Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Avec Pierre Favre aux sources de l’obéissance religieuse

Dominique Bertrand, s.j.

N°2006-2 Avril 2006

| P. 75-88 |

Le moins connu du trio jésuite initial fut ce jeune savoyard que les anniversaires ignatiens obligent peu à peu à quitter l’ombre. Grâce à la Correspondance latine autant qu’au Mémorial, le père Bertrand compose autour de Favre un petit traité de la véritable obéissance, ou plutôt, de l’élection divine : l’appel et l’appelant, les résistances, la conversion, l’écoute parmi les hommes, l’obéissance enfin, forment les temps de maturation d’une relation où il s’agit de « profiter de la présence de Dieu » en nous — « un grand cadeau », pour qui le reçoit.

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Obéissance-écoute

Qu’on en parle beaucoup ou qu’en parle peu, l’obéissance religieuse est un nœud de problèmes et de secrètes amertumes tant qu’on n’a pas mis fortement en lumière les deux éléments de sa définition : négativement, elle n’est pas une vertu, c’est-à-dire un dynamisme de raison, comme la chasteté ou la force ; elle n’est pas de l’ordre de la gestion de ce qu’on possède ou ne possède pas, comme sont la richesse et la pauvreté, ou la vie sociale, en toutes ses formes [1]. Elle est une relation [2]. Elle sort chacun de ce qu’il est ou de ce qu’il a, et nous place chacun en face de l’autre. L’étymologie du mot, en latin, d’où le mot français découle, comme en grec, le met directement en rapport avec l’art d’écouter, et même l’art d’écouter dans une situation qui n’est pas forcément commode : par-dessous ou en face, contre. Ainsi, obaudio, d’où vient obœdientia, signifie écouter en face, écouter en vue de tirer quelque profit, pas uniquement pour le plaisir. Le grec, hupakouô, bâti tout à fait de la même manière, fait plutôt référence à une audition à partir d’un niveau inférieur, sous, pas non plus dans la pure gratuité. Ce vocabulaire est peu utilisé dans l’antiquité païenne. Il fait irruption à partir de l’Ancien Testament – où l’écoute à une telle importance : « Écoute Israël » ! – dans le Nouveau Testament et toute la tradition chrétienne. Il y acquiert ses titres de noblesse. Le Christ « s’est fait obéissant » (Ph 2, 8). L’apôtre prêche l’« obéissance de la foi » (Rm 1, 5). Les enfants eux-mêmes entrent dans cette dynamique de gloire : « Obéissez à vos parents » (Ep 6, 1), c’est-à-dire entrez dans une relation d’écoute avec eux. Le thème prend une importance particulière dans la vie religieuse chrétienne, comme sa clé de voûte, pour chacun et pour l’ensemble. Et là, vu l’importance qu’il prend, il risque de perdre le sens intime de son enracinement dans l’écoute, plus ou moins facile, de Dieu et des autres [3]. Mais il n’est jamais impossible de retrouver ce sens en fréquentant les bons obéissants. Ce furent des écoutants.

Pourquoi ne pas en choisir un parmi les membres de cette Compagnie de Jésus dont on vantait il n’y a pas si longtemps – avant les secousses post-conciliaires –, les performances en la matière ? Ah ! ce « cadavre » exquis devenu proverbial avec son « perinde ac » ! On n’a plus tellement envie de l’exhumer aujourd’hui. On en a honte. On risque, dès lors, de ne plus oser parler de l’obéissance, pas plus que du sacrifice, pas plus que de la mortification. L’odeur du cadavre se propage. C’est le moment d’ouvrir les fenêtres aux souffles de l’écoute. Pourquoi ne pas les ouvrir avec un des cofondateurs de cette même Compagnie ? Pourquoi pas avec Pierre Favre, le bienheureux, auquel il n’est pas si fréquent qu’on prête l’oreille ?

