Pères spirituels roumains contemporains
Macarie Dragoi
N°2008-1 • Janvier 2008
| P. 38-51 |
Le puissant renouveau monastique orthodoxe à l’œuvre en Roumanie est notamment le fruit du zèle des prêtres et des fidèles, mais aussi, de l’accompagnement spirituel de ces courageux « starets » dont cinq figures, contemporaines, nous sont présentées par un de leurs fils spirituels. Avec lui nous voyageons de l’un à l’autre, dans une quête qui semble nous reconduire aux temps du désert.
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Au début du XXe siècle, après la première guerre mondiale, le monachisme roumain a connu un mouvement de renouveau et d’accroissement des vocations lié à la redécouverte de la spiritualité hésychaste, de la prière de Jésus et de la Philocalie – une redécouverte facilitée par la traduction des quatre premiers tomes de la Philocalie roumaine par le père Dumitru Stăniloae de Sibiu, entre 1946-1948. Ce revirement était également dû à l’impact spirituel du mouvement « Le Buisson Ardent », développé auprès du Monastère Antim de Bucarest. Un groupe d’intellectuels et de moines roumains remarquables, ayant au centre la figure du poète et journaliste Sandu Tudor (1896-1960) – devenu le moine Agaton et ultérieurement le hiéromoine Daniil –, tous à la recherche de la prière de Jésus et de l’expérience hésychaste, rencontreront le père Ioan Kulighin (n. 1885), réfugié de Russie, entre 1943-1946, au Monastère de Cernica près de Bucarest. Sous la direction de ces deux personnalités, ils s’initieront à la pratique hésychaste, aidés également par les textes des deux tomes du Sbornik de Valaamo [1]. Le père Ioan sera arrêté par les troupes soviétiques en 1947 et disparaîtra en Sibérie, tandis que le père Daniil se retirera en Moldavie, à l’ermitage de Rarău, où il sera arrêté en 1958, et condamné par les communistes, en même temps que les autres membres du groupe d’Antim ; beaucoup d’entre eux mourront comme martyrs dans les épouvantables prisons du système concentrationnaire communiste de Roumanie. Les survivants ont été remis en liberté en 1964.
Pendant la période du régime communiste, un grand coup fut porté au monachisme roumain, en 1959, par un décret d’État et un nouveau règlement supprimant toute une série de communautés monastiques ; tous les moines et les moniales âgés de moins de 50 ans ont été obligés de quitter leurs monastères pendant des années. Leurs bâtiments allaient devenir asiles pour les vieillards, coopératives de production, musées ou lieux touristiques. En 1968, la répression a diminué et une partie importante des moines ont pu revenir dans leurs cloîtres. Au cours de la période de libéralisation, pendant les premières années de la dictature de Ceauşescu, les monastères ont joui d’une tolérance relative. On a permis au père Dumitru Stăniloae de publier les tomes 5 à 10 de la Philocalie roumaine, dans les années 1975-1981, tandis que l’archimandrite Ioanichie Bălan du monastère de Sihăstria réussit à publier, entre 1980-1988, sa monumentale trilogie consacrée au monachisme roumain, sur laquelle nous nous appuyons.
Lors de la chute du communisme en 1989, le monachisme roumain se trouvait, paradoxalement, dans une situation relativement prospère, groupé autour de quelques éminents pères spirituels qui avaient survécu aux persécutions. Ils étaient visités chaque année par des milliers de fidèles. Au premier rang se trouvaient deux figures de « starets » fameux du monastère de Sihăstria en Moldavie, Paisie Olaru (1987-1990), « véritable Serafim de Sarov roumain », et Cleopa Ilie (1912-1998), « vrai abba Pimen et patriarche non-couronné du monachisme roumain », ainsi que les caractérise le théologien roumain Ioan I. Ică junior de Sibiu auquel nous nous référons également.
