Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Les enjeux de la prière

Xavier Dijon, s.j.

N°2006-4 Octobre 2006

| P. 248-260 |

Reprenant un exposé donné à Beauraing, en février 2006, à l’occasion de la Journée de la Vie consacrée, ce texte s’inscrit dans le cadre de L’année de la Prière proposée par les Évêques de Belgique. Il n’hésite pas à envisager ce qui fait mal, l’impuissance à aimer ou le découragement, pour y découvrir à l’œuvre les trois vertus théologales : c’est le triple enjeu de la prière chrétienne, où se construit la grande Église, une maison pour tous les hommes.

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La cinquième préface commune du Temps ordinaire offre une bonne formulation des enjeux de la prière. Parlant du Christ, elle proclame : « Le rappel de sa mort provoque notre amour, l’annonce de sa résurrection ravive notre foi et la promesse de sa venue nourrit notre espérance. » Passons donc en revue chacune de ces trois vertus. Puisque la foi, la charité et l’espérance « ont Dieu pour objet », elles se situent au cœur de notre prière.

La foi

Vulnérabilité et impuissance

Commençons par deux difficultés. D’abord, la prière exprime notre vulnérabilité. La prière est un coin de nous-mêmes où nous sommes en lien avec une « zone » intime située un peu en dehors de la vie courante et du « Bonjour, comment ça va ? ». La prière est le lieu où nous nous découvrons vulnérables puisque c’est aussi l’endroit de nous-mêmes où nous laissons une place à Dieu. Nous n’aimons pas trop en parler. Même à l’intérieur de nos communautés chrétiennes – voire de nos communautés religieuses –, il n’est pas toujours facile de nous inviter mutuellement à prier. Les prêtres à qui il arrive de célébrer en famille savent que c’est parfois « la croix et la bannière » pour obtenir de leurs proches qu’ils acceptent de formuler une intention de prière. La pudeur entoure ce jardin secret. D’où l’utilité, à l’intérieur de la vie consacrée, de nous donner des lieux et des moments non pas pour effacer la vulnérabilité, mais pour nous reconnaître mutuellement comme des êtres priants. Oui, il est un endroit de nous-mêmes où nous sommes sensibles à Dieu. Nous entendons protéger cet espace pour en garder la vérité.

Deuxième difficulté, la prière exprime notre impuissance. Le grand saint Paul l’avoue lui-même : Nous ne savons pas prier [1]. Les évêques, dont on peut s’attendre à ce qu’ils possèdent une bonne expérience de la prière, disent eux-mêmes que, en cette matière, ils se reconnaissent d’abord disciples [2]. C’est difficile la prière. Reconnaissons d’ailleurs que c’est l’activité que nous négligeons sans doute le plus facilement au profit d’autres occupations dont nous détenons plus aisément la maîtrise. Or, si nous cherchons par toutes sortes de ruses à écourter la prière, n’est-ce pas souvent pour ne pas rencontrer notre impuissance ? Humiliante impuissance.

Le renversement

A partir des deux difficultés évoquées où nous nous retrouvons à la fois vulnérables et impuissants, opérons le renversement que demande la foi. Renversement au sens où il est bon, non pas d’ignorer ces difficultés pour entrer dans la prière, mais de partir d’elles. Car entrer dans la prière, c’est toujours y être introduits par l’Esprit « qui intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Rm 8, 26). Excellente impression, donc, de vivre la fragilité et de ne pouvoir prier car, à ces moments, nous donnons à l’Esprit l’occasion de prier en nous.

La prière ne consiste-t-elle pas souvent en ce retournement-là ? N’en va-t-il pas d’ailleurs ainsi de toute notre vie chrétienne ? Nous ne la menons pas à partir de nous-mêmes, mais à partir de l’Esprit qui imprime en nous le mouvement du Fils. Nous entrons dans le temple pour prier mais finalement nous nous apercevons que nous sommes le temple dans lequel l’Esprit prie. La vérité de la prière, nous le savons bien, ne réside pas dans l’intensité de l’effort consenti pour oublier notre impuissance ou pour la vaincre, mais dans l’acceptation de cette impuissance à prier, de telle sorte que Dieu puisse nous visiter.

