Réflexions critiques sur la jeunesse dans notre culture
Le futur est rapide, urbain, tribal, universel, rationnel et éthique
Marleen Heylen
N°2006-2 • Avril 2006
| P. 106-130 |
Thérapeute familiale, psychologue et criminologue de la jeunesse, Mme M.Heylen enseigne à la Katholieke Hogeschool Leuven (Département des Sciences sociales), en lien avec la Katholieke Universiteit van Leuven (Belgique). Son analyse propose, en dix paragraphes, d’évaluer les changements sociaux récents, avec leurs conséquences pour le développement des jeunes dans notre culture. Le propos est d’attirer l’attention des formateurs sur ce qui importe, pour envisager le futur tel qu’il se dessine ici.
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Tout le monde reconnaît que les sécurités importantes ont disparu dans notre culture que ce soit dans le domaine scientifique ou dans le domaine philosophique [1] et religieux [2]. De manière indubitable, s’effondrent peu à peu les grandes structures de la société qui avaient influencé notre manière de voir l’homme et le monde. Les lois jusque-là évidentes perdent leur statut scientifique. Dolly, la brebis clonée, la chute du Mur de Berlin, la fin de l’euphorie selon laquelle la science pourrait finalement conquérir la Ténèbre [3], les Dix Commandements une fois de plus rejetés au pied de la montagne… On ne peut nier l’existence de ces phénomènes.
On peut trouver dans les sciences médicales une illustration très forte de l’impact de la fin des grands courants de l’Histoire dans notre vie quotidienne. En effet, la possibilité d’interférer dans le domaine de la vie fait référence à un pouvoir que la médecine a acquis seulement récemment. Le docteur d’autrefois, le « guérisseur » soutenait la personne malade, qui assumait son destin et acceptait ses souffrances. Le médecin était de cette façon revêtu d’une force magique qui provenait d’un pouvoir acquis de façon personnelle. On prodiguait un traitement médical avec pour critères prioritaires de sauver la vie du patient et de lutter à tout prix contre la mort. Cependant, le docteur était toujours impuissant et devait se soumettre à la vie et à la mort, ainsi que le destin en décidait : la Mort demeurait pleinement Maîtresse de la vie. L’humilité caractérisait la vocation du médecin.
Le progrès scientifique dans sa forme positiviste a conduit à une nouvelle attitude. A présent, le docteur conclut de manière active un marché avec la mort, grâce aux nouvelles techniques chirurgicales, aux nouveaux médicaments, aux nouvelles possibilités dans le domaine de la génétique, sans oublier les nouveaux tissus constitués à partir de cellules organiques, les nouveaux organes, les nouvelles transplantations L’euthanasie active est un droit que l’homme moderne (et le médecin) revendique. Le pouvoir de la génétique croît rapidement même s’il est très récent. Toujours est-il qu’il peut diriger et influencer la vie, aussi bien celle des animaux que celle des plantes. La recherche génétique est sur le point de mettre en place la carte du génome humain. Ce décodage mécanique permet de déterminer le rôle de l’organisme grâce à la lecture des caractéristiques génétiques, déterminées dans l’ADN à partir des fichiers génétiques pour l’« utilisation de la vie ». Décoder signifie ainsi contrôler, diriger, s’ingérer et créer. Ayant perdu l’humilité et forte de sa foi, jusqu’où cette science s’immiscera-t-elle dans la vie des hommes ? L’homme qui prend sa vie en main se dirige lui-même là où il veut aller !
Le progrès des sciences médicales a causé la perte de la dimension sacrée de la vie. La volonté récente de s’ingérer dans la vie humaine remplace la notion plus ancienne de finitude des êtres vivants, comprise dans la perspective de la foi. Dans la fragilité de son existence terrestre, l’homme était invité à se fondre dans le fleuve des lignées et des générations de la vie, sa naissance était vécue comme un événement cosmique et liturgique. La vie sur terre se développait sous un ciel qui surplombait tout. Les événements terrestres, de la conception à la mort, étaient liés de manière indissoluble à un grand tout. L’homme essayait de lire son destin dans la rotation éternelle des corps célestes puisqu’il était né sous une certaine constellation. De nos jours, l’homme dissèque les premiers gaz de notre galaxie et explore le caractère illimité de l’univers. Grâce au pouvoir des sciences modernes, l’homme transforme la nature en culture et la contrôle en se faisant nouveau Créateur.
On a perdu l’expérience existentielle dans l’analyse scientifique. Le pouvoir technique des hommes inclut le risque de l’absence ou plutôt la perte du respect pour l’ingéniosité et la bonté de la nature. On mesure toutes les valeurs humaines à l’aulne du caractère fini et contrôlable de la nature ; elles existent à l’intérieur des limites de l’existence terrestre : elles deviennent finies, limitées, dépassées.
A côté des évolutions remarquables dans le domaine des sciences médicales, de grands changements ont lieu aussi dans les structures socio-économiques de la société. Dans une société d’abondance, la prospérité relative et le confort matériel n’ont pas généré nécessairement une plus grande joie de vivre. Tout laisse à penser que le progrès technique s’accompagne d’un recul culturel, d’une évanescence des sentiments éthiques, d’une atténuation des contacts sociaux et de la perte des passions. Dans notre société au caractère technocratique, le désir humain qui part de la passion est complètement réduit au niveau du besoin. Les besoins luttent pour la satisfaction à travers laquelle le besoin disparaît, de la même manière que la nourriture satisfait la faim. C’est pourquoi on nie que le désir humain provienne d’une envie passionnée, d’un désir qui est par définition infini, irréalisable et insatiable et qui naît d’un manque humain. Dans une telle société, l’homme moderne sera encore confronté à son désir. Peut-être le sera-t-il plus directement encore, puisqu’il est menacé d’être réduit progressivement à un élément purement fonctionnel, anonyme, et remplaçable, dans un système de production dont il n’a plus la perception. Il se trouve lui-même dans une « culture du rejet » dans laquelle tout bien ne vaut plus rien après usage. Son désir brûle à l’intérieur de lui comme un feu qui ne peut s’éteindre. L’homme moderne mesure toutes les valeurs selon leur utilité. Les relations, les idéologies, Dieu et l’homme sont évalués selon leur capacité à satisfaire les besoins humains.