Justement, Pierre Favre n’est pas un maître – même si, en l’occurrence, le maître, indéniablement, a appris lui aussi à écouter. Pierre Favre n’est qu’un disciple, et, à ce titre, son cas est plus simple. Et il est aussi un des trois puis onze cofondateurs en particulier de l’obéissance ignatienne instituée. Entrer dans son message par cette demande : « Comment es-tu parvenu à aimer obéir ? », est certainement une bonne poterne dans la muraille. Car, certes, il impressionne avec ses kilomètres avalés, avec ses missions dans l’Allemagne rebelle et l’Espagne illuministe, avec son mystérieux Mémorial, où se recueillent certes des perles de finesse spirituelle, mais qui demeure difficile à interpréter dans son ensemble [4]. Mais sa discrétion – qu’on exagère, parce qu’on ne fréquente pas sa correspondance – étonne, repousse un peu. On ne sait pas quoi penser. Suivre son apprentissage de l’obéissance va nous permettre de savoir à quoi il pense. Nous suivons l’enrichissement progressif de son savoir en ce domaine en marchant avec lui dans sa vie [5].

L’appel et l’appelant

Pierre Favre, dans la partie la plus limpide de son Mémorial, a du reste choisi de marcher avec nous [6]. De fait, les 33 premiers numéros, sur 443, sont le récit des 36 premières années de sa vie. Il en vivra quarante. Ce texte de dix-sept pages dans le manuscrit des Archives de la Compagnie à Rome, qui est le plus complet, a été rédigé en une journée, « du jour octave du Corps du Christ » au « jour octave du Corps du Christ [7] ». Il faut admirer le tour de force. Il y a là une sorte de chef-d’œuvre de clarté, de limpidité, de profondeur, de pittoresque aussi. Nous n’y disposons pas des photos de famille ni d’étudiant ni de voyageur ! Nous avons un homme qui se souvient, à la manière d’Augustin dans les neuf premiers livres des Confessions [8].

Bien entendu, cet homme relit son enfance, son adolescence, sa jeunesse, les débuts de sa vie adulte, à la lumière des événements plus récents qui ont bouleversé sa vie. Mais nous savons bien qu’à certaines conditions, les relectures de ce genre ne falsifient pas, bien au contraire. Dans une grâce actuelle de clairvoyance, elles aident à démêler le passé. Ainsi Augustin. Ainsi, Ignace dans son autobiographie, titrée désormais Récit, en notant seulement qu’Ignace n’a rien dit de ce qui a précédé les préliminaires immédiats de sa conversion [9]. Ainsi Pierre le 15 juin 1542, au bord du Rhin, à Spire.

Pierre Favre est d’une extraction modeste. Mais de ce terroir montagnard à dix kilomètres du village natal, Saint-Jean-de-Sixt, est sorti, dans la génération qui précède, une belle figure d’humaniste, Guillaume Fichet, introducteur de l’imprimerie en France, à la Sorbonne, et mort grand pénitencier à Rome (1433-1480). Le pays est foncièrement catholique et le demeure quand l’évêché, Genève, devient calviniste (à partir de 1530). Le garçon reçoit une formation profonde à la piété, marquée par la chartreuse toute proche du Reposoir, où son oncle a été prieur. Il a l’esprit éveillé et redit à l’envi, en famille ou parmi les camarades, ce qu’il a entendu au sermon. Cet environnement comporte quelque chose qui est un appel, et c’est comme cela que, au début du Mémorial, il est relu.

Deux autres appels enchevêtrés ont été notés dans le Mémorial. Tout d’abord, il y a en lui un attrait irrésistible vers la culture. Ses parents doivent céder. Cet attrait ne fait que se fortifier à l’école, puis à l’excellent collège de La Roche. Il y prend une teinte proprement évangélique, selon l’esprit dominant des années 1510-1520, où l’humanisme se pare, autour d’Érasme, d’une aura réformatrice précisément dans le sens de l’évangélisme, et triomphe partout en Europe sous cette forme, des Pays-Bas à l’Espagne, de l’Angleterre à l’Italie, sans oublier l’Allemagne préluthérienne. Sous l’influence du principal du collège de La Roche, et non sans « certaines impulsions de l’Esprit saint », il promet à Dieu de garder à jamais la chasteté. Il ne faut pas absolutiser l’événement. Le Mémorial ne le fait pas. Il faut surtout ne pas gommer sa complexité. Humanisme, évangélisme et ferveur juvénile s’y fondent avec la voix de Dieu. L’homme de trente six ans le sait et fait le tri, pas le garçon. Mais tout était déjà là au départ, appelant, appelé, appel, mais confondu. L’écoute aussi était déjà là et déjà une réponse explicite de la part de l’écoutant. On se souvient des trois « Samuel, Samuel » dans la nuit du temple de Silo (1 S 1, 3, 1-9).