On dit parfois qu’il faut prier avec la vie. C’est exact, mais l’exercice ne consiste pas seulement à prier avec les visages rencontrés dans l’autobus (même s’il est bon, bien sûr, de prier avec ces visages-là) ou avec les nouvelles regardées à la télévision. Prier avec la vie, c’est aussi prier avec notre propre vie, avec notre propre sentiment de ne pas pouvoir prier et d’être vulnérables là-bas.

Partir du manque ? La démarche est fréquente dans l’Évangile. Quand Jésus est descendu de la montagne de la Transfiguration, il a rencontré l’homme qui lui amenait son enfant épileptique. Les disciples étaient préoccupés et humiliés parce qu’ils n’avaient pu expulser le démon. Jésus leur dira, une fois rentré à la maison, que cette espèce-là ne peut sortir que par la prière (Cf. Mc 9,29). Dans le texte, cette prière est celle du père : « Si tu peux quelque chose, viens à notre aide » (Mc 9,22). C’est au moment où le père de l’enfant dit qu’il ne peut plus rien faire, – à partir de son impuissance, donc –, que Jésus a déployé sa propre puissance, dans la foi du père. « Je crois. Viens au secours de mon manque de foi ! » Si les disciples n’ont pas réussi à chasser le démon, c’est peut-être parce qu’il n’ont pas été jusqu’au bout de leur impuissance à l’expulser.

Partir de ce qui fait mal

En prolongeant le renversement ébauché, ajoutons que, dans la foi, la prière ne répugne pas non plus à trouver son point de départ dans le péché ou la souffrance. La personne consacrée dirait pourtant volontiers : « je vais oublier les péchés et les faiblesses de ma vie, les petits côtés de mon existence pour prier convenablement. La prière ne fait-elle pas partie de la perfection chrétienne, a fortiori de la vie religieuse ? Je vais donc laisser de côté ma faute pour me mettre en prière ». Mais le psalmiste ne voit-il pas plus juste quand il dit « Ma faute est devant moi sans relâche. Contre toi et toi seul j’ai péché. Ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait. » (Ps 50) ? Prier avec la vie c’est aussi prier avec son péché car le péché nous pousse à crier vers Dieu.

Rappelons-nous cette parabole extraordinaire (Lc 18,9-14) où le pharisien vient au temple, étalant devant Dieu ses perfections : il a bien agi, il donne ses biens aux pauvres, il jeûne, il prie… Pendant ce temps-là, dans le fond, le publicain n’ose même pas lever les yeux au ciel. Il prie à partir de ce qu’il est. Or vous savez lequel des deux fut justifié. S’il fallait donner un conseil – mais qui peut se montrer assez présomptueux pour donner un conseil en vue de la prière ? – on ne pourrait que recommander le réalisme : prions tels que nous sommes, à partir de ce que nous sommes, y compris de notre péché.

Partir de la faute, mais aussi de la souffrance. Une question se pose en lisant l’Évangile : pourquoi tant de boiteux, de paralytiques, de sourds et d’aveugles ? On en trouve presque à chaque page. Cette proportion se retrouve-t-elle dans la vie ? Les statisticiens diraient sans doute que l’Évangile compte une sur-représentation des malades par rapport aux gens normaux. Allez-y voir ! Les gens ne souffrent-ils pas aussi de blessures cachées ? Les psychologues en savent quelque chose, les accompagnateurs spirituels aussi. Blessures physiques, psychiques, morales, jusque dans nos communautés. Dans l’Évangile, les gens viennent montrer leurs plaies à Jésus. Jésus les touche. Pourquoi devrions-nous oublier nos souffrances pour prier ? Prier c’est se présenter à Dieu tel que l’on est, y compris dans ce qui fait mal.

Un chez-soi

Dans leur brochure « Seigneur, apprends-nous à prier », les évêques de Belgique parlent de la prière comme d’un « chez soi [3] ». La prière est une maison, « un chez soi ». Elle nous permet d’habiter. Habiter quoi ? Pour ainsi dire, tout. De nous habiter nous-mêmes. Car il peut arriver que nous ne nous supportions pas nous-mêmes ; alors la prière peut nous aider à habiter notre propre corps, notre passé, notre condition. Elle nous permet d’habiter le monde et d’habiter en Dieu (et à Dieu d’habiter en nous). Ce « chez soi » est un mot très riche, – de même le mot maison–, comme lieu de la relation [4]. La prière est une maison.

