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Banneux. Un anniversaire

Léon Wuillaume, s.j.

N°2008-4 Octobre 2008

| P. 243-249 |

Après avoir rappelé les faits de Banneux dont il est un excellent connaisseur, l’auteur fait mémoire des Pères R. Rutten et P. Scheuer qui s’attachèrent à leur plus pénétrante interprétation. On comprend, en lisant ces pages lumineuses, pourquoi « l’apparition de Banneux est essentiellement doctrinale » — et combien nous sommes heureux d’honorer ainsi son cinquantième anniversaire.

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Loin de s’estomper dans les brumes du passé, le fait de Banneux n’a pas pris une ride. Le recul du temps accuse les arêtes vives de ce pur joyau ciselé dans l’écrin somptueux de la pauvreté, dans un dépouillement où rien n’arrête le regard, où l’essentiel se détache en toute clarté. À peine les apparitions de Beauraing viennent-elles de se terminer (3 janvier 1933) que Banneux prend la relève (15 janvier suivant), mais quel contraste ! Autant Beauraing draine les foules et fournit aux journaux de grosses manchettes, autant Banneux se déroule dans la solitude. Non plus au cœur de la cité, mais à l’écart de la communauté et même du cadre paroissial. Un coin perdu au bord de la forêt, banal (Banneux), le domaine des pauvres. Dans cet environnement dépouillé et un hiver rigoureux, s’articulent quelques gestes et un dialogue réduit à l’essentiel. La belle Dame s’arrête dans le carré de légumes de la maison Béco, fait signe à Mariette, la conduit à plusieurs reprises à une source distante d’une centaine de mètres. Une maison ordinaire, le chemin et une source dans les bois, c’est le décor naturel pour les huit apparitions, du 15 janvier au 2 mars 1933. Quelques paroles éclairent le scénario : Je suis la Vierge des Pauvres. Cette Source est réservée pour toutes les nations, pour les malades. Je désirerais une petite chapelle. Je viens soulager la souffrance. Croyez en moi, je croirai en vous. Priez beaucoup. La finale est digne de l’entrée : le 2 mars, il pleut depuis des heures ; le chapelet commence sous les parapluies ; après quelques dizaines, la pluie cesse, les étoiles jettent tous leurs feux à travers un espace lavé à grandes eaux, pour auréoler la Dame et orchestrer ses dernières paroles : Je suis la Mère du Sauveur Mère de Dieu. Priez beaucoup. Adieu. Le temps nécessaire à l’éclaircie d’encadrer ce message grandiose, il se remit à pleuvoir. Nature et grâce en symbiose.

Sans compter quantité de détails significatifs, la crédibilité de Banneux repose sur deux éléments : le témoignage de Mariette et la cohérence du scénario.

Le témoignage de Mariette

Mariette est née le 25 mars 1921, en la fête du Vendredi Saint. Elle est l’aînée d’une famille nombreuse. « C’est l’active petite maman d’un ménage […] où la vraie maman est souvent malade […]. Mariette Beco est une sauvageonne : fleur des bois et des halliers, surgeon qu’un prunellier des hauts plateaux semble avoir fait croître […]. Cet écureuil des bois est tout pétillant d’espièglerie » [1]. Mariette prend à cœur ses responsabilités, soigne ses frères et sœurs, s’occupe de la cuisine, des lessives, des foins, de la traite des vaches. Ses études s’en ressentent, à l’école et au catéchisme, où elle accumule les zéros et les admonestations du chapelain, de quoi provoquer la réaction de papa Béco : « Puisque le curé t’embête, tu ne feras pas ta première communion ! ». Mariette cesse de fréquenter l’église. C’est le moment choisi par la belle Dame qui, loin d’imiter le responsable local, de rouler de gros yeux et de froncer les sourcils, séduit l’enfant par sa jeunesse et son sourire de lumière. Et Mariette, d’elle-même, retournera à l’église.

Mais les apparitions n’en ont pas fait une sainte-nitouche. Elle refuse la comédie : « je prie, mais je ne veux pas le montrer ». D’une santé robuste, d’un esprit pratique, d’une droiture abrupte, Mariette ne fait rien pour gagner la sympathie, elle décourage tous ceux qui rêvent de provoquer ses confidences. « J’ai dit tout ce que j’avais à dire, je n’ai pas un mot à ajouter ni à retrancher ». elle a livré le « fait » brut, sans jamais le retoucher par la suite, l’enjoliver : « comme le facteur ». Mais pour les pèlerins, n’est-elle pas la « privilégiée de la Vierge » ? On plaque sur elle la vocation de Bernadette, on la fige en religieuse dans une niche en carton-pâte, comme si la sainteté se fabriquait en série. Mariette n’entre pas dans ce cadre préfabriqué. D’où le scandale ! Mais le scandale n’est-il pas ailleurs ? C’en est fini de la vie privée des Béco, dont la maison est toujours ouverte et le cœur sur la main : le flot des pèlerins et des curieux déferle, s’immisçant partout, admirant mais aussi épiant les moindres gestes, démarches, réactions, fréquentations de ces « pauvres » auxquels on jette argent, bijoux et vêtements. Comment échapper au doute, aux sarcasmes, à la dérision ? Comme tous les témoins (en grec : « martyrs »), Mariette aura à subir les assauts de l’adversaire : procès d’intention, soupçons, calomnies, étalage de sa vie privée. On a été jusqu’à la traiter de Judas, alors qu’elle n’a même pas commis la faute de Pierre : elle n’a jamais trahi ni renié le message. Or cela seul compte. On peut dire que la Vierge avait bien choisi sa messagère avant de lui imposer un lourd fardeau sur les épaules. Mariette n’a pas dévié un instant de son rôle, sans le gonfler ni en tirer parti. Elle s’est acquittée de sa mission, comme elle le faisait pour ses frérots. Responsable à part entière et indifférente à la galerie et au qu’en dira-t-on. « Ma vie privée n’a rien à voir avec les apparitions ».

