Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Action de grâce pour le jubilé de la famille ignatienne

André Vingt-Trois

N°2007-1 Janvier 2007

| P. 5-12 |

Chez Ignace et les siens, la conversion personnelle au Christ se déploie « dans un désir du service de la mission de l’Église et dans un engagement au témoignage de la foi ». Une telle logique spirituelle marque la fécondité d’un chemin original qui conduit à Jésus comme seul et unique maître de vie, et s’authentifie par les changements structurels de l’existence qu’elle induit. La liberté que donne l’obéissance à un autre, la préférence pour la vie avec le Christ en toute situation, se réalisent par un réel combat pour la communion de l’homme avec Dieu, donc pour la mission universelle, le célèbre « discernement des esprits » aidant.Ce texte veut rendre grâce de tant de grâces.

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N’étant membre d’aucune des familles ignatiennes représentées ici ce soir, mes seuls titres pour m’adresser à vous sont, d’une part celui de la gratitude, titre commun à tous ceux, nombreux, qui ont bénéficié au long de leur itinéraire personnel de l’aide spirituelle des jésuites et, d’autre part, celui d’archevêque de Paris, diocèse qui peut se glorifier, parmi bien d’autres motifs d’action de grâce, d’avoir été le lieu historique du premier engagement des compagnons de Jésus autour de saint Ignace. A ce double titre, je me propose donc de nourrir quelque peu votre action de grâce et votre méditation en partageant avec vous quelques réflexions inspirées tout à la fois par ma faible connaissance du charisme jésuite et par le souci pastoral de notre Église.

De la conversion à la mission

D’une certaine façon, la venue de saint Ignace à Paris et les événements qui s’en sont suivis ont été comme une maturation et un déploiement de la conversion personnelle vécue par lui. Elle nous fait pressentir quelque chose qui, à mes yeux, est constitutif non seulement de la fondation de la Compagnie, mais aussi de la logique spirituelle qui marquera la fécondité d’un chemin original à la suite de saint Ignace. Cet élément constitutif manifeste, dans des conditions culturelles en plein renouvellement au xvie siècle, une constante évangélique particulièrement importante qui pourrait s’exprimer de la manière suivante : il n’y a pas d’authentique conversion personnelle au Christ – ni d’ailleurs de vie spirituelle authentique –, qui ne se déploie dans un désir du service de la mission de l’Église et dans un engagement au témoignage de la foi.

Peut-être que, plus que d’autres, l’expérience personnelle de saint Ignace fait ressortir la logique interne de ce dynamisme de l’Esprit. En effet, on ne peut pas ne pas être impressionné par le caractère très personnel de sa conversion et de ses premiers pas dans l’expérience spirituelle. La relecture qu’il en fait lui-même montre assez comment ce travail de retournement des valeurs et des repères s’est réalisé au secret du cœur par la résolution de se mettre à l’école des saints et comment cette découverte de la fécondité de l’Esprit l’a conduit à la personne de Jésus comme seul et unique maître de vie. Mais l’exigence évangélique, jointe au tempérament personnel, conduit Ignace à la mise en œuvre immédiate et absolue des impératifs de l’évangile. La vie spirituelle se vérifie et s’authentifie par les changements structurels de l’existence qu’elle provoque et qu’elle induit.

Il me semble que nous pouvons déjà tirer de cette première réflexion une instruction pour la conduite de notre propre vie spirituelle. Je la résumerai en quelques propositions.

  • Quels que soient les attentes et les besoins de nourriture et de soutien spirituels, jamais le chemin ignatien n’a pu ni ne peut être réduit à servir seulement le confort spirituel de quelques-uns.
  • Le sentiment de vivre, ou d’avoir vécu, une expérience personnelle forte vérifie son authenticité dans notre disposition et notre capacité à nous engager au service de la mission de l’Église. Et – faut-il le préciser ? – de « l’Église hiérarchique », pour reprendre les termes des Exercices spirituels
  • Les missions dans lesquelles nous sommes engagés attendent évidemment de nous des compétences humaines réelles et sans cesse à actualiser. Elles supposent surtout une volonté déterminée de s’appliquer au combat spirituel par la conversion de notre vie.

Si bien que, si la conversion personnelle est inachevée tant qu’elle ne se déploie pas dans la mission, la mission elle-même se réduit à un activisme généreux tant qu’elle ne s’enracine pas dans notre propre conversion à la sainteté.

L’obéissance et la liberté

La force de la Compagnie de Jésus a souvent été attribuée à l’obéissance sans faille de ses membres. Sans sous-estimer leur exercice de cette vertu de l’obéissance, on peut cependant relever que la manière dont elle est comprise et évoquée relève le plus souvent du fantasme, d’ailleurs malveillant. Elle ne correspond certainement pas à l’expérience de l’obéissance réellement vécue par les disciples de saint Ignace, ni aux fondements qui l’expliquent.