Les résistances et l’appelant

Tout embrouillage psychologique et spirituel ne se résout qu’en se déclarant en ses composantes. C’est la ferveur intellectuelle qui a poussé Pierre Favre vers Paris, alors que la simple piété l’aurait tout simplement conduit à rejoindre des membres de sa famille au Reposoir. Il résiste. Dans la ferveur intellectuelle se glisse de la façon la plus native une ambition, qui dans l’ambiance de l’époque, se revêt d’intellectualité religieuse. Guillaume Fichet, ancien du collège de la Roche lui est à coup sûr une étoile. D’autant que les résultats brillants de Pierre ont attiré sur lui l’attention de la duchesse de Savoie, sœur du roi de Portugal, Jean III, lequel soutient financièrement un des collèges les plus en vue, en ces années, de l’Université de Paris, Sainte-Barbe. D’où une pension et une recommandation. Le Savoyard entre à Sainte-Barbe par la grande porte. Il fait partie de la maison du régent de philosophie, partageant son appartement. Un jeune noble navarrais y a aussi trouvé place, mais à ses frais, François Xavier. Les deux ambitieux vont s’y entendre à merveille, partageant les enthousiasmes et les terribles questions de l’heure – car Luther est maintenant entré en lice –, adonnés principalement tous les deux à la philosophie. Favre lit Aristote dans le texte. Dans le temps requis, quatre ans, ils sont bacheliers, licenciés puis maîtres ès arts dans de bons rangs. Xavier prend une charge d’enseignant. Favre hésite.

La résistance s’épaissit d’incertitudes dans le domaine de la sexualité. Il n’aura pas à se reprocher de fautes graves en ce domaine. Mais la concupiscence des yeux le trouble. Or, les spectacles affriolants ne manquent pas à Paris. Son solide appétit et un sympathique penchant pour les libations concourent à noircir le tableau intérieur. Pour ce qui est de la piété, elle se réduit presque à ce qu’on appelle aujourd’hui une religion sociologique. Son avenir le bourrelle de questions sur un éventail très large de possibilités : se marier ou non – la « promesse » n’a plus guère de virulence ; être médecin, juriste, théologien… Immanquablement, le décalage se fait sentir entre le garçon qu’il était et le jeune homme qu’il est devenu. A grandi de ce fait en lui une relation plutôt négative, mais réelle, avec Dieu. Il revient plusieurs fois sur la crainte de Dieu qui l’habitait alors.

Plus tard, le 15 juin 1542, l’homme qui se souvient résume ainsi la situation de l’écoute entre l’appelant et l’appelé, disons en 1529, lorsque les lauriers commencent à orner ses tempes et qu’il est tenté de s’appeler, comme humaniste, Petrus Faber :

Rappelle-toi, mon âme, comment ton Seigneur se servait de la crainte de Dieu pour harceler ta conscience de scrupules et de remords dont le démon commençait à te tourmenter et qui t’auraient fait chercher ton Créateur, si tu n’avais pas été toi-même si obtus [c’est le revers de la médaille]. Sans eux [voici l’endroit], Inigo n’aurait sans doute pas pu pénétrer en toi et tu n’aurais pas désiré qu’il t’aide comme cela est arrivé par la suite.

Autrement dit, la relation entre l’appelant et l’appelé est devenue très tordue, à l’image même de ce que ce dernier est devenu. Mais, comme telle, elle perdure utilement. Nous en sommes au fils cadet réduit à sa profession de gardien de porcs (Lc 15, 15). C’est là que, pour Favre comme pour le fils, le désir se creuse. L’appelant travaille. L’appelé est travaillé. Étonnante écoute.