Le père Cleopa
Ces pères spirituels, avec d’autres « starets », ont déterminé, tant sous le régime communiste qu’après, l’apparition de vocations pour la vie monastique, par dizaines et même par centaines. Moi-même j’ai été conduit à choisir cette voie par la rencontre avec abba Cleopa. Je l’avais connu tout d’abord de façon indirecte, dans mon enfance, à travers les récits de quelques croyants fervents de mon village d’origine, en Transylvanie. Ils l’avaient visité au monastère de Sihăstria. J’étais captivé par leurs récits, par ces bénédictions et ces enseignements qu’ils avaient reçus, au milieu de beaucoup d’autres pèlerins venus de tout le pays, devant lesquels il parlait à certaines heures de la journée, dans la véranda de sa cellule du monastère. J’ai lu ensuite une partie de ses écrits. La rencontre directe avec lui devait avoir lieu plus tard, au moment où j’ai commencé mes études théologiques en Moldavie, dans la ville de Suceava, pas très loin du monastère où vivait le père Cleopa. Je suis arrivé pour la première fois chez lui avec d’autres collègues du Séminaire théologique, pendant l’été 1994 ; à ce moment, je l’ai entendu aux côtés de quelques centaines d’autres pèlerins, mais je n’ai pu l’aborder personnellement. La rencontre directe avec lui allait avoir lieu quelques mois après, par l’intermédiaire d’un père professeur du séminaire, Constantin Cojocaru, qu’abba Cleopa connaissait depuis des années.
C’est ainsi que nous avons accédé à sa cellule, un matin d’automne, à l’heure où le père Cleopa était en prière. Il a abandonné son grand livre écrit en ancien roumain et il nous a parlé pendant près d’une heure. Nous nous étions agenouillés à ses pieds, tandis qu’il était assis sur le petit banc où il se reposait d’habitude. Il nous a embrassés de son amour et de sa douce voix. Il nous a fait connaître une partie des épreuves qu’il avait subies au cours de la période de persécutions, lorsqu’il s’était réfugié dans la solitude des montagnes, comme anachorète ; il nous a même montré la boîte où il gardait la Sainte Eucharistie, pendant cette époque d’ascèse rigoureuse, que le vieillard racontait très rarement. Au terme de notre visite, il a récité une prière de bénédiction, en invoquant comme intermédiaires et de mémoire, une longue suite de saints, de prophètes, d’apôtres, de hiérarques, de martyrs et d’ermites. Mon professeur lui a demandé de me donner sa bénédiction pour que je devienne « un bon prêtre marié » Le père Cleopa a hésité, en dépit des insistances du professeur, et puis, finalement, il a déclaré très fermement, en appuyant ses paroles et en me bénissant du signe de la croix sur le sommet de la tête : « Non, qu’il devienne un bon moine ! » La bénédiction du vieux père a porté ses fruits dans mon âme. Après ma rencontre avec lui, j’ai eu la certitude que j’allais choisir la vie monastique. J’ai commencé ensuite à le visiter le plus souvent possible et je m’abreuvais aux sources fraîches de ses enseignements et de sa vie spirituelle. Je l’ai visité pour la dernière fois quelques mois avant sa mort. À mon départ, il m’a fait don d’un chapelet, avec lequel j’ai été ordonné moine et que je garde encore religieusement.
Même après sa mort, de nombreux pèlerins viennent toujours au monastère de Sihăstria pour prier dans sa cellule, devenue un petit sanctuaire ; ils s’arrêtent aussi à son tombeau où l’on prie et l’on prend des mottes de terre pour la bénédiction et la guérison. Beaucoup de miracles dus aux prières du père Cleopa ont déjà été confirmés. Il semble que sa canonisation puisse avoir lieu dans peu de temps.
Parmi les pères spirituels encore vivants appartenant à l’ancienne génération, j’aimerais mentionner les pères Arsenie Papacioc de l’ermitage « Sainte Marie » de Techirghiol (Dobroudja) et Teofil Părăianu du monastère Brâncoveanu-Sâmbănta de Sus (Transylvanie). Tous les deux ont donné des enseignements repris dans l’ouvrage de l’Archimandrite Ioanichie Bălan, Convorbiri duhovniceşti [ Entretiens spirituels] publié en 1984 et 1988, en deux tomes si utiles en ces temps de censure et de pauvreté éditoriale, en ce qui regarde la spiritualité.
