les autres à faire de même ».

En Allemagne, le mouvement liturgique démarre solennellement dans l’abbaye rhénane de Maria Laach, avec l’abbé Ildefons Herwegen et les moines qui lui font couronne : Leo Cunibert Mohlberg, fameux éditeur de textes liturgiques anciens, et surtout Odo Casel, qui deviendra célèbre avec sa doctrine sur le mystère chrétien vu comme action concrète qui rend présente une action passée [3].

Maria Laach essayait de poursuivre le chemin entamé, en se dédiant d’abord à la formation du milieu universitaire, des professeurs et du clergé, « dans l’espoir qu’ils pouvaient promouvoir l’idéal d’une vie liturgique » [4]. Cette formation consistait en des cours qui se tenaient principalement pendant la semaine sainte.

La prière de l’Église

est un bref écrit qui date de 1936, demandé et publié par l’Académie San Bonifatius de Paderborn comme quatrième volume de la collection Vom Strom des Leben in der Kirche (Le fleuve vital de l’Église). Il s’agit d’un petit bijou de la production théologique et spirituelle d’Edith Stein qui se présente littérairement comme un essai où l’auteur imprime avec intensité un sceau tout à fait personnel, nous offrant ainsi l’essence de sa pensée et de son expérience. On dirait en effet qu’Edith Stein a comme objectif d’unir son amour pour la liturgie à son expérience de religieuse contemplative, elle qui consacre plusieurs heures de la journée à la prière méditative [5]. Son écrit peut donc être considéré comme un autoportrait spirituel de l’auteur, « dans son identification avec l’Église en prière, qui a poussé certains à la définir comme une vraie image de l’Ecclesia Orans » [6]. L’œuvre se compose de trois chapitres : 1) La prière de l’Église : liturgie et Eucharistie ; 2) La prière de l’Église : dialogue solitaire avec Dieu ; 3) La vie intérieure : sa forme et son action. Ces trois sections sont précédées par un bref prologue et se concluent par une belle prière de la liturgie romaine. Des notes bibliques et des indications bibliographiques de l’auteur enrichissent le texte.

Le titre, La prière de l’Église, révèle l’unité indivisible qui existe entre prière et vie et qui sera approfondie, au cours de l’exposé, d’un point de vue purement christologique, comme l’explique clairement l’incipit de l’œuvre : « La prière de l’Église est la prière du Christ toujours vivant qui a son modèle dans la Prière du Christ pendant sa vie humaine » [7]. On dirait que, par ses réflexions, l’auteur veut montrer comment, après l’incarnation du Christ, les promesses des rites et des cérémonies anciens ont acquis un sens nouveau, mais en termes d’une continuation aboutissant en Christ. En effet, « La Pâque de l’ancienne Alliance est devenue la Pâque de la Nouvelle Alliance dans la dernière cène du Seigneur » [8].

Il paraît évident que cet essai d’Edith Stein n’est pas seulement, comme on l’a déjà remarqué, le résultat d’une synthèse vécue de sa vie de carmélite : il est surtout le fruit de son enfance judaïque, de sa conversion au catholicisme et de sa maturation liturgique et spirituelle à Beuron. La prière de l’Église représente donc l’un des nombreux échos subtils de la polémique, qui alors se déroulait en Allemagne, sur certains éléments-clés du renouvellement liturgique. Est ainsi clairement exprimée la défense passionnée par Edith de la prière personnelle en tant que prière ecclésiale ainsi que de la valeur de la liturgie, dans son allusion à la distinction, qui remonterait à Ildefons Herwegen, abbé de Maria Laach, entre piété objective et piété subjective, qu’elle n’accepte pas lorsqu’il s’agit d’opposer ces deux valeurs [9]. À ce propos, l’auteur écrit : « il n’est donc pas question de concevoir la prière intérieure, libre de toutes formes traditionnelles, comme la ‘piété subjective’, et de l’opposer à la liturgie qui serait la prière ‘objective’ de l’Église » [10].

