Deux aventures spirituelles au Brésil : Bernanos, Eustache van Lieshout
Edouard Brion, s.s.c.c.
N°2006-3 • Juillet 2006
| P. 166-181 |
Connaisseur de Georges Bernanos, l’auteur déploie le séjour au Brésil du célèbre écrivain à l’arrière-plan de la trajectoire d’un de ses confrères hollandais, béatifié le 15 juin dernier. Le père Eustache van Lieshout, peu connu en Europe, est l’un de ces pionniers de la mission qui, aux prises avec les pratiques dévotionnelles des pauvres, va bientôt prendre la stature d’un véritable guérisseur. Une invitation à faire connaissance avec cet émule du père Damien De Veuster, dont les fidèles ont supporté la cause, parce qu’elle était la leur.
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Dans la première moitié du xxe siècle, deux hommes se sont retrouvés dans le même pays, le Brésil. Le premier, écrivain très connu : Georges Bernanos ; l’autre, humble missionnaire hollandais, qui vient d’être béatifié le 15 juin, Eustache van Lieshout. Ce dernier était arrivé au Brésil en 1925 avec deux confrères, religieux des Sacrés-Cœurs (Picpus) comme lui [1]. Ils venaient établir dans le pays les premières implantations de leur congrégation, fondée à Poitiers en 1800, et qui s’était orientée dès 1825 vers l’outre-mer – Hawaii en l’occurrence, où se dévouera le père Damien De Veuster –, puis dans toute l’Océanie orientale, où se concentra longtemps l’activité missionnaire. Après la première guerre mondiale, la congrégation élargit son champ d’action et la nouvelle province des Pays-Bas opta, outre pour les Indes néerlandaises, pour l’Amérique latine.
Quelques années plus tard, en 1938, Bernanos entraîne au Brésil sa nombreuse famille, son neveu et un médecin ami. Il fuyait une France soumise aux haines sociales et politiques où il étouffait. Dans Les grands cimetières sous la lune, pamphlet publié cette année-là, il dénonça le vide de l’espérance dans un monde où l’Église a pactisé, pour survivre, avec une société ennemie du pauvre. Il retourna en France en 1945 à l’appel du Général de Gaulle.
Entre 1938 et 1943, l’année de la mort du père Eustache, tous deux ont circulé dans les mêmes parages, l’État du Minas Gerais, sans jamais se croiser. Chacun est passé par Rio, Belo Horizonte, sans même savoir que l’autre existait. Mais tous deux vivaient une expérience spirituelle animée par une même foi, une même sensibilité au monde des pauvres, une même proximité à la terre brésilienne dans son immensité. Grâce au talent de l’écrivain français, nous pouvons entrer dans la signification profonde de ce peuple et de cette terre où s’est déployé le service du missionnaire.
La terre brésilienne
La petite ville où arrivent en 1925 Eustache et ses deux compagnons s’appelle Agua Suja (« eau sale »). Elle est située à 400 km à l’ouest de Belo Horizonte, la capitale de l’État, dans ce qu’on appelle le « sertao ». Ce sont d’immenses étendues à l’intérieur du pays, certaines couvertes de forêts, d’autres défrichées et occupées par de grandes exploitations agricoles ou d’élevage, les « fazendas ». Le cheval est le moyen de locomotion. Au cours des premières années, Eustache parcourt ces contrées en selle, parfois durant sept ou huit heures d’affilée, parfois sous un soleil implacable, sans le moindre arbre pour donner de l’ombre.
