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Le message de Thérèse de Lisieux : une voie de confiance et d’amour

Jean Clapier, o.c.d.

N°2006-4 Octobre 2006

| P. 261-270 |

Le message de confiance de Thérèse de Lisieux, docteur de l’Église, est-il vraiment connu ? Les aléas de la vie affective de la jeune carmélite lui ont permis de voir comment l’œuvre de Dieu s’enracine dans les blessures de l’homme, toujours incapable de répondre adéquatement à l’Amour. Une voie particulièrement adaptée à notre époque car « en fait, Thérèse entraîne là où l’évangile attire », « elle permet de pressentir le mystère de l’enfance à venir », celui que la Pâque du Christ fait luire déjà dans nos « désirs infinis ».

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Sainte Thérèse de Lisieux ne cesse de faire parler d’elle. Son audimat universel dit la force de son actualité. La raison de son étonnante popularité renvoie à la limpidité évangélique de son message de confiance. En effet, qui n’est attiré, séduit par la confiance en l’amour ? Puisqu’il s’agit bien de la confiance qui achemine à l’Amour : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour » (LT 197) [1] . La confiance selon Thérèse est la foi vive en l’amour absolu, infini, éternel : l’Amour miséricordieux de Dieu qui assume toute faiblesse humaine. Jésus-Christ l’a manifesté en s’abaissant jusqu’à la petitesse humaine, en s’abaissant jusqu’à elle, Thérèse. Car Thérèse se sait être une « petite âme » infiniment aimée de Dieu.

Thérèse, une « petite âme »

Nous touchons ici à un trait de personnalité qu’il ne faut jamais perdre de vue lorsqu’on approche Thérèse : « Je suis une très petite âme qui ne peut offrir au Bon Dieu que de très petites choses » (C (G), 31 r°). Loin d’être creuse figure de style, pieuse exagération ou emphase rhétorique feignant l’humilité, ces paroles sont à prendre au sérieux. Thérèse est une pauvre, véritablement. Avec justesse et profondeur, Jean Vanier dit qu’il « voit Thérèse comme une pauvre, à la fois très belle et très fragile, angoissée. Dans toute sa faiblesse a jailli la confiance. C’est là pour moi le mystère et la beauté de Thérèse. Je l’aime comme un pauvre et j’ai besoin d’elle comme une pauvre [2] ». On ne peut comprendre le message de confiance de Thérèse si on ne reconnaît Thérèse pour ce qu’elle est réellement, telle qu’elle ne cesse de se reconnaître elle-même : une pauvre, une petite âme en laquelle Dieu a fait merveille, justement parce que Thérèse a reconnu sa pauvreté, sa petitesse, sa faiblesse dans le mystère de Dieu, sa miséricorde. Essayons d’apprécier l’expérience évangélique de la confiance chez Thérèse et de préciser le message universel qui lui est attaché. Portons d’abord notre regard sur la physionomie de sa brève existence.

A travers ombres et lumières

Une rapide évaluation des événements de sa vie inclinerait spontanément à dire que Thérèse avait tout pour être incapable d’ouverture, donc inapte à la confiance. Les épreuves les plus lourdes, il est vrai, ne l’ont guère épargnée. Graves incidents de santé deux mois après sa naissance, qui l’obligent à un éloignement du foyer parental pendant plus d’une année. A l’âge de quatre ans, voir mourir sa mère, emportée par un cancer. Une disparition brutale qui l’affecte d’un traumatisme d’abandon maternel (blessure ou névrose, dira-t-on aujourd’hui), et dont l’impact sera toujours, de quelque façon, récurrent. Subir, six ans après, une « étrange maladie » nerveuse, à caractère dépressif, en lien direct avec sa névrose d’abandon, qui la fait passer pour folle, sous l’emprise de l’hystérie. Endurer une « terrible maladie de scrupules » près d’une année et demi. Devenir incapable, à l’âge de douze ans, de poursuivre sa scolarité à l’abbaye Notre-Dame du Pré tout simplement parce que Céline n’y est plus. Déplorer le départ au Carmel de ses sœurs, Pauline, puis Marie, alors que Thérèse est en constante demande d’appui affectif. Apprendre, peu après son entrée au Carmel, les fugues de son père et les conséquences dramatiques d’une artériosclérose cérébrale. Le savoir interné trois ans durant, dans un asile de deux mille personnes. Ne le revoir qu’une fois avant sa mort derrière les grilles du Carmel. Assister aux psychodrames entre supérieures de son monastère. Plonger soudainement et demeurer, les dix-huit derniers mois de sa vie, dans la nuit et le brouillard intérieur en se demandant si l’existence n’aboutit pas finalement à « la nuit du néant ». Être soumise à une agonie pendant quatre mois avec gangrène, étouffements et brûlure de la soif provoqués par les ravages de la tuberculose…