1. Culture et philosophie : La fin des grands courants de l’Histoire ; la vie comme choix éthique incessant
La chute des grands courants de l’Histoire oblige l’homme à reconsidérer fondamentalement son existence et sa place dans l’univers. L’homme ne peut plus simplement accepter son existence comme une affaire de pure croyance ou comme un simple accident biologique, provoqué par une rencontre fortuite de deux personnes. L’homme devra prendre en main sa vie de façon pleinement consciente et développer peu à peu son projet sans schéma directeur.
La chute des grands courants de l’Histoire oblige les jeunes d’aujourd’hui à faire des choix à chaque étape qu’ils franchissent. Choisir, c’est perdre. Cela caractérise profondément la jeunesse d’aujourd’hui. Dans notre culture, la naissance d’un enfant est habituellement un projet bien défini : ses parents ont choisi de lui donner la vie, à la fois sur le plan émotionnel et rationnel. Entre sa conception et son premier contact avec le monde extérieur, on l’examine pour prévenir d’éventuelles déformations. On peut ainsi savoir par exemple que l’enfant a le cœur fragile ou un risque d’étranglement des vaisseaux sanguins, qu’il a un bon cerveau mais qu’il aura plus tard des difficultés à se concentrer. On aura à prendre en compte ces précisions lorsqu’il y aura à faire des choix de vie. On choisira alors une éducation selon ses potentialités en fonction des attentes de la société. Si les performances de l’enfant ne correspondent pas aux capacités attendues, il faudra en tenir compte et affronter le rejet de la société. De même, qui dit choisir un partenaire signifie rater l’occasion de rencontrer bien d’autres personnes intéressantes. Celle qui est faite pour moi habite sans doute quelque part dans ce monde et je dois attendre que le destin me la fasse rencontrer.
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Pour le jeune, le choix d’insérer son projet de vie personnel à l’intérieur d’un projet commun dans une abbaye, fondé sur des siècles de tradition appartenant aux grands courants de l’Histoire, est une démarche éthique allant à l’encontre de la logique qui caractérise la manière de poser des choix dans notre culture. Choisir de vivre dans une communauté religieuse semble entraîner tant de privations, tant d’occasions manquées dans un monde où tout est possible ! Seule la prise de conscience de mon désir inaliénable d’une expérience existentielle pour transcender la réalité, donne lieu à cette démarche qui n’est pas logique.
Quelles sont les exigences de ce choix ? Quelle dose d’authenticité est-elle nécessaire pour faire cette démarche qui va à l’encontre de tant de projets existants, de tant de modes dominantes… ! Jusqu’à quel point ces jeunes ont-ils besoin d’une aide tant attendue pour faire cette démarche ? Comment le responsable de formation peut-il soutenir l’avenir des jeunes au cœur même de ce choix éthique tellement « étrange » ? « Être proche » tout en étant « d’authentiques exemples », ce ne sont pas là de vains mots. Ce sont ces attitudes qui sont nécessaires pour accompagner les jeunes et les confirmer dans leurs choix.
Certes, ni les jeunes, ni les personnes qui les guident ne peuvent éviter un phénomène de crise sur le plan de la foi ou de l’identité. La vie d’un responsable de formation est devenue elle-même un choix, au travers des promesses données dans sa communauté religieuse. Sa charge peut devenir si pesante qu’il commence à douter de l’utilité même de son travail et de sa vocation. Dans ce climat de proximité, les interrogations des jeunes en crise sont contagieuses : leurs doutes à propos de la durée de leur engagement, de l’utilité de la communauté, leurs remarques et leurs critiques, le développement de leur propre projet éthique se fondent sur de nouvelles valeurs… Toute cette confusion est un défi pour les personnes qui les guident, puisqu’elles sont aussi les enfants de leur époque.
2. Démographie : le vieillissement, la diminution du nombre de jeunes, « l’enfant chéri »
Le problème du vieillissement est sans doute le défi sociologique majeur, dans un avenir proche. C’est à la fois un cliché et une inquiétude : on constate l’augmentation du nombre des personnes âgées de soixante ans et plus, en majorité des femmes, tandis que l’augmentation du nombre des personnes très âgées qui nécessitent des soins est inversement proportionnelle au nombre des naissances. C’est une tendance qui ne peut être inversée et qui se reflète vraiment dans la composition des populations dans nos pays. L’allure de la pyramide des âges prend des formes étranges : une base étroite de la population active supporte un sommet élargi de personnes très âgées. On peut craindre avec réalisme que cette petite base ne pourra pas longtemps continuer à supporter un tel poids. Notre gouvernement met en place des fonds monétaires à partir de tous les fonds qu’il sollicite. Il essaie de convaincre les gens qu’il n’y a aucune raison de paniquer. Pourtant, les fonds de pension privés se font un business d’or et le même gouvernement encourage l’épargne en la détaxant.
Le phénomène du vieillissement est étudié de manière approfondie, aujourd’hui comme hier. Actuellement, on « catégorise » les ensembles : on distingue les personnes d’âge mûr, les personnes assez âgées et les personnes très âgées qui nécessitent des soins. Chaque catégorie requiert une approche particulière. Les personnes d’âge mûr constituent ainsi une catégorie qui a quitté le marché du travail trop tôt ; en raison d’un choix personnel ou bien d’un licenciement opéré par les entreprises qui voulaient remplacer les plus âgés, c’est-à-dire les employés les plus chers, par des forces plus jeunes et moins chères. Si cette catégorie ne travaille plus, elle ne pose pas pour autant de problème. Bien au contraire, elle représente une catégorie de consommateurs bienvenus qui possèdent suffisamment d’argent et de temps à dépenser dans des biens de luxe, dans les soins du corps ou bien dans les voyages. La catégorie des personnes assez âgées a droit, dans la majorité des cas, à un versement qui est le fruit d’un travail fourni durant toute une vie. On se plaint peu de ces personnes car ce sont souvent elles qui s’occupent à la fois de leurs parents âgés et de leurs petits-enfants. En revanche, la catégorie des personnes très âgées représente un lourd fardeau pour notre société : les soins de santé sophistiqués sont rares et chers. Même les soins quotidiens sont pesants, peu de personnes en effet, s’investissent de nos jours, que ce soit comme bénévoles ou comme professionnels au service des personnes âgées.