Vous devriez voir, écrit-il à sa famille, quel progrès nous avons déjà fait comme cavaliers. Heureusement, nous avons nos propres chevaux, qu’on trouve ici à bon marché. Quand on est arrivé à destination, le garçon mène les chevaux à la prairie, pendant que le père sonne la cloche. Ainsi les gens savent que le père est là et qu’on peut venir pour un mariage, des baptêmes, une confession…
Agua Suja est un lieu où vit, tellement différente de celle d’Europe, la religiosité brésilienne qu’Eustache essaie de promouvoir. C’est un centre de pèlerinage important, marqué par la fête annuelle le 15 août. On y invoque la Sainte Vierge sous le vocable de Nossa Senhora de Abadia. Au point que le nom de la localité, peu reluisant, est remplacé quelques années plus tard par « Romaria », c’est-à-dire pèlerinage ou kermesse. A cette dernière occasion une foule énorme, quelque 50 000 pèlerins, arrive de partout avec trois mille chars à bœufs. Beaucoup veulent accomplir leur vœu envers Marie. L’évêque y vient, accompagné de plusieurs prêtres pour les cérémonies. Outre les offices à l’église et la procession, il y a une foire sur la place, des cortèges, des fêtes, des feux d’artifice, sans oublier les maisons de passe. Les paroisses à gérer se trouvent dans le Triangulo mineiro, une partie de l’État de Minas Gerais. La recherche de l’or et des diamants est une des activités importantes du lieu. C’est l’eau sale provoquée par le rinçage du minerai qui a donné son nom à la localité. La fièvre de l’or ne va pas sans violences, rixes et homicides. On y a la gâchette facile. Eustache garde la tête froide et n’hésite pas à intervenir énergiquement pour faire respecter les lois de l’Église telles qu’il a appris à les comprendre dans sa lointaine Hollande.
Célèbre est restée l’histoire de ce propriétaire terrien de l’arrière-pays qui venait de mourir. Deux hommes armés et à cheval arrivent au presbytère demander à Eustache de l’enterrer sur le champ, le cortège funèbre se trouvant à la porte de l’église. « De qui s’agit-il ? » s’enquit le curé. « Peu importe, lui répond-on, c’est un catholique et nous voulons qu’il ait des funérailles. » « Si vous ne me dites pas qui c’est, je ne bouge pas », dit Eustache. En entendant le nom du défunt, il reste de marbre : « Enterrez-le si vous voulez, mais ne comptez pas sur moi. Qui n’est pas entré dans l’église durant sa vie, n’y entrera pas après sa mort ». Malgré les menaces et les coups de feu tirés en l’air, le curé ne fait que répéter la même sentence et le gros fermier est enterré sans la moindre goutte d’eau bénite. Impressionnés par cette attitude intransigeante et craignant de subir le même sort, les paroissiens se mettent à fréquenter l’église.
En fait, cet épisode témoigne du choc entre deux conceptions du catholicisme. Celle d’Europe, caractérisée par l’importance de la pratique dominicale et du rôle du curé ; l’autre, habituelle au Brésil, centrée sur des processions, des fêtes annuelles autour d’une chapelle dédiée à un saint – saint Vincent de Paul le plus souvent – et où le prêtre n’intervient qu’épisodiquement, pour les baptêmes, les mariages et les confessions.
*
L’attention du missionnaire s’attache surtout à ses activités pastorales. Bernanos, lui, dans des pages magnifiques, situera sa vie dans son cadre naturel voire spirituel.
Après avoir pris pied à Rio, comme Eustache quelques années auparavant, il parvient un peu plus tard à Pirapora, en plein Minas Gerais. Il y a acheté une fazenda de 5000 hectares de bois, 2000 hectares d’herbages avec 300 bovins et 12 chevaux, à 400 km au nord de Belo Horizonte. Au jour le jour, il note ses impressions sur un cahier d’écolier [2].
En comparaison avec la France, c’est le silence qui règne :
Ce perpétuel silence va bien à ce perpétuel éblouissement, n’empêche qu’il est plus lourd qu’on ne pense à la longue ! Avant d’en éprouver le poids, je n’aurais jamais cru que nos campagnes françaises fussent si bavardes – le moindre petit village de chez nous traversé à motocyclette a quatre-vingts kilomètres à l’heure, vous remplit les oreilles, au passage, d’un murmure mi-joyeux, mi-tendre, toujours un peu railleur, qui vous suit longtemps, et le soir venu, la tête sur l’oreiller, bourdonne encore à vos tempes. Ici, rien de pareil. Après vingt lieues à cheval, si vos tempes bourdonnent, il est inutile de chercher un sens à cette confidence inintelligible, vous avez failli attraper un coup de soleil, voilà tout. Prenez de l’aspirine et dormez.
