Chronique d’Ecriture Sainte (A.T.)
Didier Luciani
N°2006-3 • Juillet 2006
| P. 187-204 |
Trois sections composent cette chronique annuelle d’Ancien Testament : les outils de travail et les ouvrages généraux (I), les études sur un livre, un thème ou un corpus précis (II), des divers qui n’entrent pas dans les catégories précédentes (III). Deux ouvrages, enfin, relatifs au judaïsme s’ajoutent aux vingt et un livres recensés (IV).
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Trois sections composent cette chronique annuelle d’Ancien Testament : les outils de travail et les ouvrages généraux (I), les études sur un livre, un thème ou un corpus précis (II), des divers qui n’entrent pas dans les catégories précédentes (III). Deux ouvrages, enfin, relatifs au judaïsme s’ajoutent aux vingt et un livres recensés (IV).
I
Quand un lecteur francophone non spécialiste voulait se risquer dans la littérature exégétique et son jargon, il ne disposait jusqu’à présent que du Petit vocabulaire des études bibliques de G. Flor Serrano et L. Alonso-Schökel (Paris, 1982 ; voir VC 55, 1983, 310). Aujourd’hui, il peut aussi se rapporter au Vocabulaire raisonné de l’exégèse biblique de J.-N. Aletti, M. Gilbert, J.-L. Ska et S. de Vulpillières [1]. Alors que le premier était essentiellement alphabétique, le second, un peu plus développé et davantage thématique, divise son matériau en quatre parties et quinze chapitres : « La Bible et son contenu », « La Bible et le canon », « La Bible et sa transmission », etc. Mais surtout, il tient compte de l’évolution récente des sciences bibliques en consacrant une large place au vocabulaire spécifique des approches synchroniques (à l’exception toutefois de la sémiotique). L’utilisateur perçoit immédiatement l’intérêt et les limites d’une telle organisation « raisonnée ». S’il cherche, par exemple, à se renseigner sur les manuscrits bibliques, il trouvera les informations essentielles regroupées et articulées (avec d’éventuels renvois) dans le chapitre consacré à « La Bible et sa transmission » (chap. III de la première partie). Si, par contre, il tombe sur le mot « hendiadys » dont il ignore le sens, il ne saura pas a priori à quel endroit il faut en chercher la définition (chap. II de la troisième partie : « Vocabulaire de l’analyse rhétorique »). Le recours à l’index (plus de 1200 entrées) aide fort heureusement à pallier à cet inconvénient et rend l’outil tout à fait performant. Muni de listes de termes étrangers et d’abréviations (fréquents en exégèse) et de différentes annexes (notices biographiques de quelques exégètes, principales revues, etc.), il ne fait aucun doute que ce guide, assez complet, rendra de bons services.
Avec plus de deux cents entrées, une bonne centaine d’auteurs répertoriés et près de cinq cents textes cités, un dictionnaire d’un tout autre genre assouvira la curiosité de ceux que passionne le rapport entre Bible et littérature [2]. Sans viser une exhaustivité de toute façon illusoire, les différents articles aussi bien que l’éclairante introduction historique permettent de suivre le cheminement des symboles bibliques dans la création littéraire et témoignent des incessantes transformations qu’ils ont subies. Et même si d’aventure ces symboles vagabondent loin de leur source, jusqu’à devenir contre-modèle, pastiche parodique ou fantaisie verbale, ils participent encore au dévoilement d’une vérité symphonique et ils attestent que la Bible peut toujours servir de miroir pour ceux qui savent regarder la vie se jouer dans ses intrigues. Flâner ainsi en compagnie d’Arnoul Gréban (1420-1495) ou de Jean Grosjean (1912-2006) et passer d’Aaron à la belle Suzanne ne constitue pas seulement un voyage passionnant, mais représente en outre une puissante invitation à participer au déchiffrement du sens et à la destinée humaine.
Si le symbole a la capacité de mourir, de ressusciter et de se transformer en un concert de significations plurielles, il le doit sans doute à la liberté littéraire, mais aussi à la multiplicité des lectures qui interrogent le texte biblique selon le génie propre de chaque époque où celles-ci apparaissent. André Lacocque, exégète bien connu du Chicago Theological Seminary, avec quatorze collaborateurs de renom, a pris l’heureuse initiative de recenser la plupart de ces nouvelles lectures de la Bible [3], en les regroupant sous quatre sections (lectures littéraires, psychosociales, politiques, interpellantes). Chaque chapitre allie considérations théoriques et illustrations bibliques. Les lectures littéraires regroupent ainsi la « critique littéraire » (R. Alter ; le Deutéronome), la « rhétorique » (J.-N. Aletti ; les écrits pauliniens) et la « lecture canonique » (J.A. Sanders ; Isaïe). Les lectures psychosociales présentent la « féministe » (D. N. Fewell ; Gn 34 : Dina), la « culturelle et anthropologique » (T. Overholt ; 1 R 17 ; 2 R 4 : Elie et Elisée), la « socioscientifique » (J.H. Elliott ; Ga 4), la « psychologique » (W. Rollins ; Rm 7 – 8). Les lectures politiques initient à la « lecture libérationniste » (S. Croatto ; 1 R 12 : le « schisme » de Sichem), la « lecture idéologique » (D. Jobling ; Lc 7 : la guérison du centurion) ; la « lecture postcoloniale » (F. Segovia ; Jn 1), la lecture « impérialiste » (W. Carter ; les chefs religieux dans les évangiles), la « lecture politique » (N. Elliot ; Ga 3, 28 ; 1 Co 2, 6-8 ; 15, 24-25 ; Rm 13). Les lectures interpellantes (sic !) enfin, « interpellent » par les approches « postmoderne » (K.M. Adam ; 1 Co 1, 12-17) et « globaliste » (D. Patte ; Épître aux Romains). Face à ce supermarché et en amont des débats particuliers que chacune des lectures (et des méthodes sous-jacentes) peut susciter, le lecteur est autorisé, me semble-t-il, à se poser au moins deux questions pour évaluer ces démarches et, le cas échéant, orienter son choix : leur pertinence et leur fécondité se vérifient-elles sur un échantillon large ou étroit de textes ? Ces lectures sont-elles davantage tributaires de la subjectivité et des présupposés du lecteur (avec, à la limite, autant de lectures que de lecteurs) ou s’arriment-elles dans l’objectivité (elle-même relative) du texte et dans celle de procédures critiques rigoureusement établies ? Si les réponses ne sont pas toujours évidentes, ces questions laissent au moins entrevoir que la Bible n’a pas fini de donner à penser et qu’il y a, en même temps, de quoi « penser la Bible ».