La conversion, l’appelant est quelqu’un

En septembre 1529, Pierre Favre fait en sorte qu’Iñigo fasse partie, lui aussi, de la maison du régent. Ce geste est méritoire. Car Iñigo, arrivé depuis le début de l’année 1528 à Paris, y a défrayé la chronique. Ce noble presque quadragénaire, qui s’essaie aux études tout en mendiant et en conversant spirituellement, ne fait pas très sérieux. Certes, il a été réhabilité par le principal de Sainte-Barbe lui-même, évitant par là un châtiment infamant dans ledit collège. De là à faire partie des intimes de Juan de la Peña et de deux de ses meilleurs étudiants, il y un écart. Le bon cœur du Savoyard fait le saut, auquel s’ajoute celui de devenir son répétiteur en latin et en philosophie. Il fera encore mieux en rapprochant un Xavier très réticent du Loyola. Dès lors l’improbable trio se met en place. N’y a-t-il pas là un singulier appel, au ras des événements ?

Le cheminement spirituel des deux amis du vieil étudiant va durer de 1529 à 1534 : cinq ans. Il commence par un accompagnement et s’achève par le mois d’Exercices, en février pour Favre, en septembre pour Xavier. Celui-ci est un ambitieux casse-cou. Celui-là est un ambitieux doux de caractère et introverti. Une même médecine va leur convenir, en sa souplesse et selon la fermeté de la trajectoire proposée. Inigo, qui a tout de même éprouvé un certain nombre d’ennuis dans son prosélytisme spirituel depuis qu’il s’est donné comme but « d’aider les âmes », est devenu de plus en plus conscient que son rôle se réduit à être un accompagnateur. Ce respect va être sa meilleure arme avec ces deux rudes pâtes d’homme, selon ce conseil donné dans le petit livret dans l’« Annotation 15 » :

En dehors des exercices, nous pouvons sans doute licitement et méritoirement inciter toutes les personnes qui semblent en avoir les aptitudes à choisir la continence, la virginité, la vie religieuse et toute forme de perfection évangélique ; toutefois, dans ces exercices spirituels, il convient davantage et il vaut beaucoup mieux, alors qu’on cherche la volonté divine, que le Créateur se communique lui-même à l’âme fidèle, l’embrassant dans son amour et sa louange et la disposant à entrer dans la voie où elle pourra mieux le servir à l’avenir.

En même temps, l’accompagnateur a pour tâche de disposer. Grâce à l’examen préconisé par les Exercices, et qui débute toujours par l’action de grâces pour les bienfaits reçus, Pierre parvient a y voir plus clair dans sa conscience et à dominer intelligemment ses scrupules [10]. Il passe par une confession générale et devient un adepte de la confession et de la communion hebdomadaires. Toutes sortes de grâces reçues sur son parcours et dans le mois qui l’achève attestent que le « Créateur s’est véritablement communiqué » à lui. Avec lui, il décide de se joindre au groupe des amis d’Ignace dans une vie pauvre. Il en va de même dans l’élection au cours du mois par laquelle il se décide à avancer vers le sacerdoce – il est ordonné à Pâques de cette même année 1534. A partir de ce moment, Favre troque l’intelligence intellectuelle qui le fascinait – et le trompait – pour l’intelligence de sagesse et de discernement au service de l’Église de Dieu.

Par cette intelligence de sagesse, Dieu est, désormais et pour toujours, devenu le partenaire premier de Pierre Favre pour toute sa vie. Ce partenariat dans cette vraie écoute, telle que nous l’avons définie dès le début de ces réflexions, se monnaie par une pratique avertie du discernement des esprits. L’homme qui se souvient huit ans plus tard écrit à ce sujet ces quelques lignes qui résument parfaitement l’enseignement des Exercices en ce domaine :

Par tous ces moyens [ceux qui ont été rappelé au § précédent], le Seigneur m’instruisait, portant remède aux tristesses qui me venaient de ce côté [les scrupules] en si grand nombre que je ne saurais m’en souvenir, et je peux dire que la détresse et l’anxiété, les scrupules, l’hésitation, la crainte ou tout autre mauvais esprit ne se sont jamais fait nettement sentir sans que je trouve en même temps, ou peu de jours après, le remède véritable en Dieu notre Seigneur qui m’accordait la grâce de demander, de chercher, et de frapper pour trouver (Lc 11, 9). Cela comportait d’innombrables grâces pour reconnaître et expérimenter les différents esprits que je distinguais mieux de jour en jour, car notre Seigneur laissait subsister en moi ces aiguillons qui ne me laissaient jamais sans mouvements intérieurs.

