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Lettre à un paroissien sur la Providence de Dieu

Georges Nossent, s.j.

N°2007-2 Avril 2007

| P. 136-140 |

Poursuivant un échange commencé, l’épistolier place immédiatement au centre de sa réflexion le Christ sauveur. Il progresse ensuite du gouvernement par Dieu de l’univers physique à sa Présence spirituelle au monde, et au Dessein de salut que le refus de l’homme ne peut rebuter. Tout en gardant la discrétion requise dans ces sujets délicats, il confesse que, malgré les apparences, la prière de demande est toujours exaucée dans son élan, puisque le Père donne l’Esprit de Jésus à ceux qui le lui demandent. Un dialogue pastoral exemplaire de part en part.

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Cher (Ami),

Tu me demandes de mettre par écrit en résumé mes convictions, ma foi, sur le thème de la « Providence » dont nous avons parlé. Je le fais avec crainte et tremblement, car c’est un sujet bien délicat.

Tout d’abord il me semble que la Providence de Dieu s’exerce fondamentalement en vue de l’avènement du « Royaume » par la croissance de l’Église (visible et invisible) à travers l’Histoire des Hommes. Elle le fait, avec comme Centre le Christ, en qui tous les sauvés doivent un jour être « totalisés ». Elle le fait à travers les péchés, à travers les faiblesses du corps historique de l’Église elle-même, elle le fait en suscitant la sainteté. Elle utilise même l’incroyance pour purifier son Église, pour éprouver les Saints. Nous avons quelques signes de cela dans l’Histoire de l’Église et des Saints, mais le comment de tout cela nous échappe, c’est un mystère de grâce dont Lui seul a le secret (« mes pensées ne sont pas vos pensées »). Je crois que nous aurons l’éternité pour déchiffrer cette fresque formidable d’amour, de péché, de joie et de sang. Mais il faut y adhérer dès maintenant par la foi et l’espérance, croire que les semences de grâce inaugurées à Pâques portent et porteront leurs fruits, c’est-à-dire que le Royaume de Dieu adviendra, que le Christ mènera les Saints au salut, à coup sûr.

Ces considérations sont fondamentales, mais ne répondent pas à l’attente habituelle des gens. Leurs questions sont plus concrètes : si Dieu dirige le monde, pourquoi tant de catastrophes ? Pourquoi, si j’observe bien sa loi, permet-Il tous ces malheurs dans mon existence ? Etc.

D’abord il faut dire que certaines de ces questions procèdent d’une grande pauvreté spirituelle (« j’observe bien sa loi », c’est se déclarer parfait, n’ayant plus de chemin à faire, c’est décréter d’avance qu’on a droit à une récompense et le droit de la choisir… parmi les bonheurs terrestres…).

Ensuite, puisqu’on parle de bonheurs terrestres, on est amené à parler du gouvernement par Dieu de l’Univers matériel.

Et c’est là que (aidés par la science assumée dans un cœur croyant), nous pouvons mieux comprendre les choses qu’au temps de saint Augustin. Nous pouvons mieux saisir la « folie » de Dieu. Dieu ne gouverne pas au coup par coup selon une sorte d’arbitraire sacré. Il s’est d’abord « vidé » lui-même dans sa création (la « kénose » de saint Paul, que les Pères grecs font remonter à la Création elle-même), accordant à la Nature une véritable autonomie. Cette autonomie (les « lois de la Nature »), Il l’a déterminée de façon à rendre possible l’avènement de l’homme et sa vie dans l’univers, et le déroulement de sa liberté (pour le bien et le mal). Et Il a fait cela en vue du « Retour » de la liberté de l’Homme, de son cheminement vers le salut. Cependant l’Univers physique (et donc le corps humain) n’est pas seulement un moyen temporaire qui serait éliminé dans le salut final. Il sera un Jour pénétré de part en part par la Grâce et donc parfaitement en Harmonie avec cette Grâce qui est Joie et Paix. Et il y a une anticipation épisodique de cela dans le Miracle de la Transfiguration. Mais maintenant la Création « gémit encore dans les douleurs de l’enfantement ». Autrement dit, Dieu a encore actuellement ligoté sa puissance, « jusqu’à ce que le nombre des Élus soit complet ». Il n’intervient pas au coup par coup pour empêcher que l’homme, dans son action dans le monde, se heurte et se blesse ou soit broyé dans sa rencontre avec l’infinie complexité de la Nature (je ne parle pas de maux causés à l’homme par l’homme lui-même, par le péché). Plus trivialement, à une prière comme « Délivre-moi de cette maladie », Dieu ne répond pas (sauf miracle, comme signe religieux dans un contexte de foi) en déplaçant des molécules ou des atomes ou des virus (Il s’est vidé lui-même dans l’autonomie de la Nature).