Le contraste entre ces terres nouvelles et celles de la vieille Europe le frappe :
Je ne hais pas ce pays, je ne saurais dire que je l’aime, je l’aimerais s’il pouvait m’aimer, s’il était capable de cet échange à quoi nous ont habitués nos vieilles terres. Mais nos vieilles terres tiennent tout de nous, et celle-ci n’a rien reçu de personne… Chaque pouce carré du sol français a sans doute été payé d’une vie d’homme, au lieu que cette terre immense, inculte, où les simples municipes ont les dimensions d’un État, les provinces celles d’un continent, n’a certes pas bu, en dix siècles, beaucoup plus de sang qu’une seule de nos riches libres villes.
Quand il évoque la forêt sur laquelle tombe la pluie, il passe au plan symbolique et spirituel :
La nuit dernière je regardais tomber la pluie sur cette forêt de tropique, trop souvent confondue avec sa prestigieuse sœur équatoriale, la forêt naine, indéfinie, dont l’immense rampement couvre une partie de la terre, le bois trapu, irrésistible, aux membres tordus par la soif, accroupi sur ses cuisses cagneuses, cramponné de ses millions de bras difformes à des câbles qui n’ont presque plus rien de végétal, les lianes géantes… Ce n’est pas du taillis, c’est la forêt sans eau, la forêt martyre, la forêt tantale, mourant de soif dix mois de l’année au grondement lointain des fleuves et des cataractes… Les braves types (en Europe) ne peuvent s’imaginer ce que c’est qu’entendre ici tomber la pluie… Elle n’évoquait nullement l’image familière d’un nuage qui crève, mais plutôt celle d’un fleuve au cours majestueux, ou encore une grande arche liquide entre le ciel et la terre, c’était la réconciliation, la paix, le pardon, l’universelle rémission, un sommeil plus profond et plus doux, une autre nuit dans la nuit. Et pourtant je savais bien qu’elle n’apporterait pas le salut à ce pays, moins encore le repos et le sommeil. Elle ne redresserait pas en deux mois la forêt tordue…
Ces divers extraits de l’écrivain français nous permettent de mesurer les résonances humaines et parfois religieuses qu’a pu imprimer dans l’âme du missionnaire hollandais le milieu où se déroulait son action pastorale. Pour le reste, ce qui préoccupe surtout Bernanos, c’est de prendre position publiquement devant la guerre qui va dévaster l’Europe. Celle-ci ne semble guère avoir eu de répercussion chez Eustache, absorbé par son ministère. Là où les deux hommes se rejoindront, fût-ce chacun à sa manière, c’est dans le problème des pauvres et de la pauvreté,.
Les pauvres
Selon la typologie élaborée par Pedro A. Ribeiro de Oliveira, le catholicisme brésilien repose sur quatre « constellations » de pratiques : sacrements, dévotions, protections et lecture de la Bible [3]. La constellation des protections, à visée plus utilitariste, comprend les pratiques par lesquelles les croyants, en particulier les pauvres, ont commerce avec les saints pour en obtenir des avantages bien concrets.
Le 15 février 1935, Eustache est installé comme curé à Poa. Son but est de toucher le maximum de gens, en particulier les jeunes, les pauvres et les malades. Aussi, au sein de la population déracinée et mouvante des environs de Sao Paulo, ce sera la constellation « protectionnelle » qui va souvent jouer. Il s’agira surtout de pratiques destinées à recouvrer la santé. Eustache va être, bon gré mal gré, entraîné dans un véritable tourbillon.