Vécues en 1534, entérinées en 1542, ces données expriment fondamentalement les sources où désormais se nourrit l’obéissance ecclésiale – mais pas encore religieuse – de Pierre Favre. Il y en a deux, comme dans toute relation. Ces sources sont Dieu même « qui se communique » et Pierre Favre, ou tout âme fidèle qui se laisse toucher. Ces touches ne sont pas à chercher loin de nous, pour parler comme le Deutéronome 30, 11-14 : « Car la parole est tout près de toi dans ta bouche et dans ton cœur. » La parole à écouter est dans les pensées, quelles qu’elles soient, pourvu qu’on sache les prendre selon le « mouvement intérieur » de la consolation et de la désolation qui donne de croître dans la liberté des décideurs du Royaume, des collaborateurs de Dieu.

A ce propos, sans pouvoir nous arrêter sur ce point, disons que le discernement des esprits n’est pas une invention « ignatienne ». Il est une antique tradition ecclésiastique, fondée dans la sagesse biblique, enracinée dans le modèle des tentations du Christ, mis en œuvre par les Pères du désert et leur postérité. Il est sûr que cette filiation a été reconnue par le groupe des amis dans le Seigneur de Paris [11]. Cela dit, il est évident que les Exercices spirituels ont donné, au début des temps modernes, la version qui tient encore de cette vénérable et bienfaisante méthode pour écouter Dieu.

L’écoute et l’appelant parmi les hommes

Pierre Favre n’est pas devenu un autre homme en sa conversion accompagnée par Ignace. Il le reconnaît, on vient de le lire, les aiguillons demeurent. Il y en aura jusqu’au bout. Les scrupules se changent même en poussées dépressives. Les peurs intimes se renforcent des nombreux dangers réels encourus dans la vie risquée du missionnaire de l’Europe. Pierre Favre demeure Pierre Favre. Heureusement. Avec lui, comme un frère aîné, nous pouvons apprendre et réapprendre le « mouvement intérieur », tout en voyant s’élargir ses champs d’application. Apprise, comme en un prototype au cours de la grande retraite d’élection, l’écoute de Dieu par le discernement porte des fruits dans la vie au-delà de la conversion, en toute la vie dans sa durée et dans sa densité. La conversion n’a de sens que par ce qui se fait à partir d’elle.

Nous relevons trois de ces terrains nouveaux de l’écoute au milieu des hommes : le service de l’Église par les missions, la vie commune, l’enseignement spirituel.

Durant la fin de la période de Paris – elle a duré onze ans pour Favre, entrecoupée d’un seul séjour de six mois au pays natal juste avant la grande retraite –, une question est devenue très vite cruciale pour le groupe des disciples d’Ignace qui ont tous été, grâce aux Exercices, convertis au service de l’Église dans la pauvreté. Où vont-ils exercer leur ministère ? Car ils veulent rester unis. Il leur est évident que Dieu lui-même les a mis ensemble. Mais leur groupe est international. Il n’y a aucune raison qu’ils soient incardinés dans un même diocèse. C’est affrontés à cette impasse que les compagnons, six puis dix, entrent en un discernement communautaire. Mais prenons garde à cette expression dont on a pu faire un slogan. Ne le rabaissons pas à un simple partage d’où sortirait la lumière. Il s’agit, comme dans le discernement personnel des esprits, d’écouter, chacun et tous, ce que Dieu dit à tous à travers chacun. Ici la prudence ne relaie pas l’écoute. C’est l’écoute qui, communautairement est la source de la prudence de tous et de chacun. Et il y aura des désolations et des consolations communes. Et il y aura une élection commune. Et chacun sera vivifié comme tous seront vivifiés par ce contrat d’alliance avec Dieu qui est l’œuvre de Dieu dans le corps social qu’ils commencent à constituer. On sait ce que cette dynamique a produit en six années, remplies d’expériences rudes mais comblantes en fin de compte. Il y a le vœu de Montmartre : ils ne se sépareront pas, mais s’expatrieront tous en Terre sainte pour y servir l’Évangile. C’est un vœu. Il y a les événements des guerres du temps qui barrent ce projet. C’est une réponse au vœu. Il y a, prévue en alternative, l’offrande au pape, qui a une juridiction universelle. Ils sont donc en fin de compte, dispersés, mais dans une dynamique universelle. C’est encore et toujours le même vœu qui prend forme. L’élection divine se poursuit jusque là. A partir de ce moment, l’écoute prend tout à fait la forme, humainement, de l’obéissance : l’« obéissance » au souverain pontife pour les missions. L’autre qu’on écoute n’est plus seulement Dieu, mais un signe efficace de Dieu, un autre humain choisi par vœu comme tel.

