De nouvelles formes de vie consacrée ?
Marc Leboucher
N°2007-3 • Juillet 2007
| P. 163-169 |
Un laïc connu pour son soutien à la vie religieuse s’interroge, de belle manière, sur l’avenir et ose « demander des fondateurs ». Il propose même trois chantiers, tous choisis dans le domaine de la pauvreté. Ces « formes nouvelles » pourraient certes être des formes renouvelées, et le catalogue des chantiers, s’enrichir. Ne manquons pas l’occasion de boire à la fontaine, ou de nous réjouir de ce qui fait, selon le poète, la beauté du désert : qu’il y ait un puits quelque part.
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Concluant voici quelques années une enquête journalistique sur les religieuses apostoliques en France, je m’interrogeais légitimement sur leur avenir. Fallait-il se résigner à la disparition de tout un monde et de formes de vocations si originales ? Que dire en effet du futur de ce style de vie chrétienne lorsqu’on sait que nombre de congrégations sont vieillissantes, que des maisons ferment, que les effectifs fondent à vue d’œil [1] ? Certes, il est aisé de constater que ces instituts ont répondu à un moment donné à des besoins particuliers, à des demandes précises en matière d’éducation ou de soins par exemple et que ceux-ci sont désormais satisfaits par l’État ou la société civile. Il est facile également d’invoquer des raisons culturelles ou des changements de mentalités pour expliquer cet effacement. Reste qu’on voit disparaître avec peine tout un patrimoine humain et spirituel, tout un trésor de don et de générosité. Alors parfois, quelques images de la vie religieuse s’échappent ça et là des médias : le visage d’une Mère Teresa, le sourire de Sœur Emmanuelle, les facéties policières de la série télévisée « Sœur Thérèse.com ». Images consensuelles ou parfois plus folkloriques, sympathiques mais souvent désuètes…
Pourtant, s’interroger sur l’avenir ne conduit-il pas à appeler, même de manière présomptueuse peut-être, à la naissance de nouvelles formes de vie consacrée ? L’audace et l’imagination sont-elles interdites ? Non bien sûr pour jouer les prophètes ou les grands stratèges de la pastorale, mais par un acte de foi et d’espérance. Foi dans une histoire commune et dans la capacité éprouvée de la vie religieuse à se renouveler au cours des siècles. Depuis les Pères du désert ou les premiers monastères, les ordres mendiants ou les congrégations apostoliques, que de chemins parcourus, de créations et de dynamisme ! Espérance aussi dans ce qui peut paraître fragile ou ténu, dans des pousses de renouvellement des intuitions chrétiennes. Curieusement, ce sont parfois des athées ou des bouddhistes qui, presque à leur corps défendant, saluent la grandeur du christianisme et cette capacité de se renouveler, notamment à travers celle du monde religieux. Alors que les chrétiens ont parfois honte de leur propre tradition et n’en parlent plus guère. Par excès de pudeur peut-être…
Qu’est-ce que la nouveauté ?
Parler de nouvelles formes, n’est-ce pas d’emblée souligner une sorte de souplesse, d’adaptabilité de la vie consacrée à des situations, des cultures ou des appels nouveaux ? N’est-ce pas aussi tenir compte d’un individu qui a changé et qui n’a pas forcément beaucoup de points communs avec ceux qui autrefois rejoignaient les congrégations classiques ? Le principal défi des formes de vie consacrées à venir est sans doute de concilier le désir d’épanouissement personnel de l’individu, plus prégnant aujourd’hui, et les exigences d’une mission, d’un projet ou d’un cadre proposé comme celui des vœux. Car comme le remarquait récemment une enquête consacrée aux prêtres, le discours sur la vocation a changé. A côté de l’insistance sur le don de soi, voire sur le sacrifice qui prévalait autrefois, toute une prise en compte du bonheur de la personne, de sa compétence et de l’épanouissement dans son ministère se fait plus forte. La figure tragique du Journal d’un curé de campagne, de Bernanos, paraît un peu dépassée [2] et ce dernier ne susciterait aujourd’hui plus guère de vocations avec son magnifique Dialogue des carmélites. Il faut alors toute la force d’un projet, d’une cause puissante pour que cet impératif du bonheur individuel puisse se muer en termes de générosité et sache attirer des vocations nouvelles.
A leur manière, des initiatives comme la communauté Sant’Egidio, l’Arche de Jean Vanier ou certaines communautés nouvelles comme le Pain de Vie, ont tenté ce type d’expérience, choisissant parfois pour certains de ses membres de rentrer dans un schéma plus classique d’ordre religieux. Un accent particulier comme le souci des handicapés, la paix dans le monde ou l’accompagnement des pauvres est venu s’affirmer comme un appel fort en proposant aussi des voies d’équilibre personnel. Mais comment aller plus loin ? Faut-il susciter des petites communautés au témoignage individuel fort, en diaspora enfouie dans la sécularité ? Doit-on exclusivement penser la vie consacrée en articulation avec des groupes de laïcs autour de l’appel commun à la sainteté ? Et comment lui donner son sens au milieu d’autres expressions de la vie de l’Église, comme les paroisses ou les diocèses ?
