Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Le charisme partagé avec les laïcs ?

Daniel Briant, f.i.c.p.

N°2007-4 Octobre 2007

| P. 268-280 |

Sur un sujet aussi actuel que disputé, le frère Briant nous offre une étude fouillée, qui part des quatre axes du charisme religieux, mis en rapport avec les quatre pôles de l’identité chrétienne, et aboutit, moyennant quelques schémas qu’il nous a semblé nécessaire de reproduire, à des éclairages fort nouveaux. Qu’on aille immédiatement aux conséquences, si l’on préfère : on comprendra en les lisant que la démonstration en vaut la peine, notamment pour mieux distinguer « partage du charisme » et « fondation d’un nouveau charisme » éventuel.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Lorsqu’en 1994, le document romain La vie fraternelle en communauté prend en compte les nouvelles relations mutuelles qui s’établissent entre la vie consacrée et les laïcs, apparaît, au numéro 70, une formule novatrice pour exprimer cette révolution ecclésiale qui touche un nombre de plus en plus grand d’instituts, bien au-delà de ceux qui disposaient d’un tiers-ordre. Il s’agit de l’expression « partager le charisme ».

Plusieurs expressions de ce numéro incitent à pratiquer ce partage de façon volontaire : « la collaboration et l’échange des dons » ; « des laïcs participent au charisme et à la mission de l’Institut » ; « des communautés religieuses capables de communiquer et disponibles au partage » ; « des communautés religieuses qui sachent encourager les laïcs à partager le charisme ». Des conditions encadrent ce « partage du charisme » : le respect de la vocation des laïcs, du caractère séculier et du style de vie, les rapports mutuels reposant sur la coresponsabilité et la formation à la spiritualité de l’Institut. Vita consecrata a poursuivi sur le même thème (n° 56).

Depuis lors l’expression a fleuri et s’emploie volontiers dans les réunions, les rencontres, les documents sur le sujet. Les congrégations partagent leur charisme, dit-on couramment. Qu’est-ce à dire, au fond ? Le fondement des rapprochements vécus entre consacrés et laïcs s’articule sur la notion théologique de charisme, soit un don, une grâce, un mouvement de l’Esprit-Saint qui traverse une personne, le fondateur, ses compagnons, ses disciples, les nombreux successeurs à travers le temps, disponibles aux appels de l’Esprit pour incarner un visage d’Évangile. Alors, comment un don spirituel personnel peut-il être transmis, partagé, et d’abord au sein de l’Institut ? Comment définir clairement l’identité charismatique assimilée et vécue par une collectivité de consacrés ? Si le charisme dit quelque chose (ou dit tout, selon certains) de l’identité d’un consacré, comment le partage de ce charisme avec des laïcs s’accorde-t-il avec les états de vie différents ?

Les réalités vécues sur le terrain affrontent peu ou prou ces questions de façon pratique, non sans débats, recherches, interrogations [1]. Elles invitent à reconsidérer l’usage théologique du terme charisme dans l’Église et dans la vie consacrée [2], car la notion paraît volontiers floue. Dans la première phase postconciliaire de rénovation, chaque institut a été invité à partir à la recherche de son charisme pour lui donner forme dans des Règles rénovées. En 1979, Jean-Claude Guy, commentant Mutuae Relationes qui explicitait la notion de charisme dans la vie consacrée, constatait que la « recherche du charisme propre du fondateur s’est souvent perdue dans les sables de la banalité, et personne ne s’en porte plus mal [3] ». Plutôt que de considérer que chaque Institut a un charisme, il invite à revenir à l’affirmation primordiale du concile de Vatican II qui dit que la vie religieuse est un charisme [4]. Dans ces conditions, le charisme d’un Institut n’est plus partageable, puisque la vie religieuse, charisme en soi, n’est pas la vie laïcale… Cette impasse est évitée en distinguant le charisme générique de la vie consacrée dans le cadre de l’Église qui reçoit d’autres charismes pour son dynamisme et le charisme spécifique de l’institut qui fournit sa couleur particulière au sein du panorama des milliers d’instituts. C’est ce charisme qui serait partageable. Vita consecrata joue sur ces deux usages du terme charisme, le don de la vie consacrée à l’Église et au monde (n° 1) et la particularité de chaque institut (n° 1 aussi).