N’oublions jamais que le sourire de la petite Thérèse a fleuri sur le fond d’une existence vrillée par l’épreuve et la souffrance, jusque dans les angoisses de la mort. Certes, l’itinéraire de Thérèse ne se réduit pas aux écueils ici énumérés. Thérèse a aussi bénéficié d’un entourage familial des plus favorables. Principalement par sa mère, puis son père et ses quatre sœurs, de qui Thérèse reçut chaleur affective et soutien moral. Dieu lui-même l’a soutenue, puissamment secourue. Il suffit de mentionner la grâce de Noël 1886, qui transforme Thérèse et l’a fait « sortir des langes et des imperfections de l’enfance » (LT 201). Il n’en demeure pas moins que la trajectoire de Thérèse fut très perturbée. C’est dans ce terreau humain tourmenté que l’originalité de sa « petite voie » de confiance plonge ses racines. Et c’est seulement à partir de ce contexte que nous pouvons la bien comprendre. Comprendre comment Dieu l’a saisie, éclairée, accomplie. Et a fait de Thérèse l’universelle Thérèse que nous connaissons.

La confiance dans la faiblesse

Âgée de 15 ans, Thérèse, postulante carmélite, écrit ces mots qui nous livrent déjà le fond de son message, la clé de toute sa vie : « C’est sa faiblesse qui fait toute sa confiance » (LT 55). Que veut dire Thérèse par cette affirmation surprenante ? Thérèse se tourne vers Dieu, peut se fier, se confier à Lui non pas à cause mais grâce à sa faiblesse, à l’incapacité de s’appuyer sur elle-même avec complaisance. C’est là le fondement négatif de la confiance. Son fondement positif réside dans la perception de Dieu. Avec un sens spirituel extraordinaire pour son époque marquée par la vision d’un Dieu sévère et redouté, Thérèse sait que l’attribut majeur de Dieu est la miséricorde. Comment le sait-elle ? Thérèse est bénéficiaire des enseignements de François de Sales par la médiation de sa mère et de sa tante visitandine. François de Sales insistait sur la confiance en ce « Dieu d’amour amoureux de notre amour ». Thérèse est aussi habitée par le romantisme catholique que lui transmet son père et qui favorise la méditation sur l’humanité du Christ sauveur, miséricordieux. Surtout, grâce à un sens très sûr de la révélation de Dieu au contact de l’Écriture, Thérèse sait que Dieu est « compatissant et rempli de douceur » (Ps 102,8). Parce qu’Il est compatissant, Dieu ne peut être loin des hommes. Bien plus, comprend Thérèse, Dieu s’est fait le tout proche en s’abaissant jusqu’à eux. Lui-même, par amour, a revêtu la faiblesse humaine en venant naître parmi les hommes : mystère de la Crèche et de l’Enfant-Jésus qui ravissait Thérèse. Mystère accompli dans celui de la Croix et de la sainte Face, le visage pascal de Jésus, qui fascinait également Thérèse. Grandeur de l’amour miséricordieux de Dieu qui épouse et la petitesse et la misère de l’homme : Thérèse de l’Enfant-Jésus de la Sainte-Face.

« Si quelqu’un est tout-petit… »

Les nombreux achoppements de la vie affective de Thérèse, à travers lesquels elle s’est tant bien que mal construite, lui ont donné la vive conscience de sa petitesse. « Imparfaite », « faible », « petite », Thérèse sait qu’elle l’est. Et lorsqu’à l’automne 1894, elle lit au livre des Proverbes, « Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi » (Pr 9,4), Thérèse se sent directement concernée. Une fulgurante confirmation s’opère en elle de ce qu’elle expérimentait depuis des années au sein de sa faiblesse, au creux de ses épreuves. Que confirme ce verset biblique ? Le handicap physique, la faiblesse psychique ou les fragilités morales, les imperfections incessantes de notre condition présente qui font de tout être humain un « petit », s’ignorant souvent ou feignant de s’ignorer ainsi, tout ce lot de petitesse ne fait pas, comme tel, obstacle à l’effusion de l’amour de Dieu dans le cœur de l’homme. Tout au contraire, puisque ce handicap, cette faiblesse, cette fragilité, Jésus, le « Verbe Divin » est venu l’assumer en se faisant l’un de nous. « Je ne puis craindre un Dieu qui s’est fait pour moi si petit, écrit Thérèse au bas d’une image représentant l’Enfant-Jésus figuré dans une hostie. Je l’aime, il n’est qu’amour et miséricorde » (LT 266).

