Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Des laïcs consacrés ?

Pierre Raffin, o.p.

N°2006-2 Avril 2006

| P. 101-105 |

Sur la question des laïcs chrétiens qui revendiquent des formes de consécration proches de celles de la vie religieuse ou des instituts séculiers, Mgr P. Raffin estime qu’un discernement s’impose : il convient de revenir aux sources du Concile, mais aussi d’entendre l’enseignement des exhortations postsynodales Christifideles Laici et Vita consecrata. Si la vie consacrée constitue une vocation singulière, celle des laïcs doit également trouver sa propre inspiration, pour investir les temps et les lieux de son irremplaçable présence.

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Le deuxième concile du Vatican, clôturé il y a quarante ans, le 8 décembre 1965, nous a laissé un enseignement impressionnant sur la vocation et la mission des fidèles laïcs, principalement dans le chapitre 4 de la Constitution dogmatique Lumen Gentium et dans le décret Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs. Cet enseignement fut ensuite repris et développé, en 1987, par un Synode qui aboutit, en 1988, à la publication de l’Exhortation apostolique postsynodale Christifideles Laici sur la vocation et la mission des fidèles laïcs dans l’Église et dans le monde.

Vatican II et les laïcs

Rappelons brièvement l’enseignement de Vatican II sur les laïcs.

Tous les baptisés sans exception participent, de façon différenciée certes, à la mission sacerdotale, prophétique et royale du Christ. Entre les ministres ordonnés et les fidèles laïcs, il y a une totale égalité, même si les missions diffèrent et si les premiers appartiennent à la hiérarchie de l’Église : « Pour vous, je suis évêque, déclarait saint Augustin, avec vous, je suis chrétien. » C’est le temporel, le séculier, qui est le domaine propre des fidèles laïcs : « De par leur vocation, il revient aux laïcs de chercher le royaume de Dieu en administrant les choses temporelles et en les ordonnant selon Dieu. Ceux-ci vivent dans le siècle, engagés dans toutes et chacune des affaires du monde, plongés dans l’ambiance où se meuvent la vie de famille et la vie sociale dont leur existence est comme tissée. C’est là qu’ils sont appelés par Dieu, jouant ainsi le rôle qui leur est propre et guidés par l’esprit évangélique, à travailler comme de l’intérieur, à la manière d’un ferment, à la sanctification du monde et à manifester ainsi le Christ aux autres, principalement par le témoignage de leur propre vie, par le rayonnement de leur foi, de leur espérance et de leur charité. C’est à eux qu’il revient particulièrement d’illuminer et d’ordonner toutes les choses temporelles, auxquelles ils sont étroitement liés, en sorte qu’elles soient toujours accomplies selon le Christ, qu’elles croissent et soient à la louange du Créateur et Rédempteur » (Lumen Gentium, n° 31).

Voilà, rapidement exprimées, la vocation et la mission des fidèles laïcs dans le monde. Vocation et mission, oh combien exigeantes mais indispensables, pour que « le plan divin du salut se réalise toujours davantage dans chacun des hommes en tous les temps et par toute la terre » (ibid., n° 33).

« Les laïcs, précise encore Vatican II, sont par-dessus tout appelés à rendre l’Église présente et agissante en tout lieu et en toute circonstance où elle ne peut devenir le sel de la terre que par leurs interventions » (ibid.).

En d’autres termes, il y a des temps et des lieux où les fidèles laïcs sont irremplaçables. Si le séculier est le lieu spécifique de l’engagement des fidèles laïcs, il n’est pas exclu – et on le fait beaucoup depuis un certain nombre d’années, surtout depuis la promulgation de Christifideles Laici – qu’ils collaborent à la mission propre des ministres ordonnés, c’est entre autres le cas des catéchistes, des laïcs en mission ecclésiale, des membres des équipes d’animation pastorale. Mais c’est d’abord en répondant à leur vocation et à leur mission au cœur du monde que les fidèles laïcs réalisent ce que l’Église attend d’eux.

Le renouveau spirituel issu de Vatican II, des questions inédites

Depuis la clôture de Vatican II, une riche effervescence s’est manifestée chez les fidèles laïcs, qui est pour une bonne part un fruit de l’Esprit Saint. Des communautés nouvelles ont surgi qui proposent aux laïcs de retrouver aujourd’hui l’idéal des premières communautés chrétiennes. Mais en tout cela, un discernement s’impose.

Est-ce la volonté du Seigneur que des fidèles laïcs, appelés à vivre au cœur du monde pour le sanctifier, s’en écartent pour vivre à la manière des religieux, y compris dans des bâtiments conventuels ou monastiques, portant le cas échéant un habit semblable à celui des consacrés ? Est-ce la volonté du Seigneur que des fidèles laïcs, appelés à se ressourcer dans les trois sacrements de l’initiation chrétienne, croient bon de revendiquer pour eux-mêmes des formes de consécration qui s’apparentent à celles de la vie religieuse ou des instituts séculiers ?

En ce qui me concerne, je suis de ceux qui pensent qu’il y a là de sérieux risques de confusion voire de déperdition spirituelle et apostolique pour l’Église tout entière. Si les laïcs fuient le monde qui est le lieu normal de leur sanctification et de leur apostolat, qui ordonnera ce monde selon Dieu ? On se lamente parfois sur les effets de plus en plus ressentis d’une sécularisation malsaine, mais précisément la sécularisation n’est-elle pas due en grande partie à ce que le séculier n’est plus suffisamment habité par ceux dont c’est la vocation et la mission spécifiques ?