On demande des fondateurs !
L’effort de renouvellement de la vie religieuse contemporaine qui a accompagné ou suivi Vatican II a beaucoup valorisé le retour aux sources évangéliques ainsi qu’une nouvelle appropriation du charisme des fondateurs, et ce dans nombre d’instituts. Mais pour que naissent de nouvelles expressions de vie consacrée, n’avons-nous pas besoin aussi de fondateurs, de personnalités prophétiques qui se lèvent pour voir plus loin, pour parler plus fort ? Là encore, nous buttons peut-être sur une difficulté propre à la fragilité de l’individu d’aujourd’hui. Le xxe siècle a certes connu de belles figures de proue dans les domaines missionnaire ou caritatif, à l’instar d’une Mère Teresa ou d’un Père Epagneul. Mais il a vu aussi de très grands spirituels hésitant à fonder des ordres en dépit de la qualité de leur message : pensons à un Charles de Foucauld, n’en finissant pas de réécrire la règle de la communauté qu’il voulait fonder, ou à une Madeleine Delbrêl, renonçant devant la fondation d’un institut séculier. Et puis, que dire de ces autres visages mystiques qui nous parlent tant aujourd’hui, une Etty Hillesum ou une Simone Weil, et que l’on peine à classer dans des catégories bien définies [3] ? Ne vivons-nous pas d’une certaine manière une crise des fondateurs, paralysés devant la complexité du monde ?
Pour susciter des formes nouvelles de vie consacrée, sans doute faut-il dépasser cette solitude spirituelle, ce tragique de l’individu, fragile et ballotté. Et écouter aussi les besoins qui s’expriment dans les bouleversements d’aujourd’hui.
Les enfants de Don Quichotte et de François d’Assise
Hiver 2006-2007 à Paris. Un petit groupe défraie la chronique en prenant fait et cause pour les sans-domicile-fixe affrontés au froid dans la rue. Dressant des tentes au bord du canal Saint-Martin, les militants de l’association les Enfants de don Quichotte partagent pour quelques jours la vie de ces sans-abri, dans le souci de mobiliser l’attention d’une opinion publique un peu indifférente. Peu à peu, pouvoirs publics et presse, associations et soutiens vont s’emparer du phénomène et lui donner plus d’écho. Quelques temps plus tard, le droit pour le logement opposable se voit reconnu par les autorités politiques. Avec un sens habile de la communication, les Enfants de don Quichotte ont su à leur manière secouer un peu de notre torpeur collective…
Ce n’est pas le lieu ici de porter un jugement sur ce type d’action qui peut vite trouver sa limite dans la société médiatique dans laquelle nous vivons. Les Enfants de don Quichotte n’ont ni le monopole du cœur ni celui de la charité, et bien avant eux, nombre de chrétiens ou de militants humanistes se sont engagés dans les domaines de la solidarité ou du combat pour les pauvres. Il reste pourtant qu’un tel épisode dit sans doute davantage qu’un fait d’actualité parmi d’autres. A sa manière, au delà du seul coup médiatique, il met l’accent sur l’importance d’actions prophétiques et symboliques pour faire bouger notre vivre ensemble. Ce que les Don Quichotte ont fait en ces jours de grand froid, ces tentes posées au milieu d’une capitale opulente, n’est-ce pas renouer un peu avec les intuitions d’un Vincent de Paul ? N’est-ce pas comme un clin d’œil à François d’Assise et sa capacité à mettre l’accent sur le partage de vie avec les plus pauvres, à danser nu devant le pape ?
A mon sens, réfléchir sur les nouvelles formes de vie consacrée invite à trouver d’autres formes de paroles ou d’actes prophétiques, susceptibles d’interroger nos sociétés sur leurs propres valeurs. Ce terrain du questionnement prophétique occupé autrefois par la vie religieuse, comment peut-il se renouveler aujourd’hui ? Les enfants de don Quichotte ne craignent pas, sous une filiation aussi prestigieuse que celle de Cervantès, de s’attaquer aux causes désespérées. Mais que font donc les enfants de Dieu, de leur côté ? Sont-ils si désespérés et inaudibles ?
Les trois chantiers de la pauvreté
Désolé, même si cela peut paraître ringard à certains, je ne peux m’empêcher de croire que le vœu de pauvreté constitue un élément structurant de la vie consacrée, à un moment où justement, il n’est pas toujours compris dans notre monde. De nouvelles formes de vie consacrée doivent donc le mettre en œuvre autrement, non dans le sens d’une mortification héroïque ou d’une privation volontaire, mais plutôt pour lutter contre les pauvretés d’aujourd’hui, les chantiers qui appellent service et inventivité.