Au gré de sa brève existence, Thérèse a appris que Dieu est proche de quiconque prend conscience de sa faiblesse et de sa pauvreté de créature. Une proximité agissante, transformante que favorise la voie de la confiance. L’unique, la paradoxale condition pour y entrer et y progresser est une reconnaissance de sa finitude, de ses limites, de sa faiblesse avec le désir constant de demeurer dans l’amour, la vérité de l’amour. Une lucidité sur ses déficiences dans une libre détermination à reposer en Dieu ; du moins, à revenir inlassablement vers Lui. D’où la manière forte, voire déconcertante avec laquelle Thérèse s’exprime : « ce qui plaît à Dieu – ce ne sont pas d’abord mes vertus –, c’est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle – la confiance illimitée – que j’ai en sa miséricorde… Voilà mon seul trésor (LT 197). Essayons de percer la teneur de ce « trésor » que Thérèse désire partager.

L’homme ne connaît vraiment que ce qu’il expérimente. Thérèse enseigne ce qu’elle a appris par expérience. Son génie a été d’exploiter les événements de sa vie à la lumière de l’Évangile ; notamment les épreuves et les ombres qui l’ont fragilisée au point de menacer gravement, à certaines heures, sa santé, son équilibre psychique. L’œuvre de Dieu, nous dit Thérèse, s’enracine, d’une manière privilégiée, dans les failles, les fragilités, les blessures de l’homme. Pourquoi cette manière de faire, si déroutante à vue humaine ? A l’exemple de l’enfant prodigue, l’homme s’ouvre plus authentiquement à autre et à plus que lui-même, du fond de ses errances, de ses ombres, de ses manques. Là, il se détourne davantage de ses illusions, de ses rêves de puissance pour se tourner, au-delà de lui-même, vers la source de son être. Dieu a besoin d’un cœur humain libre, désoccupé de soi pour agir en profondeur. Ici demeure la clé de la sainteté, le secret d’une existence réussie selon Dieu.

Laissons Thérèse expliquer ce paradoxe, cette voie, « petite voie » dit-elle, de la réussite humaine en Dieu, selon Dieu : « Tu te trompes, ma chérie, si tu crois que ta petite Thérèse marche toujours avec ardeur dans le chemin de la vertu, elle est faible et bien faible, tous les jours elle en fait une nouvelle expérience, mais Marie, Jésus se plaît à lui enseigner comme à saint Paul la science de se glorifier dans ses infirmités, c’est une grande grâce que celle-là et je prie Jésus de te l’enseigner, car là seulement se trouve la paix et le repos du cœur, quand on se voit si misérable on ne veut plus se considérer et on ne regarde que l’unique Bien-Aimé » (LT 109). Ou encore, s’adressant à Sœur Geneviève au nom de la Vierge Marie : « Si tu veux supporter en paix l’épreuve de ne pas te plaire à toi-même [de ne pas te complaire narcissiquement], tu me donneras un doux asile, il est vrai que tu souffriras puisque tu seras à la porte de chez toi [dans l’incapacité de t’admirer], mais ne crains pas, plus tu seras pauvre, plus Jésus t’aimera, Il ira loin, bien loin pour te chercher, si parfois tu t’égares un peu. Il aime mieux te voir heurter dans la nuit les pierres du chemin [avancer en tâtonnant, voire en chutant, mais avancer dans la bonne direction, avec plus et autre que soi] que marcher en plein jour sur une route émaillée de fleurs qui pourraient retarder ta marche [progresser dans la superbe, la vanité] » (LT 211).

Et qu’en est-t-il de la gestion des errances morales ? Thérèse s’en explique à un de ses frères spirituels, l’abbé M. Bellière : « Ah ! mon cher petit Frère, depuis qu’il m’a été donné de comprendre… l’amour du Cœur de Jésus, je vous avoue qu’il a chassé de mon cœur toute crainte. Le souvenir de mes fautes m’humilie [me déloge de l’image du « moi » idéalisé auquel j’ambitionne], me porte à ne jamais m’appuyer sur ma force qui n’est que faiblesse [mes seules aptitudes sont incapables de me réaliser], mais plus encore ce souvenir me parle de miséricorde et d’amour [m’ouvre au Mystère fondateur de l’être que je suis]. Comment lorsqu’on jette ses fautes avec une confiance toute filiale dans le brasier dévorant de l’Amour, comment ne seraient-elles pas consumées sans retour ? » (LT 247).