On peut trouver beaucoup d’explications au phénomène du vieillissement. Tout d’abord, on constate une diminution du nombre de naissances dans nos pays Occidentaux, c’est un fait prévisible et durable dans le temps. A cet égard, nous avons à prendre en compte le nombre élevé des enfants issus de l’immigration qui atténue cette diminution dans une certaine mesure. La décision d’avoir un enfant devient un projet colossal, compte tenu des choix éthiques qui utilisent la contraception et la planification des naissances. Le choix de mettre au monde un enfant est concurrencé par d’autres projets de vie tels que la poursuite de ses études et de sa carrière, l’aménagement de ses loisirs et du temps que l’on consacre à soi. Plus encore, on doit prendre en compte l’allongement de l’espérance de vie, suite aux progrès scientifiques, comme on l’a vu précédemment.
D’autres phénomènes conditionnent la composition démographique de la population : bien que la mortalité infantile soit à présent contrôlée, beaucoup de jeunes meurent dans des accidents de la route. Si on ajoute ce phénomène à celui du suicide, c’est un véritable désastre pour les jeunes de 12 à 25 ans. Les gens expérimentent la mort, non pas comme autrefois, en assistant au décès de leurs grands-parents, mais lors de la mort violente de personnes de leur âge. Les enfants qui sont encore en vie, les « enfants chéris » qui deviennent les « projets de luxe » de leurs parents.
La relation entre les générations les plus jeunes et les plus anciennes est fortement affectée par ces développements démographiques. Alors qu’autrefois, l’équilibre entre donner et recevoir entre les parents et les enfants, était réciproque, aujourd’hui, tout est fait pour que les enfants ne fassent que recevoir. Les enfants ne considèrent plus comme honorable le fait de prendre en charge leurs parents quand ils en ont besoin. Pour preuve, la législation récente stipule que les enfants doivent fournir les finances nécessaires à la communauté pour prendre soin de leurs parents. Les féministes rejettent cette prise en charge par les enfants, convaincues que seules les filles devront s’occuper de leurs parents. Les parents eux-mêmes trouvent injuste que leurs enfants aient à assumer leur carrière tout en les prenant en charge. Notre société offre une réponse en développant tout un réseau de structures pour s’occuper des personnes âgées. Mais les coûts qu’occasionne l’allongement de l’espérance de vie deviennent insupportables, et c’est un véritable fardeau que l’enfant chéri devra affronter.
Tout ce que nous venons de décrire est comme l’envers du décor. Peu importe si nos enfants chéris en sont capables, nous leur laissons de lourds héritages extérieurs : un environnement désastreux, des ressources naturelles épuisées, une économie néolibérale de concurrence sauvage qui gaspille, des ruptures relationnelles, un champ illimité de connaissances… A une plus petite échelle, les enfants doivent gérer (souvent en tant qu’enfant unique) le legs de leur famille, la propriété familiale, et prendre soin de leurs parents âgés.
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Nous pouvons observer les mêmes tendances dans les communautés religieuses de nos pays. Il est très exigeant pour des jeunes de choisir d’y vivre. Le nombre de jeunes frères est en forte baisse. Quelques jeunes auront à prendre en charge l’héritage de leur abbaye et en même temps prendre soin de leurs frères plus âgés. Rares sont les aides et les soutiens organisés venant de l’extérieur. Néanmoins, on peut penser que les gens iront toujours chercher refuge dans une abbaye. Plus que jamais, on ressentira son utilité : comme un havre de paix et de contemplation, comme un lieu d’approfondissement. Qui sont les rares enfants chéris qui s’attelleront à cette lourde tâche ? Et qui guidera ces jeunes gens ?
3. Sociologie : la disparition de la famille élargie, du réseau social, des groupes d’intérêt organisés
En dehors de cette inversion de la pyramide des âges, il y a aussi la désagrégation de la solidarité que l’on vivait au sein de la grande famille traditionnelle et des réseaux d’entraide qui l’entouraient. Cette désagrégation est liée aux phénomènes d’urbanisation, d’individualisation associée au rétrécissement de la cellule familiale et aux familles monoparentales.
Si on ajoute le phénomène de la pression économique qui contraint à vivre indépendamment les uns des autres, on assiste à des conséquences surprenantes. Il suffit d’observer les quelques enfants chéris qui vivent parmi nous, davantage livrés à eux-mêmes qu’autrefois : ils ont la clef autour du cou, ils mangent du fast food, ils voient rarement leurs parents. Autrefois, « sept pères » (grands-parents, parents du moment, oncles et tantes, parrains et marraines, personnes de références dans les paroisses et les écoles) accompagnaient l’enfant toute sa vie. Désormais, ils appartiennent au passé.
Les mouvements de jeunesse ainsi que les autres activités de loisirs (transmettant certaines valeurs) ont perdu de leur influence. Les temps libres (sans référence à ces valeurs) où l’on pratique le sport, la musique ou l’art… font de plus en plus partie de l’éducation quotidienne des enfants, tout en s’ajoutant aux devoirs scolaires.
Les enfants profitent de moins en moins de leur espace personnel en raison du stress et de l’augmentation de l’individualisme. On attache tellement d’importance à la réalisation personnelle que la bienveillance naturelle envers les enfants de notre société a disparu : on les perçoit comme un poids qui fait obstacle au développement personnel des parents. Les parents aussi ont perdu beaucoup d’appuis. Les parents ne peuvent pas non plus compter sur les « sept pères » pour les aider, que ce soit dans l’éducation, durant le temps des vacances ou dans les moments difficiles. Pour preuve, l’industrie du livre abonde en ouvrages sur l’éducation, les magasins spécialisés dans l’éducation se développent, le nombre des maisons de placement et des centres d’accueil de jour et de loisirs augmentent, les pensionnats se multiplient, avec une attention particulière pour la période pré et post-scolaire.