Voici ce qu’écrit le père Venance Hulselmans le 15 avril 1941 :
Depuis quelque temps, il court des bruits au Brésil et surtout parmi nos gens, qu’à Poa arrivent des choses presque miraculeuses. Le curé, qui depuis toujours aimait consacrer une attention spéciale aux malades en leur donnant des palliatifs et même de temps en temps des remèdes, ce qui provoquait souvent la guérison du corps et de l’âme, abandonna tout à coup tous les médicaments, se limitant seulement à la bénédiction des malades et à la bénédiction de l’eau qui coulait d’un petit robinet placé dans une petite grotte de Lourdes qu’il avait faite lui-même. « Cette eau, disaient les gens, a une force miraculeuse, et qui en boit est guéri, quelle que soit sa maladie ! »
Les gens de Poa racontaient l’histoire de paralysés qui se remettaient à marcher, d’aveugles qui recouvraient la vue, de muets qui se mettaient à parler… L’affluence de malades devint énorme. Chaque jour arrivaient des centaines de personnes chercher de l’eau pour leurs bouteilles et leurs cruches, après quoi ils prenaient place dans de longues queues afin d’être admis chez le saint homme qui devait bénir leur eau, écouter leurs misères et leur maladie, et leur donner un bon conseil. Puis ils se recommandaient à ses prières. Il imposait les mains à tous, leur disant de dire un pater et un ave quand ils boiraient l’eau et les congédiait avec une petite relique de saint Joseph.
Cette démesure croissante ne pouvait qu’amener une réaction, comme nous le verrons. En attendant, dans ce pasteur zélé, on ne verra pas un de ces prêtres « gras, gras jusqu’à la fressure de l’âme, qui venant à ce troupeau farouche, toujours déçu, ont l’air de chercher un morceau de sucre dans leur poche [4] » ! Au contraire, on a l’impression que le rigide missionnaire hollandais, porteur de l’orthodoxie romaine, a vécu une sorte de conversion. Ayant fait sienne cette religiosité populaire, il est devenu Brésilien avec les Brésiliens, surtout les pauvres pour lesquels il s’épuise.
*
De son côté, Georges Bernanos a quitté sa ferme de Pirapora et a suivi un peu la même direction que le père Eustache, fût-ce avec un décalage de quelques années. En effet, c’est à la fin d’août 1940 qu’il reprend une ferme dans le hameau de Cruz das Almas, aux environs de la ville de Barbacena, toujours dans l’État de Minas Gerais. Plus proche de Sao Paulo et surtout de Rio, il pourra plus facilement faire paraître dans les journaux de cette capitale les articles où il prendra position sur la guerre. En même temps, il poursuit et approfondit sa méditation sur la pauvreté et les pauvres. Dans ses œuvres précédentes déjà, il a dénoncé le pouvoir de l’argent et a proclamé l’honneur à rendre aux pauvres. Mais son expérience vécue au Brésil a dépouillé ce thème de toute raideur idéologique. Comme l’écrit Max Milner, « la rencontre du chrétien avec la pauvreté risque de demeurer inachevée tant qu’il n’a pas compris qu’elle n’est pas un statut social interchangeable ou un dépouillement abstrait, mais cet événement particulier qui le prive de sa liberté, cette maladie qui lui interdit d’envisager l’avenir avec confiance, cette déception qui l’oblige à renoncer à des certitudes rassurantes. Que la vie de Bernanos au Brésil ait été tissée d’expériences de ce genre, nous ne pouvons plus en douter [5] ».
Bernanos le dit très clairement dans une conférence prononcée à Rio en fin 1944, à la veille de quitter le pays :
Je serai content d’adresser… mon adieu… à cette province de Minas où j’ai vécu avec ma femme et mes enfants, à ce peuple de Minas, et plus fidèlement encore, permettez-moi de le dire, à la part la plus humble, la plus souffrante de ce peuple. Le christianisme ne nous apprend-il pas à chercher Dieu dans ses pauvres ? Eh bien, si le peuple de Minas m’a fait comprendre le Brésil, ce sont les pauvres de Minas qui m’ont fait comprendre le peuple mineiro, pourquoi ne leur rendrais-je pas aujourd’hui un modeste hommage… Car j’ai une certaine expérience des pauvres de Minas. La maison que j’habite est à l’extrémité du plus misérable faubourg de Barbacena. A mesure que j’avance en âge… je crois de plus en plus qu’on connaît un pays par ses enfants et par ses pauvres.