Le père Arsenie
Il naquit en 1914 et fut ordonné moine au Monastère Antim de Bucarest. Il a été un ami proche du « starets » Cleopa aux côtés duquel il a vécu un certain temps au Monastère Slatina de Moldavie, mais leur vision de la vie spirituelle était différente, ainsi que l’avoue le père Arsenie :
« Il est vrai que j’ai vécu avec le père Cleopa dans la solitude. Nous discutions beaucoup, et l’objet de nos disputes était dû en particulier à cette différence : il avait plutôt un penchant vers une vie d’ascèse, avec de grands jeûnes, des prières et des larmes, tandis que moi, j’étais enclin à vivre dans un état de permanente veille spirituelle. Et je garde mon point de vue, même maintenant, parce que ce n’est pas l’ascèse en soi que Dieu désire de notre part, mais le cœur brisé et humilié, ainsi que l’état de veille à chaque moment, c’est-à-dire la présence permanente de Dieu dans notre vie ».
Comme beaucoup de ces pères, le père Arsenie a été condamné en 1959 par le régime communiste à vingt ans de prison et aux travaux forcés, mais en 1964, il a été remis en liberté par le décret général d’amnistie concernant les détenus politiques. Il a été un certain temps curé d’une paroisse de Transylvanie (Filea), puis aumônier au Monastère Dintr-un lemn et, à partir de 1976, aumônier à l’ermitage « Sainte Marie » de Techirghiol, où il vit toujours.
Âgé maintenant de 93 ans, après une vie tumultueuse, pleine de privations comme ermite et de souffrance dans les prisons communistes, quoique affaibli et malade, il donne toujours des conseils aux pèlerins. Mais c’est avec peine qu’il réussit à venir à l’église et c’est seulement à certaines heures de la journée qu’il reçoit les fidèles pour les confesser et leur donner des conseils – à la différence du passé, quand la porte de sa cellule était ouverte en permanence. À présent, il a un disciple plus jeune qui célèbre tous les offices religieux à l’église.
Il y a deux ans, j’ai eu la joie de le rencontrer pour la première fois à l’ermitage « Sainte Marie », et nous avons concélébré par deux fois à l’autel de la petite église en bois qui se trouve dans l’enceinte de la communauté. J’ai été touché par sa bonté et par ses égards spirituels envers moi. A la première rencontre, je lui ai baisé la main, geste tout à fait normal, venant de la part d’un moine plus jeune, mais lui, à son tour, a baisé la mienne, geste qu’il fait avec n’importe quel prêtre, comme il l’écrit dans l’un de ses livres :
« Je fais cela même s’il s’agit d’un jeune prêtre, je lui baise la main en public, pour lui conférer de l’autorité ».
J’ai eu la possibilité d’échanger avec lui, dans l’intimité de sa cellule, de quelques problèmes qui me préoccupaient. J’ai particulièrement apprécié sa finesse et sa profondeur spirituelles. J’ai tout spécialement retenu ces paroles : « l’abandon de l’harmonie crée des stridences » ; ou bien : « tout moment est un temps et tout soupir une prière »…
J’ai rencontré de nouveau abba Arsenie à l’automne de l’année dernière, lorsque, en raison de certains problèmes médicaux, étant donné son état de sa santé toujours plus précaire, il est venu discrètement à Cluj-Napoca, la ville de Transylvanie où j’habite ; je dis « discrètement », parce que si les gens avaient été au courant de sa présence, la cour de notre résidence serait devenue trop petite pour la foule des fidèles qui auraient désiré sa bénédiction ou demandé des conseils pour leurs diverses difficultés. C’est avec beaucoup de joie que notre métropolite, Bartolomeu Anania, l’a accueilli, d’autant plus que lui aussi est l’un de ces fils spirituels qui se confessent au vieux Arsenie depuis leur jeunesse.