A n’en pas douter, certaines approches bibliques ci-dessus présentées ne dureront pas plus qu’une saison exégétique. D’autres, au contraire, bien que récentes comme l’analyse narrative, témoignent déjà d’une belle vigueur et de solides références théoriques. Au moment où va se tenir à Paris le troisième colloque international du RRENAB (Réseau de recherche en analyse narrative des textes bibliques), un fort volume de six cents pages et de quarante contributions rend compte du colloque précédent (Louvain-la-Neuve, 2004) [4] axé, au moins pour les quatre conférences magistrales, sur la question de la construction des personnages (characterization) : « Jacob as a Character » (J.P. Fokkelman, Leiden) ; « La construction du personnage de Jésus dans les récits évangéliques : le cas de Marc » (J.-N. Aletti, Rome) ; « Personnages humains et anthropologie dans le récit biblique » (A. Wénin, Louvain-la-Neuve) ; « Personnages bibliques et “formation” éthique des lecteurs » (A. Thomasset, Paris). Les neuf séminaires et les exposés offerts ont, quant à eux, abordé des sujets aussi captivants que variés : « Lire un texte de l’Ancien Testament en synopse », « Finir un évangile », « Poésie et récit », « Tensions et contradictions dans l’Évangile de Matthieu », etc. Parmi ces contributions, vingt-cinq concernaient le Nouveau Testament (Lc-Ac : 9 ; Mt : 4 ; Mc : 3 ; Jn : 3 ; Paul : 4 ; autres : 2) ; huit, l’Ancien (Torah : 1 ; Prophètes : 4 ; Ecrits et deutérocanoniques : 3) ; trois, les apocryphes (Vie d’Adam et Eve, Homélies du Pseudo-Clément, Compilation latine de l’enfance). Si une telle richesse qualitative et quantitative rend la tâche du recenseur presque impossible, elle devrait normalement combler les attentes du lecteur le plus exigeant et émoustiller la curiosité du narratologue le plus averti.
Dans le même domaine, et pour ceux qui en sont encore au stade de la découverte, le petit cahier de M. Navarro Puerto [5], religieuse espagnole, sera nettement plus accessible. L’auteur ne prétend pas théoriser sur la narratologie, mais vise plus simplement à offrir une mosaïque de récits expliqués et interprétés selon cette méthode. Ici, on ne cherchera pas tant l’originalité dans l’analyse elle-même que dans la manière dont l’auteur tire une série de clés de lecture à partir de textes provenant de l’Ancien comme du Nouveau Testaments (Rt ; Jg 19 ; 2 S 13 ; Mc 6, 32-44 ; 7, 24-30 ; 10, 46-52). Un second volume, entièrement consacré à l’évangile de Marc, doit suivre.
Moins familière, mais non sans lien avec l’analyse narrative, la lecture psychologique est illustrée par un ouvrage de M.-A. Wolf [6], psychiatre et lecteur de la Bible pétri de tradition juive. Au plan du contenu, il faut toutefois signaler que, contrairement à ce que pourrait suggérer le titre, ce livre propose essentiellement une lecture psychologique, non pas de la Bible entière, mais de quelques grandes figures choisies surtout en Genèse (Abraham et son Dieu, le sacrifice d’Isaac, la faute de Jacob, les rêves de Joseph) et un peu en Exode (Moïse). Dans un second temps et de manière plus rapide sont abordés le texte de la sortie d’Égypte, le livre de Job, celui d’Esther, et enfin, celui – deutérocanonique – des Maccabées (spécialement le miracle de l’huile à l’origine de la fête de Hanoukka). Au niveau de la méthode, la démarche s’appuie sur des connivences que l’auteur croit pouvoir repérer entre la psychanalyse et la « science biblique » (p. 24 ; sans préciser laquelle) : possibilité d’isoler les récits ou les séquences oniriques et de les interpréter séparément en évitant des associations intempestives et artificielles ; possibilité de bouleverser la causalité temporelle et l’agencement chronologique des événements racontés. Enfin, la proposition de lecture se fonde sur la conviction qu’en écoutant attentivement ces histoires, le lecteur peut s’insinuer dans les consciences muettes des héros imaginaires, sonder leur cœur, imaginer, produire du sens et par là, continuer à les faire vivre en transmettant leur mémoire et en s’identifiant à eux. Dans les limites précises de ce cadre et pour peu qu’il ne soit pas dérouté par un discours qui associe assez librement commentaires juifs, considérations psychologiques et philosophiques et remarques exégétiques, le lecteur trouvera quelque intérêt à relire et peut-être à renouveler sa compréhension de récits trop connus.
Fruit d’un colloque organisé conjointement, du 30 mai au 1er juin 2004, par la Société biblique canadienne (SBC), trois universités de la région montréalaise (Montréal, McGill et Acadia) et l’Association catholique des études bibliques au Canada (ACEBAC), Traduire la Bible hébraïque [7] honore tout à fait le programme de son intitulé. Une conférence d’Emmanuel Tov (Jérusalem), pénétrante et pleine de réalisme pratique, sur les contraintes scripturales des manuscrits anciens (à partir de l’analyse des textes de Qumrân) ouvre le volume : les possibilités techniques pour un scribe de modifier un texte existant étant pratiquement nulles, tout changement ne peut être introduit que par la production d’un nouveau manuscrit. On imagine les conséquences que de tels propos peuvent avoir sur certaines hypothèses compositionnelles. La suite du matériau se distribue en trois grands blocs : six conférences autour de la Septante (« La Septante : traduction et transmission » ; H. Tremblay, M. Jinbachian, E. Tov, A. Schenker, L. Laberge) ; trois autres traitant de l’intertextualité (« Les Écritures hébraïques et le Nouveau Testament » ; M. Jinbachian, M.J. Boda et S.E. Porter, G.S. Oegema) ; les quatre dernières, enfin, abordant les questions de traduction moderne (« Traduire les Écritures hébraïques aujourd’hui » ; R. David, J. Duhaime, P.A. Noss, Y. Mathieu). Pardelà les débats très techniques touchant, par exemple, les relations entre les Vorlagen des différentes Versions anciennes et le texte Massorétique, ou la manière dont les auteurs du N. T. retravaillaient leurs citations de l’Écriture, ou encore l’intérêt de l’analyse syntaxique pour la traduction des textes bibliques, l’ouvrage convainc, par toutes sortes d’arguments, que traduire est un art et que le traducteur accomplit souvent, si pas toujours, un véritable travail d’auteur.