Déjà à Pirapora, il avait mesuré le drame de la pauvreté concrète :
Dans cette forêt stérile où les serpents sont plus nombreux que les oiseaux, dans cet immense repaire, le mot de pauvreté n’a plus son sens ancien, le doux sens que nous lui donnions jadis. La pauvreté n’est ici qu’un mal qui tue les hommes au fond de leur solitude, à la manière de la dysenterie, de la fièvre ou du typhus.
Mais sa réflexion sur la pauvreté, va bien au-delà, on le voit dans un article publié en janvier 1942 dans le journal Vozes de Petropolis. En voici les extraits les plus importants :
Je crois que le monde sera sauvé par les pauvres… Le signe de leur vocation mystérieuse n’est pas de mépriser l’argent, il leur arrive même de penser qu’ils l’aiment autant que les autres… mais ils ne veulent pas l’argent pour aujourd’hui, ils préfèrent l’espérer pour demain, pour après-demain, et c’est leur espérance qu’ils aiment.
L’Espérance, voilà le mot que je voulais écrire. Le reste du monde désire, convoite, revendique, exige, et il appelle tout cela espérer, parce qu’il n’a ni patience, ni clairvoyance, ni honneur, il ne veut que jouir, et la jouissance ne saurait être attendue, espérée au sens propre du mot, l’attente de la jouissance ne peut s’appeler une espérance, ce serait plutôt un délire, une agonie…
La terre est encore aux brutes polytechniques, mais le jour viendra – ce jour n’est-il pas proche déjà, ne sentez-vous pas sur votre front, sur vos mains, la première fraîcheur de l’aube ? – le jour viendra où ceux qui courent aujourd’hui, hallucinés, derrière des maîtres impitoyables, les maîtres féroces qui prodiguent la vie humaine comme une matière de vil prix, bourrent de vies humaines leurs fourneaux et leurs forges, s’arrêteront épuisés sur la route qui ne mène nulle part… Eh bien ! alors la Parole de Dieu sera peut-être accomplie, les pauvres posséderont la terre, simplement parce qu’ils n’auront pas perdu l’habitude de l’espérance dans un monde de désespérés… Vous croyez avoir trouvé dans la violence le dernier secret de la domination, alors que l’expérience nous démontre chaque jour que l’humble patience de l’homme a constamment mis en échec, au cours de millénaires sans nombre, les forces hagardes du mal. Lorsque vous croirez avoir tout abattu, tout asservi, vous ne triompherez pas de la patience de Jésus Christ. « Patientia pauperum non peribit in aeternum ».
Ainsi, de la vie des pauvres et de l’action d’Eustache, absorbée dans l’ici et le maintenant, Bernanos fait voir la portée à long terme, la charge d’espérance et la dimension de salut.
Derniers horizons
Devant les désordres causés par l’affluence à Poa, les supérieurs religieux essayèrent d’y mettre fin en éloignant le thaumaturge. On le retrouve auprès de ses confrères à Rio du 1er au 9 juillet 1941, où les foules se rassemblent à nouveau. Un écho en est-il parvenu jusque Bernanos à Barbacena distante de 300 km ? Quoi qu’il en soit, Eustache arrivera bientôt à sa dernière résidence à Belo Horizonte. Une ville que Bernanos connaissait bien. Il s’y est arrêté avec toute sa smala en se rendant à Pirapora en 1939. Il en a laissé une description, brève mais frappante.
Le bois trapu… ne cède que devant Belo Horizonte, la grande capitale verdoyante de Minas, non pas que les hommes lui fassent peur, mais parce qu’il ne trouve plus à mordre que sur des montagnes de minerai, qui sont de véritables montagnes de fer. Il ne cède que 400 km plus bas (que Pirapora), nous sentons cette épaisseur entre nous et la prochaine ville, avec ses avenues, ses jardins – une ville d’ailleurs plus jeunes que moi , conquise en moins d’une vie d’homme sur l’élément végétal comme la Hollande sur la mer – et que d’ailleurs il assiège toujours, car la forêt ne renonce pas, elle pousse jusqu’aux crêtes arides, couleur de rouille, ses maigres avant-gardes exténuées.