J’avais été chargé par Mgr Bartolomeu, d’aider l’archimandrite Arsenie pendant sa courte visite à Cluj. Je l’ai conduit tout d’abord à la cathédrale qu’il n’avait pas vue depuis plus de quarante ans, lorsqu’il avait été, après sa remise en liberté, en 1964, curé dans une paroisse de notre diocèse pendant deux ans. C’était un après-midi et dans l’église il n’y avait que quelques dévots, qui ont remarqué la présence du fameux père Arsenie et ils sont accourus pour recevoir une bénédiction. Parmi eux se trouvait un couple qui, les larmes aux yeux, s’est approché de lui en demandant des prières. Le père Arsenie leur a parlé doucement et puis il a voulu savoir s’ils étaient liés par le mariage religieux. Leur réponse a été négative et ils ont cherché à trouver diverses excuses. Le père Arsenie leur a conseillé de ne plus vivre dans le péché, mais ils se justifiaient toujours. Alors il les a apostrophés avec beaucoup de calme en leur disant : « Prenez garde à ce que vous faites, l’enfer aussi est pavé de bonnes intentions ! »
Peu après cette visite à la cathédrale, quelques personnes s’étaient déjà rassemblées à la porte de sa demeure. Parmi elles, un distingué professeur universitaire de philosophie est venu avec sa fille étudiante pour recevoir une bénédiction car, disait-il, la naissance de sa fille avait été le résultat des prières du père Arsenie. Ce n’est qu’après son départ que les fidèles ont appris la nouvelle de sa présence à Cluj et ils ont beaucoup regretté de ne pas avoir pu le voir.
Le père Teofil
Le deuxième père spirituel dont je voudrais parler ensuite est celui que je pourrais nommer « le Confesseur itinérant » À la différence du père Arsenie qui a été longtemps le seul aumônier d’un monastère de moniales et obligé donc d’y rester pour les offices religieux et pour les sollicitations des pèlerins, le père Teofil de Sâmbăta de Sus, non seulement accueille avec beaucoup de joie ceux qui viennent à son monastère, mais il voyage bien souvent pour répondre à toutes les invitations, surtout pendant les deux périodes de jeûne de la tradition orientale : le Carême et l’Avent. A ces époques, les associations des jeunes orthodoxes organisent d’habitude beaucoup de rencontres avec les pères confesseurs et chaque année, le père Teofil n’y manque jamais. Il répond aux invitations des grandes villes et des centres universitaires fameux, où il parle dans de vastes amphithéâtres ou dans les cathédrales de la ville, aussi bien qu’à celles venues de la part des villes les plus petites ou des paroisses de villages.
Le père Teofil est né en 1929 dans un village de Transylvanie près de Sibiu, nommé Topârcea ; il était l’aîné des quatre enfants d’une famille de paysans. Il est aveugle de naissance. Entre les années 1935 et 1940, il a suivi les cours d’une école spéciale à Cluj, qu’il a été obligé de quitter à cause de la guerre et ensuite, entre 1943 et 1948, il a fréquenté un lycée à Timişoara. De 1948 à 1952, il est devenu étudiant à l’Institut Théologique de Sibiu, et ensuite licencié en théologie. Le 1er avril 1953, il est entré au monastère de Sâmbăta comme aspirant à la vie monastique. En raison de ses études théologiques et de sa solide formation spirituelle, il a été reçu moine la même année. En 1960, le métropolite Antonie Plămădeală l’a ordonné diacre, de façon exceptionnellement rapide. Le 8 septembre 1988, il a été nommé archimandrite.
Lors de ma première rencontre avec lui, j’étais encore dans l’adolescence, mais j’ai senti qu’il était un homme de joie. Il transmet beaucoup d’optimisme et de paix et son discours est plein de joie spirituelle. Au cours de ses entretiens, il a toujours des moments pleins d’humour, ce qui établit un rapprochement spirituel et le rend très agréable. Il jouit d’une confiance extraordinaire parmi les jeunes gens au milieu desquels il aime se trouver et travailler, car de l’avis du « starets », les jeunes peuvent être modelés. La preuve en est que l’archimandrite Teofil est recherché par beaucoup de jeunes gens dont le nombre s’accroît continuellement et qu’il est souvent invité à leur parler partout dans le pays.