Peu connu dans l’ère francophone (ses cinq volumes sur La tradition chrétienne ont tout de même été traduits aux PUF, Paris, 1995), Jaroslav Jan Pelikan, professeur émérite de l’Université de Yale, est un spécialiste incontesté de l’histoire des doctrines chrétiennes. C’est avec ce regard d’historien, soutenu par une immense culture et un talent pédagogique indéniable, que l’auteur nous livre sa propre présentation de la Bible [8]. L’exégète n’apprendra pas grand chose de cette synthèse assez achevée, mais parmi beaucoup d’informations coutumières à ce genre d’introduction, il repèrera au moins trois notes originales : d’une part, une certaine revalorisation de l’oralité dans le processus d’élaboration et de transmission du matériau biblique (voir, par exemple, le chap. 1 : « Le Dieu qui parle… ») ; d’autre part, une attention soutenue aux rapports interreligieux et aux conflits d’interprétation (surtout, mais pas exclusivement, entre juifs et chrétiens) qui, tout au long des siècles, se jouent autour d’un texte plus ou moins commun ; enfin, une série d’observations éclairantes sur des aspects moins connus et notamment sur les rapports de la Bible aux cultures américaine et anglaise (voir, par exemple, le chap. 11 : « Un message pour toute la race des hommes ? »). Même si la Bible n’appartient à personne, l’auteur fait œuvre utile en proposant au lecteur d’aujourd’hui, sans jamais l’ennuyer, des pistes pour se la rendre plus familière et découvrir son éternelle actualité.
II
Livre très érudit sur une période un peu délaissée des biblistes, l’ouvrage d’Étienne Nodet [9], dominicain de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem et spécialiste de Flavius Josèphe, ouvre de nouvelles perspectives sur la crise maccabéenne et donne à relire attentivement et en synopse ou en relation d’intertextualité non seulement 1-2 M, mais aussi Dn, Esd et Ne, les Antiquités, la Guerre, la Lettre d’Aristée, certains textes de Qumrân et de la tradition rabbinique. Plus concrètement, la présente étude tourne autour de questions relatives à l’histoire des institutions (le sacerdoce israélite, le sabbat, la fête de la Dédicace, les Temples du Garizim et de Jérusalem) et examine, à partir de là, les interprétations multiples et divergentes de la persécution séleucide et de la période asmonéenne qui s’en suit. Selon les mots mêmes de l’auteur, « Le résultat de l’enquête peut s’énoncer selon deux lignes : la première est l’esquisse d’une histoire de la Judée à l’époque hellénistique, ou plus exactement du judaïsme judéen. On voit comment elle s’est détachée de la Samarie, pour devenir proprement juive à partir de la crise maccabéenne ; le moteur en a été le judaïsme babylonien, qu’il faut qualifier de pharisien ; celui-ci entretenait la plus grande méfiance à l’égard du judaïsme égyptien, d’où provenait justement la dynastie pontificale antérieure à la crise maccabéenne. L’occasion de l’émergence de la Judée dans l’histoire générale a été fournie par une combinaison de divisions internes à Jérusalem et de confusion politique chez les puissances voisines […] cependant que l’ombre, puis la réalité de la domination romaine en Orient commençaient à poindre. La naissance d’un État juif donna lieu à des controverses, et ainsi à diverses commémorations plus ou moins rivales, lesquelles furent selon la coutume accompagnées de récits de fondations, c’est-à-dire de grossissements légendaires entourant certains événements initiaux. La seconde ligne de conclusions concerne la Bible, qu’on peut considérer comme un très vaste récit de fondation, lui aussi pluriel. L’observation initiale est qu’à l’époque de la crise, il n’y avait pas de séparation majeure […] entre Juifs et Samaritains, et corrélativement que le Deutéronome n’avait qu’une faible autorité. L’examen de l’évolution des Samaritains et des “écoles” juives […] conduit à quelques observations sur la bibliothèque sacrée et sur sa mise en place à partir du iiie siècle. On peut ainsi situer, à côté des archives locales, les influences orientales […], mais aussi des influences occidentales, dont le canal fut l’hellénisme égyptien où les traditions pythagoriciennes et dionysiaques étaient fortes » (p. 7). Seuls ceux qui auront eu le courage de suivre les 450 pages d’argumentation serrée et de parcourir le dédale des hypothèses pourront pleinement comprendre la portée de ces propos, en apprécier le caractère inédit et parfois provocateur et juger de leur pertinence. Un recenseur est-il autorisé à avouer qu’il ne l’a pas fait ?
Reprise et amplification d’une étude parue en 1996 (Le Sabbat : histoire et théologie, Bruxelles), le cahier d’A. Wénin sur Le Sabbat dans la Bible [10] est l’occasion de se faire une idée assez précise, au plan historique et au plan de la signification théologique et anthropologique, d’une institution importante de la Bible et d’une des plus essentielles au judaïsme. La première partie s’inspire largement d’études spécialisées, comme l’article de J. Briend dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible (art. « Sabbat », t. X, 1132-1170) et en résume la substance. La seconde partie, s’attardant surtout sur les textes du Pentateuque (Gn 2, 1-3 ; Ex 12– 13 ; 16, 1-30 ; 20, 8-11 ; 31, 13-17 ; Lv ; Nb ; Dt 5, 12-15) lus selon leur séquence narrative, amène l’auteur à développer sa propre compréhension du sujet. Au terme du parcours, une rapide exploration dans le reste de la Bible, Nouveau Testament compris, confirme le sens profond du sabbat (jour où Israël apprend à vivre la liberté et s’ajuste à son Dieu et à sa volonté de vie) et met en lumière l’enseignement de Jésus en faveur de cette portée symbolique. Ce qui fait dire à l’auteur, en conclusion : « Recentrer le sabbat sur son sens symbolique profond, c’est relativiser l’institution elle-même au profit de la signification dont elle est porteuse » (p. 72). Mais d’un point de vue anthropologique, est-il réaliste de croire qu’il est possible d’agir à ce niveau de profondeur tout en se passant des médiations institutionnelles qui inscrivent cette signification dans un corps ? Bref, est-il possible de se passer de la loi ? La question s’adresse aussi aux chrétiens et à la manière dont ils entendent vivre le dimanche.