Le nom de la ville est à comprendre par antiphrase : en fait, l’horizon est bouché par cette fameuse montagne de fer.
Dès mai 1940, Bernanos publie des articles sur la guerre mondiale dans les journaux de Belo Horizonte (O Diario) et jusqu’en juin et ensuite dans ceux de Rio (O Jornal). C’est dans un hôtel de Belo Horizonte qu’il entend à la radio l’appel du Général de Gaulle, le 18 juin 1940. Un appel qu’il semblait attendre secrètement. Peu avant, il avait écrit :
… mon pays est soigneusement tenu dans l’ignorance de ce qu’il défend, de ce qu’il risque de perdre, de ce qu’il est presque sûr de perdre si quelque miracle ne suscite pas au dernier moment un homme qui parle enfin à son cœur, à ses entrailles.
C’est alors qu’il décide de se rapprocher de la capitale du Brésil.
*
Deux ans plus tard, c’est le père Eustache qui fait le chemin inverse. En avril 1942, il arrive à Belo Horizonte comme curé à la paroisse que les Pères des Sacrés-Cœurs viennent d’accepter à la demande de l’évêque du lieu. Il est assisté du père Herménégilde Verhoeven, un homme pragmatique et dynamique. Lorsque les foules commencent à affluer à nouveau, celui-ci prend des dispositions pour conjurer le danger. Il lance un système de billets d’entrée numérotés de 1 à 50 pour chaque jour. Ainsi les gens qui ne font pas partie de la paroisse peuvent, pendant les heures fixées, rencontrer Eustache au confessionnal et recevoir de lui conseils et bénédiction.
Grâce à cette sage limitation, Eustache a tout le temps d’un ministère paroissial normal : culte, sacrements, visite des malades, mise sur pied des associations paroissiales, démarches pour la construction d’une nouvelle église. En outre, il lui est permis par l’archevêque de visiter, à leur demande, les malades habitant hors de la paroisse. Voyant que ce ministère ne provoque plus de désordre, l’archevêque lui permet aussi de donner des conférences, de prêcher des retraites et des neuvaines dans tout le diocèse.
Dans le courant de 1943, des initiatives d’Eustache et de Bernanos vont même se croiser dans cette ville sans se rencontrer. En avril, celui-ci confie au collège Pie XII une fillette pauvre, Cecilia, enfant d’une veuve qui est à son service [6]. Le 18 août, le père Eustache se rend au collège du Sacré-Cœur pour y prêcher une retraite aux pensionnaires. Ce sera, comme il le prédit, sa dernière retraite prêchée.
Eustache, bâti à chaux et à sable, a toujours joui d’une bonne santé. A quelques indispositions près, il n’a jamais été malade. Aussi, personne ne pouvait prévoir qu’il mourrait bientôt, âgé de 52 ans à peine. Le dimanche 22 août, revenu dans sa paroisse, il se sent fatigué et faible. Comme c’est la fête du Cœur Immaculé de Marie, il tient à célébrer la grand-messe solennelle. Tout en se sentant vraiment malade, il veut en outre prendre part à la procession et prononcer le sermon de clôture. Ce sera sa dernière prédication. Rentré à la maison, sur le conseil de son confrère Herménégilde, il se met immédiatement au lit.
Le lendemain, il veut dire la messe, mais, incapable d’arriver jusqu’au bout, il va se recoucher, en proie à une forte fièvre. Un médecin constate une pneumonie et prescrit les médicaments usuels. Le diagnostic est confirmé par un autre médecin. Le mardi 24 août, Eustache profite de la présence d’un confrère en visite pour se confesser. Le même jour, il est transporté au sanatorium Docteur Alberto Cavalcante, qui se trouve dans la paroisse et est géré par des clarisses franciscaines. Une équipe de médecins examine le patient et constate un typhus exanthématique. A cette époque on ne dispose pratiquement pas des moyens de combattre ce mal.