Les services sociaux pour la jeunesse, mis en place par le gouvernement, n’ont jamais eu de listes d’attente aussi longues et urgentes. Si, de plus, les enfants doivent être absolument éloignés de leurs parents dans des circonstances exceptionnelles, les listes d’attente pour les placer en foyers d’accueil sont interminables. Autrefois, le gouvernement devait superviser les cas de pauvreté sociale. A présent, les services sociaux pour la Jeunesse et le Juge pour enfants sont confrontés la plupart du temps à des situations douloureuses, qui résultent souvent des divorces conflictuels. L’enfant est déchiré entre les adultes qui pensent avoir chacun un droit sur lui. Au lieu d’être choyé naturellement, l’enfant n’est plus qu’une monnaie d’échange entre des parents déchirés. Les enquêtes révèlent que la jeunesse délinquante naît souvent de liens familiaux et sociaux brisés – la délinquance délie, par opposition à la religion, qui relie. On sur-estime nos enfants chéris et leurs capacités de développement ; on exige beaucoup trop d’eux physiquement et psychologiquement ; on attend qu’ils soient toujours plus performants, qu’ils fassent leurs preuves et mieux que leurs parents…
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Cela entraîne la perte d’un apport extérieur pour la communauté religieuse. Autrefois, dès leur prime jeunesse, beaucoup de jeunes étaient encouragés à expérimenter une vie communautaire et à devenir responsables en s’occupant des autres. On les sensibilisait à un projet de vie chrétien, à l’utilité d’un travail et d’une action véritables, à un engagement au sein de la communauté locale… De nos jours, les jeunes n’ont plus cette chance. Il s’agit d’être performant plutôt que d’avoir le souci de l’autre. Le développement personnel est plus important que la vie communautaire. La responsabilité est individuelle. Le travail manuel est qualifié d’inférieur. Le vrai engagement est démodé. Les gens les plus fragiles sont considérés comme les « perdants » dans notre société.
Dans le cadre du recrutement des jeunes ainsi que dans le déploiement d’un projet communautaire, cette évolution de la société peut engendrer des conséquences négatives voire bouleverser nos projets. Vivre en communauté est perçu comme un mode de vie étrange. On doit prendre en compte la personnalité et les faiblesses de chacun, se confronter quotidiennement aux limites du comportement humain, et adapter sa liberté de choix au contact des autres. S’il est encore possible de vivre de cette manière, ce n’est plus cependant un comportement naturel.
4. Politique : la mondialisation, l’écart entre celui qui décide et celui qui exécute
Dans le cadre de notre analyse des développements de société, il faut mentionner les phénomènes de mondialisation dans les domaines du politique, du commerce, du tourisme, de l’éducation et de l’échange d’information. Désormais les études s’internationalisent, les frontières disparaissent, l’industrie s’oriente vers l’extérieur ou est dirigée par des pays étrangers… L’élargissement de l’Union européenne était lent au début, mais ce phénomène est devenu à présent irréversible. L’étudiant qui ne passe pas au moins trois mois à l’étranger ne validera pas son diplôme européen. L’entreprise appelle des pères de famille un dimanche après-midi pour exiger d’eux qu’ils partent sans délai pour réparer une machine en Europe de l’Est, quel qu’en soit le coût. Les jeunes ne manifestent plus contre des mesures nationales, mais n’hésitent pas à voyager de Gênes à Copenhague pour s’opposer à la course néo-libérale du gouvernement européen.
Mais il y a le revers de la médaille : les gens ne savent plus à qui se référer. Tous les projets de loi et traités élaborés par un gouvernement peuvent être modifiés par une instance supérieure. Cette distance incontrôlable entre le pouvoir décisionnel et celui qui applique la décision est source de beaucoup d’indétermination.
Ceci explique l’augmentation du nombre d’affaires judiciaires dans notre société, mais aussi dans la sphère privée. Du côté de la justice, on observe que l’on peut contester, pour vices de procédure, les décisions qui suivent des délibérations censées inattaquables. Les règles d’examen sont constamment adaptées de façon à rendre une décision irréversible. Des manuels de qualité prévoient des procédures et des règles pour exclure tout événement imprévisible et proposent de le gérer quand il survient en suivant des règles incontestables. Du côté du plaignant, celui qui subit une injustice a la possibilité de déposer plainte. Le résultat est souvent un mélange inextricable de négociations coûteuses et épuisantes, de délibérations et d’actions qui ne permettent pas de prendre des décisions sereines et durables. Dans ces labyrinthes de procédures, les jeunes doivent se frayer un chemin, trouver leurs marques et de préférence se poser pendant quelque temps. Notre système politique et judiciaire actuel si complexe n’est-il pas la concrétisation de l’antique labyrinthe du Palais de Cnossos en Crête ?
Une autre conséquence de cette mondialisation est le durcissement des opinions : on ne doit pas nécessairement se soumettre à telle décision. Il est toujours possible de la contester en disant : « J’ai raison, même si je dois chercher longtemps des solutions pour le prouver et payer cher pour cela. » Ces réactions extrêmes sont repérables dans tous les domaines sans aucun rapport avec un racisme ou un ethnocentrisme. Les jeunes sont vulnérables à toute cette vision des choses parce qu’ils n’ont pas assez de références pour les mettre en perspective. Leur appréhension des opinions politiques n’est pas suffisamment nuancée. Non seulement on les jette dans ce labyrinthe mais, au préalable on offre certains de nos enfants chéris au monstre narcissique de la Méduse.
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La question est de savoir si le mode de vie dans les communautés religieuses pourra résister à la mondialisation. Peut-on être assez tolérant pour vivre avec des personnes si diverses, dans seulement quelques mètres carrés ? Sera-t-on assez souple et bienveillant pour entendre l’opinion de l’autre ? Sera-t-on assez ouvert pour faire part de son malaise en vue d’un plus grand bien ? Sera-t-on capable d’accepter les évolutions qui se produisent dans l’abbaye (quelle que soit leur nature) et de s’y plier ? Peut-on voir les choses en perspective, en s’acceptant comme un simple maillon de la chaîne ? Il est réconfortant de se rappeler que les communautés religieuses sont les précurseurs de la mondialisation. Pendant des siècles, elles ont envoyé des gens dans le monde entier et offert une éducation internationale, la rencontre d’aujourd’hui en est un parfait exemple.
5. Technologie : la prospérité et ses dysfonctionnements, les technologies de l’information et les problèmes d’environnement
La maîtrise des développements techniques qui se produisent dans notre société demeure le plus grand défi du monde futur. Avec le progrès technique, de grandes exigences s’imposent aux jeunes générations. La prospérité et le développement de nos potentialités matérielles entraînent de nombreux dysfonctionnements : « Le corps agrandi devra trouver un supplément d’âme. »
Ne citons qu’un exemple : l’épuisement des réserves naturelles pour maintenir la prospérité cause d’immenses problèmes. Très souvent ceux qui profitent des ressources naturelles ne sont pas les propriétaires légitimes, mais spolient ces derniers de manière brutale. Tout le problème Nord-Sud provient de cette disparité : les pays du Nord, riches et industrialisés dominent et exploitent les pays du Sud riches en ressources, souvent grâce au soutien d’organisations et de quelques personnes indispensables, qui se déplacent en première classe, du Nord vers le Sud, sans soulever d’opposition.