Il y a urgence à opérer en tout cela un discernement juste et sain et à revenir aux sources et aux moyens de la sainteté chrétienne. La spiritualité chrétienne, qu’il s’agisse des fidèles laïcs ou des ministres ordonnés, ou encore des consacrés, est d’abord fondée sur les trois sacrements de l’initiation chrétienne (que sont le baptême, la confirmation et l’eucharistie) ; pour les fidèles laïcs engagés dans la vie conjugale s’ajoute le sacrement du mariage. La consécration spécifique qui est à l’origine de la vie dite consacrée, comme l’a rappelé l’Exhortation apostolique Vita consecrata, n’est qu’un « approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale » (n° 30).

La vie consacrée, une vocation singulière

Il vaut d’ailleurs la peine de citer plus longuement le n° 30 de Vita consecrata : « Dans la tradition de l’Église, la profession religieuse est considérée comme un approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale en ce que, par elle, l’union intime avec le Christ, déjà inaugurée par le baptême, se développe pour être le don d’une conformation qui exprime et réalise plus complètement la profession des conseils évangéliques.

Cette consécration ultérieure a toutefois une particularité par rapport à la première, dont elle n’est pas une conséquence nécessaire. En réalité, qui conque est régénéré dans le Christ est appelé à vivre, par la force qui vient du don de l’Esprit, la chasteté correspondant à son état de vie, l’obéissance à Dieu et à l’Église, un détachement raisonnable des biens matériels, parce que tous sont appelés à la sainteté qui réside dans la perfection de la charité. Mais le baptême ne comporte pas par lui-même l’appel au célibat ou à la virginité, le renoncement à la possession des biens, l’obéissance à un supérieur, sous la forme précise des conseils évangéliques. La profession de ces conseils suppose donc un don de Dieu particulier qui n’est pas accordé à tous, ainsi que Jésus lui-même le souligne dans le cas du célibat volontaire (Mt 19,10-12) ».

Ces idées ne sont pas nouvelles. Déjà Lumen Gentium,dans le chapitre VI consacré aux religieux, considère leur état de vie comme un don de Dieu fait à son Église.

« Les conseils évangéliques de la chasteté consacrée à Dieu, de la pauvreté et de l’obéissance, fondés sur les paroles et les exemples du Seigneur et recommandés par les Apôtres, les Pères, les docteurs et les pasteurs de l’Église, sont un don divin que l’Église a reçu de son Seigneur et qu’elle conserve toujours avec sa grâce » (n° 43)…Si l’on considère la constitution divine et hiérarchique de l’Église, un tel état n’est pas intermédiaire entre la condition cléricale et la condition laïque ; mais, à partir de ces deux conditions, quelques fidèles sont appelés par Dieu à jouir d’un don spécial dans la vie de l’Église et, chacun à sa manière, à aider celle-ci dans sa mission salvatrice (ibid.)…La profession des conseils évangéliques apparaît comme un signe qui peut et doit inciter efficacement tous les membres de l’Église à l’accomplissement joyeux des devoirs inhérents à leur vocation chrétienne » (n° 44).

Une spiritualité adaptée à la vocation et à la mission des fidèles laïcs

Pour habiter et évangéliser le séculier qui leur revient en propre, les fidèles laïcs puisent dans les sacrements de l’initiation chrétienne les énergies spirituelles dont ils ont besoin. Par ailleurs, dans le trésor de l’Église, il ne manque pas de traditions spirituelles adaptées à la vocation et à la mission des fidèles laïcs. Ce sont donc les sacrements et ces traditions, plus que les traditions de la vie consacrée, qui doivent irriguer leur vie et leur procurer l’impulsion spirituelle dont ils ont besoin.

Rédacteur dans les années 1975 du Directoire spirituel à l’usage des Fraternités laïques dominicaines (l’ancien tiers-ordre) de France, je me remémore notre effort pour proposer à ces fraternités, qui héritaient d’une conception du tiers-ordre, imitation de la vie religieuse dans le monde, une spiritualité de laïcs : « Les laïcs de saint Dominique doivent être d’authentiques laïcs, animés au cœur de leurs engagements et de leurs responsabilités profanes de l’esprit de saint Dominique… » Nous ambitionnions alors de former non seulement des chrétiens fervents, mais des apôtres éprouvés, capables de rayonner l’Évangile dans le monde présent : dans l’exercice de leur profession ou dans leur vie familiale, dans leurs engagements apostoliques au service de l’Église locale ou dans des entreprises communes avec l’Ordre. A la même époque, les autres familles spirituelles, associées au sein des Groupements de Vie évangélique, faisaient le même effort. Je ne prétends pas que nous ayons pleinement réussi : nos fraternités laïques sont marquées elles aussi par le vieillissement et un faible recrutement. Je demeure néanmoins convaincu que leur héritage mériterait d’être mieux connu et exploité pour l’accompagnement spirituel des fidèles laïcs au cœur du monde, car il cherche à adapter les moyens à la finalité apostolique et missionnaire.

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