La prière de l’Église : liturgie et Eucharistie

Edith Stein commence le premier chapitre de son écrit sur la prière en présentant le Christ comme un juif « croyant et fidèle à la loi » [11] qui, dès son enfance, avec l’aide de ses parents, et plus tard encore, avec ses disciples, allait honorer les fêtes au temple de Jérusalem, en récitant les anciennes prières de bénédiction, comme celles que l’on dit sur le pain et le vin avant le repas du samedi. Les prières de bénédiction que Jésus prononça pendant la dernière cène deviennent sur ses lèvres des « paroles créatrices de vie » [12], et non seulement des mots qui engendrent une communauté spirituelle nouvelle et bien visible, confirmée comme telle par le don de l’Esprit-Saint le jour de la Pentecôte. C’est en ces termes que l’auteur identifie le sens le plus authentique de la prière ecclésiale : « c’est là que nous avons la vision la plus profonde de la prière du Christ et, d’une certaine façon, la clé qui nous introduit dans la prière de l’Église » [13].

Cependant, Edith Stein ne se limite pas à remarquer les racines judaïques de Jésus, mais elle établit un lien entre la dernière cène, le Golgotha et la sainte Messe qu’elle considère comme

« [un] don continu du Christ […] comme une seule grande action de grâces […] pour la création, la rédemption et son dernier accomplissement. Il s’offre au nom de tout l’univers créé, […] et appelle le monde créé tout entier à rendre, dans l’union avec lui, les grâces dues au Créateur ».

La prière de la Cène Pascale de Jésus qui aboutit dans l’Eucharistie est donc action de grâces pour la création, comme elle l’était déjà, d’autre part, dans l’Ancien Testament. En effet, « l’arche d’Alliance et […] le temple de Salomon […] furent considérés comme l’image de toute la création, unie dans l’adoration et dans le culte de son Seigneur » [14]. L’auteur affirme donc en pleine conscience :

« La Pâque de l’ancienne Alliance est devenue la Pâque de la Nouvelle Alliance de la dernière Cène du Seigneur, dans le sacrifice de la croix sur le Golgotha, dans les agapes joyeuses de la période entre la Pâque et l’Ascension, pendant lesquelles les disciples reconnaissaient le Seigneur à la fraction du pain et, dans le sacrifice de la Messe, de la sainte Communion ».

Or à travers le sacrifice eucharistique, les chrétiens peuvent louer Dieu en Lui rendant grâces pour le Christ, et en même temps être édifiés en temple de Dieu pour y célébrer la seule liturgie qui voit unies l’Église céleste et l’Église terrestre [15].

La prière de l’Église : dialogue solitaire avec Dieu

Dans le deuxième chapitre, l’attention de l’auteur se focalise sur la prière personnelle de Jésus comme dialogue solitaire avec Dieu. Aux yeux d’Edith Stein, l’apologie de la valeur de la prière silencieuse trouve ses racines dans les événements initiaux de l’histoire du salut [16] et dans la prière solitaire de Jésus [17]. Jésus se retire en plusieurs circonstances loin des hommes, dans le désert ou dans la tranquillité de la nuit, pour prier. Mais « une fois seulement il nous a permis de regarder pendant longtemps et profondément dans le secret de ses entretiens » [18], et une fois seulement, il nous a donné la possibilité de scruter au plus profond de lui-même et d’entrevoir le mystère insondable de son état d’homme-Dieu : dans ce qu’on appelle la « prière sacerdotale ».

L’intuition de l’auteur consiste à présenter la prière sacerdotale de Jésus comme la grande prière du Grand-Prêtre de la nouvelle Alliance, à la lumière de la théologie et de la liturgie du Yom Kippour. Edith Stein situe cette prière entre la dernière Cène et le Golgotha, comme si c’était un accomplissement de la Pâque célébrée où l’Église trouve son origine et à la lumière du culte du Yom Kippour, préfiguration du Vendredi saint, où le Christ est l’agneau immolé pour les péchés du peuple ainsi que le Grand-Prêtre éternel.

Nous pourrions dire que l’auteur a essayé de mettre en relief les différences entre la prière sacerdotale, rencontre solitaire entre Jésus et Dieu, et la liturgie du Yom Kippour, rencontre entre le prêtre et Dieu. Dans la prière sacerdotale, nous avons une vraie rencontre libre, confiante et filiale, alors que dans la liturgie du Yom Kippour nous avons une sorte de non rencontre, si l’on tient compte de l’emploi nécessaire de l’encens qui, brûlant avec sa fumée, devait voiler le trône du Verbe afin que le Grand-Prêtre ne meure pas à sa vue [19].