Et cependant Dieu gouverne le Monde, et pas seulement indirectement, par les lois de la Nature. Cela, c’est du « théisme » du xviiie siècle. Dieu gouverne le Monde par une intense Présence (Immanence), alors même que l’autonomie de la Nature désigne son Absence (Transcendance). Et cette présence se fait par l’Esprit Saint et en vue du Christ, en considération du Christ. C’est ce que le Christ dit par ces paroles : « Tout ce que vous demanderez en mon nom, etc. » Cette Présence Inspiratrice de Dieu ne se fait pas en vue d’un paradis terrestre mais en vue de l’édification en ce monde, manifestée déjà en ce monde, du Corps du Christ.

Cette Présence est spirituelle, Inspiratrice. Elle ne change pas la Nature, elle change le Cœur de l’Homme, elle lui insuffle de collaborer (parfois sans qu’il s’en doute), à ses desseins.

Là aussi il y a une « kénose ». Car si Dieu agit sur le Cœur de l’Homme, là aussi il se rend impuissant à passer outre, en cet homme, ici et maintenant, à son refus. Mais son dessein de salut n’en est pas rebuté et agit autrement.

C’est ainsi que des hommes, se penchant sur leur passé, peuvent voir que par bien des détours, parfois leurs propres fautes, ils furent menés là où ils devaient aller et qu’ils ne voyaient pas clairement eux-mêmes. Il leur arrive de voir que telle rencontre fut « providentielle », c’est-à-dire qu’elle ne fut pas le fruit du hasard, même si elle fut inattendue, mais le fruit d’un dessein secrètement préparé dans le cœur de l’un et de l’autre. Ainsi, Paul sut qu’il devait aller trouver Gamaliel, et celui-ci sut qu’il devait le recevoir. Les choses ne se passent pas ordinairement par des « visions » (cela, c’est la façon d’écrire les choses en ce temps-là), mais par l’inspiration du cœur, que seuls connaissent ceux qui écoutent, mais que quelques autres qui écoutent quand même, ne reconnaissent pas comme telle.

Qu’en est-il alors de la prière de demande ?… Pouvons-nous « infléchir » Dieu, faire qu’Il nous écoute ?… Mais bien sûr (les Psaumes sont pleins de cette affirmation, en un langage très mythologique), à condition de se mettre dans la bonne perspective : ce n’est pas nous qui prenons l’initiative du Salut ni qui disons à Dieu quel salut nous convient, c’est Lui ! Dieu se laisse fléchir en ce sens qu’Il a déjà pris l’initiative de se fléchir vers nous, alors que rien ne l’y contraint. Ainsi « fléchir » Dieu, ce n’est pas modifier ou dévier son Amour vers telle chose particulière, c’est l’accueillir en soi. Autrement dit, la prière de demande n’atteint pas toujours son objectif « mondain » particulier, car tel n’est pas l’objectif de Dieu. La vraie prière est celle que l’Esprit Saint fait en nous et à laquelle notre cœur adhère, et elle est la prière de Jésus : « Que ton Règne vienne ». Mais cela, c’est ce qui se passe au fond de l’âme, dans la profondeur où Dieu pénètre mais où nous-mêmes ne pénétrons guère. Et le Christ lui-même, à l’heure de l’angoisse, a prié selon la spontanéité du cœur de l’homme écrasé : « S’il est possible, que ce Calice s’éloigne de moi. » Aussitôt cependant, Il replonge dans la profondeur de son Cœur pour ajouter « mais c’est pour cela que je suis venu à cette Heure ». Cette prière ne fut pas exaucée dans son objectif premier procédant de la détresse humaine, mais dans le fond de son élan, elle le fut totalement.

Notre prière est imparfaite, elle n’épouse pas totalement la fidélité de la prière du Christ. Mais elle peut procéder d’un élan fondamental qui correspond à la volonté de Salut de Dieu.

Et c’est cet élan que Dieu exauce certainement, pas toujours selon son objectif immédiat, mais de façon plus parfaite. Celui qui prie pour la guérison d’un homme condamné par la science, n’obtiendra pas nécessairement un « miracle », mais une grâce de paix, d’acceptation de la mort comme passage et Éveil, il fera une « percée » plus grande vers l’Amour de Dieu.

Et il se peut même que Dieu dans sa pitié et sa patience réponde à l’objectif matériel, non nécessairement en modifiant la nature, mais en insufflant une volonté morale de vivre, une tactique plus favorable du médecin, etc., qui accorde un « sursis » de vie à titre de signe (il y a des exemples dans la Bible), et pour qu’avec le temps il puisse disposer les cœurs à la résignation, ou plutôt à l’Espérance. On pourrait prendre d’autres exemples, mais cela deviendrait téméraire de vouloir décortiquer la manière dont Dieu s’y prend !

Finalement Dieu exauce fondamentalement cette prière que Jésus décrit ainsi : « A plus forte raison votre Père donnera-t-il son Esprit Saint à ceux qui le lui demandent. »

J’espère ne pas avoir trop mal parlé de Lui ! Je prie pour que Dieu te suggère de bonnes choses pour te garder en relative bonne santé, qu’Il te garde en paix dans notre travail pastoral, où si souvent nous ne voyons pas ce que nous faisons, mais « un verre d’eau donné en Son Nom ne restera pas sans récompense ».

Bien à toi.

Bonjour à L.

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