La pollution de l’environnement est une autre conséquence importante de l’évolution très rapide de la technologie : les améliorations techniques exigent des développements industriels qui défigurent la nature, non seulement en occupant des terrains, mais aussi en polluant l’air et l’eau et en contaminant le sous-sol (par les décharges radioactives). Ceci sans tenir compte des conséquences les plus immédiates sur la vie sauvage et la nature. Les enfants ne savent pas d’où vient le lait, comment pousse l’endive belge ni comment et où les fleuves prennent leur source… Ces problèmes d’environnement donnent lieu à une grande controverse dans notre société actuelle, et sans aucun doute constitueront un défi pour la génération à venir.
La technologie de l’information provoque une rupture entre les générations : les jeunes communiquent en utilisant les technologies les plus récentes, alors que les personnes plus âgées pénètrent très lentement dans cette technologie prodigieuse. Les développements rapides embarrassent la génération qui essaie désespérément de maîtriser ce phénomène. Les jeunes sont capables d’absorber toutes ces nouvelles techniques, parce qu’ils élaborent un langage qui leur est familier depuis l’enfance. Cet écart entre les générations rejoint de manière spectaculaire la difficulté notoire qui existait autrefois à communiquer entre elles. Auparavant, il était aussi question de communication, mais on s’attachait davantage au contenu : le partage des émotions, le choix conscient du partenaire et une sexualité libérée, le droit aux choix de vie personnels… A présent, on fait attention à la forme, à la façon dont on communique : groupes virtuels de conversation par « chat », écrits par MSN, SMS sur téléphone portable, langage des jeunes composé d’abréviations, de symboles… Le fossé entre les générations en terme de communication semble loin d’être comblé.
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Ce nouvel écart entre les générations touche sans doute le monde des communautés religieuses, mais il ne faudrait pas oublier leurs tentatives louables d’être présentes dans le monde cybernétique. Pour bien des jeunes, une rencontre avec telle communauté dépend souvent d’une découverte par hasard sur Internet !
6. Pédagogie : démocratisation, flexibilité et internationalisation de l’enseignement, organisation des diplômes européens, formation continue
A côté de l’internationalisation et de la technologie, la jeune génération se voit imposer un long moratoire, une sorte d’incubation. La préparation des jeunes en vue de se trouver une place dans la société de « productivité » s’avère rude et longue.
La complexité croissante de notre société exige à la fois des enseignements diversifiés, approfondis, spécialisés et trouvant une application toujours plus large. Pendant des années, les enfants sont gardés dans les « limbes » de notre société active : ils ne sont pas assez formés, pas assez mûrs, pas assez expérimentés, ni même assez indépendants… En même temps, une autre évolution dans le domaine pédagogique, à savoir la démocratisation de l’éducation impose une scolarisation jusqu’à un certain âge, sans se soucier de leurs intérêts, de leurs talents, de leur adaptation et de leur épanouissement au sein du système scolaire. La fatigue scolaire, le désintérêt, l’absentéisme et l’agressivité à l’école contre des professeurs et d’autres élèves sont des phénomènes quotidiens.
La flexibilité des études (selon la Déclaration de Bologne) a pour but de développer des cursus composés de modules (non rattachés à des semestres) et d’enseignements courts isolés. Chaque étudiant pourra ou devra construire son cursus. Il n’y a plus de voies uniques qui mènent à des études classiques ou modernes en lycée, à un diplôme d’ingénieur ou à une licence académique d’enseignement. Chaque diplôme sera le fruit d’une capitalisation de crédits acquis, seul le titre (scientifique ou professionnel) Baccalauréat ou Master indiquera le niveau des études.
Le cursus courant de l’université associé au cursus des autres écoles présente une diversité de programmes de Baccalauréat ou Master, tous de spécialisation après un tronc commun, mais ce dernier n’a aucune valeur légale. Les étudiants sont capables de cumuler différents Masters en obtenant sans effort des modules dans des matières différentes. Sans attaquer le système éducatif, nous devons nous rendre compte que sa flexibilité rend l’institution elle-même complexe et éclatée, à la suite des grands débats sur le droit à la liberté de choix. Aujourd’hui, ce choix est devenu très pesant : ainsi des jeunes de 11 ou 12 ans doivent déjà choisir la filière, les options, l’école, en vue d’une spécialisation. Pour l’étudiant comme pour les futurs employeurs, les possibilités de choix et l’opacité du déroulement des études grandissent de plus en plus. L’école secondaire de base n’existant plus, les jeunes n’auront plus de formation commune ni de formation stable en apprentissage. Ils devront bâtir leur propre programme composé de crédits et les cumuler pour obtenir un diplôme européen.
Nous avons déjà évoqué l’internationalisation de l’éducation comme imposée par la flexibilité : les jeunes seront obligés d’aller à l’étranger pour obtenir des crédits. Cette évolution pédagogique aura aussi d’immenses conséquences pour les jeunes d’aujourd’hui. D’une part, il est évident qu’ils se sentiront citoyens du monde et par ce biais, responsables en tant que citoyens, mais par ailleurs, la question se pose : la période d’incubation leur permettra-t-elle de devenir subitement des adultes en vue de participer à l’échange international des cultures ?
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La tendance à la formation continue est très compatible avec les principes de la communauté religieuse. Plus que dans d’autres institutions, les gens sont convaincus de la valeur de l’enseignement et de son approfondissement tout au long de la vie. L’intérêt des échanges internationaux et du large éventail des possibilités de formation est évident. Cependant les conséquences de l’ajournement de l’entrée dans le monde des adultes sont imprévisibles pour la communauté.