Dans le monde de l’éducation, que je connais particulièrement, et celui de la santé, la vie religieuse vit depuis des décennies un reflux institutionnel. La problématique du partage du charisme y est récente et, dès lors, plus brûlante que dans les formes de vie monastique, contemplative ou apostolique (au sens pastoral ou missionnaire). Des congrégations enseignantes sont conduites ainsi à animer un réseau d’établissements où le laïcat est très majoritaire. La définition, en 1992, du service de la tutelle [5] dans l’enseignement catholique de France autorise ainsi des situations paradoxales : des établissements sans aucune direction par un religieux ou une religieuse, et sans présence de communauté religieuse, dépendent du Supérieur Majeur, autorité de tutelle, nommant les chefs d’établissement laïcs par lettre de mission. Ces réseaux développent à la mesure de leurs moyens des processus de formation et d’animation pour partager le charisme avec des laïcs demandeurs. Et la pratique montre qu’il se partage bien quelque chose.

Dès lors, une réflexion plus approfondie s’impose pour aborder la notion théologique du charisme et en préciser les points d’application dans la pratique concrète de ces relations existantes entre laïcs et consacrés. L’assimilation courante du charisme à l’esprit du fondateur ou de la fondatrice, à l’esprit de la congrégation ou à la mission particulière de l’institut, semble trop sommaire pour comprendre et le charisme et le partage qui en est fait. Cette assimilation aboutit à comprendre le partage du charisme soit au moyen d’une formation spirituelle, soit au moyen d’une assimilation intellectuelle, soit encore au moyen d’un partage de tâche apostolique. La voie de recherche ici esquissée sera explorée à partir des pôles de l’identité chrétienne. Nous parcourrons d’abord des essais de description du charisme qui cherchent à réfléchir sur les pratiques nouvelles.

Les composantes du charisme

Lorsque des rapprochements ont lieu entre congrégations actives et laïcs associés aux mêmes activités, le thème de l’identité revient en force. Et d’abord celle des consacrés. Quelle identité spécifique revient-elle aux consacrés lorsque les mêmes responsabilités, les mêmes emplois, les mêmes missions, la même inspiration reviennent aux laïcs ? Le cas particulier de l’enseignement est à cet égard symptomatique de ces interrogations. Le partage du charisme entraîne alors une interrogation sur l’identité de la part des consacrés. Si les états de vie des chrétiens sont compris comme des charismes [6], l’identité du laïc, célibataire ou marié, s’avère différente de celle du religieux. Le charisme générique de la vie consacrée ne donne pas lieu à échange, comme nous l’avons dit. Les caractéristiques essentielles de la vie consacrée, son « essence [7] », maintiennent l’identité du consacré : le célibat pour le Royaume, une existence consacrée à Dieu seul, la suite du Christ dans le radicalisme évangélique, l’acte d’engagement dans cet état de vie. La vocation commune de tout chrétien se spécifie dans des vocations au charisme déterminé : célibat, mariage, vie consacrée, ministères ordonnés. La discussion sur l’identité ne porte plus ici sur les tâches partagées. l’être du consacré ne peut se confondre avec son faire, distinction classique mais tentation commune qui déstabilise.

Tous vivent la vie chrétienne, mais de façon différente selon leur vocation. Les différences touchent à l’état de vie comme nous venons de le voir, mais aussi aux pratiques qui informent la vie quotidienne du chrétien. Quelle est l’identité chrétienne, fondamentale et commune à tous les baptisés, qui donne lieu à des variations multiples pour le service du Corps unique du Christ ? Comment comprendre les visages diversifiés des instituts de vie consacrée, c’est-à-dire leurs charismes spécifiques, ce « style particulier de sanctification et d’apostolat qui crée une tradition déterminée [8] » ? Ces deux questions peuvent-elles recevoir une réponse commune ? Cet être-chrétien aux couleurs d’arc-en-ciel peut-il s’exprimer dans des « éléments objectifs », comme le précise Mutuae relationes pour le charisme d’un institut ?