Edith Stein voit dans la prière contemplative de sainte Thérèse d’Avila, ou celle d’autres saintes comme Brigitte ou Catherine de Sienne, le prolongement du sacerdoce orant du Christ. Au cours des siècles, les événements visibles de l’histoire de l’Église « se préparent dans le dialogue silencieux des âmes consacrées avec leur Seigneur » [20] et c’est seulement grâce aux forces invisibles de cette prière que, par exemple, l’Espagne a été sauvée de l’hérésie et que « notre temps se voit de plus en plus obligé, quand tout le reste a échoué, de placer son dernier espoir de salut en ces sources cachées » [21].

La vie intérieure : sa forme et son action

Au troisième chapitre de l’œuvre en question, l’auteur persiste à argumenter avec conviction sur le caractère ecclésial de toute prière authentique. En effet,

« Le fleuve mystique, qui perdure à travers tous les siècles, n’est pas un bras isolé et secondaire, qui se serait séparé de la vie de prière de l’Église, il est sa vie la plus intime. Lorsqu’il lui arrive de faire éclater les formes traditionnelles, c’est parce que l’Esprit vit en lui, cet Esprit qui souffle où il veut : lui qui a suscité toutes les formes traditionnelles et doit toujours en susciter de nouvelles. Sans lui, il n’y aurait ni liturgie ni Église. […] Il n’est donc pas question de concevoir la prière intérieure […] et de l’opposer à la liturgie […] Toute prière véritable est prière de l’Église ».

Cette conviction est réaffirmée en vertu de cette expérience constante de l’histoire du salut, déjà exprimée par Edith Stein au deuxième chapitre, qui correspond justement à l’intériorité où se préparent et se produisent les grandes interventions de Dieu. Cependant, l’auteur attribue à l’action de l’Esprit Saint, comme on l’a déjà constaté, la pleine ecclésialité de toute véritable prière personnelle : « Pour elle, l’état de personne-Église dans l’Esprit Saint, dont dépend aussi le progrès mutuel de la sainteté de tous les membres du Corps mystique du Christ, est infrangible » [22].

Il existe un degré suprême de la prière, qui naît de la communion intime des âmes avec le Seigneur. Ces âmes ne peuvent qu’être le « cœur de l’Église » [23]. Dans sa très belle synthèse sacramentelle, Edith Stein n’oublie pas que le Christ lui-même édifie et nourrit l’Église, son Corps mystique, à travers les sacrements. A ce propos, elle remarque que :

« Nous devenons membres du corps du Christ non seulement par l’amour, mais aussi très réellement en étant un avec sa chair : cela est réalisé par la nourriture qu’il nous a offerte. […] En tant que membres de son corps, animés par son esprit, nous nous offrons nous-mêmes en sacrifice par Lui, avec Lui et en Lui, et nous unissons nos voix à l’éternelle action de grâce ».

Eucharistie et prière personnelle : des moments de rencontre avec le Christ

La prière de l’Église comme testament spirituel d’Edith Stein

De nombreux critiques soutiennent qu’Edith Stein, en raison d’une certaine « discrétion spirituelle » [24], n’a jamais permis, à travers ses œuvres, de montrer sa relation avec le Seigneur et que, par conséquent, elle n’a laissé aucun écrit pour ceux qui, comme elle, passent des heures devant Jésus eucharistie.

Cependant, à la lumière de La prière de l’Église, nous pensons être à même de pouvoir démentir ces affirmations [25]. En effet, même si l’étude commandée par l’Académie San Bonifatius est abordée avec détachement et professionnalisme, néanmoins elle a souvent été définie comme un « autoportrait spirituel » [26], où l’on peut facilement remarquer des traces de l’origine judaïque d’Edith, de l’air de réforme qu’on respirait à Beuron et de son être carmélitain profond. Chaque mot de son écrit sur la prière est, d’après Edith Stein, une communication, quoiqu’involontaire, de la mesure de son sentiment amoureux pour le Christ, et ce, du fait qu’il est possible de le rencontrer dans la liturgie eucharistique ainsi que dans la prière personnelle. On peut donc définir son écrit sur la prière non seulement comme un autoportrait, mais aussi comme un testament spirituel pour les âmes qui vivent l’expérience toujours nouvelle de la rencontre avec le Seigneur.