7. Psychologie : l’ajournement de la formation humaine, le phénomène des bandes, la disparition du tutorat
Le moratoire évoqué précédemment ne doit pas être perçu seulement dans les évolutions pédagogiques de notre société. Cette notion semble aussi décisive dans les évolutions psychologiques. Les jeunes sont gardés dans un environnement surprotégé (une sorte d’incubateur) dans lequel ils doivent suivre les consignes (évidemment bien intentionnées) de la génération précédente. Les conséquences pédagogiques sont inévitables : les jeunes sont obligés de rester à l’école alors qu’ils s’épanouiraient dans une structure d’apprentissage. Beaucoup de jeunes se sentent perdus dans ce système scolaire trop vague : ils ont besoin de la relation personnelle avec l’enseignant. Cet enseignement personnalisé est alors un moyen d’apprendre ce qu’il leur manque dans d’autres domaines ; les enfants et les jeunes n’ont plus la possibilité de visualiser le travail de leurs parents, ils n’ont que la connaissance du travail de leurs éducateurs et de leurs professeurs à l’école. Les vies du jeune et de la génération la plus âgée sont strictement séparées. Quelques communautés « Roefeldagen [4] » organisent des portes ouvertes pour que les jeunes puissent découvrir les grandes institutions telles que la Poste, ou des métiers tels que pompier, entrepreneur, vétérinaire, boulanger ou coiffeur. Les jeunes vivent dans des sortes de réserves, « leur propre biotope », dans lesquelles la responsabilité personnelle est strictement limitée à suivre des consignes pour acquérir le minimum de points afin de valider leurs modules. Remettre à plus tard la formation humaine a pour conséquence l’augmentation croissante du phénomène des bandes. Les jeunes se retrouvent entre eux, amputant pour une large part le temps consacré à la vie en famille. Ils ont une position de méfiance et d’attente vis à vis des adultes, parce qu’ils sont trop éloignés les uns des autres et que presque plus rien ne passe entre eux.
Cet éloignement a des conséquences multiples sur la délinquance juvénile : des adolescents (innocents ?) ne vivent plus que pour leur bande (de filles ou de garçons), tandis que d’autres connaissent la drogue et le crime organisé. Ces deux schémas sont très dommageables dans le développement d’une personnalité autonome, car ils empêchent le jeune de construire son propre projet de vie basé sur un engagement responsable au sein de la communauté. Seuls des modèles de référence peuvent motiver et convaincre les jeunes à s’engager dans une vie adulte et responsable. Nous verrons plus loin combien cette étape devient inquiétante et insurmontable.
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Ces problèmes de société constituent un nouveau défi pour la communauté religieuse. Les jeunes se posent la question de l’utilité de leur engagement dans une communauté traditionnelle qui se veut au service des plus faibles, qui offre la paix et la contemplation et qui continue à se battre pour une cause chrétienne apparemment perdue d’avance. Ils n’ont aucune expérience de la relation d’apprentissage qui est déjà le prototype de la relation entre le novice et le maître des novices. La relation hiérarchique qui est typique à l’organisation d’une abbaye est étrangère à ce monde : l’obéissance, la sobriété, le pardon, l’ordre sont des valeurs que l’on n’évoque pas à l’école. Tous ces modes de vie et ces règles traditionnelles dans l’abbaye sont perçus comme des exigences étranges. Comment le maître des novices arrivera-t-il à faire découvrir la finalité de ses interrogations ? Comment le père abbé fera-t-il germer comme des graines les vocations dans le cœur des jeunes ?
8. Relations : La double éducation des jeunes. Le XXIe siècle sera celui de la femme
Avec la disparition des familles nombreuses et l’augmentation du nombre de divorces, les jeunes en viennent à grandir dans une cellule familiale réduite. Le noyau familial reste encore le modèle de la relation idéale : un père et une mère vivant ensemble avec un ou deux enfants. Si ce projet de famille échoue, c’est toute la cellule familiale qui se divise en père et enfants ou mère et enfants. Ces familles monoparentales représentent de plus en plus couramment le modèle standard dans notre société. Elles exigent qu’on établisse de manière précise leur divorce, leur parentalité et parmi d’autres choses, qu’on fixe le temps de garde de leurs enfants. Les accords les plus divers sont acquis : un weekend sur deux chez le père, la semaine chez la mère d’un mercredi à l’autre et la semaine suivante chez le père, tout ceci en co-parentalité. De ce fait, les jeunes ne sont plus en mesure de savoir ce qu’est la vie dans une grande famille, à moins de vivre dans une famille recomposée. Les jeunes issus de différentes relations sont alors contraints de vivre ensemble à un moment donné. Passer d’une famille monoparentale à une famille recomposée ne se fait pas sans dégâts. Venus d’un univers familial très réduit, les jeunes doivent se fondre dans une structure familiale sans repères. Les enfants de la mère vivent avec les enfants du père qui passent leur temps de visite et dans le même temps sont confrontés aux demi-frères ou demi-sœurs qui eux sont à demeure dans la famille. Lorsqu’il y a aussi des grands-parents initialement impliqués dans la cellule familiale, c’est alors tout un groupe de grands-pères, de grands-mères, de pères, de mères, d’arrière grand-mères qui gravitent autour de l’enfant, que celui-ci n’arrive pas toujours à identifier. Si de plus, les relations du père et de la mère évoluent, le mode de vie de l’enfant devient de plus en plus complexe. Les jeunes inventent alors avec ceux qui leur ressemblent un mode de survie souvent à l’insu de leurs parents.
Comme nous l’avons déjà évoqué, l’écart entre les générations, lieu de communication est devenu un fossé. Les jeunes et même les enfants peuvent choisir de vivre avec leur père ou leur mère. Les parents expliquent à leurs enfants les causes du divorce, les personnes qui sont impliquées et la manière dont ils vont prendre les choses en main. Nous remarquons combien les livres traitant de l’éducation de l’écoute de l’enfant se vendent bien. Pour que les enfants ne souffrent pas trop, on va les « auditionner » et essayer de divorcer à l’amiable comme des « adultes ». Malgré les efforts des parents à gérer leurs relations sans conflits, les jeunes ne sont pas plus avancés. Leur perception de ces relations devient de plus en plus confuse. La peur de s’engager dans une relation durable en est la conséquence logique.
La disparition de la cellule familiale traditionnelle a pour effet la prépondérance du rôle de la femme dans l’environnement du jeune. Les familles monoparentales sont le plus souvent des mères vivant avec leurs enfants. Le père devient alors le visiteur qui remplit de façon maladroite les rares moments qu’il partage avec ses enfants. A cause du divorce, l’écart entre l’univers de l’enfant et celui du père s’est encore agrandi. Non seulement les enfants ne voient pas leur père travailler, plus encore, ils n’apprennent à le connaître qu’à travers des visites au zoo, en se rendant au cinéma ou à un match de foot ou lors de circonstances artificielles telle qu’une semaine de vacances exceptionnelles.