S’il fallait donner une valeur fondamentale, typique de la disponibilité à la mission dans le cadre de l’école ignatienne, il me semble qu’il serait plus juste de citer la liberté, sans laquelle il n’y a pas de véritable obéissance. Tout au long des Exercices spirituels, cette liberté se découvre et se construit ; d’abord dans la purification du cœur et du désir qui découle de la conversion de la première semaine, puis dans l’identification à la personne de Jésus contemplée et écoutée, enfin dans l’offrande de soi pour unir le plus adéquatement possible notre vouloir, qui rassemble nos aspirations purifiées et nos décisions réfléchies, avec la volonté de Dieu telle que nous la découvrons dans le chemin du Fils unique.

Cette lente conversion des désirs et de l’intelligence par la visite de Dieu en nos âmes est le passage où nous apprenons à devenir pleinement nous-mêmes, à atteindre le repos du désir comblé dans la communion totale à l’accomplissement de la mission du Christ. C’est dans cette authentique libération que s’enracine vraiment la capacité à obéir, c’est-à-dire à découvrir ce que nous voulons réellement dans le vouloir d’un autre qui est Dieu et dans la mission qu’Il confie à son Église et à laquelle nous sommes associés.

Hors de ce fondement profond de la liberté épanouie dans la conversion, il ne resterait de l’obéissance que la soumission formelle – et de faible valeur ajoutée –, à des ordres qui aboutiraient à une aliénation. Peut-être alors peut-on mieux comprendre comment les Lettres de saint Ignace formulant des orientations, ou même donnant des ordres, sont toujours émaillées de références à la recherche de la volonté de Dieu, non comme on a trop souvent tendance à le croire par une sorte de tic rhétorique, mais comme l’expression du véritable objectif poursuivi par le supérieur comme par celui à qui il commande – allant jusqu’à envisager que leurs conclusions puissent ne pas être identiques.

La communion au Christ

La lente transformation par laquelle nous sommes purifiés de nos désirs désordonnés pour retrouver la vérité du dynamisme spirituel propre à la créature sauvée se renouvelle sans cesse, s’approfondit et s’accomplit dans la communion intérieure à la personne de Jésus de Nazareth. Nous progressons dans cette communion par la contemplation des scènes évangéliques, engagée avec tous les registres de notre sensibilité humaine par l’application des sens qui investit progressivement notre désir et le conforme aux dons de la grâce.

La communion par la méditation n’est pas un simple exercice cérébral qui contribuerait à une sorte d’autosuggestion. Elle trouve sa pleine fécondité dans l’engagement de notre manière très concrète de vivre les situations ordinaires de l’existence humaine. Il s’agit pour nous d’exprimer et de rechercher le désir de préférer vivre avec le Christ en toutes situations, même difficiles, « pauvre et malade », en nous unissant à l’offrande qu’il fait de sa vie, plutôt que de vivre plus commodément, « riche et bien portant », mais sans lui.

En se définissant comme des compagnons de Jésus, Ignace et ses frères n’exprimaient pas seulement la rigueur d’un enrôlement de type militaire sous l’étendard du seul roi qui puisse l’exiger. Ils exprimaient aussi que leur « nouvelle troupe », pour garder l’image combattante, était soudée par la communion personnelle de chacun de ses membres avec le Seigneur. Si bien que l’on peut dire réellement que s’ils ont constitué une fraternité, c’est par la médiation du Christ qui en est à la fois le centre et le seul chef.

La mission, le combat

Puisque nous avons effleuré les métaphores militaires qui traversent tout l’imaginaire ignatien, il vaut la peine de nous y arrêter quelques instants. Trop facilement, on succombe à la tentation de les évacuer comme des oripeaux culturels dont la dépendance historique est assez manifeste. Or, cette occultation, qui n’épargne pas toujours les commentaires des Exercices spirituels, évacue une dimension importante de la conception ignatienne de la mission : il s’agit d’un combat, d’un vrai combat, dans lequel il y a des ennemis irréductibles et dont il sort un vainqueur et un vaincu. Et il n’est pas indifférent au bonheur de l’homme de savoir sous quel étendard il se range dans ce combat.

L’effacement de la préoccupation obsessionnelle du salut éternel est sans doute une expression d’une meilleure intelligence de l’amour de Dieu et de sa miséricorde. Mais l’occultation des fins dernières et de la dimension spécifiquement dramatique du combat spirituel exprime aussi une sorte d’appauvrissement des enjeux de la liberté dont l’homme ne peut sortir que diminué. La conversion ne se réalise pas sans un combat et un combat réel avec des blessures et des cicatrices, parfois avec des défaites et des retraites et parfois avec des capitulations en plein combat. En tout cas, ce combat tel que nous pouvons en faire une petite expérience, n’est pas un combat sans enjeu. L’enjeu, c’est le rétablissement de la communion de l’homme avec Dieu, c’est l’épanouissement de la vocation humaine pour tous les hommes, c’est la première cause de l’urgence de la mission, que ce soit dans les terres lointaines de l’Extrême-Orient avec François Xavier, ou dans les campagnes désorientées de l’Europe avec Pierre Favre, ou dans tous les combats des âmes avec Ignace.