Eucharistie et vie eucharistique

Dans La prière de l’Église, Edith Stein établit en plusieurs circonstances un lien entre la dernière cène de Jésus et la croix, car elle voit dans ces deux mystères un rappel réciproque : « dans le cénacle, pour la première fois, à travers les mains mêmes du Grand-Prêtre éternel, la descente du mystère célébré donne lieu à la transsubstantiation : le pain et le vin deviennent sa chair et son sang. C’est la première Messe sur le monde » [27]. Et c’est dans ce don absolu et complet de soi, à la dernière cène et après sur la croix, que le Christ scelle une « Alliance nouvelle et éternelle » [28] et la possibilité de pouvoir toujours Le rencontrer, de recevoir et devenir une seule chose avec Lui, comme Lui avec le Père, dans l’Eucharistie. C’est une « Alliance nouvelle » en tant que le Christ, Grand-Prêtre, n’offre plus le sang d’agneaux ou de boucs choisis, mais il s’immole lui-même une fois pour toutes, victime agréable devant le Père. C’est une « Alliance éternelle » en tant qu’en se sacrifiant sur l’autel, Il confirme toutes les alliances passées. Le sacrifice qu’on célèbre chaque jour dans nos églises et sur nos autels est donc l’« Alliance nouvelle », l’« Eucharistie crucifiée » [29].

Encore plus qu’en tous les autres sacrements, c’est dans le sacrement où Jésus lui-même est présent que nous devenons membres de son corps : « Lorsque nous participons au saint Sacrifice, à la sainte Communion, nous nous nourrissons de la chair et du sang de Jésus, nous devenons son corps et son sang » [30]. La corporéité du Christ, en s’unissant à la nôtre, opère non seulement la transsubstantiation de notre esprit dans le Sien, mais est aussi un gage de l’immortalité de notre chair mortelle. La chair du Christ, notre nourriture, devient le germe de la résurrection future. En participant à la messe, Edith apprend à devenir un pur espace d’accueil et, par conséquent, à se transformer en don. Le sacrifice de la Messe est, aux yeux de notre auteur, le renouvellement du sacrifice sur la croix, et ceux qui le célèbrent avec foi sont introduits dans le mystère ineffable de l’Être éternel, en revivant pleinement l’expérience du Golgotha [31].

À la lumière de tout ce qu’on a dit jusqu’ici, on ne peut que relire et interpréter la vie d’Edith Stein, qui se conclut dans les fours crématoires d’Auschwitz, comme un don total de soi à l’exemple du Christ sur la croix. On ne peut qu’affirmer que sa vie était une vie eucharistique qui naissait de la participation quotidienne à la sainte Messe et surtout du fait qu’elle était ce qu’elle célébrait tous les jours. On ne peut qu’affirmer qu’elle vivait ce qu’elle croyait et divulguait à travers ses écrits, dont La prière de l’Église, jusqu’au bout, jusqu’à la fin, jusqu’à la mort.

Dans son intervention à Spire, le 14 juillet 1930, à l’occasion du congrès eucharistique diocésain, Edith Stein, comme en parlant de son expérience personnelle, affirme que si l’on veut rencontrer le Seigneur, on ne doit le chercher que dans l’Eucharistie. Il nous attend pour s’offrir lui-même à nous, comme dans la dernière cène et sur la croix, et pour accueillir nos confidences et nos préoccupations, tel un ami de toujours, bon et fidèle [32]. Ceux qui se nourrissent de Lui dans le Pain eucharistique et goûtent la douceur de sa présence restent comme séduits et incapables de pouvoir s’éloigner de Son cœur, qui offre à tous un confort et un abri gratuit [33].

Voilà donc la clé de lecture des heures, apparemment incompréhensibles, passées devant le tabernacle, et de son écrit sur la prière, qui ne veut être qu’un moyen pour affirmer avec clarté et certitude que ce que nos mains n’ont pas touché, ce que nos yeux n’ont pas vu et que nos oreilles n’ont pas entendu, on peut toujours le toucher, le voir et l’entendre dans la liturgie eucharistique.