Après être devenu moine j’ai rencontré de nouveau le père Teofil, à l’occasion d’une conférence donnée par lui quelque part près du monastère où je vivais. Il m’a demandé quel était mon nom de moine et je lui ai répondu : « Macarie » Avec son humour caractéristique, il m’a dit que je devais traverser quelques étapes encore jusqu’à la mesure du nom de Macarie, qui en grec signifie « heureux » : tout d’abord Teopist, c’est-à-dire fidèle à Dieu, car qui croit en Dieu est au service de Dieu et devient Teodul, c’est-à-dire serviteur de Dieu. Qui est Teodul arrive à connaître Dieu car à celui qui accomplit ses commandements, Dieu se révèle, selon la parole de saint Marc l’Ascète qui dit que « le Christ est caché dans ses commandements et se révèle à celui qui les accomplit ». Qui connaît donc Dieu par l’observance de ses commandements s’appelle Teognost, connaisseur de Dieu. Dans la mesure où quelqu’un connaît Dieu, il devient amant de Dieu, c’est-à-dire Teofil et celui qui aime Dieu est Macaire, heureux.
Je voudrais dire encore quelques mots concernant deux autres confesseurs qui ont un grand rayonnement sur la vie spirituelle de Roumanie, depuis la libération du régime communiste. Il s’agit des pères Rafail Noica et Ioan Cojanu.
Le père Rafail
Le père Rafail est né en 1942 et est le fils du grand philosophe roumain, Constantin Noica. Au sein de sa famille, il n’a reçu qu’une éducation chrétienne orthodoxe assez sommaire. À l’âge de 13 ans, il quitte la Roumanie et part pour l’Angleterre avec sa mère (anglaise) et sa sœur, pour compléter son éducation. L’âge des tâtonnements se manifeste chez lui également au plan spirituel, car il cherche à s’accomplir au contact de plusieurs confessions occidentales. Un jour, il sent, selon ses propres paroles, « telle une lumière dans mon âme, la pensée de revenir à l’orthodoxie. Elle me convenait le mieux, sans y trouver d’explication logique ».
Il rencontre providentiellement l’Archimandrite Sofronie Saharov (1896-1993), l’Abbé du Monastère d’Essex, en Angleterre, qui le déterminera à choisir la vie monastique. En 1961, il revient à l’orthodoxie et en 1965, il a été ordonné moine au même monastère, le monachisme étant pour lui :
« la réponse aux questions que je me posais dans mon enfance et avec le temps, j’ai compris que c’est la mort qui détient le sens de la vie et je vois maintenant que notre vie ici-bas n’est que la seconde étape de notre transfert de la non-existence à l’éternité où Dieu nous appelle ».
En 1993, le père Rafail, après 38 années d’éloignement, revient, « tel le paralysé de l’Évangile », en Roumanie. Il y fait tout d’abord une courte visite et s’établit ensuite dans un ermitage des Monts Apuseni, dans le massif des Carpates Occidentales, où il a commencé à traduire en roumain les œuvres du père Sofronie Saharov d’Essex. C’est lui qui a choisi la solitude et ainsi, il n’est pas interrompu dans son travail spirituel par la multitude de ceux qui désireraient le visiter pour lui demander des conseils ou des prières. Occasionnellement, d’habitude pendant le Carême, le hiéromoine Rafail descend dans la ville voisine, Alba-Iulia, qui est le centre du diocèse sur le territoire duquel il vit. Il donne une conférence annoncée quelques semaines auparavant ; ensuite il répond très ouvertement à toutes les questions de l’assistance. L’espace de l’immense salle de la Maison de la Culture de la ville d’Alba-Iulia est insuffisant et un grand nombre de participants l’écoutent par les diffuseurs installés à l’extérieur de l’immeuble. À cause du fait qu’il quitte si rarement la montagne, de vrais pèlerinages sont organisés à cette occasion. Moines, moniales et fidèles laïcs viennent de loin, en voitures et en autocars spécialement loués pour cet événement. Quelques-unes des conférences et entretiens du père Rafail Noica ont été transcrits d’après les enregistrements sur bande et ont été imprimés dans le volume intitulé Cultura Duhului (Culture de l’Esprit), Alba-Iulia, 2002. Beaucoup d’exemplaires circulent sur support vidéo et audio.