Elle est liée à la mémoire. La prière se rappelle ce qui s’est passé de dur ou de beau, de triste ou de jubilant… La prière fait mémoire dans la confiance. Nous pouvons alors découvrir qui nous sommes, nous pouvons habiter notre propre maison du fait de l’avoir ouverte à Celui qui l’habite « dès le sein de ma mère… ». La prière abrite une intimité, elle met en évidence l’intériorité où Dieu nous habite déjà : nous Le laissons entrer alors qu’Il est déjà là. Nous habitons chez nous ? Dieu aussi. C’est l’expérience de la foi vécue comme une confiance. Je crois au sens où je laisse entrer chez moi Celui qui me connaît mieux que moi-même et qui me révèle à moi-même. Il me permet d’habiter mon passé, si douloureux qu’il fût, et d’habiter le monde.

Jésus dit dans l’Évangile : « Retire-toi dans ta chambre. Prie ton Père qui est là dans le secret. »(Mt 6,6) La chambre ne désigne pas seulement l’espace que nous occupons dans un immeuble, mais ce lieu de l’intimité où la mémoire laisse revenir tout ce qui nous a affectés. Laisser revenir le vécu pour permettre à Dieu de s’introduire dans cette maison (où Il se trouvait déjà) et pour laisser le Christ ressuscité, sous la motion de l’Esprit, porter ce qui nous a ainsi affectés. En d’autres termes, nous ne voulons pas vivre notre vie indépendamment d’une alliance. C’est ce que dit la foi, dans la prière vécue comme acte de confiance.

La charité

La priorité

Un lien s’est noué entre la charité et la prière mais, il nous faut reconnaître que la priorité revient à la charité. Dès le début de son ministère, Jésus dit : « Ce ne sont pas ceux qui disent “Seigneur, Seigneur”, qui entreront au Royaume des Cieux mais ceux qui font la volonté de mon Père » (Mt 7, 21). Deux chapitres plus haut, on trouve dans le même Discours sur la montagne : « Quand tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5,23-24). L’urgence n’est pas la parole (« Seigneur, Seigneur »), ou le rite (l’offrande à l’autel), l’urgence est la charité. Toujours en saint Matthieu, le chapitre 25 évoque solennellement le jugement dernier. Vous connaissez aussi bien la question : « Quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim ou soif, être nu ou étranger ? »), que la réponse : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 37-40) Ce jugement est le dernier ; il n’y en a pas d’autre après lui. Nous ne serons pas jugés sur la prière, nous serons jugés sur l’amour. Tel est le primat de la charité, aussi bien dans la vie communautaire pour les personnes consacrées, que dans la vie familiale pour les époux. Primat de la charité aussi dans la vie apostolique.

Mais puisqu’il faut bien reconnaître ce primat-là dans les Écritures, devons-nous y voir pour autant un encouragement à négliger la prière ? Précisément non. Car ce primat de la charité nous encourage justement à entrer davantage dans la prière. C’est en effet par la prière que nous reconnaissons la source de la charité.

L’utilité de la gratuité

Nous voici conduits à un paradoxe. D’une part, la prière est gratuite. Nous prions Dieu pour Dieu, parce qu’Il est là. L’adoration est par excellence cette prière d’émerveillement, d’attente, de silence, d’attention, d’écoute. « Dieu est Dieu, et cela suffit » aurait dit saint François. C’est la pureté du cœur. D’autre part, et paradoxalement, cette démarche tout à fait gratuite, où nous n’attendons rien en retour, s’avère aussi la démarche la plus utile et la plus intéressante qui soit. Il est très utile d’adorer car cette contemplation, cette adoration, nous déprennent de nous-mêmes et nous font entrer dans l’ordre de la charité, cet ordre même sur lequel nous serons jugés. La prière menée avec rigueur, avec attention, nous délivre de tout ce que nous inventons pour ne pas aimer.