Les lois, et spécialement celles du Pentateuque, constituent justement le sujet de la monographie d’Olivier Artus [11], professeur à l’Institut catholique de Paris et membre de la Commission biblique pontificale. L’ouvrage mêlant réflexions méthodologiques et études de textes comprend quatre parties. La première qui est aussi la plus longue (« Les lois dans le contexte littéraire de la Torah ») se divise elle-même en deux : dans une approche synchronique, l’auteur traite de ce qui apparaît comme l’une des spécificités fondamentales de la Torah d’Israël à tous les niveaux de son organisation, à savoir l’articulation entre loi et récit (aussi bien narrativisation de la loi que dimension législative du récit) ; puis il analyse, dans une perspective diachronique, trois sortes de lois (libération des esclaves, protection de l’étranger, talion) présentes dans trois corpus différents (code de l’alliance, code deutéronomique, loi de sainteté). Les résultats de cette double enquête autorisent à tirer des conclusions assez générales concernant la précédence du don (la grâce) sur le commandement, le processus de théologisation du droit coutumier ancien et la dimension éthique et théologale des lois d’Israël rassemblées dans la Torah. La deuxième partie (« Les lois de la Torah dans le contexte des législations du Proche-Orient ancien ») s’interroge – toujours à partir des mêmes exemples – sur la spécificité de la législation d’Israël par rapport à celles de ses voisins : continuité ou discontinuité ? Différences de contenu ou de légitimation idéologique ? A la lumière de cette comparaison, YHWH se distingue notamment comme le « Dieu des pauvres ». La troisième partie aborde la question de la hiérarchie et du degré d’autorité des lois, question inévitable à partir du moment où coexistent, dans un même corpus, plusieurs lois traitant de sujets identiques, plusieurs types de législations en tension (casuistique ou apodictique) ou même plusieurs codes concurrents. La dernière partie (« Points de repères pour une lecture canonique du Pentateuque ») insère l’ensemble de la problématique dans une perspective canonique et, confirmant les conclusions précédentes, permet de dégager des constantes dans la réflexion législative d’Israël : en conservant les législations antérieures, les rédacteurs finaux du Pentateuque ont voulu manifester la continuité entre l’Israël préexilique et l’Israël postexilique ; le contenu des lois est déterminé par le contexte socio-historique du moment de leur énonciation ; le statut diversifié des lois (distinction entre « métanormes » et « normes ») interdit toute absolutisation d’une loi particulière. La conclusion offre des « pistes pour une lecture théologique des lois du Pentateuque » et revient sur la complémentarité des méthodes exégétiques et leur articulation dans le respect d’une démarche herméneutique qui peut conduire le lecteur contemporain jusqu’à une praxis à la fois fidèle au sens du texte (sans pour autant en épouser la littéralité) et nouvelle (c’est-à-dire prenant en compte sa propre situation historique).
L’essai d’O. Artus appelle, me semble-t-il, trois types de remarques. Tout d’abord, l’étude des lois bibliques par les exégètes chrétiens revêt une importance capitale, tant pour la réflexion morale que pour le dialogue avec le judaïsme. En conséquence, toute avancée dans ce domaine doit être saluée. Deuxièmement, l’articulation des méthodes exégétiques sur laquelle l’auteur, avec raison, insiste tant, exige une attention bien plus grande à l’autonomie de chacune d’elles et à la mise en œuvre de leurs procédures respectives : ainsi, il ne me paraît pas évident que l’approche « synchronique » (quel que soit ici le contenu précis de ce concept) produise ses meilleurs fruits en étant seulement considérée comme la « servante » des méthodes diachroniques. De ce point de vue, l’ouvrage est décevant et il y a encore beaucoup à faire pour honorer la dimension proprement littéraire de la législation israélite. Je remarque d’ailleurs que ni les travaux de B.J. Schwartz, un des pionniers en la matière, ni ceux de J.W. Watts (sur la rhétorique des lois) ne figurent dans la bibliographie. Enfin, je ne vois pas comment cette question d’une lecture exégétique et théologique de la loi, nourrissant éventuellement une pratique, peut être correctement traitée sans, d’une façon ou d’une autre, entrer en discussion avec l’exégèse (ancienne et actuelle) et la tradition juives qui ont elles-mêmes exploré (le midrash) si loin ce que pouvait signifier l’accomplissement exégétique et pratique de ces textes. Les travaux de M. Fishbane et de B.M. Levinson (également absents de la bibliographie) sur l’exégèse intra-biblique et l’herméneutique de l’innovation en contexte légal permettraient sans doute d’élaborer une articulation plus subtile entre synchronie et diachronie et de profiter d’une tradition de recherche séculaire sur ces textes de lois. Ceci dit, aussi bien comme introduction au monde des lois bibliques que comme « points de repère » et cadre méthodologique pour leur étude, cet ouvrage apporte des informations utiles et pose des questions essentielles qu’aucune personne, intéressée par le sujet, ne peut ignorer.
Le Pentateuque est encore à l’honneur avec la traduction d’un livre de Félix García López [12], professeur d’Ancien Testament à l’Université de Salamanque. Dans ce domaine, les choses sont tellement mouvantes qu’il est utile de mentionner que l’original espagnol (El Pentateuco. Introducción a la lectura de los cinco primeros libros de la Biblia) date de 2003. L’original italien de l’ouvrage, en partie comparable, de J.-L. Ska (Introduzione alla lettura del Pentateuco. Chiavi per l’interpretazione dei cinque libri della Bibbia), traduit également en français en 2000 (VC 73, 2001, 336-338), remonte à 1998. L’utilité et l’originalité de cette nouvelle introduction résident certainement dans la lecture assez attentive et dans la présentation à la fois synthétique et équilibrée de chacun des livres (d’une trentaine de pages pour Lv et pour Nb, à plus de quatre-vingt pages pour Ex). Avec le premier chapitre qui traite des caractéristiques générales du Pentateuque et avec le dernier qui examine sa place dans la Bible hébraïque et la Bible chrétienne, l’étudiant en théologie n’aura plus aucune excuse d’ignorer ou pire, d’éreinter, ce corpus. Les chapitres 2 (l’histoire de l’interprétation) et 7 (la difficile question de la composition du Pentateuque) ont au moins le mérite de donner, sans trop jargonner, les positions d’il y a trois ans. De toute façon, gageons qu’il y aura encore d’autres introductions. Si elles sont toutes d’aussi bonne qualité, le public ne sera pas perdant.
Pour juger de l’intérêt et de la fécondité des travaux dont j’ai parlé plus haut (voir recension d’Artus), il suffira de se plonger dans le petit livre de B.M. Levinson que les éditions Lessius ont eu la bonne idée de traduire [13]. La question de départ est aussi simple qu’essentielle et concerne toute tradition religieuse qui s’appuie sur un canon scripturaire : comment concilier l’impératif de fixité du canon – illustrée, par exemple, dans la Bible par la formule de Dt 4, 2 : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous commande et vous n’en retrancherez rien, mais vous garderez les commandements de Yahweh votre Dieu » (cf. Ap 22, 18-19) – et la nécessité d’adapter ce canon immuable à des réalités de vie qui n’avaient pas été envisagées au temps de sa composition ? Pour Israël qui adhère en outre au concept de révélation divine, la difficulté se redouble et devient proprement théologique : comment une loi attribuée à Dieu (et dans la Bible, elles le sont toutes) peut-elle être remplacée sans que l’autorité de Dieu et la validité de sa Parole ne soient mises en cause ? De tout temps et en tout lieu, la seule issue se trouve du côté de l’exégèse et consiste à développer un certain nombre de stratégies littéraires sophistiquées (une « rhétorique de la dissimulation » utilisant la reformulation, le transfert d’énonciation, la pseudépigraphie, la citation lemmatique, etc.) qui visent à présenter les nouvelles lois comme n’impliquant pas la révision ou l’annulation des lois anciennes. En prouvant, par des analyses très fines et convaincantes (concernant la doctrine de la punition transgénérationnelle), que ce travail de réécriture et de reformulation n’est pas seulement le fait de la tradition interprétative (pour élargir l’application d’un canon déjà clos), mais est coextensif à l’histoire rédactionnelle elle-même (une exégèse intra-biblique dès avant la clôture du canon), Levinson atteste non seulement de l’importance du rôle des scribes – dans la révélation divine, « la voix humaine ne s’est pas tue, elle s’est amplifiée » (p. 63) – et de leur ingéniosité à innover et même à subvertir le texte, mais il oblige aussi, plus largement, à reconsidérer les notions de canon et de tradition dans leur articulation réciproque et leur rapport dialectique. Il offre enfin une occasion unique de réanimer un dialogue critique entre les études bibliques et les sciences humaines au profit du renouvellement de ces dernières. L’intelligence du propos est à la hauteur de l’ambition.