La prière personnelle comme prière de l’Église

L’oraison est l’élément essentiel dans la vie du Carmel thérésien, et elle l’est aussi dans la vie d’Edith Stein. L’oraison constitue pour une carmélite la raison de son existence. La prière, comme le dit une lettre adressée à une sœur du 2 janvier 1934, est le moyen particulier de servir le Seigneur [34]. En comprenant l’importance de la prière personnelle dans la vie de notre carmélite, on peut mieux expliquer la raison pour laquelle elle arrive à soutenir, ainsi qu’à défendre, la prière subjective ou personnelle, comme prière de l’Église.

En effet, dans son écrit sur la prière, elle parle non seulement de prière objective ou liturgique de l’Église, mais aussi de prière subjective. Les deux doivent être considérées comme prière hautement ecclésiale et « sont notoirement deux chemins pour s’unir à Dieu et atteindre ainsi la perfection de l’amour » [35]. Le premier chemin (« objectif »), consiste à s’élever vers Dieu sans trop de fatigue personnelle, alors que le second (« subjectif »), consiste à monter péniblement vers Dieu grâce à nos efforts [36].

Edith Stein souligne avec une singulière intensité que le premier fondement de la vie d’oraison est le Christ. C’est seulement en Christ et à partir du Christ qu’une existence dédiée à l’oraison comme vocation a un sens. Toute louange divine s’effectue avec et en Christ [37]. Cette valeur christologique rend non seulement l’oraison authentique, mais l’« objectivise » comme prière de l’Église. Il s’agit d’ouvrir son âme à Dieu, de contempler le visage de l’Éternel. Il s’agit d’une prière qui, pour être authentique, doit jaillir comme acte libre d’amour de l’homme pour Dieu. Il s’agit d’une prière qui envisage le combat, la lutte.

La prière est alors une lutte ; la lutte d’une âme qui veut rencontrer le Seigneur, une lutte sans vainqueur ni vaincu. C’est la lutte de celui qui reste seul avec ses questions sans réponse, seul en face d’un interlocuteur qui préfère le silence, la nuit et la violence du combat pour se révéler et se faire connaître. De même, pour Edith Stein, la prière est une lutte, semblable à la lutte que Jacob dut soutenir avec Dieu [38] et, comme lui, elle invoque la bénédiction du Seigneur, le supplie presque de la libérer de ses préjugés métaphysiques, de la crainte de Le rencontrer avec le consentement de la raison [39]. C’est de sa plume que sont sortis les mots de la prière composée le jour de sa prise de voile, où on devine bien comment le désir de se remettre totalement entre les mains de Dieu se confronte, en même temps, à la crainte. Voilà ce que dit la prière en question :

« Laisse-moi, Seigneur, marcher sans voir sur les chemins qui sont les tiens. Je ne veux pas savoir où tu me conduis. Ne suis-je pas ton enfant ?
Tu es le Père de la Sagesse et aussi mon Père. Même si tu me conduis à travers la nuit, tu me conduis vers toi.
Seigneur, laisse arriver ce que tu veux : “Je suis prête !”, même si jamais tu ne me rassasies en cette vie ».

Mais la prière personnelle, loin d’être considérée comme un parcours privilégié pour quelques rares combattants, est pour notre carmélite une prière de toute l’Église. En effet, « l’individu qui se trouve devant Dieu, en vertu de la rencontre et de la réciprocité de la liberté divine et humaine, a le don de la force d’être “un pour tous” et cet un pour tous et tous pour un constitue l’Église » [40].

La prière est, toujours selon Edith Stein, le chemin déjà parcouru par le Fils [41], inspiré par l’Esprit et tourné vers le Père [42]. C’est une rencontre avec Dieu, une rencontre de celui qui ne veut plus s’appartenir mais appartenir, ne veut plus parler mais écouter, ne veut plus vivre que pour et avec l’Aimé. C’est la force qui dépasse l’espace et le temps, c’est la prière en esprit et vérité voulue par Jésus et, comme le dit une lettre à une jeune sœur du 20 octobre 1938, « si au plus profond de notre cœur nous avons construit une cellule bien close où nous nous retirons le plus souvent possible, il ne nous manquera rien, où que nous soyons » [43].

Conclusion

A la lumière de ce qui a été discuté, il est évident que beaucoup d’éléments caractérisent la personnalité spirituelle d’Edith Stein. Cependant, on pourrait les synthétiser en un seul trait : elle savait écouter.