Les saignées nécessaires, qu’il faut pratiquer sans anesthésie, sont extrêmement douloureuses. Le samedi 28 août, Herménégilde transmet à Eustache le verdict des médecins : il n’y a plus d’espoir, la mort viendra bientôt. « Loué soit notre Seigneur Jésus Christ, chuchote-t-il. Combien de temps me reste-t-il encore ? » Au maximum 48 heures, lui répond-on ; aussi, il renouvelle ses vœux de religion et reçoit les derniers sacrements. Ensuite, il rend paisiblement l’esprit, avec un sourire et un profond soupir.
Donnons maintenant la parole au père Gil, qui écrit la lettre suivante aux confrères du Portugal, peu après la mort d’Eustache :
Le corps fut exposé dans le bâtiment qui servait provisoirement d’église. Des milliers de personnes, de toute classe sociale, ont défilé devant la dépouille. Ce n’est que le lendemain que cela s’arrêta, au moment de commencer la messe solennelle d’enterrement, célébrée par l’archevêque. Le cortège vers le cimetière fut triomphal. Jamais Belo Horizonte n’avait vu chose pareille. Les secrétaires d’État ou ministres tenaient à porter eux-mêmes les précieux restes vers le corbillard. Le long des larges artères de la ville se tenaient partout de grandes foules. Au passage du cercueil, beaucoup fléchissaient les genoux.
On prononça des discours, qui furent repris à la radio. Les journaux publièrent de grands articles. On pourrait résumer tout ce qui a été dit et écrit en une phrase : « Le saint père est décédé ! » On parle déjà de grandes faveurs obtenues grâce à son intercession. Pour la Congrégation, pour moi-même, le coup est dur. Mais l’église des Sacrés-Cœurs, qu’Eustache a commencé à construire, a maintenant ses fondations.
La messe du septième jour fut célébrée dans l’église St Joseph, chez les pères rédemptoristes. Celle-ci était comble au point que la chaire elle-même était remplie de gens. Il y avait des représentants du gouverneur de l’État et du préfet de la ville. L’archevêque avait envoyé une délégation du clergé avec son vicaire général à leur tête.
Selon les spécialistes, le père Eustache a été mordu par une tique (uncarrapato, en portugais), qui lui communiqua le typhus pétéchial.
Le corps d’Eustache est inhumé au cimetière communal de Belo Horizonte, où pendant cinq années, chaque jour, beaucoup de gens, originaires de tous les États du Brésil, viennent visiter le tombeau. On y dépose toujours des fleurs fraîches et on brûle des cierges, que les visiteurs suivants emportent comme reliques. Le 30 août surtout, l’anniversaire de la mort d’Eustache, le tombeau et le cimetière deviennent le centre d’un grand attroupement. Plus tard, le corps est transféré à l’église où le Père a été curé. Elle devient le lieu d’une affluence qui ne cessera plus.
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La mort religieuse du prêtre hollandais renvoie à son opposé, celle de monsieur Ouine, le héros du roman bernanosien. Cet ouvrage, paru un mois plus tard, en septembre 1943, à Rio de Janeiro aux éditions Atlantica Editora, met en scène un homme qui vit sa mort comme une chute dans le néant, c’est-à-dire en lui-même : « Je rentre en moi-même pour toujours [7] ». C’est en 1940 à Pirapora, après quatre ans d’interruption, que l’auteur est parvenu à écrire le dernier chapitre du livre, qui contient le récit de cette mort, aux antipodes de celle d’Eustache, à qui elle donne, d’une certaine façon, tout son sens.
Deux ans plus tard, le 2 juin 1945, Bernanos quitte le Brésil et dit adieu à Rio, « la ville incomparable [8] » pour ne plus y revenir. Il évoquera « la ville triomphante, sortie toute blanche et comme encore ruisselante d’écume des plages dorées de la mer, puis lancée de montagne en montagne à l’assaut de l’azur, jusqu’à la croix immaculée du Corcovade (sic) d’où reflue en bondissant, de crête en crête, de gouffre en gouffre, le long des pentes vertigineuses, la noire forêt tropicale dont l’odeur sauvage est celle de tous les printemps de la terre [9]. Cruel déchirement… de devoir quitter ce Brésil qui l’avait accueilli, soutenu, si fraternellement, qu’il s’était pris à aimer d’un amour presque égal à celui de sa patrie [10] ».