La prière nous délivre des replis que, dans la vie consacrée, nous avons imaginés pour nous protéger de chacun de nos vœux. Nous savons que la pauvreté vient toucher en nous des fibres très sensibles car posséder des biens, la voiture, le téléphone portable ou les vêtements qu’il nous faut, nous donne une sûreté, une garantie affective, une reconnaissance de soi contre les incertitudes de l’existence. Quand nous en sommes privés, quelle désolation ! La chasteté représente à tout âge un autre terrain de tensions : ne pas avoir d’enfant, parce que nous avons décidé de suivre le Seigneur dans le célibat, ne pas avoir de mari ou de femme, supporter l’autre dans la vie communautaire, jusque et y compris, le/la supérieur/e. De même l’obéissance, cet engagement que nous avons décidé il y a de nombreuses années peut-être, nous savons que nous ne l’avons pas pris une fois pour toutes, mais qui est sans cesse à reprendre parce qu’il touche en profondeur la manière dont notre liberté est affectée. En cette offrande-là, la prière nous remet en contact avec le foyer de charité qu’est le Christ ; par elle, l’Esprit nous ramène au Christ livré.

Bien souvent la prière aura pour effet de nous faire passer de l’affectivité touchée par le renoncement des vœux jusqu’à l’affection du Christ. « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). Ainsi, nous allons pouvoir mettre la parole de l’Écriture en rapport avec ce que nous avons vécu dans la pauvreté ou la non-pauvreté, la chasteté ou la non-chasteté, dans l’obéissance ou la non-obéissance. Nous demanderons alors de pouvoir vivre cette vie consacrée – en ce compris la vie communautaire –, comme une vie de charité avec aussi tous les bienfaits que l’humour peut apporter dans la vie religieuse. La prière nous apprend à nous détacher de nos soucis excessifs et à sourire de nous. De l’utilité de la gratuité.

Le lien à autrui

A propos des relations nouées entre la prière et la charité, ajoutons encore l’importance du lien à autrui. Lien noué d’abord par la parole.

Nous ne devrions sans doute pas accorder une trop grande confiance à une prière qui se bouclerait sur elle-même, à une prière dont nous ne parlerions jamais à un tiers. Sans en appeler à l’indiscrétion, et sans rien renier de la pudeur déjà évoquée, nous pouvons rappeler que la prière est une relation qui, comme toutes les relations, demande à être ajustée. Bien sûr, quand Il parle, Dieu est incontestable car Dieu apporte par lui-même sa propre vérité dans le cœur de celui/celle qui prie. Mais celui qui prie, c’est un humain, et un humain n’est pas toujours sûr, en tout cas pas autant que Dieu. On attribue ce propos au grand théologien Karl Barth : « Tout ce que je dis de Dieu, c’est un homme qui le dit ». Dès lors, autant Dieu peut donner l’assurance dans la prière, autant l’homme/la femme qui prie fait bien de ne pas être trop sûr/e de lui/d’elle, sous peine de tomber dans la présomption. D’où l’utilité d’objectiver la prière à l’intérieur de l’Église, d’une façon ou d’une autre. Encore une fois, avec la discrétion qui convient. La prière, acte éminemment personnel, nous rejoint aussi, par la charité précisément, dans la communauté, dans l’Église. Plus nous prierons, plus nous serons conduits certes à l’intime de nous-mêmes, mais aussi au mystère de communion que représente l’Église. Or c’est dans le mystère de cette communion que nous pouvons évoquer la prière.

Une autre façon d’aborder le même lien avec la charité serait de mettre la prière en rapport avec la correction fraternelle. Que penser de la personne qui se console ainsi : « Ce que me disent les autres sur moi-même ne me touche pas étant donné que le Seigneur me donne raison dans la prière » ? Certes, on ne peut exclure une telle hypothèse, mais elle n’est pas d’emblée sûre. La prière est sans doute un jardin secret mais le jardin n’est pas entièrement clôturé entre Dieu et l’âme, sans qu’autrui n’y tienne de place. Une telle prière ne serait probablement pas chrétienne. Car, encore une fois, la prière vécue en vérité nous ramène au mystère de communion de l’Église : le second commandement est semblable au premier. Donc, si notre vie communautaire est infernale, alors que nous disons : « j’ai au moins la consolation de la prière » (ou réciproquement : prière négligée mais bonne ambiance communautaire), il faudrait voir ! Nous avons peut-être oublié que les deux commandements sont semblables.