Edith Stein savait écouter et mettre en pratique les enseignements de sa mère ; elle savait écouter ses propres exigences, même celles qui la poussèrent à interrompre ses études pour comprendre ce qu’elle voulait vraiment ; elle savait écouter son âme qui ne trouvait plus de nourriture dans la religion judaïque ; elle savait écouter les questions qui la brûlaient, de sorte qu’elle s’acheminait sur des voies qu’elle ne connaissait pas et cherchait des réponses ; elle savait écouter les petits fragments de cette Vérité qui, après de longues recherches, lui apparaîtra toute entière ; elle savait écouter la vocation que le Christ lui adressait et qui la conduira au Carmel ; elle savait écouter l’appel à prendre sur elle sa croix et suivre l’Aimé à Auschwitz pour son peuple. Edith a su écouter, mais aussi parler. Elle a su parler de prière, de prière de l’Église. Et ce parler est imprégné de son existence, donc de judaïsme, de renouvellement liturgique et de spiritualité carmélitaine. C’est aussi un parler phénoménologique, loin des confusions ou des conditionnements.

Par la génialité avec laquelle elle cueillit en son temps la valeur de la prière ecclésiale et sa juste harmonie avec la prière personnelle et la vie contemplative, Edith Stein nous semble une vraie maîtresse et un modèle de spiritualité liturgique. Le message liturgique recelé dans son écrit La prière de l’Église devient prophétique, s’il est relu à la lumière du Vatican II. En effet, dans les années soixante-dix, quand fut renouvelée la liturgie des heures et que fut publiée la Constitution apostolique Laudis Canticum de Paul VI, de nombreux liturgistes n’ont pas eu de difficulté à rapprocher les textes programmatiques de ce que notre religieuse carmélite avait déjà écrit en 1936 [44].

Dans sa Constitution Laudis Canticum, Paul VI mettait en lumière la nécessité de dépasser toute opposition entre prière de l’Église et prière privée [45], en recueillant peut-être l’écho lointain de l’apologie d’Edith Stein. Notre auteur peut en tous cas être considérée à bon droit comme une maîtresse de spiritualité liturgique de la période initiale du renouveau liturgique en Allemagne, même si, dans les textes d’histoire de la liturgie que j’ai consultés, elle n’est pas du tout mentionnée. Les pages de son œuvre Das Gebet der Kirche nous permettent d’entendre l’âme d’Edith Stein tout au long de son existence chrétienne, dans sa vie identifiée avec l’Ecclesia orans, dans la prière de l’Église, liturgique et personnelle, qui s’achève avec son holocauste ; il fut certainement vécu et offert comme l’Église au Père dans l’unité de l’Esprit Saint pour le Christ, avec lui et en lui, le saint jour de son offrande, Yom Kippour de son oblation sacrificielle et sacerdotale, en tant que juive, chrétienne et carmélite.

[1La phénoménologie se définit comme une analyse de l’activité cognitive et, plus généralement, de la vie réflexive et affective telle qu’elle se donne et se présente, sans lui superposer des éléments étrangers. D’après Husserl, le père de la phénoménologie, dans cette activité cognitive il faut mettre entre parenthèses, donc « réduire », toute attitude préconçue et toute acceptation acritique, afin de cueillir ce qui se manifeste.

[2Cf. A.J. Chupungco – K. Pecklers, La storia della liturgia romana, dans Scientia Liturgica. Manuale di liturgia, éd. par A.J. Chupungco, I, Casale Monferrato (AL) 1998, 145-194 : 182.

[3Cf. I. Scicolone, « I benedettini e la liturgia », dans La vita in Cristo e nella Chiesa 50 (2001) 52-56 : 54-55. Pour approfondir cet argument, voir E. Cattaneo, Il culto cristiano in Occidente. Note storiche, Roma 1978, 597-600.

[4B. Neunheuser, Storia della liturgia attraverso le epoche culturali, Roma 1977, 136.

[5Cf. J. Sullivan, « Liturgical creativity from Edith Stein », dans Teresianum 49 (1998) 165-185 : 165.

[6J. Castellano Cervera, « La preghiera della Chiesa. Una rilettura teologica, dans Edith Stein. Testimone di oggi profeta per domani », Actes du congrès International organisé par l’institut Teresianum (Rome 7-9 octobre 1998), éd. par J. Sleiman – L. Borriello, Città del Vaticano 1999, 181-203 : 181.