En 1948, peu après la mort de l’écrivain, ses pairs du Brésil lui rendirent hommage : Alceu Amoroso Lima, Edgar de Godoi da Mata-Machado, J. Fernando Carneiro, Jorge de Lima, Murilo Mendes, Pedro Octavio Carneiro da Cunha, Roberto Alvim Correa, Gustavo Corçao et Jayme de Barros [11]. Ne retenons que cet extrait d’Alceu Amoroso Lima, qui l’a le mieux connu :
On l’a traité de semeur de discorde. Beaucoup de ces accusations n’étaient pas fausses. Mais les annales de la sainteté sont pleines de ces excès. Aucun saint ne peut se maintenir dans des cadres rigoureusement normaux. D’où cette facilité avec laquelle une science aveugle peut confondre sainteté et folie, tout comme une critique myope peut confondre le génie avec l’insanité mentale. Le climat bernanosien était celui du génie et de la sainteté. Le mot de Léon Bloy : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints » eût convenu aussi bien à sa personne singulière, différente, unique.
Quelques années plus tard, des initiatives sont prises pour assurer la perpétuité du souvenir du Français qui s’est fait si proche des Brésiliens. En 1967, les autorités municipales de Barbacena entreprennent, avec l’appui du gouvernement et des amis brésiliens de Bernanos et de la France, la restauration de la maison de Cruz das Almas. En 1968, un musée y est installé. En juillet 1970, en présence de trois de ses enfants et avec un large écho dans la presse, a lieu l’inauguration officielle de la Maison de Bernanos au Brésil [12].
*
Quant au père Eustache, au terme de tout un processus, il est inscrit au nombre des bienheureux, en 2006, dans un événement solennel célébré dans la ville qui se sent fière de lui. Le long procès qui l’a précédé a été entièrement financé par les dons des fidèles. Leur persévérance a eu raison des réticences des pères des Sacrés-Cœurs, qui avaient décidé de renoncer à poursuivre. Tout compte fait, ceux-ci se sentent aussi heureux et fiers de l’événement. Après le père Damien De Veuster, béatifié par le pape Jean-Paul II en 1995, c’est le deuxième religieux des Sacrés-Cœurs a se voir ainsi reconnu. En lui ne peut-on voir se vérifier la phrase de Bernanos : « Chaque vie de saint est comme une nouvelle floraison, l’effusion dans un monde rendu, par l’hérédité du péché, esclave de ses morts – d’une miraculeuse, d’une édénique ingénuité [13] » ?
Ainsi, Eustache van Lieshout et Georges Bernanos, chacun à sa manière, auront tous deux partagé une aventure spirituelle marquée par la foi, l’espérance et la charité, dans cette partie du Brésil cher à leur cœur.
[1] Pour une biographie complète, voir Edouard Brion, Eustache van Lieshout. Des verriers wallons aux chercheurs d’or du Brésil, Namur, Fidélité, 2006.
[2] Publiés en 1949 sous le titre Les enfants humiliés (repris au « Livre de Poche »).
[3] Cité dans Richard Marin, Dom Helder Camara, les puissants et les pauvres, Paris, l’Atelier, 1986, p. 38.
[4] Bernanos, Nous autres Français, dans Essais et écrits de combat, I, Pléiade, p. 699.
[5] Max Milner, Georges Bernanos, Paris, DDB, 1967, p. 285.
[6] Jean-Loup Bernanos, Georges Bernanos à la merci des passants, Paris, Plon, 1986 p. 383-384.
[7] Monsieur Ouine, p. 310, Pléiade p. 1560.
[8] Le lendemain, c’est vous, p. 104.
[9] Français, si vous saviez… (1945-1948), Paris, Gallimard, 1969, collection « Idées », aussi dans Essais et écrits de combat, II, p. 1122
[10] Passants, p. 399.
[11] Georges Bernanos, Les cahiers du Rhône, Paris, Seuil, 1949, p. 236-246.
[12] Passants, p. 404.
[13] Saint Dominique, dans, I, p. 5.