La prière opère/agit comme Jésus dans l’Évangile : elle ouvre nos sens, nos yeux, nos oreilles, notre langue : elle nous rend ainsi sensibles à autrui. Elle nous place au cœur de la charité.

On voit aussi à partir de là, – mais nous ne le développerons pas ici –, la richesse de sens que porte la prière d’intercession [5]. Et aussi la prière communautaire, où s’exprime visiblement l’insondable superposition de la prière et de la charité.

L’Église

Un dernier point sur la charité. L’Esprit modèle, comme au Premier jour, la personne, le « je ». Au fur et à mesure que nous nous livrons à cet Esprit, nous voyons que la personnalité de chacun/chacune peut se déployer, émerger. C’est d’ailleurs une des grâces de la vie fraternelle, – car la vie communautaire ne compte heureusement pas que des ennuis –, de voir à quel point les personnalités se déploient lorsqu’elles sont unies au Seigneur, parfois malgré de grandes souffrances. Ce déploiement par le secours de la grâce réjouit le cœur. L’Esprit construit le « je » véritable mais il opère aussi le « nous ». C’est lui qui rassemble. Dans la vie religieuse, nous ne nous sommes pas choisis. Dès lors notre engagement de vie fraternelle montre que Dieu est à l’œuvre en ce rassemblement même [6].

La « maison » évoquée à propos de la prière est en fait une Église. Elle n’est pas simplement un « chez soi » individuel, elle est une grande Église où le peuple se trouve rassemblé. Ce rassemblement dans la prière exprime que Dieu en est la source.

N’est-il pas consolant de penser que les sacrements s’inscrivent dans ce mouvement-là ? Ne sont-ils pas finalement, chacun, une prière exaucée ? La remarque se vérifie particulièrement à propos de l’Eucharistie. Dans l’Eucharistie nous sommes, bien sûr, en prière. On parle d’ailleurs de la prière eucharistique ou des oraisons de la messe. Mais s’il est vrai que nous prions à la messe, il est plus profondément vrai encore de dire que, par le don de l’Eucharistie, la prière est exaucée. Nous pourrions faire l’exercice de prier les demandes du Notre Père, depuis « que ton Nom soit sanctifié » jusqu’à « délivre-nous du mal »… en pensant que chacune d’elles est exaucée par l’Eucharistie ou le baptême ou le mariage, ou quelque autre sacrement. Chacun d’eux exauce notre prière. Car la charité du Christ s’y manifeste.

L’espérance

Le découragement

Pour évoquer le troisième enjeu de la prière, l’espérance, commençons par la tentation qui lui fait obstacle.

Nous avons plus d’une fois ressenti le décalage entre le déploiement de la grâce à l’intérieur de l’Église et la logique du monde qui fait comme si Dieu n’existait pas. D’un côté, nous connaissons un trésor découvert dans la prière : la gloire de Dieu, la compassion du Christ, la pédagogie de l’Esprit, cette perle pour laquelle nous avons tout vendu, et que nous avons reçue. D’un autre côté, nous pouvons nous promener des heures en rue, aller au cinéma, écouter les jeunes, et nous constaterons : le monde de Dieu est une autre planète, (mais c’est vrai que le Pape dit moins encore que Dieu…), « ça ne dit rien, ça ne passe plus ».