Les questions d’herméneutique sont également au centre d’un autre volume de la collection « Le livre et le rouleau » sur le Cantique des cantiques [14]. Deux femmes et six hommes, tous biblistes patentés, croisent leurs regards sur ce texte si énigmatique et aux interprétations foisonnantes. La lecture des Pères (spécialement Origène ; J.-M. Auwers et W. Gallas), les commentaires du xvie siècle (J.-P. Delville), le travail d’un exégète d’aujourd’hui (A. Wénin), la poétique du Cantique et son efficience (J.-P. Sonnet), la question de son sens et la manière même de comprendre le « sens » (sens littéral ou sens spirituel, sens textuel ou sens directionnel ; J.E. de Ena), l’histoire de son interprétation à la lumière notamment de l’herméneutique contemporaine (A.-M. Pelletier) sont autant d’occasions de s’interroger sur l’acte de lecture lui-même. Comme le montre bien l’ouverture conclusive de F. Mies, ces différents parcours amènent à réfléchir à la posture du lecteur et à ses variations au cours de l’histoire, au caractère extrinsèque ou intrinsèque de l’histoire de l’interprétation, à l’influence du contexte. Mais surtout, ils incitent à revenir sans cesse au texte dont le sens excède la signification des mots et des phrases, et ils imposent de se confronter à ses résistances. Ce retour au texte « ne signifie pas nécessairement un retour à la seule philologie, un retour à l’histoire rédactionnelle, à l’intention de l’auteur ni même à l’auteur, difficilement atteignables. Le retour au texte signifie un retour à la partition, à l’instruction, à l’« intention » du texte, c’est-à-dire au sens directionnel du texte […], pour autant donc que l’exégète creuse la lettre jusqu’à la chose même, dans un effort d’exégèse intégrale, l’opposition entre la posture de lecture des Anciens et celle des Modernes ne devrait pas être irréductible. Quand au bout de sa recherche toute de rigueur, l’exégète en arrive à dégager le sens anthropologique du Cantique, il ne doit pas renoncer à considérer le livre comme Parole de Dieu : ces paroles échangées entre le bien-aimé et la bien-aimée sont la Parole même de Dieu sur ce mystère de la relation humaine. La lecture théologique du Cantique des Pères n’est peut-être plus de notre temps mais, toute anthropologique qu’elle soit, la nôtre n’est pas moins théologique, elle l’est autrement » (p. 173).
L’ouvrage de Samuel Terrien [15] a marqué une date dans l’édition de langue française puisque c’est par lui que s’est ouverte la fameuse série protestante « Commentaire de l’Ancien Testament » (CAT) parue chez Delachaux et Niestlé. Comme bon nombre de volumes de cette collection (Exode, Josué, Juges, Daniel, Chroniques-Esdras-Néhémie), celui sur Job était épuisé depuis quelque temps déjà. Labor et Fides qui a pris le relais de l’ancien éditeur a décidé de ressortir ce commentaire de 1963 avec trois ajouts : un avant-propos de T. Römer présentant brièvement (4 pages) la recherche actuelle ; un long article de E. A. Knauf (16 pages), intitulé « La patrie de Job », visant à déterminer la triple localisation historique du livre (lieu de l’action, lieu social de l’auteur, lieu de l’œuvre dans l’histoire littéraire et dans celle des idées) ; enfin, une bibliographie mise à jour (établie par T. Naef et classée par péricopes) et complétant surtout celle des deux grands commentaires de D.J.A. Clines (Job 1 – 20, 1989) et de H. Strauss (Job 19– 42, 2000). Cette dernière annexe représente, sans doute, l’apport le plus précieux de la nouvelle mouture. Nonobstant l’impossibilité d’établir une bibliographie complète, on regrettera cependant l’absence d’une contribution importante de F. Mies, « Le genre littéraire de Job » (Revue biblique 110, 2003, 336-369), cela d’autant plus que Terrien s’attarde assez peu sur cette délicate question du genre littéraire et que Knauf, dans l’article précité, semble la considérer comme résolue (pour lui, Job est un roman). Pour le reste, et même si la recherche a continué d’avancer, le lecteur francophone s’en remettra sans réticence aux qualités littéraires et philologiques qui ont fait la réputation de la collection. A vrai dire, il n’a guère le choix, vu la pénurie de commentaires bibliques sur Job (et sur bien d’autres livres) dans la langue de Voltaire. Dans ce désert, remercions les éditeurs genevois de rééditer un ouvrage qui pourra sans doute encore servir et souhaitons-leur surtout de pouvoir achever l’œuvre entreprise il y a vingt-trois ans en complétant, le plus rapidement possible, leur série vétéro-testamentaire.