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Comment cette évolution sera-t-elle perçue dans les communautés religieuses, plus précisément dans les communautés à vocation masculine ? Apparaîtra-t-elle comme un groupe de personnes qui veulent vivre ensemble d’une manière étrange mais vraie ? Comme un phénomène bizarre voire de déviance ? Comme un groupe intimidant d’hommes pris comme des pseudo-pères ?
Qu’arrivera-t-il quand l’autorité du maître des novices deviendra le seul point de référence ? Sera-t-il pris pour celui qui initie les novices, les guide et les juge ? Pour celui qui a la charge de les corriger, voire même de les renvoyer si nécessaire ? Comment les jeunes réagiront-ils à l’homme ou la femme qui les invite à se donner entièrement dans la foi au Père-Tout-Puissant… ?
9. Économie et finances : Vivre chez Papa et Maman comme à l’hôtel
Les développements économiques dans notre société de bien-être offrent aux jeunes et à leurs parents de grandes possibilités matérielles et financières. En même temps, cette aisance matérielle entraîne chez le consommateur des désirs toujours plus grands. Les innovations de la technologie de l’information sont déjà obsolètes à l’instant même où elles sont introduites sur le marché. L’esprit de ce temps impose que nous soyons toujours au goût du jour, selon les dernières tendances. Les jeunes sont aussi soumis à ces pressions commerciales. Le marketing va à leur rencontre en devançant leurs besoins et en les convainquant de la nécessité de consommer. Cette pression est largement exploitée dans les bandes : y résister entraîne l’exclusion du groupe, c’est à dire la perte d’un lieu protégé de survie. L’aide financière est la bienvenue : les jeunes la trouvent dans les petits travaux auxquels ils participent durant le week-end, dans le job d’été ou la garde d’enfants… En ce qui concerne « leurs revenus mensuels », faire du lobbying auprès de leurs parents ou grands-parents s’avère lucratif. Quand les ressources sont insuffisantes, pour gagner de l’argent, le jeune doit faire appel à des moyens moins innocents : vols occasionnes, jusqu’au réseau de prostitution ou de trafic de drogue.
La pression que les jeunes subissent pour être également performants sur le plan matériel, les conduit à différer leur entrée dans le monde des adultes. Payer un loyer, aménager son appartement, posséder sa propre voiture tout en menant une vie sociale représentent un coût tellement exorbitant que les jeunes préfèrent continuer à vivre chez papa et maman comme à l’hôtel. Ce comportement constitue une forme de régression : la peur de débuter dans la vie de manière autonome. Ce ne sont pas uniquement les études qui imposent ce moratoire, mais aussi les exigences de la société qui les maintiennent artificiellement après les études dans une sorte de cocon. Il y a pire : les jeunes sont accusés de paresse, d’indolence et de ne pas prendre de responsabilités au sein de la société.
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Que pouvons-nous attendre de l’esprit de ce temps pour la communauté ? L’abbaye fonctionnera-t-elle comme un hôtel de substitution ? Comme un refuge face à la pression que la société fait peser sur nos jeunes ? Ces derniers jouiront-ils de la paix de l’abbaye en lui en étant reconnaissants ou vont-ils se rendre utiles aux autres ? Seront-ils capables de bâtir un projet nécessaire à la communauté religieuse afin de perpétuer sa tradition ?
10. L’image de soi : La révolution sexuelle, les canons de la beauté idéale, les préoccupations physiques, la dépression ou la maladie du bien-être
Pour terminer, nous voudrions réfléchir sur les modifications du regard que le jeune pose sur lui-même et qui sont dues aux changements de la société. Nous avons déjà mentionné combien la pression financière et matérielle entraîne un immobilisme qui renvoie le développement personnel et l’acquisition de l’indépendance à plus tard, jusqu’à ce que le jeune soit capable de sortir de son cocon. Par ailleurs, les jeunes subissent d’autres influences. L’esprit de ce temps exige une liberté sexuelle absolue, qu’on puisse tout faire avec n’importe qui, tout en se protégeant de toute grossesse et de maladies sexuellement transmissibles. Il est étrange de voir combien cette opinion est relayée par les médias alors que les jeunes eux-mêmes ne sont pas vraiment désireux d’aller dans ce sens. Il est frappant de voir combien ils remettent à plus tard des relations sexuelles durables. Tandis que les relations multiples sont très rares, même dans les relations monogames, on exagère beaucoup le nombre de partenaires successifs. En dehors des déviances sexuelles auxquelles s’adonnent certaines personnes pour la plupart adultes, les conséquences de la révolution sexuelle pour les jeunes sont très différentes de ce que l’on veut bien nous en dire. En fait, la plupart des jeunes sont influencés de manière prépondérante par les canons actuels de la beauté idéale. Cette dernière les pousse à faire des régimes draconiens et à fumer sans tenir compte des dangers inhérents, dont ils sont bien conscients. Le cancer du poumon est à mille lieues de leurs préoccupations. A court terme, les jeunes filles ont des exigences vitales telles qu’être mince et surtout le rester à l’âge adulte. Fumer est un moyen idéal de rester mince…
Il existe d’autres préoccupations physiques. Les jeunes doivent suivre les tendances de la mode, peu importe si celle-ci arbore des formes bizarres. Les séances de piercing et de tatouage ne sont pas vraiment agréables, mais les jeunes s’y soumettent facilement, dans le seul but de faire partie de la bande. Certaines modes ne sont pas du tout élégantes, ni confortables ni seyantes telles que le port de vieilles bottes d’avant 1914 ou de bottes de combat, mais les jeunes se les approprient vite. La coupe de cheveux doit être la plus extravagante tant dans la forme que dans les couleurs, et les vêtements les plus originaux possibles, mais toujours ajustés à « l’uniforme » de la bande…
Les produits toxiques constituent un grand paradoxe dans notre société. D’un côté, les jeunes sont bien informés sur la nature des produits, ils sont avertis des dangers qu’ils encourent et reçoivent des informations sur la manière de neutraliser une addiction et de la traiter. D’un autre, la société répand abondamment des produits toxiques dans les boissons innocentes (que l’on peut acheter à tout moment et n’importe où) et dans les médicaments psychotropes qui augmentent les performances physiques et mentales. L’alcool est considéré comme une drogue dure : les campagnes de sensibilisation Wodca [5] organisées par la police nous rappellent les lourdes conséquences qu’entraîne l’abus d’alcool. Mais pourtant toutes les occasions sont bonnes pour vous servir à boire…
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Nous devons également souligner que les jeunes ont beaucoup de difficultés à suivre leur propre chemin. Ils ont à lutter contre tous ces phénomènes de mode, à résister aux pressions qu’impose l’esprit de ce temps et être assez forts pour convaincre leurs pairs de la raison d’être de vos choix à développer votre projet de vie particulier. Et quid si en plus ce projet est déterminé par un engagement unique et rare à vivre dans une communauté religieuse ?