Des tentatives pour donner chair à ces éléments objectifs ont eu lieu récemment dans la théologie de la vie consacrée. Au Canada, L. Boisvert développe depuis l’an 2000 sa pensée dans de courts ouvrages [9]. Le partage du charisme prend trois directions : celle de la spiritualité, celle de la communion, celle de la mission. Les laïcs vivent de façon propre les éléments qu’ils partagent avec les consacrés. Le critère premier et essentiel est le maintien du caractère séculier de la vie laïcale. Les consacrés sont appelés à « vivre la différence [10] ». M. Dortel-Claudot, dans un cours de 1995, esquissait une présentation en quatre éléments réunis schématiquement dans un triangle : l’intuition spirituelle, le rapport entre contemplation et action, le type de service apostolique, le mode de vie commune [11].

Cette répartition s’accorde partiellement avec la trilogie précédente car trois éléments sont communs : la spiritualité ou l’inspiration particulière ou le courant spirituel, qui sont partagés ; la communion approchée par la vie commune concrète (et non l’aspect ecclésial de la fraternité) qui interdit ici le partage avec les laïcs ; la mission, partagée, elle. L’élément contemplation et prière est ici disjoint de la spiritualité et désigne une compréhension et une pratique unifiante de la contemplation et de l’action dont les instituts montrent des mises en œuvre différentes.

Dans sa présentation de la formation à la vie consacrée, Les sentiments du Fils, le carme A. Cencini développe une synthèse sur le charisme basée également sur une trilogie : l’expérience mystique, le chemin ascétique, le ministère apostolique [12], et pose clairement le lien entre l’identité et le charisme. Nous pouvons reconnaître l’aspect spirituel et l’aspect contemplation sous l’appellation expérience mystique, ainsi que l’aspect mission sous l’appellation ministère apostolique. La vie commune ou la communion intervient par l’interaction personne-communauté qui se réalise dans la synthèse charismatique. Apparaît ici le thème nouveau de l’ascèse, de la voie ascétique, car toute vie consacrée comprend cette composante vitale. La réflexion de l’auteur entend le charisme comme la totalité englobante de l’être et de l’agir du consacré. Ce point de vue ne semble donc pas être une présentation du charisme spécifique. Dans une formation à trois niveaux – la formation humaine, la formation spirituelle, la formation charismatique – cette dernière assure l’intégration de l’ensemble et l’unité de la personne consacrée.

L’analyse de ces composantes conduit à identifier quatre axes où les particularités de chaque institut se dessinent. Le premier axe est la relation à Dieu traduite par les expressions « spiritualité », « intuition spirituelle », « expérience mystique », « rapport entre contemplation et action ». Le second porte sur la mission, le ministère apostolique. Ces deux axes sont communs aux trois approches. Deux autres directions peuvent être présentées : la vie commune et la communion d’abord – même s’il s’agit de contenus différents –, et ensuite la pratique ascétique, la conversion personnelle. Ces tentatives éclaircissent à coup sûr la voie vers une juste appréhension du charisme de chaque institut.

Une approche par l’identité chrétienne

La réflexion personnelle sur ces questions et ces analyses m’a conduit à faire le rapprochement avec les quatre pôles de la vie ecclésiale dont Benoît XVI rappelle les trois premiers : « La nature profonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche : annonce de la Parole de Dieu (kerygma-martyria), célébration des sacrements (leitourgia), service de la charité (diakonia) [13] », dans une encyclique qui est centrée sur le quatrième pôle : la communion (koinônia). Le charisme spécifique d’un institut, autour d’un noyau central constitué par la vision spirituelle du fondateur et la vie de foi personnelle, prendrait alors des formes particulières pour chacun de ces pôles constitutifs de la communauté chrétienne : sur l’axe relation au Dieu-Trinité, des modalités de célébrations liturgiques ; sur l’axe kérygmatique, des modalités de témoignage et d’enseignement de la foi ; sur l’axe relation aux hommes, des modalités de services caritatifs ; sur l’axe de la communauté, des modalités d’organisation et de vie commune.