Gardons-nous de dévitaliser ce combat en une sorte de vague euphorie d’un spiritualisme indolore mais aussi sans enjeu, sans prix et sans attrait. Nous devons sérieusement nous interroger sur nos motivations pour la mission : sommes-nous convaincus réellement qu’il y va du bonheur de l’homme et de sa vie éternelle de connaître le Christ, de l’aimer et de le servir ? Ou, pour dire les choses autrement, si le Christ n’est plus le seul « Sauveur », à quoi sert-il et s’il est « Sauveur », de quoi nous sauve-t-il ? Là où il n’y a pas d’enjeu vital pour l’humanité, il n’y a pas d’urgence et, s’il n’y a pas d’urgence, il n’y a pas non plus de conscience d’une tâche à accomplir ni d’appel à lancer pour s’y engager.

Nous pouvons sourire de saint François Xavier quand il comptabilisait les enfants baptisés en masse. Sourions-nous encore quand nous lisons la lettre où il appelle les universitaires parisiens à se lever en nombre pour annoncer l’Évangile aux peuples de la terre ? Certes, nous ne sommes plus aux temps des grandes découvertes géographiques qui dévoilaient aux yeux étonnés des européens les masses humaines encore dans l’ignorance du salut par Jésus Christ. Mais notre temps est aussi un temps de découvertes de territoires entiers de cultures et de conceptions de la vie étrangers à la Bonne Nouvelle. Peut-être la mission a-t-elle pris une nouvelle allure, mais elle n’est pas dépassée tant que les découvertes de l’esprit humain sont encore à évangéliser.

L’engagement sur les terres de la culture et de la pédagogie est aussi nécessaire aujourd’hui qu’il le fut jadis sur les parties nouvellement connues de l’humanité. L’annonce de Jésus Christ ne sera achevée qu’à la fin des temps de l’histoire. Encore faut-il que nous soyons capables de répondre à la seule question qui vaille : peut-on se passer de Jésus Christ ? L’humanité peut-elle atteindre sa plénitude en laissant de côté la question de la connaissance de la personne de Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur, et de sa reconnaissance explicite ?

Le discernement des esprits

Je ne voudrais pas conclure ces quelques réflexions sans vous dire quelques mots sur le discernement des esprits. Loin de moi l’ambition de vous faire un exposé de la méthode ignatienne du discernement, exposé pour lequel votre assemblée regorge d’experts. Je voudrais seulement attirer votre attention sur l’enjeu ecclésial considérable que représente aujourd’hui le discernement.

Sans doute y a-t-il peu de concepts qui aient été autant utilisés dans les milieux spirituels, pour ne pas dire spiritualistes, depuis quelques décennies, peu aussi qui aient été autant accommodés aux besoins du moment sans que l’on sache toujours très bien ce qu’ils recouvrent. Les critères du discernement ont été approximativement mis en œuvre selon les circonstances et selon la figure dans laquelle on voulait reconnaître la présence de l’Esprit Saint. S’il est une certitude qui ressort de l’expérience ignatienne du discernement, c’est bien qu’il ne s’agit pas d’une simple recherche de l’harmonie intérieure. La paix et la joie ne sont des signes probants de l’Esprit de Dieu que si « l’on va de mieux en mieux. » Mais pour quiconque « va de mal en pis », les mêmes fruits sont des indicateurs contraires.

Si bien que, supposé acquises la purification du cœur et la droiture d’intention, le discernement est toujours la mise en œuvre d’un principe de réalité très objectif. Je voudrais en rappeler quelques aspects élémentaires :

  • S’il y a discernement entre l’esprit du mal et l’Esprit de Dieu pour aboutir à un choix, il n’y a pas de choix entre le bien et le mal, mais seulement choix entre des biens différents, plus ou moins utiles ou profitables. Ce qui suppose que les critères de la moralité des actes soient posés avant tout discernement et en fixent les limites.
  • Le discernement est au service de ce qui est le meilleur pour ceux qui veulent davantage se mettre au service du Christ. Il ne s’agit pas d’une espèce de « clé des songes » qui donnerait une sorte de connaissance particulière de vérités ésotériques. Il s’agit d’un temps de décision en vue de l’action.
  • Le discernement ne peut pas revenir en amont des décisions droites déjà prises ni remettre en discussion des choix décidés de manière juste. Il n’est pas une façon subtile de redistribuer les cartes quand le jeu ne nous plaît plus ou qu’il nous gêne.
  • Le discernement s’inscrit dans une relation ecclésiale où l’authenticité de la démarche est soumise au jugement d’un autre qui en atteste le bien fondé et la justesse.
  • Le discernement est une mise en œuvre de la contemplation du Christ en son humanité et un chemin pour nous y joindre avec la plus grande générosité possible.
  • Le discernement est un acte de la personne tout entière en son intelligence, son affectivité et sa volonté et pas un simple arbitrage entre des désirs ou des attirances, fussent-ils spirituels. Il suppose l’exercice de la raison qui pèse et analyse selon des critères définis.

Je ne doute pas que nous pourrions allonger encore cette liste et que vous le fassiez selon vos besoins. Je ne doute pas surtout que vous puissiez développer votre capacité de discernement pour que ce jubilé nourrisse et accroisse votre détermination à servir selon votre état et vos responsabilités dans la société.

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