La cohérence du scénario

La cohérence d’un fait dont la Vierge est l’acteur et le metteur en scène. Avant même de savoir à qui l’on a affaire, on peut l’affirmer : avec un seul figurant et un public réduit à zéro, il faut être soit un taré soit un génie pour planter un scénario dans ce bled. Ce sera un navet ou un chef d’œuvre. Même les adversaires ont été forcés d’admettre qu’un truquage est impensable. Le soupçon d’imposture ne pourrait germer que dans un cerveau dérangé [2]. En dépit des apparences décevantes par l’absence de tout spectaculaire (« une apparitionnette de rien du tout »), Banneux connaît dès le début une expansion irrésistible, débordant vite le cadre du diocèse. Graine d’hiver, plus qu’une autre légère, le souffle de l’Esprit l’a semée et enracinée aux quatre points de l’univers, dans toutes les nations. Du Congo au Burkina Faso, de la Roumanie à la Colombie, de Rhode Island au Swaziland, de la Martinique au Mozambique, du Canada au Sri Lanka, du Guatemala au Rwanda, du Paraguay au Zimbabwe, de l’Arizona au Botswana, de la Bolivie à la Nouvelle-Calédonie, de Porto Rico au Lesotho, du Malawi à Tahiti, après septante-cinq ans, le sourire de la Vierge des Pauvres rayonne sur plus de cinq mille coins de l’univers, et la plupart du temps, dans le cadre d’une action humanitaire, de solidarité avec les plus pauvres. Cette Source est réservée pour toutes les nations. Comment expliquer cette expansion aussi spontanée et universelle ?

Banneux dut attendre longtemps son exégète. L’attention se porta d’abord sur les paroles : les malades, les pauvres, la source ; autour de la petite chapelle, consacrée dès le 15 août 1933 et inaugurée par plus de quarante mille pèlerins, se développe, sous l’impulsion enthousiaste d’une équipe de laïcs et du chapelain, souvent débordés par la foule, une vie intense de prières, de prédications, de retraites de malades, le tout du meilleur aloi. Lourdes impose son image à la chrétienté belge et aux responsables de Banneux soucieux d’y adapter le style de la « petite sœur du nord ». Après la guerre, le P. Pierre Scheuer, maître en philosophie et en théologie, qui connaissait déjà bien Banneux, fut chargé par Monseigneur Kerkhofs de revoir tout le dossier. Sur base de la documentation de première main fournie par le P. René Rutten [3], il découvrit bientôt avec stupéfaction que l’essentiel n’avait pas été mis en relief. Les paroles de la Vierge avaient été analysées sans tenir compte du scénario. À l’inverse des Orientaux, notre théologie occidentale a laissé s’estomper l’importance des symboles. Or, plus que les paroles, l’action est éloquente, elle démarque Banneux de toutes les autres manifestations mariales et en constitue l’originalité. Mariette voit la Vierge venir de loin, descendre et s’arrêter près d’elle (« J’aurais pu la toucher »). Elle suit la Vierge qui lui fait signe et la précède sur le chemin, en glissant en arrière et en ne cessant de la regarder les yeux dans les yeux ; par deux fois, elle se sent mise à genoux, et à la source, elle entend la Vierge lui dire « poussez vos mains dans l’eau ». « Cette source est réservée pour toutes les nations, pour soulager la souffrance ».

Manifestement la source est au centre de l’apparition. Elle ne peut s’identifier à la Vierge ni à de l’eau miraculeuse. Marie ne peut conduire qu’à plus grand qu’elle. À son Fils. Et donc, le centre de Banneux, c’est le Christ. La Source c’est le symbole de Jésus-Christ. Et du coup, Banneux – action et paroles – trouve tout son sens. La Vierge n’est pas venue ajouter un sanctuaire de plus à ceux qui lui sont dédiés de par le monde. Elle ne vient pas d’abord pour guérir [4] mais pour révéler le sens profond de sa relation personnelle avec le Christ. Elle travaille en union avec lui, prépare le terrain, apprivoise une enfant en marge de l’Église, lui apprend à prier tout en la conduisant maternellement vers son Fils, source de vie et d’amour. Et dès qu’elle a mis en contact avec son Fils, elle s’efface. La grâce prévenante. Cette pédagogie magistrale se dessine sur le tableau noir de la nuit, en quelques traits de lumière, soulignés par quelques mots clefs. En novembre 1982, les évêques de Belgique ont ratifié cette exégèse : « À Banneux, Marie conduit l’enfant à la Source et lui demande d’y plonger les mains. Geste saisissant ! Aller à la Source, c’est aller à Jésus-Christ et puiser en Lui, par les sacrements, ‘l’eau jaillissant en vie éternelle’. Source ‘réservée pour toutes les nations’, Jésus est le Seul Sauveur de l’humanité en détresse. Plus que jamais, puisons à cette Source. Marie nous y appelle. Faisons-lui confiance. »