Pour définir la spécificité ecclésiale d’un institut, don de Dieu pour l’Église, une analyse des quatre pôles permet de faire ressortir des caractéristiques qui distinguent un bénédictin d’un jésuite ou d’un frère lasallien, une carmélite d’une dominicaine ou d’une sœur vincentienne. L’analyse serait praticable pour les nouveaux mouvements ecclésiaux. Le rassemblement liturgique prend des formes différentes chez les moines ou chez les religieux et religieuses de vie active. L’eucharistie est centrale pour tous. La liturgie des Heures, commune à tous, se pratique différemment. Ces temps forts, leur durée, leur rythme, le lieu de rassemblement, la taille de la communauté réunie signent des vies consacrées différenciées. Le mode d’annonce de la foi se pratique diversement depuis le témoignage anonyme jusqu’à la prédication et l’enseignement théologique en passant par la catéchèse, l’activité missionnaire ad extra. Le service des hommes a suscité nombre d’engagements dans la santé, l’éducation, l’attention aux pauvres, aux prisonniers, aux mourants… Les modalités de la vie commune seront conditionnées par les trois premiers pôles : entre le monastère, le couvent, la communauté dans l’œuvre ou la fraternité en appartement, les choix de lieux, de fonctionnement, de régulation, d’obéissance créent des styles de vie distincts. Les instituts séculiers inventent eux aussi une organisation originale des ces composantes. Ces éléments combinés entre eux ne produisent pas des milliers d’instituts aux charismes totalement singuliers, mais plutôt des familles d’instituts où l’accent est mis sur un ou deux des trois premiers axes. La vie monastique, la vie contemplative marquent un accent fort sur le pôle liturgie. Les ordres apostoliques privilégient l’évangélisation. Les instituts de vie active mêlent fréquemment kérygme et charité. Ce qu’on nomme mission de façon générale comprend les deux axes de la proclamation kérygmatique et du service caritatif.

Ce schéma général doit s’articuler avec le charisme du fondateur ou de la fondatrice, la vision spirituelle qu’il ou elle promeut, l’expérience de l’Esprit [14] qui conduit à mettre en œuvre un visage d’Évangile particulier issu de sa fréquentation du Christ. Avec lui et ses disciples, « l’Église manifeste le Christ aux fidèles comme aux infidèles : soit dans sa contemplation sur la montagne, soit dans son annonce aux foules du Royaume de Dieu, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde, bénit les enfants et répand sur tous ses bienfaits, accomplissant en tout cela, dans l’obéissance, la volonté du Père qui l’envoya [15] ». Ce noyau essentiel est comme le cœur qui unifie les quatre pôles du charisme. Cette spiritualité originelle peut donner corps à différents charismes spécifiques, à différents instituts religieux ou séculiers, à des associations de laïcs, à une famille spirituelle. Ainsi, par exemple, dans la famille dominicaine ou dans la famille inspirée par Charles de Foucauld.

Les pôles de la vie ecclésiale servant de base à cette description phénoménologique de la variété des instituts de vie consacrée sont soutenus par la définition de l’identité chrétienne développée par L.-M. Chauvet [16]. A à ses yeux, l’être-chrétien, la structure de l’identité chrétienne – qui prend forme dans un schéma explicatif – se définit dans un cadre trinitaire, un centre constitué par la foi du croyant, trois pôles en interaction (Sacrement, Écriture et Éthique), et un cercle de médiation entre la Trinité et le croyant, l’Église. Le passage à la foi chrétienne implique qu’il est « impossible désormais de toucher le corps réel [du Christ] ; nous ne pouvons plus le “toucher” que comme corps symbolisé dans le témoignage que l’Église donne de lui, à travers les Écritures relues comme sa propre parole, les sacrements effectués comme ses propres gestes, le témoignage éthique de la communion fraternelle vécu comme l’expression de son propre service (diakonia) des hommes [17]. »

Chacun des trois pôles centraux donne lieu à une extension. Sous le chapeau Sacrement, il faut inclure toute célébration liturgique, les deux sacrements fondamentaux du baptême et de l’eucharistie, les prières de forme rituelle. Le pôle Écriture regroupe tout ce qui a trait à l’intelligence de la foi, la recherche biblique et théologique, la catéchèse, l’enseignement, la prédication. l’Éthique rejoint tout l’agir des chrétiens, la pratique morale et sociale inspirée par l’Évangile. On reconnaît ici les éléments déjà décrits plus haut. Ce modèle permet de définir aussi bien l’itinéraire de foi du croyant individuel que les accents de l’action pastorale d’une communauté chrétienne ou d’une Église locale. Il donne lieu à une variabilité : « Il est normal que la dynamique de la vie de foi entraîne, selon les époques et les cultures et selon l’histoire personnelle de chacun, des déplacements de centre de gravité par accentuation de tel ou tel élément [18] ». Il est alors compréhensible que des chrétiens réunis par la profession religieuse dans un corps animé par une lecture charismatique de l’Évangile choisissent un centre de gravité qui organise leur existence vouée à Dieu.