Dans le projet de Constitution de l’Union européenne, l’héritage chrétien, – qui éclate pourtant à toutes les pages de l’histoire de notre continent –, est escamoté, oublié. Par ailleurs, il est devenu très courant de déplorer la perte des repères éthiques dans la défense de la vie ou de la famille. Ainsi, les embryons deviennent la substance vivante qui permettra les miracles de la médecine. Les jugements contemporains sont donc un peu brouillés en ces matières. Du côté du mariage, nous dit-on, c’est la crise. Du côté des vocations aussi, du moins dans les familles dites traditionnelles. La tentation serait grande alors de désespérer du monde, ou de ne plus croire dans les jeunes. Cette grande tradition qui nous a portés – les Augustin, François, Thérèse, Ignace… –, n’apparaît-elle pas, à certains moments, dérisoire) ? Même cet exercice de prière, proposé à l’instant, de réciter le Notre Père en pensant que l’Eucharistie exauce chacune de ses demandes, quel sens y voir alors que le monde va comme il va ? Oui, il y aurait de quoi se décourager. Et pourquoi prier encore ?

Le choix du Christ

Pour paraphraser un titre connu, peut-on rappeler « le bon usage des crises [7] » ? Lorsque notre espérance est en crise à cause de cette sourde violence du monde, il est bon de nous rappeler dans la prière le choix de Jésus. Si Jésus avait désespéré de notre monde, il aurait refait un déluge pour engloutir le mal, comme au temps de Noé. Ou bien il aurait répondu favorablement à la demande des « fils du tonnerre » pour que le feu du ciel tombe « sur ceux qui refusent de nous écouter » [8]. Nous savons bien que cette voie de la violence n’est pas celle que Jésus nous a apprise. Le Seigneur a fait choix de l’être-avec, de la compassion. Il a choisi la voie du Serviteur souffrant.

Rien que pour cette raison, les psaumes seraient déjà une école extraordinaire de prière. Généralement, le début (ou le milieu) du psaume est un miroir de nous-mêmes. « Quand vas-tu Seigneur les exterminer ? » Voilà au moins une demande claire ! Ensuite le psaume nous invite à accomplir un travail intérieur, une démarche supplémentaire, un renversement semblable à celui que nous avons évoqué en parlant de la foi. Quand ce renversement a été effectué, alors naît l’espérance. Si lui, Jésus, n’a frappé personne, mais a accepté d’être frappé, humilié, crucifié, alors comment pourrions être ailleurs qu’auprès de lui, pour espérer Pâques avec lui ? Dans notre prière, nous pourrions alors entendre, peut-être comme un doux reproche : « n’avez-vous pas pu veiller une heure avec moi ? »(Mt 26,40) [9].

L’espérance porte, sur la réalité du monde, un autre regard que celui de l’évidence. L’espérance ouvre les yeux de la foi et voit le Christ assumer ce monde-là, en vue de Dieu. La prière reprend ce mouvement pascal du Christ pour nous rendre à nouveau confiance. Confiance non seulement en Dieu mais confiance aussi dans le monde que Dieu a créé, et où germent des semences nouvelles. Ces semences ne poussent peut-être pas de façon éclatante, ni dans notre entourage immédiat. En tout cas, l’Esprit continue à travailler ; la prière nous en donne l’assurance.

Comme aînés

Telle est l’espérance des veilleurs. Le 2 février, Journée de la vie consacrée, nous sommes aux côtés du vieux Siméon et de la vieille Anne au moment où Jésus est présenté au temple. Dans la vie religieuse qui est parfois bien vieille aussi – à quelques heureuses exceptions près –, les vieux, les vieilles peuvent être aussi les témoins de cette espérance-là. Certes, dans de nombreux ordres et congrégations, il n’y a plus beaucoup de vocations. Mais Dieu est Dieu et, tout en gardant un sain souci de la « promotion des vocations » (comme on dit), finalement nous n’avons pas à nous inquiéter. A chaque jour suffit sa peine. Le Christ mort sur la croix a gardé l’espérance. Nous pouvons vivre notre propre déclin, dans certaines congrégations, dans l’espérance que le Seigneur construira une maison pour son peuple. Le Seigneur prendra soin de nous, c’est lui le rocher.