« La voie des humains n’est pas en leur pouvoir »

En vue de porter le fruit de l’amour, les fondements de la confiance en Dieu ne peuvent être posés autrement que sur le terrain de la reconnaissance de la faiblesse humaine. Entendons bien : la prise de conscience de son incapacité foncière d’aller à Dieu sans Dieu. Une prise de conscience que peuvent favoriser les épreuves ou les faiblesses caractérisées (physiques, psychiques, morales), qui, comme telles, n’ont évidemment rien de positif. Si la confiance recèle en elle une énergie pascale, une puissance d’éternité, elle n’en demeure pas moins fragile. Pour être féconde, elle requiert l’évanouissement de l’amour-propre, de toute « feintise », dirait Thérèse, de ce qui nous rive, nous fixe sur nous-mêmes. Nous lisons dans le prophète Jérémie, que Thérèse cite dans une de ses lettres (LT 243) : « La voie des humains n’est pas en leur pouvoir et il n’est pas donné à l’homme qui marche de diriger ses pas » (Jr 10, 23). Autrement dit, il n’est pas donné à l’homme de s’accomplir par lui-même. La voie de l’homme accompli demeure en Dieu, dans le devenir insaisissable que trace son Esprit. En venant au-devant de l’homme, Dieu ouvre lui-même cette voie. De quelle manière l’ouvre-t-Il ? Non pas avant tout en récompensant les vertus de l’homme et le brio de son savoir-faire, mais par la relation personnelle, aimante, qu’il suscite et cultive entre Lui et l’homme.

Cette relation, à l’image de celle du sarment greffé sur le cep, est scellée par la foi vive, la confiance selon Thérèse. Elle s’affirme en libre correspondance au don de la vie reçue de Dieu « à chaque instant ». Thérèse souligne fortement ce trait de la précarité humaine, dépassée par le soutien de Dieu au moyen de la confiance : « rangeons-nous humblement parmi les imparfaits, estimons-nous de petites âmes qu’il faut que le Bon Dieu soutienne à chaque instant ; dès qu’Il nous voit bien convaincues de notre néant il nous tend la main ; si nous voulons encore essayer de faire quelque chose de grand même sous prétexte de zèle, le Bon Jésus nous laisse seules. “Mais dès que j’ai dit : Mon pied a chancelé, votre miséricorde, Seigneur, m’a affermi !…” Oui, il suffit de s’humilier [ne point s’arroger le pouvoir de s’accomplir par soi-même], de supporter avec douceur ses imperfections [accepter sans abattement sa faiblesse native]. Voilà la vraie sainteté ! » (LT 243).

En vue de favoriser la paix, la sérénité intérieure, Thérèse enseigne finalement l’heureuse gestion de toute faiblesse malmenant notre aptitude à répondre adéquatement à l’amour. Car si nous avons « un cœur fait pour aimer » (LT 109), ce cœur est compliqué, malade, inconstant. Souvent mal aimant parce que mal aimé ou en mal d’amour authentique. Sur cette question essentielle, Thérèse répond aux besoins de l’homme contemporain et de tous les temps. Au fond, ce dont Thérèse parle, c’est de l’amour avec ses points d’achoppement, ses détours, ses infirmités, ses ratés, ses dérives, ses impasses. Mais aussi avec ses possibilités d’aboutir, de réussir, de toucher au but, de « vivre d’amour » dans l’Amour même. Et qui n’est attiré par l’amour puisqu’il fonde toutes les facettes de l’existence humaine ? « Je compris que l’ Amour renfermait toutes les Vocations, que l’Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux… en un mot, qu’il est Éternel ! » (B (M), 3 v°).

La confiance évangélique, école de vérité

Ainsi, Thérèse rappelle-t-elle que la voie de l’amour par la confiance est le propre de chacun. Elle montre que cette voie tient compte des épreuves de la vie et des difficultés du quotidien. De sorte qu’elle est une leçon de réalisme, une école de vérité. Elle se parcourt avec sa condition humaine réelle, non pas idéale ou rêvée. Elle intègre la finitude de l’homme, ses limites, sa pauvreté foncière, la marque de ses blessures, les lignes sombres de ses misères psychiques ou morales, cachées ou patentes, toujours handicapantes, sans pour autant rendre impossible la voie de l’amour, du don de soi dans l’amour. Car Dieu s’est mis à hauteur d’homme. Il s’est fait proche de toute misère humaine pour manifester la vérité de l’amour et la faire éclore au cœur de l’homme, en tout homme épris de vérité dans l’amour. « Je ne suis qu’une enfant, impuissante et faible, cependant c’est ma faiblesse même qui me donne l’audace de m’offrir en victime à ton Amour, ô Jésus ! » [c’est-à-dire comme un être totalement désisté, vulnérable, disponible à l’Amour] « je suis trop petite pour faire de grandes choses… et ma folie à moi, c’est d’espérer que ton Amour m’accepte… » (B (M), 3 v° et 5 v°).