La dernière citation introduit un dernier élément-clé du charisme à travers l’expression « dynamique de la vie de foi ». Il s’agit du temps, le temps individuel – l’histoire personnelle de chacun –, mais aussi le temps collectif – l’histoire de l’Église ou l’histoire de l’institut, de l’association de laïcs. Lorsque l’on est invité à parler d’un charisme de vie consacrée, le mode de discours se fait d’abord et spontanément narratif. On raconte les débuts, les choix de fondation, mais aussi l’histoire de l’institut, les évolutions, les réformes, les chapitres… Chaque consacré vit lui-même au cours de sa vie un itinéraire d’appropriation du charisme pour se conformer au visage du Christ qui nourrit la spiritualité de l’institut. La dimension temps lui est essentielle. Pour définir un charisme spécifique, l’approche analytique pourrait parcourir le schéma suivant :

Des éclairages nouveaux

Cette synthèse ouvre des horizons sur plusieurs domaines : l’histoire de la vie consacrée, la théologie pratique, les démarches vocationnelles, le partage du charisme. Le développement de la vie religieuse au cours de l’histoire montre le déplacement du centre de gravité des fondations. Le premier millénaire est monastique et accentue les pôles liturgie et communauté. Cela est aussi valable pour les formes canoniales qui disposent en plus de la spécificité pastorale. Le Moyen-Age voit naître les ordres mendiants, destinés à l’évangélisation, tout en gardant la dimension du couvent et de l’office choral. Les jésuites, au XVIe siècle, ouvrent la voie à la vie religieuse active, sans couvent ni office choral. Libérées de ces contraintes, les congrégations masculines et féminines se multiplient alors dans les champs de l’annonce de l’Évangile et du service caritatif. Les instituts séculiers privilégient l’insertion dans le monde et le service des hommes en renonçant à la vie commune. Les seuils historiques ainsi franchis [19] font le tour du schéma précédent, positionnant progressivement les instituts sur toutes les dimensions de l’agir de l’Église (voir schéma page suivante).

L’analyse par les pôles de la vie ecclésiale provoque des rapprochements avec l’action pastorale de l’Église et rejoint ainsi la théologie pratique. Cette approche situe sans ambiguïté chaque charisme dans l’agir de l’Église et justifie concrètement la définition du charisme comme don fait à l’Église pour l’Église et le monde. Les charismes spécifiques combinent ainsi des pratiques chrétiennes d’intervention comme les présente le récent Précis de théologie pratique [20], sous quatre chapeaux : célébrer, proclamer, soutenir, édifier, correspondant aux actes fondateurs de la vie chrétienne et aux quatre pôles de la vie ecclésiale.

En conséquence

La réflexion sur l’adéquation entre la vocation et le charisme trouve ici des éléments de coïncidence à deux niveaux. Tout d’abord, sur le plan fondamental du choix de l’état de vie. Si l’état de vie est un charisme générique (la vie religieuse, le ministère ordonné, le laïcat, le mariage, le célibat), le discernement sur la vocation doit d’abord s’attacher à ce premier choix charismatique au travers d’une culture vocationnelle large. Deuxièmement, sur le plan du choix d’un charisme spécifique (institut de vie consacrée, tiers-ordre séculier, nouveau mouvement ecclésial, groupement de vie évangélique, association de laïcs, communauté nouvelle…), l’itinéraire vocationnel empruntera des voies de découverte sur les quatre éléments : la liturgie et la prière, la communion ecclésiale, le service de la charité ou l’expérience de l’amour de Dieu reçu et offert à travers le témoignage [21]. La vocation d’une personne à la vie religieuse aboutira après le cheminement, le discernement et la formation initiale puis permanente, à une coïncidence avec le charisme spécifique d’un institut. On comprendra aussi que le charisme spécifique n’est pas totalisant. Rien n’empêche une religieuse dominicaine de se nourrir des écrits carmélitains ni un religieux de participer au mouvement des Focolari.