Le livre de Job n’est pas le seul texte de la Bible à nous confronter au scandale du mal. Face à cette réalité et dans un monde marqué par la violence, beaucoup de lecteurs se détournent de la Bible pour puiser à des sources moralement ou spirituellement plus « correctes ». Jean-Pierre Prévost, professeur émérite de l’Université Saint-Paul d’Ottawa, au contraire, veut regarder en face ces « scandales » de la Bible, qu’ils soient d’ordre éthique, anthropologique, sociologique ou idéologique [16]. Il expose ainsi des mensonges de patriarches (Abraham et Jacob), des adultères et des meurtres de rois (David), des violences sexuelles plus monstrueuses les unes que les autres (Dina, la concubine de Jg 19, Tamar), des vengeances, des haines, des anathèmes ou des condamnations à mort imputables non seulement à des méchants, mais à des élus de Dieu ou à Dieu lui-même (de nombreux Psaumes, Est 9 …), des propos sexistes (les Proverbes, Si 21, 13-15, Gn 2 – 3, Ep 5, 21-24…), des présentations de Dieu jaloux, patriarcal, vindicatif, colérique, violent, guerrier… et tout cela pendant cent soixante pages ! C’est seulement dans les trente dernières pages (chap. 6 : « Les scandales de la Bible au risque de l’interprétation ») qu’il recense les solutions apportées par l’histoire de l’interprétation tout au long des siècles : le jeu sur les ambiguïtés de traduction, les réécritures midrashisantes pour combler les blancs du texte, les citations tronquées ou détournées, les commentaires atténuants des rabbins ou des Pères de l’Église, le recours à la critique historique et littéraire, les omissions liturgiques. Si l’existence de ces procédés témoigne à la fois de la difficulté des textes et de la fécondité de la réflexion qu’ils provoquent, l’auteur reconnaît qu’aucun ne peut proposer de solution pleinement satisfaisante aux scandales de la Bible. Et il nous fait part, en conclusion, de ses convictions : « La Bible […] est elle-même un dialogue, ou du moins elle est née d’un dialogue […]. Les auteurs de la Bible ont dialogué […] avec les cultures ou les auditoires de leur époque. Mais les auteurs bibliques ont aussi dialogué entre eux […]. Les livres bibliques sont eux-mêmes, comme c’est le cas pour toute œuvre littéraire, des lectures et des propositions de lecture. Pour avoir trop souvent oublié cette évidence, on a érigé la Bible en un système, en une théologie […]. Il faut donc dire que la Bible corrige la Bible et que, s’il n’y a pas de solution définitive pour les scandales de la Bible, la seule voie féconde est celle du dialogue avec les textes qui font scandale […]. En ce sens, les scandales de la Bible […] nous renvoient, de façon brutale parfois, à cette nécessité d’entrer en dialogue avec le texte biblique » (p. 191-193). Si le projet global de l’auteur et sa foi dans les vertus du dialogue sont louables, les solutions qu’il évoque sont, me semble-t-il, le plus souvent des échappatoires. Le dialogue présuppose aussi une écoute attentive. Pour peu qu’il les écoute vraiment, ces textes bibliques qui font scandale ont bien d’autres choses à dire à l’homme contemporain. Dans ce gentil livre, le dialogue est à peine entamé.
III
Je reconnais qu’il y a une certaine malice à présenter, après Les scandales de la Bible, Les plus beaux textes de la Bible [17]. Même si le projet est différent – ici, proposer des textes choisis de l’Ancien Testament aux gens assez pressés qui s’y aventurent pour la première fois –, faut-il s’inquiéter de constater que pratiquement aucun texte de l’ouvrage précédemment recensé ne se trouve dans celui-ci ? L’introduction a beau montrer qu’« à travers ces textes, c’est de la vie de chacun de nous qu’il s’agit » (p. 21) et que le but est de « présenter le texte biblique dans ce qu’il a de plus profondément humain » pour aider à « devenir plus homme en vérité » (p. 24), quand le néophyte aura lu ces beaux textes, comment intégrera-t-il les scandaleux ? La question ne vise pas à dénigrer le projet du père Bedouelle et de son équipe, mais à attirer l’attention sur une limite et un risque. Si, malgré cela, on pense que cette anthologie et les brefs commentaires qui accompagnent peuvent ouvrir à certains les portes de l’Ancien Testament, il ne faut pas hésiter à la recommander.
Tous ceux qui se sentent proches de la spiritualité carmélitaine ou qui affectionnent le prophète Élie se plairont à lire l’étude du père Kilian Healy [18], prieur général de l’ordre des Grands Carmes de 1959 à 1971. Chacune des dix causeries qui constituent le livre se fonde sur un épisode biblique de la vie du prophète (Élie affronte le roi Achab, se cache au torrent du Kerith, habite chez la veuve de Sarepta… ; de 1 R 17, 1 à 2 R 2, 1-15) brièvement commenté, puis relu dans la tradition carmélitaine et enfin actualisé pour les membres de cette famille spirituelle. Enté sur l’Écriture et sur un large éventail de sources traditionnelles, le propos dans son ensemble est une bonne introduction au charisme carmélitain ; il en dévoile en tout cas la vive pertinence.
Jacques Guillet (Habiter les Écritures, 1993), Pierre Grelot (Combat pour la Bible en Église ; une brassée de souvenirs, 1994), Alain Marchadour (Chemin de foi ; récit d’un bibliste dans le siècle, 2001) et déjà auparavant, M.-J. Lagrange et ses « souvenirs » posthumes (Le père Lagrange au service de la Bible, 1967) : Jean Radermakers, professeur à l’Institut d’études théologiques (IET, Bruxelles) depuis 1968, n’est pas le premier exégète à s’essayer au périlleux exercice des « mémoires » [19]. Pourtant, ceux qui en attendent des révélations sur la vie cachée de l’octogénaire seront déçus : tout juste une enfance et un parcours dans la Compagnie évoqués on ne peut plus iréniquement. De même, ceux qui espèrent traverser le siècle dernier et la vie de l’Église sur les traces du bibliste resteront sur leur faim : seulement quelques miettes sur la naissance de l’IET racontée sans pathos et sans heurt ou quelques anecdotes sur ses voyages en Terre Sainte. Le jésuite ne semble avoir que des amis et aucune amertume ni regret. Il n’a pas traversé de crise ; il a simplement mené – comme un berger, le béret vissé sur la tête – une multitude de gens (sa paroisse invisible) dans le désert du Sinaï et dans la forêt des Écritures. Est-ce son éducation, son tempérament ou le grand âge qui lui donne de relire sa vie avec tant de sérénité, de discrétion et même de pudeur ? Une partie du secret au moins se trouve ailleurs : « Fréquenter la Bible, l’enseigner, entrer dans son interprétation à laquelle je consacre mon intelligence et mon cœur ont fait d’elle une partie de mon être. A ses textes, je réagis à la fois en profondeur et quasi corporellement. Dois-je dire que je les habite, ou que ce sont eux qui m’habitent ? La compénétration m’apparaît tellement totale que je ne pourrais plus dire l’un sans l’autre. Elle me fait vivre » (p. 208). La grâce de la Parole a fini par assumer la nature du bibliste au point que celle-ci semble s’effacer derrière celle-là. Il ne parle pas de la Bible ; il parle la Bible comme on parle le français ou l’anglais. Il est à la fois Abraham, Salomon ou peut-être même le Christ. Le livre aurait pu aussi bien s’intituler Ta demeure, ma parole. Tout en sachant ce que beaucoup lui doivent (et j’en suis), que ce soit par son enseignement oral, ses prédications, ses « lectures continues » d’évangile, on s’étonne toutefois que son récit ne comporte pas aussi, à l’instar de la Bible, quelques aspérités.