[7E. Stein, La preghiera della Chiesa, trad. it., Brescia 1987, 8.

[8Ibid., 11.

[9Cf. J. Castellano Cervera, dans l’ouvrage cité, 184.

[10E. Stein, La preghiera, o.c., 30.

[11Ibid., 9.

[12Ibid., 10.

[13L.c.

[14L.c.

[15Cf. ibid., 15.

[16Cf. Lc 1, 26-38.

[17Cf. Jn 17.

[18E. Stein, La prière, cité, 20.

[19Cf. Lv 16, 13-17.

[20E. Stein, La preghiera, cité, 24.

[21Ibid., 28.

[22J. Castellano Cervera, dans l’œuvre citée, 196.

[23Cf. E. Stein, La preghiera, cité, 31.

[24Plutôt que de « discrétion spirituelle » il faut parler de « secret de son âme ». Cette théorie est amplement diffusée et appliquée non seulement à ses écrits, mais aussi aux événements de la nuit de 1921, quand Edith décida de se convertir après la lecture de la vie de Thérèse d’Avila. Pour approfondir cet argument, voir A. Ales Bello, La passione per la verità, Padova 1998, 5 ; Giovanna della Croce, dans l’ouvrage cité, 52 ; P. Ricci Sindoni, Edith Stein (1891-1942), o.c., 105.

[25Voir les œuvres citées à la note précédente.

[26Cf. J. Castellano Cervera, dans l’ouvrage cité, 181.

[27Maria Cecilia del Volto Santo, « Santa Teresa Benedetta della Croce e il mistero eucaristico », dans Rivista di vita spirituale 52 (1998) 693-702 : 694.

[28Cf. E. Stein, La preghiera, cité, 11.

[29Cf. Maria Cecilia del Volto Santo, o.c., 694-695.

[30E. Stein, o.c., 34.

[31Cf. Ead., Scientia Crucis. Studio su S. Giovanni della Croce, trad. it., Roma 1996, 40.

[32Cf. Ead., « Educazione eucaristica », dans Rivista, cité, 703-706 : 703-705.

[33Il est aussi intéressant de remarquer que notre auteur, dans son discours tenu à Spire, affirme que ceux qui vivent en se nourrissant quotidiennement de Jésus Eucharistie ne peuvent que vivre leur existence eucharistiquement ; par conséquent, ceux qui vivent eucharistiquement sont un exemple pour tous ceux qu’ils rencontrent. Mais le rôle de pédagogue dans la foi est confié à la femme qui, justement en tant que femme et en vertu d’une vocation naturelle et surnaturelle, a la tâche d’éduquer à la prière et d’enseigner l’amour pour l’Eucharistie, initiant ainsi à une vraie vie de foi ses enfants et les jeunes en général à travers son exemple, son enseignement et son comportement. Pour approfondir cet argument, voir : ibid., 705-706 ; Ead., « Ethos della professione femminile », dans Ead., La donna. Il suo compito secondo la natura e la grazia, trad. it., Roma 1998, 49-66 : 51-66 ; Ead., « Compito della donna di guidare la gioventù alla Chiesa », dans ibid., 260-276 : 262-276.

[34Ead., La scelta di Dio. Lettere dal 1917 al 1942, trad. it., Milano 1997, 62-63.

[35Ead., La mistica della croce. Scritti spirituali sul senso della vita, éd. par W. Herbstrith, Roma 1991, 52.

[36Cf. l.c.

[37Cf. Ead., La preghiera, cité, 7.

[38Cf. Gen 32, 23-32.

[39Cf. J. Bouflet, dans l’ouvrage cité, 128-129.

[40E. Stein, « La struttura ontica della persona », dans Ead., Natura Persona Mistica. Per una ricerca cristiana della verità, trad. it., Roma 1997, 48-113 : 78-79.

[41Cf. P. Ricci Sindoni, Filosofia e preghiera mistica nel novecento. Edith Stein, Simone Weil e Adrienne von Speyr, Bologna 1997, 22.

[42E. Stein, La preghiera, cité, 7.

[43Ead., La scelta di Dio. Lettere, cité, 105.

[44Cf. J. Castellano Cervera, dans l’ouvrage cité, 202-203.

[45Paolo VI, « Laudis Canticum », 3, dans Acta Apostolicae Sedis 63 (1971) 527-535 : 530.

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