J’ai eu la joie et le privilège spirituel de le rencontrer à plusieurs reprises, mais je me suis contenté d’une bénédiction et, ainsi qu’on le dit dans le Pateric [2], d’« uniquement le regarder », et cela m’a suffit. Le simple fait de l’avoir vu m’a apporté dans l’âme la paix et une joie profonde, que l’on ressent seulement auprès des saints. Je voudrais citer un fragment d’un entretien, inclus dans le volume Culture de l’Esprit, où il plaide, tout comme le père Teofil, pour la communion fréquente, chose malheureusement peu pratiquée dans certaines régions de l’Orient orthodoxe :
« En communiant avec Dieu, nous avons maintenant la force de continuer et même de vivre ce que nous demandons dans la Liturgie, « la journée toute entière, parfaite, sainte, paisible et sans péché ». Sans Dieu, on ne peut rien faire, car le Sauveur même a dit :‘ Demeurez en Moi comme Je demeure en vous ! De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne, ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez en Moi’ (Jn 15,4) – comme si l’on coupait une branche d’un tronc et celle-là se fane. Et je dirais même que, dans une certaine mesure, une journée sans Eucharistie est une journée où nous nous fanons spirituellement ».
Le père Ioan
Le père Ioan Cojanu est l’Abbé du Monastère « Saint Jean le Baptiste » près d’Alba-Iulia, établissement fondé après 1989. C’est là que moi aussi j’ai été reçu moine. Le Père Joan est né le 27 janvier 1959, près de Sibiu, dans le village de Caşolţ. Après le cycle élémentaire, il a suivi les cours du Séminaire Théologique Orthodoxe de Cluj-Napoca, puis, ayant terminé les études, il a demandé à l’évêque de ce temps-là la permission d’être ordonné prêtre-célibataire dans une paroisse aussi pauvre que possible, incapable de soutenir un curé et sa famille. Le Hiérarque de Cluj a bien réfléchi et après l’ordination de Père Joan, il l’a envoyé dans un village de montagne (Măguri Răcătău), aux maisons dispersées et éparpillées parmi les forêts séculaires. Il y est resté neuf ans, y déployant une prodigieuse activité missionnaire, pastorale et administrative à la fois, de sorte qu’à son départ, il a laissé une communauté fervente au point de vue spirituel, et solidement attachée à l’autel eucharistique. Il a édifié une nouvelle maison paroissiale et l’église a été restaurée. Tout au long de son activité à Măguri Răcătău, le père Ioan a été dirigé spirituellement par un hiéromoine âgé, Gavriil Miholca, curé d’une paroisse qui n’était pas loin de celle de son disciple. Après la chute du communisme, en 1990, l’archevêque Andrei Andreicuţ d’Alba-Iulia, qui avait réussi à inviter aux monastères de son diocèse de grands confesseurs tels le père Rafail Noica ou le père Ioan Iovan du Monastère de Recea, a fait venir le jeune prêtre Ioan Cojanu de sa paroisse de montagne, l’a ordonné moine et l’a nommé abbé de l’ermitage et puis du Monastère « Saint Jean le Baptiste ».
L’une des grandes qualités du père Ioan est qu’il sait allier de façon harmonieuse les activités spirituelle et administrative et que cette dernière n’a pas réussi à l’accabler. Le monastère est devenu un chantier et une grande église en pierre est en construction. À côté, il y a une vieille et belle petite église en bois, monument historique datant de 1768, transférée ici d’un village proche. En dehors de l’assistance religieuse accordée aux nombreux fidèles qui visitent le monastère, les occupations de la communauté sont les prières, le travail et l’étude. Au Monastère Saint Jean le Baptiste paraissait, jusque récemment, un périodique mensuel de spiritualité, « Épiphanie », parution interrompue temporairement à cause des travaux du chantier, mais au même lieu et dans une maison d’édition portant le Pères spirituels roumains contemporains même nom, paraissent chaque année quelques livres de spiritualité.
La vie monastique est surtout marquée par les offices religieux, qui se célèbrent la nuit, à partir de 2 heures, et par la nécessité du travail manuel, souvent fatigant. Le père Ioan Cojanu n’a pas de lit dans sa cellule. Il passe peu d’heures de sommeil dans un fauteuil ou étendu par terre dans sa cellule. Il fait cela tout naturellement, avec beaucoup de discrétion, mais tous ceux qui sont auprès de lui l’ont remarqué. Tout comme le père Teofil Părăianu, le père Ioan, au cours du Carême et de l’Avent, est toujours présent aux nombreuses rencontres avec les jeunes gens et les fidèles, dans les grands amphithéâtres des universités, dans les cathédrales ou dans les églises.