Sans doute faudrait-il encore chercher du côté de la spiritualité ignatienne ce qui a pu donner au témoignage de Jean Radermakers la forme qu’il a prise. Le livre de B. Mendibourne [20], jésuite de Vanves (France), contribue précisément à élucider cette question essentielle mais finalement assez peu étudiée pour elle-même : la place et la fonction des Écritures dans les Exercices spirituels. Ignace, en effet, même s’il renvoie constamment aux Écritures (en fait, surtout au Nouveau Testament), ne les cite pas souvent explicitement dans son livret, à l’exception des « mystères de la vie du Christ notre Seigneur » (ES 261-312). Dès lors, on a pu légitimement se demander si la dynamique des Exercices était « biblique » ou si l’Écriture n’y était convoquée que comme recours illustratif pour un itinéraire qui trouvait sa justification et son fondement rationnel ailleurs. Certes, la réponse à cette question dépend avant tout de la manière dont sont donnés ces Exercices. Mais, à l’examen, un aspect de la modernité d’Ignace ne peut pas échapper à l’exégète d’aujourd’hui : en se tenant constamment comme à distance de ces Écritures, en ne proposant que des pistes de prières (des « points ») sur les textes à méditer, en invitant à une « composition de lieu », en prêtant attention aux personnages du récit, le saint de Loyola réserve tout à la fois une place éminente au lecteur, à sa subjectivité et respecte la polysémie du texte en ne fixant pas, dès le départ, l’interprétation dans une direction donnée. L’apprentissage de la liberté intérieure et la découverte de la volonté divine, ainsi médiatisés par le propos des Exercices, sont au prix de la rencontre de ces deux itinéraires, celui de la Bible et celui du retraitant, tous deux relus dans leur totalité. C’est dans cette coïncidence, toujours gracieuse et inattendue, que peut se jouer l’identification à un des personnages, l’actualisation du récit et l’appropriation croyante de son message. Toutes intuitions qui ne sont pas si éloignées des approches actuelles plaçant le lecteur au centre du processus interprétatif.
Chaque année, depuis sept ans déjà (voir VC 77, p. 203), les facultés jésuites Notre-Dame de la Paix (Namur, Belgique) nous honorent d’un volume collectif, fruit d’une série de conférences consacrées à la confrontation entre la Bible et une discipline qui ordonne le savoir. La discipline retenue pour le cycle de 2005, les « sciences des religions », ne nous détourne pas d’une certaine actualité [21]. Une première contribution d’Adrian Schenker (Fribourg, Suisse), à partir de 1 S 6 ; Dt 4 ; 32, porte sur l’apparition du monothéisme dans l’Ancien Testament et propose de distinguer entre le monothéisme d’existence (il existe un seul Dieu) apparu tardivement aux abords de l’ère chrétienne et le monothéisme de transcendance (il existe un seul Dieu qui transcende les autres dieux). Patrick Faure (École cathédrale, Paris) étudie, quant à lui, l’émergence du christianisme dans la Bible, en se fondant sur une hypothèse littéraire assez hardie concernant la composition des Actes des Apôtres : les documents pétrinien et proto-lucanien réunis dans le texte occidental, lui-même révisé par le texte alexandrin attesteraient, à l’origine, l’existence d’au moins deux groupes distincts : les « nazaréens » ou « galiléens », juifs hébraophones regroupés autour de Pierre, d’une part ; les « chrétiens », juifs hellénophones autour de Paul, d’autre part. Avec Rivon Krieger (Paris), nous passons sur l’autre versant de la confrontation : non plus les religions dans la Bible, mais la Bible dans les religions, et tout d’abord le judaïsme : différence de canon, autre acception donnée au mot Torah, absence d’un « nouveau » Testament (et donc aussi d’un « ancien ») sont des éléments qui produisent, par rapport au christianisme, un autre type d’interprétation, illustrée en l’occurrence par une lecture de Gn 12. Maurice Gilbert (Institut biblique, Rome) dresse ensuite un panorama historique sur la constitution de la Bible (juive et chrétienne), l’édition des textes, le travail de traduction et d’interprétation. La dimension œcuménique n’est pas absente, avec l’intervention de J.-N. Aletti (Institut biblique, Rome), prenant note d’une déconfessionnalisation de l’exégèse et d’un œcuménisme académique qui ne sont pas sans répercussion sur l’œcuménisme proprement ecclésial. Dans une dernière conférence, enfin, Emilio Platti (Louvain-la-Neuve, Leuven, Paris) montre les accents bibliques du Coran surtout dans la strate littéraire qui remonte à la période de la Mekke. On ne doute pas que ce volume – comme le souhaite l’éditrice – contribue à une meilleure intelligence de ces Écritures dont vivent Synagogue, Église et Islam, et par là apporte modestement sa pierre à la connaissance mutuelle et donc à la paix entre les hommes.
IV
Souvent connu de manière fragmentaire, romantique ou, pire, erronée, à travers, par exemple, « Les récits hassidiques » de Martin Buber, les romans de Isaac Bashevis Singer ou plus récemment « Kadosh », le film d’Amos Gittaï, le monde hassidique fascine et inquiète. En retraçant l’histoire de ce mouvement depuis sa fondation par Israël ben Eliézer Baal Shem Tov (Besht) jusqu’à son éclatement en de multiples dynasties plus ou moins concurrentes et en adoptant pour ce faire une approche pluridisciplinaire (historique, sociologique, théologique), J. Baumgarten (directeur de recherches au CNRS et professeur d’histoire à Paris) fait tomber bien des préjugés et nous introduit, de manière captivante et combien informée, dans le monde de la mystique juive [22]. Au terme de cette savante étude, l’étonnement du lecteur surgira sans doute d’un constat : derrière l’anachronisme de ses coutumes, l’immobilisme de ses structures sociales, le caractère rétrograde de ses positions idéologiques, le hassidisme a constamment évolué, s’est adapté et finalement n’a jamais cessé d’avoir son sort lié à celui de la modernité. De plus, pour connaître, malgré les constantes oppositions (mitnaggedim, maskilim ou autres) une diffusion aussi large et aussi rapide et pour redevenir, malgré le traumatisme de la Shoah, une des forces vives de l’ultra-orthodoxie actuelle (que l’on pense aux Lubavitch), ce courant doit receler en lui-même une force et une liberté peu communes. C’est faire preuve de sagesse de se méfier, parfois, des apparences !
« Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham » (Nostra ætate 4). Le père Frédéric Manns, franciscain vivant à Jérusalem depuis de nombreuses années, est certainement un de ceux qui ont cherché à concrétiser la déclaration conciliaire sur la religion juive et à en dévoiler la pertinence en soulignant l’importance du lien entre l’Église et le peuple d’Israël. Son dernier livre en est une nouvelle illustration [23]. Partant du principe que c’est le réalisme même de l’incarnation qui justifie l’étude du milieu humain dans lequel Jésus s’est inséré, son étude entend scruter les racines juives du christianisme à partir d’une lecture critique des lettres de Paul (chap. 2 et 3) et des Évangiles (chap. 4 à 8), et cela à plusieurs niveaux : christologique (chap. 9), éthique (chap. 10), symbolique (chap. 11) et herméneutique (chap. 12). Sans briller par son originalité, l’ouvrage tel qu’il se présente (quasiment sans notes, sans bibliographie et finalement avec presque plus de références explicites à l’Ancien Testament qu’à la tradition juive elle-même) pourra sans doute servir d’introduction au Nouveau Testament et de mise en garde contre sa lecture marcionite, ce qui n’est déjà pas négligeable. Quant à la question du rapport entre Israël et l’Église, la reprise en conclusion de quelques affirmations vraies (la dialectique de rupture et continuité, la nécessité de considérer le judaïsme à la fois pour lui-même et dans son affinité avec le christianisme, l’accomplissement situé au niveau des Écritures plutôt qu’à celui du peuple, etc.), bien qu’assez courantes aujourd’hui, pose, certes, des jalons utiles, mais apporte peu d’éléments nouveaux pour poursuivre et approfondir la réflexion. L’annexe finale (« Jésus le juif vu par ses frères juifs ») retiendra par contre l’attention du lecteur qui cherche à percevoir un peu du chemin parcouru par l’autre protagoniste dans un vis-à-vis, de toute manière, inéluctable.
[1] J.-N. Aletti et al., Vocabulaire raisonnée de l’exégèse biblique. Les mots, les approches, les auteurs, Paris, Cerf, 2005, 16 x 24 cm, 159 p., 25,00 €.
[2] C. Jullien, Dictionnaire de la Bible dans la littérature française. Figures, thèmes, symboles, auteurs, Paris, Vuibert, 2003, 16 x 23,5 cm, 490 p., 45,00 €.
[3] A. Lacocque (éd.), Guide des nouvelles lectures de la Bible, Paris, Bayard, 2005, 16 x 24 cm, 366 p., 45,00 €.
[4] C. Focant ; A. Wénin (éd.), Analyse narrative et Bible. Deuxième colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, avril 2004, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » 191, Leuven, Peeters, 2005, 16 x 24 cm, XVI + 593 p., 75,00 €.
[5] M. Navarro Puerto, Quand la Bible raconte ; clés pour une lecture narrative. Première partie : Approche narrative des textes bibliques, coll. « Connaître la Bible » 41, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2005, 15 x 21 cm, 77 p., 9,00 €.
[6] M.-A. Wolf, Un psychiatre lit la Bible, coll. « Lire la Bible » 141, Paris, Cerf, 2005, 13,5 x 21,5 cm, 188 p., 18,00 €.
[7] R. David ; M. Jinbachian (éd.), Traduire la Bible hébraïque. De la Septante à la Nouvelle Bible Segond, coll. « Sciences bibliques » 15, Montréal/Paris, Médiaspaul, 2005, 13,5 x 21,5 cm, 428 p., 31,95 CAD.
[8] J. Pelikan, A qui appartient la Bible ? Le livre des livres à travers les âges, Paris, La Table Ronde, 2005, 15 x 22 cm, 334 p., 22,00 €.
[9] E. Nodet, La crise maccabéenne. Historiographie juive et traditions bibliques, coll. « Josèphe et son temps », Paris, Cerf, 2005, 446 p., 12,5 x 19,5 cm, 32,00 €.
[10] A. Wénin, Le Sabbat dans la Bible, coll. « Connaître la Bible » 38, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2005, 15 x 21 cm, 80 p., 9,00 €.
[11] O. Artus, Les lois du Pentateuque. Points de repères pour une lecture exégétique et théologique, coll. « Lectio divina » 200, Paris, Cerf, 2005, 13,5 x 21,5 cm, 214 p., 25,00 €.
[12] F. García López, Comment lire le Pentateuque, coll. « Le Monde de la Bible » 53, Genève, Labor et Fides, 2005, 14,5 x 22,5 cm, 377 p., 26,00 €.
[13] B. M. Levinson, L’herméneutique de l’innovation. Canon et exégèse dans l’Israël biblique, coll. « Le livre et le rouleau » 24, Bruxelles, Lessius, 2006, 14,5 x 20,5 cm, 101 p., 14,50 €. Il s’agit, en fait, de la traduction d’un article paru dans Numen : International Review for the History of Religions 50 (2003) p. 1-51 auquel a été ajoutée une bibliographie, commentée, inédite et retraçant la généalogie des principales recherches concernant l’exégèse intrabiblique.
[14] J.-M. Auwers (éd.), Regards croisés sur le Cantique des cantiques, coll. « Le livre et le rouleau » 22, Bruxelles, Lessius, 2006, 14,5 x 20,5 cm, 175 p., 20,00 €.
[15] S. Terrien, Job, coll. « Commentaire de l’Ancien Testament » XIII, Genève, Labor et Fides, 2005, 17,5 x 24 cm, 324 p., 65,00 CHF.
[16] J.-P. Prévost, Les scandales de la Bible, Paris/Montréal, Bayard/Novalis, 2006, 15 x 20,5 cm, 201 p., 19,80 €.
[17] G. Bedouelle ; A. Turcat (éd.), Les plus beaux textes de la Bible. Choix et commentaires de passages de l’Ancien Testament, Paris, Lethielleux, 2006, 14 x 20,5 cm, 334 p., 19,50 €.
[18] K. Healy, Élie, prophète de Dieu, coll. « Grands Carmes » 4, Paris, Parole et Silence, 2006, 14 x 21 cm, 219 p., 18,00 €.
[19] J. Radermakers, Ta Parole, ma demeure. Entretiens avec Fernand Colleye, Namur, Ed. Fidélité, 2005, 14,5 x 21 cm, 240 p., 16,95 €.
[20] B. Mendibourne, Lire la Bible avec Ignace de Loyola, Paris, Ed. de l’Atelier, 2005, 15 x 22 cm, 252 p., 23,00 €.
[21] F. Mies (éd.), Bible et sciences des religions. Judaïsme, christianisme, islam, coll. « Connaître et croire » 12/« Le livre et le rouleau » 23, Namur/Bruxelles, Presses universitaires de Namur/Lessius, 2005, 14,5 x 20 cm, 177 p., 20,00 €.
[22] J. Baumgarten, La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (XIIIe–XIXe siècles), Paris, Albin Michel, 2006, 14,5 x 22,5 cm, 652 p., 27,00 €.
[23] F. Manns, Les racines juives du christianisme, Paris, Presses de la Renaissance, 2006, 14 x 22,5 cm, 307 p., 22,00 €.