Nous avons déjà évoqué la question de la pauvreté et du logement à propos du dernier hiver parisien… Pardon d’y revenir. La question devient aujourd’hui tristement d’actualité dans toute l’Europe, où une bonne part des enfants des classes moyennes ne parviennent plus à se loger, où même un nombre croissant de salariés ne disposent pas d’un toit pour vivre. Certes, il y a bien le terrain associatif, le travail des hommes politiques, la bonne volonté des uns et des autres… Mais serait-il vraiment absurde de voir naître une ou des congrégations religieuses se consacrant à cette tâche du logement ? N’y aurait-t-il pas là un signe fort, au-delà de la simple bonne volonté ou des sentiments humanistes, une affirmation de la dignité de l’homme ? Car délivrer le pauvre de l’angoisse du lendemain, n’est-ce pas lui rendre un peu de son humanité ?
Un autre chantier serait à creuser à propos de notre relation à l’argent. Là encore, les prophètes de la Bible ne se sont pas privés pour en dénoncer les effets pervers et la critique a été relayée par les Évangiles ou, des siècles plus tard, par les écrivains catholiques. Mais n’y aurait-il pas là encore, dans le domaine de la vie consacrée, un autre défi, celui d’évangéliser la finance, tout ce monde de l’immatériel sur lequel repose le sort de nombreux groupes humains ? On le sait, les religieuses en particulier se sont beaucoup investies ces dernières années dans le domaine des placements éthiques ou solidaires. Lorsqu’ils se livrent à des productions artisanales ou commerciales, nombre de communautés et monastères tentent, eux aussi, de trouver un certain équilibre entre les contraintes du profit et le sens de la pauvreté. Mais ne peut-on pas aller plus loin ? Comment faire que des systèmes d’économie ou de finances ne tournent pas à vide, dans des spirales sans cesse recommencées, mais puissent trouver d’autres types d’orientations ? Comment résister à la séduction de l’argent dans un monde où celui-ci est nécessaire ? Nos sociétés forment aujourd’hui des armées de financiers et de gestionnaires. Il en est encore parmi eux qui choisissent d’être prêtres ou de rejoindre des communautés, par exemple. Mais peut-on imaginer par ailleurs des formes de vie religieuse qui aideraient à convertir cette relation à l’avoir ?
Troisième chantier de pauvreté, celui du choix et de la liberté. Sous couvert de discours ou d’idéologies qui vantent la liberté individuelle, nos contemporains sont-ils vraiment libres ? Peuvent-ils s’orienter sans pression et choisir le sens de leur existence ? Combien de jeunes aujourd’hui, par exemple, se trouvent embarqués dans une carrière professionnelle ou une expérience affective sans s’être véritablement arrêtés, posés, pour réfléchir. Combien suivent docilement la voie des parents sans guère s’interroger sur leur aspiration intérieure ? Il n’est pas rare de voir autour de soi tel jeune adulte qui, après un parcours d’ingénieur dans une grande entreprise, décide de devenir instituteur ou éducateur, voire renoue avec un talent artistique caché. Comme si nombre de vocations profondes se voyaient étouffées par des déterminismes sociaux ou familiaux…
Alors, pourquoi ne pas imaginer là encore une forme de vie consacrée qui pourrait prendre en charge cette aide à la décision, ce service qui peut permettre à une liberté de se développer ? Certes, me direz-vous, saint Ignace, avec ses Exercices et sa famille spirituelle, nous a depuis longtemps précédés dans cette voie. Mais il reste qu’à présent, de nombreux hommes et femmes sont en quête de parole et d’écoute. Et il s’agit pas simplement de proposer une forme de coaching intérieur ou de développement personnel amélioré, mais davantage un vrai service du conseil spirituel à un moment où beaucoup sont seuls et laissés pour compte, voire ne parviennent pas à sortir de la morosité ou de l’indécision. Autrefois, par les soins apportés aux malades ou l’éducation des enfants, les religieuses apostoliques jouaient un vrai rôle de proximité. De nos jours, ce type de proximité risque d’ailleurs d’être pris en charge par d’autres courants religieux, comme ceux des évangéliques ou des fondamentalistes [4]. Pourquoi ne pas envisager là encore une autre forme vie consacrée vouée à ce service spirituel ?
Dans cette courte contribution, je n’ai guère évoqué, il est vrai, des aspects plus concrets, des propositions de style de vie ou de cadre canonique, me refusant à jouer à la religion-fiction. Des écrivains ou des théologiens auraient certes plus de talent pour le faire. Mais quitte à imaginer la vie consacrée de demain, laissons-lui sa part d’utopie, sa dimension d’imagination pour anticiper le Royaume.
[1] Marc Leboucher, Les religieuses, Paris, Desclée de Brouwer, 1993.
[2] Cécile Béraud, Le métier de prêtre, Paris, L’Atelier, 2006.
[3] Voir en ce sens l’ouvrage de Catherine Millot, La vie parfaite, Paris, Gallimard, 2006.
[4] Voir sur ce thème la livraison de la revue Esprit de mars-avril 2007, consacrée aux effervescences religieuses dans le monde.