J’ai rencontré le père Ioan à un moment crucial de ma vie, lorsque je cherchais ardemment un « starets » pour me diriger dans la vie monastique. Je jouis toujours de son appui. Ma jeunesse avait besoin d’un repère et d’un modèle solide. À l’une des rencontres avec les jeunes gens, on lui avait posé la question : « Qu’est-ce que c’est que d’être jeune ? » Il a répondu :
« Cela signifie qu’il faut garder un cœur d’enfant. Lorsque Dieu a créé l’homme, Il n’a pas voulu penser qu’il vieillirait, pas même physiquement. Mais Il a eu en vue sa maturation, son perfectionnement. De sorte que tout ce qu’Il a mis dans l’homme ne doit pas disparaître, et en premier lieu sa jeunesse, même si l’homme est appelé à une transformation intérieure. Il ne s’agit pas de sa raison, de son intelligence, de sa mémoire, pas même de ses capacités corporelles ; le but est clair : Dieu attend que l’homme grandisse spirituellement. Mes amis, qu’est-ce que cela signifie pour nous que d’être jeune ? Cela peut signifier n’importe quoi, mais la seule grandeur d’un jeune homme est sa disponibilité pour Dieu, pour chacun d’entre nous ».
Je n’ai évoqué que cinq pères spirituels de Roumanie, parmi les plus connus, mais ainsi que le précise le P. Nicolas Stebbing – dans son livre exceptionnel qui constitue un vrai Pateric moderne –, à côté des confesseurs roumains qui sont de vraies « figures nationales », il y a aussi les prêtres, moines ou séculiers qui dirigent en permanence les fidèles sur la voie du salut et de la communion avec le Christ :
« J’ai constaté que beaucoup de croyants sont plus que contents de leurs curés et ils ne cherchent pas de moines ou de théologiens fameux pour se confesser ou pour recevoir des conseils spirituels ».
C’est à l’action conjuguée de tous les pères spirituels, très connus ou moins connus qu’est dû sans aucun doute l’accroissement spectaculaire du nombre des monastères et des ermitages de Roumanie, beaucoup d’entre eux étant le résultat de la dévotion et du zèle des prêtres et des fidèles, car on connaît depuis toujours l’attachement des Roumains aux communautés monastiques. Rien que dans le diocèse auquel j’appartiens, de Vad, Feleac et Cluj, à partir d’un seul monastère existant avant 1989, on est arrivé, après la chute du communisme, à 22 établissements monastiques, la majorité édifiés sur les emplacements des couvents détruits sur l’ordre de l’impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg, au XVIIIe siècle, au cours de l’assaut du catholicisme contre les Roumains de Transylvanie. Tous ces « nouveaux » établissements ont été édifiés pour donner suite au désir des fidèles, dirigés par leurs curés – des fidèles dépourvus si longtemps de ces vraies oasis pour l’âme assoiffée des Roumains, désireux de vivre aux alentours des monastères. C’est en ce sens que s’exprime également le métropolite de Cluj, Bartolomeu Valeriu Anania :
« Si la destruction des monastères transylvains s’est opérée de haut en bas, leur renaissance se fera de bas en haut. On abat la forêt avec la hache, elle renaîtra – même après 250 ans – de ses propres racines. Il y a une profondeur de l’âme roumaine qu’on n’a pu détruire et qui, voilà, engendre dans la lumière ».
À présent, sur le territoire de la Patriarchie Orthodoxe Roumaine existent 434 monastères et 190 ermitages où vivent 8059 moines.
Bien sûr, dans notre pays aussi les influences de la sécularisation se font sentir, mais nous espérons que tant qu’il y aura des pères spirituels qui, dans l’esprit de l’Évangile, dirigeront les destinées des moines et des fidèles, Dieu maintiendra la foi vive dans nos âmes, la foi « agissant par l’amour » (Ga 5,6). Saint Philarète de Moscou disait : « Donnez-moi cent bons confesseurs et je change la face du monde ». Soyons aussi optimistes que lui.