En définitive, Thérèse rappelle à l’humanité qu’effectivement la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres, à quiconque se reconnaît comme tel. La confiance selon Thérèse invite l’homme à ne plus « s’appuyer » présomptueusement sur soi ou à s’y replier craintivement, mais à s’ouvrir au mystère du jaillissement de sa propre création : l’amour que Dieu est. Là est le remède aux angoisses existentielles si fréquentes et dévastatrices dans notre société. Le sens de la vie humaine ne peut avoir pour fin dernière l’expérience des seules ressources humaines. Fonder, construire uniquement sur elles, c’est vouer sa vie à de redoutables effondrements. « Je ne puis m’appuyer sur rien, sur aucune de mes œuvres pour avoir confiance. (…) On éprouve une si grande paix d’être absolument pauvre, de ne compter que sur le bon Dieu » (CJ 6.8.4).

En fait, Thérèse entraîne là où l’évangile attire : du côté du mystère dont l’homme, tout homme, est porteur. Mais comme en creux, en germe, en attente d’une rencontre avec le mystère de l’Amour infini que Dieu est. A l’opposé des vues humaines encloses sur elles-mêmes, ce mystère agit là où s’affirme le libre renoncement à toute recherche de pouvoir personnel. Loin d’être un aplatissement de soi dépréciatif de la personne, nous retrouvons ici le sens de la faiblesse humaine selon saint Paul (II Co 12,9), en laquelle Dieu agit avec puissance, où Dieu rend l’homme à sa joie originelle d’enfant de Dieu.

Aux hommes et aux femmes de tous les temps, plus encore à ceux et celles de notre temps, tout à la fois grisés et saturés par les prouesses des techniques en tout genre, Thérèse apprend l’homme à déborder, par la confiance, le seul horizon humain bouclé sur lui-même. Par suite, Thérèse enseigne à vivre le lâcher-prise d’une main-mise trop étroitement personnelle sur son existence, en vue de l’orienter vers plus qu’elle-même. La profondeur de l’homme, la qualité de son intériorité, son « âme », est dans sa capacité d’accueil et de dépassement. En cohérence avec les « désirs infinis » dont il est habité. L’homme est fait pour plus, infiniment plus que lui-même. Ce passage vers l’Infini, mouvement pascal par excellence, se réalise par la confiance, l’abandon confiant au mystère de l’amour divin qui murmure au cœur de tout homme : « Viens vers la Source qui t’a créé et ne cesse de t’attirer à elle par la confiance. » Thérèse est devenue l’apôtre, le guide sûr de l’appel vers l’Infini. Elle s’en fait l’écho pressant en finale du manuscrit adressé à sa sœur Marie : « Ô Jésus ! que ne puis-je dire à toutes les petites âmes combien ta condescendance est ineffable… je sens que si par impossible tu trouvais une âme plus faible, plus petite que la mienne, tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes encore, si elle s’abandonnait avec une entière confiance à ta miséricorde infinie » (B (M), 5 v°).

La confiance ouvre à l’infinie miséricorde qui s’écoule à l’intime de nous-mêmes. Elle permet de pressentir le mystère de l’enfance à venir, où notre humanité se reçoit sans réserve de la main d’un Autre. Tel le sarment aux fruits abondants se reçoit entièrement du cep sur lequel il est greffé. Christ, la Pâque du Christ fait luire, en notre monde, ce mystère de résurrection, de vie éternelle.

[1Comme d’habitude dans les études thérésiennes, l’auteur écrit LT pour une Lettre de Thérèse, suivie de sa numérotation ; B (M) renvoie au Manuscrit B ou M(arie), suivi du numéro du folio, recto (r°) ou verso (v°) ; CJ désigne le Carnet jaune qui recueille les dernières paroles de Thérèse en 1897, suivi de jour, du mois et du numéro d’ordre (ainsi, CJ 6.8.4 signifie le 6 août, quatrième parole).

[2« Thérèse ouvre la voie pour les pauvres », dans Une sainte pour le troisième millénaire, Colloque international du Centenaire, Lisieux 30 sept.- 4 oct. 1996, Venasque, Éditions du Carmel, p. 214.

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