Du coup, l’amas des objections – théories, préjugés, peccadilles – se dissipait comme brouillard sous les feux du soleil et Mgr Kerkhofs pouvait reconnaître officiellement la réalité des faits de Banneux. À cette occasion, il publia, en 1950, le livre où il patronnait officiellement l’interprétation synthétique du message et la crédibilité des faits [5].

L’apparition de Banneux est essentiellement doctrinale. « On se trompe lourdement si l’on n’y voit qu’une manifestation de tendresse et de pitié pour les malheureux, les déshérités, les malades. À l’heure présente, séduite par la prière de la Vierge, la foule des croyants ne va pas au-delà. Mais qu’Elle soit venue pour élever nos conceptions sur la place centrale et nécessaire qu’Elle occupe dans le plan de la Rédemption, assez rares sont ceux qui en ont du moins quelque soupçon » [6].

*

Si l’on embrasse d’un coup d’œil l’ensemble : cette maison isolée au coin du bois, la nuit, l’hiver glacial, la faible lueur filtrant soudain dans les ténèbres, le visage souriant, le signe de la main, le chemin, les agenouillements, la source, l’invitation à la foi et à la prière : il apparaît clairement que la source est le terme, le but et le centre de l’action. Mais à quoi sert-il de savoir que le Christ, mort et ressuscité, est le seul Sauveur et Libérateur de l’humanité, si l’on ne se met pas en route vers Lui, si l’on ne sort pas de chez soi ? Et comment le faire si personne ne m’invite, ne me guide sur le chemin ? Et donc l’attention se concentre sur la porte de la maison : l’enfant sortira-t-elle ? À tous les adultes blasés et sceptiques jurant que c’est folie de sortir, la Femme choisie par Dieu oppose son sourire vainqueur, sa séduction irrésistible. Aux petits et aux pauvres qui refusent de faire d’Elle une potiche insignifiante dans les mains du Tout-Puissant, la Vierge révèle qu’Elle a reçu les pleins pouvoirs pour réaliser, en union avec son divin Fils, leur salut et leur bonheur.

Loin de nous enrichir de quelque dévotion nouvelle, Banneux décape nos esprits et nos cœurs d’une couche de mauvaise graisse religieuse et morale. C’est une spiritualité de plein vent, un souffle vivifiant qui transfigure notre jeunesse en y créant des espaces nouveaux. Quoi d’étonnant ? L’Esprit Saint n’est-il pas au travail partout où se trouve la Vierge ? L’Esprit souffle en rafales sur ce haut plateau de Banneux.

Vierge des Pauvres,
apprends-nous à prier davantage,
à croire sans réserve,
à crier du fond de notre Fange,
pauvres et pécheurs que nous sommes,
prisonniers de notre confort,
pour que nous ouvrions nos portes,
que nous ouvrions nos frontières,
que nous ouvrions nos cœurs
aux appels du Père
et aux détresses de nos frères

[1Journal Pourquoi Pas ?, septembre 1933.

[2L’adversaire de Banneux dut être soigné dans un hôpital psychiatrique. Cahiers Marials, 27 (1982), n° 135, p. 308.

[3René Rutten, Histoire critique des apparitions de Banneux. Préface de Mgr van Zuylen, Namur, 1985.

[4À Beauraing, les 4 et 5 décembre 1932, la Vierge n’accorde pas le miracle formellement demandé par les enfants. Elle n’est pas venue d’abord pour guérir mais pour manifester son rôle dans l’œuvre de l’incarnation et de la rédemption.

[5Notre-Dame de Banneux. Études et documents publiés par Son Excellence Mgr L.-J. Kerkhofs, évêque de Liège, Casterman, 1950, 2 éditions. Un prêtre portugais écrit : « L’explication théologique du message m’a semblé simplement magistrale. Et j’ai pensé : le message de Fatima n’a pas trouvé un homme qui l’ait ainsi exploité dans ses multiples richesses – à ma connaissance ! – et c’est dommage, parce qu’il y gagnerait beaucoup. ».

[6Revue La Vierge des Pauvres, 1955, n° 2, « Banneux-Notre-Dame au Congrès Mariologique de Rome », p. 7. On trouvera dans ce rapport un aperçu des découvertes faites par P. Pierre Scheuer en élargissant son exégèse à deux autres apparitions intrinsèquement reliées à Banneux : Lourdes et Beauraing, et permettant d’y voir une trilogie. Une œuvre d’intelligence.

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