Le quatrième horizon éclairé par cette tentative nous ramène à la problématique introductive, le partage du charisme. Ce qui se réalise sur le terrain trouvera plus de clarté en décrivant d’abord l’acte de fondation et ses intuitions. Le fondateur ou la fondatrice est le point focal des charismes spécifiques issus de son expérience originale. Le partage du charisme signifie à ce niveau que le partage est total entre consacrés et laïcs : la figure fondatrice appartient à l’Église. On parle alors de partage de la spiritualité, mais il s’agit d’abord d’un mouvement intérieur suscité par l’Esprit dans chaque personne. Cette vision spirituelle doit alors s’incarner dans des formes charismatiques différentes s’articulant sur les quatre pôles : quelle place et quelle articulation pour la liturgie, pour le témoignage, pour le service, pour la vie fraternelle ? Lorsque la forme laïcale du charisme n’existe pas, il conviendrait de ne plus parler de partage du charisme – le charisme spécifique d’un institut tel que nous l’avons défini ne se partage pas, il se vit concrètement dans des personnes et un corps constitué – mais de fondation d’un nouveau charisme spécifique en étroite relation avec le charisme spécifique du ou des instituts associés. Dans ce cas, les parcours de formation prendront la forme de recherche-action pour créer du neuf et lui donner corps dans des pratiques, dans des textes, dans des institutions. Partager la mission, expression qui signifie aujourd’hui partage des tâches apostoliques, éducatives et caritatives, devrait alors signifier pour un laïc engagé qu’il vit une mission ecclésiale à sa façon, selon la forme laïcale qui lui est propre en conservant son insertion dans la vie commune du monde. Ce qui nous ramène en boucle aux considérations initiales du numéro de La vie fraternelle en communauté.

[1Voir B. Delizy, Vers des familles évangéliques ?, Ivry-sur-Seine, Ed. de l’Atelier, 2004.

[2Voir L. Boisvert, Les charismes en vie consacrée, Montréal, Bellarmin, 2000.

[3J.-C. Guy, La vie religieuse, mémoire évangélique de l’Église, 1987, Paris, Centurion, p. 105.

[4Lumen gentium, n° 43.

[5Conférence des évêques de France, Statut de l’enseignement catholique, Paris, SGEC, 1992 (1996).

[6Voir G. Lafont, Imaginer l’Église catholique, Paris, Cerf, 1995, p. 139-153.

[7Sœur Marie-Ancilla, Se consacrer à Dieu, Paris, Téqui, 1998, p. 107-111.

[8Mutuae relationes, n° 11.

[9L. Boisvert, Laïcs associés à un institut religieux, Montréal, Bellarmin, 2001 ; Le charisme, un visage évangélique à incarner et à manifester, Montréal, Bellarmin, 2004.

[10L. Boisvert, Vivre la différence, Montréal, Bellarmin, 2002.

[11M. Dortel-Claudot, Les laïcs associés, participation de laïcs au charisme d’un institut religieux, Paris, Médiasèvres, 2001, p. 61-66.

[12A. Cencini, Les sentiments du Fils, Toulouse, Ed. du Carmel, 2003 (1998), p. 153-176.

[13Benoît XVI, Dieu est amour, n° 25.

[14Mutuae relationes, n° 11.

[15Lumen gentium, n° 46.

[16L.-M. Chauvet, Symbole et Sacrement, Paris, Cerf, 1987, p. 167-194.

[17L.-M. Chauvet, ibid., p. 175.

[18L.-M. Chauvet, ibid., p. 182.

[19Voir par exemple la récente présentation de G. Muchery, Chemins à la suite du Christ, Paris, Bayard, 2007.

[20G. Routhier, M. Viau (dir.), Précis de théologie pratique, Ottawa– Bruxelles– Ivry-sur-seine, Novalis– Lumen vitae– Ed. de l’Atelier, 2007, p. 237-249.

[21Congrégations pour l’éducation catholique, pour les Églises orientales, pour les Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie apostolique, De nouvelles vocations pour une nouvelle Europe, 1998, n° 27.

Mots-clés

Dans le même numéro