Cette espérance à propos de nos familles religieuses peut se vivre aussi à propos de la vieillesse. Ô cette cruelle impression de partir, de se défaire, ou de ne pas savoir ce qui se passe ! L’angoisse peut nous saisir à ces moments-là. Ne sommes-nous pas alors renvoyés à la prière ? La prière, elle, nous renvoie au Christ et le Christ nous renvoie à l’espérance. Nous sommes destinés à la mort, certes, mais il est vrai aussi que le Christ, dans sa passion et dans sa mort, fait lever en nous l’espérance, indéfectible. Nous passons sans doute par des hauts et des bas, comme dans les psaumes, mais nous voulons nous offrir justement à cette prière du Christ cachée à l’intérieur des psaumes pour laisser ressurgir, en nous comme en Lui, l’espérance jaillie du tombeau.

Le lampadaire

A propos de la foi, nous avons évoqué la maison, l’endroit où l’on est « chez soi », l’endroit où Dieu nous reçoit chez lui, chez nous. Cette maison, par la puissance de la charité, est vaste comme une grande Église qui nous rassemble. Qu’ajoute l’espérance ? Dans la maison, dans l’Église, elle accroche le lampadaire. On ne met pas la lampe sous le boisseau mais sur la table pour qu’elle éclaire toute la maison, qu’elle éclaire l’Église. Notre prière, individuelle ou communautaire, rayonnera non pas comme celle des pharisiens qui vont se mettre au premier rang dans le temple mais comme celle de Jésus, à sa manière, discrète, à partir de notre chambre. Jésus aimait se retirer seul, pour prier. Or nous confessons Jésus comme Lumière pour le monde. La prière est une lumière pour nous mais la lumière fait aussi de nous une lumière pour autrui. « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5,14). Il faut que ce soit le Christ qui nous le dise, lui qui est la lumière. C’est précisément ce qu’il nous dit. Notre espérance est la sienne.

[1« Nous ne savons pas prier comme il faut » (Rm 8,26).

[2Cf. la Déclaration des Évêques de Belgique : « Seigneur, apprends-nous à prier » (2005) : « Nous restons disciples jusqu’au bout, tout comme les chrétiens de la première heure. Peu avant son martyre, le grand évêque Ignace d’Antioche écrivait de sa prison aux chrétiens d’Éphèse : “Je ne fais que commencer à m’instruire, et je vous adresse la parole comme à mes condisciples”. Évêques d’aujourd’hui, nous nous sentons aussi ainsi. Dans cette lettre, nous nous adressons à vous comme des disciples à des condisciples. Car il est vrai que nous n’avons qu’un seul docteur, le Christ » (Mt 23,10).

[3D’où le recours à l’image de la maison : « Nous pourrions en effet nommer la prière “maison de Dieu parmi les hommes” » (Ap21,3). Les gens qui prient sont de « la maison de Dieu » (cf Ep 2,19) (Déclaration, n° 23).

[4« Un vrai “chez soi”, disent encore les Évêques, n’est pas seulement un endroit où l’on peut s’exprimer librement, c’est aussi un lieu où l’on peut “être auprès” sans dire grand chose, où l’on peut séjourner en toute liberté. » (Déclaration, n° 28).

[5Dans leur Déclaration, les Évêques se demandent : « Nous arrive-t-il encore vraiment d’implorer (..) de crier ‘des profondeurs’ ? Beaucoup d’intentions de prière sont si soigneusement rédigées qu’elles prennent l’apparence de surfaces polies et parfaitement lisses. En général, elles sont tirées directement de livrets. Mais viennent-elles du cœur ? » (n° 60).

[6D’où l’importance de la prière communautaire que la vie religieuse contemplative a amplement déployée pour le bien de l’Église et dont la vie religieuse apostolique peut aussi tirer son profit.

[7Christiane Singer, Le bon usage des crises, Albin Michel, 2001.

[8En Samarie, on refusa d’accueillir Jésus parce qu’il faisait route vers Jérusalem. « Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent ‘Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ?’ Mais lui les réprimanda. »

[9Ce sommeil, était-ce de la fatigue ou de la torpeur ? Dieu est tellement grand dans l’agonie de Jésus, Il s’y fait si proche des humains, nous sommes tellement dépassés que c’est peut être encore un hommage rendu à la grandeur de Dieu que de dormir, comme le fit Abraham lors du rite de l’Alliance ou comme le fit Adam au moment où allait naître la femme. Voir là-dessus, Marie Balmary, Le moine et la psychanalyste, Albin Michel, 2005.

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