Conclusion : le futur est…
Rapide
La vitesse est le mot-clef pour le futur. La notion de durée est passée de mode, à moins d’être « tendance » et utilisée à des fins commerciales sur une période limitée. Des procédés de production d’économie durable, des relations durables, des utilisations durables, des traditions durables… toutes ces notions vont devenir des exceptions. La tradition qui se perpétue dans une communauté religieuse édifiée sur des siècles attirera à elle un public spécifique. La vie communautaire fondée sur la tradition deviendra un « mets délicat », apprécié par une élite qui pourra en comprendre toute la richesse, façonner sa vie dans ce monde transcendant et par là, créer un projet de communauté original. Le risque existe qu’un groupe différent de personnes se projette au-delà de ces traditions simplement parce qu’il leur est impossible de développer un projet éthique. Ce mouvement constitue un défi pour la communauté, selon que les personnes accepteront d’être consommateurs ou co-acteurs. La communauté peut-elle permettre à ces derniers de contribuer à faire perdurer la tradition en utilisant comme contre-poids la vitesse, le critère de notre temps ?
Urbain
L’urbanisation depuis la révolution industrielle du xixe siècle est considérée comme un facteur d’aliénation. Malgré cette constatation, nous remarquons une poussée significative au regroupement de la population dans les villes. Les effets aliénants de l’urbanisation se reproduiront d’autant plus que l’immigration concentrera les problèmes dans les villes.
La communauté religieuse, en tant que petite structure, n’est pas concernée par l’urbanisation. Il reste à voir si elle peut, En accueillant des jeunes, pénétrer l’âme de la ville. La communauté ne pourra pas se dispenser de répondre aux besoins croissants des citadins. Le travail pastoral intégrera de plus en plus une dimension sociale ; les jeunes alors auront à apprendre à maîtriser la complexité de la vie urbaine. Ils devront être initiés et guidés de façon constante par des personnes avisées connaissant les pièges et la spécificité de la vie urbaine.
Tribal
A l’avantage de la communauté religieuse, on remarquera qu’il est de bon ton dans une société mondialisée de se rattacher à une communauté vivant en clôture, à une communauté de référence. Cette référence est nécessaire pour se construire une identité dans une société dans laquelle tout est possible, où tous les choix sont libres, où toutes les voies sont ouvertes où l’on peut revenir en arrière sans aucun problème. Ceci a une double conséquence pour le développement de l’abbaye. En positif, nous remarquons que des personnes manifestent un besoin authentique à vivre ensemble en clôture d’une manière structurée et signifiante. En négatif, l’abbaye peut devenir un lieu dans lequel des personnes désespérées viennent se réfugier, la transformant en un moyen de survie qui les rende encore plus craintifs face à de nouvelles influences venant perturber leur vie tranquille.
Universel
Face au phénomène de mondialisation, une forte réaction « tribale » s’impose. L’esprit d’universalité et l’esprit de clan s’équilibrent. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’internationalisation, l’urbanisation et la mondialisation des politiques, de la mode et des populations sont des forces centrifuges qui réclament des forces centripètes telles que la contemplation, des communautés et des personnes de référence, un esprit communautaire intégrant un projet sans avoir à se justifier, où l’on est le bienvenu même sans papiers, etc.
Nous avons déjà évoqué les possibilités et le risque d’une telle tendance : que la communauté strictement fermée à tout contact avec d’autres communautés se considère naturellement comme « la meilleure ».
Rationnel
La communauté s’appuie de plus en plus sur des convictions modérées, sur la puissance de la parole et sur la meilleure présentation de l’alternative la plus acceptable.
L’accomplissement extraordinaire de l’être humain atteint les plus hauts sommets, réalise les techniques les plus impressionnantes. Les plus belles créations sont appréciées par des jurys professionnels. Malgré les efforts considérables des sciences humaines et l’influence des religions orientales (qui insistent sur l’importance de l’intuition, des émotions et des expériences irrationnelles), la Raison l’emporte encore. Dans quelle mesure la communauté religieuse pourra-t-elle faire résonner l’expérience de Dieu comme un appel emplissant toute une vie ? En donnant du poids à un choix de vie spirituelle ? En rendant acceptables les devoirs essentiels de tout chrétien (de responsabilité, de service et d’apostolat) pour des jeunes ayant peu ou pas du tout d’exemples de ces choix non rationnels ?
Éthique
Précisément à cause de la disparition progressive des grandes Vérités, des chemins balisés et des orientations programmées, l’individu sera contraint d’analyser chaque décision d’un point de vue éthique. De plus, il sera obligé d’évaluer les conséquences de ses choix sur son entourage proche. Cette conception résulte de la disparition des grands courants de l’Histoire dans lesquels les populations ne pouvaient que se laisser emporter.
Cette tendance profite aussi à la communauté du futur : de plus en plus de personnes auront à se poser la question du sens et de l’utilité de leur vie. Elles devront réfléchir plus souvent et de manière rationnelle sur les aspects éthiques de leur vie. A partir de ces réflexions elles auront peut-être la chance de découvrir l’authentique « appel », un appel irrationnel mais ressenti au plus profond de soi, en vue d’une plénitude de sens. La communauté religieuse du futur sera capable de répondre à ce besoin éthique.
[1] Cf. le courant déconstructiviste français avec Jacques Derrida et J.-F. Lyotard.
[2] Cf. l’Étude des Valeurs européennes de J. Kerkhofs et al.
[3] Cf. les études concernant les valeurs du groupe de travail TOR (Tempus Omnia Revelat) de la Vrije Universiteit Brussel (Université Libre de Bruxelles), sous la direction de Marc Elchardus. Ces chercheurs présument que c’est le temps qui révélera tout et non la science selon l’adage de l’Université Libre de Bruxelles : « Scientia Vincere Tenebras ».
[4] Appellation propre au Nord de la Belgique, ndlr.
[5] Pendant les week-ends, la police belge contrôle strictement et de manière systématique les abus d’alcool et de drogue.