C’est sous ce régime des envois en mission par le pape que Pierre Favre est envoyé successivement en Allemagne, en Espagne, de nouveau en Allemagne, puis, avec un détour aux Pays-Bas, de nouveau dans la Péninsule ibérique, d’où il est appelé à Trente. Il meurt à Rome sur le chemin du concile qui a déjà tenu ses premières sessions. Ne séjournant jamais beaucoup plus qu’un an dans le même lieu, confronté notamment en Allemagne à des situations impossibles, Favre découvre peu à peu sur le terrain, en tous ces lieux, la nécessité de reprendre la formation spirituelle de l’Europe à la base. Partout, la dynamique de l’écoute, qui se renforce de la puissance d’alliance qui est dans le vœu, montre sa fécondité à court terme, mais plus encore à long terme. Chemin faisant, il implante, petitement mais sûrement, la Compagnie et réconforte fondamentalement les populations. Ce que les autres compagnons envoyés en mission ont fait de la même manière, Favre et Xavier l’ont accompli avec une conscience et une application exemplaires.

La fécondité de l’alliance n’a pas été moindre pour la vie communautaire que pour les missions. Car, dispersés par le pape Jules III, trop heureux d’avoir ces prêtres, formés pour tout et prêts à tout, à placer dans les situations les plus dramatiques, les compagnons ont voulu renforcer d’autant leur union dans le Seigneur. Ils en ont trouvé le moyen en fondant une nouvelle unité de vie religieuse, une compagnie et non un ordre, placé immédiatement dans la mouvance de Jésus, la Compagnie de Jésus, grâce à l’obéissance à l’un « d’entre eux ». On a reconnu là le discernement communautaire, sorte de modèle du genre, connu sous le nom de « Délibération des premiers Pères » de 1539. Le premier à s’ajouter ainsi en quelque sorte au souverain pontife, est Ignace. Il a la responsabilité de maintenir l’unité de ceux que le pape disperse, d’où découle celle de rédiger les constitutions qui répondent à tout ce qui a été vécu par les compagnons fondateurs depuis que Dieu les a réunis.

Cette tâche difficile, qu’Ignace a notamment mise en œuvre par l’organisation d’une correspondance apostolique suivie, a été soutenue par l’engagement des amis dans le Seigneur. Pierre Favre y a pris, là aussi, avec Xavier, une part capitale, en pleine intelligence du caractère vital de cette communication fraternelle en vue de soutenir ensemble les missions de chacun. C’est lui, qui, dans la bien courte durée de son activité pastorale si morcelée – cinq ans, de 1541 à 1546 –, a été après Ignace, mais sans le secrétariat dont celui-ci profitait à Rome, l’épistolier le plus productif [12]. Que de trésors d’amitié fraternelle dans ses lettres ! En même temps, que de vues pertinentes sur les problèmes de la Réforme ! Et que de relations sur le vif d’événements décisifs ! A ces divers points de vue, la correspondance de Pierre Favre est un document méconnu.

Écoute d’un autre, représentant l’Église universelle pour aller chez les « infidèles et les fidèles [13] », pour écouter Dieu maître de la moisson, écoute de l’autre, supérieur de la Compagnie, pour écouter Dieu qui fait de ses amis un cor unum : Favre a été aussi poussé par l’Esprit à réécouter son expérience spirituelle pour en faire profiter ses frères jésuites comme aussi tous ceux et toutes celles qui entraient dans son amitié aussi respectueuse que large. Nous venons d’évoquer la correspondance. Elle a bien cette fonction, dans les nouvelles communiquées jusqu’en Indes vers François Xavier, et reçues de là-bas, de multiplier la confiance missionnaire et communautaire. Mais parmi ces lettres se trouvent cachés neuf petits traités spirituels, par exemple, pour les catholiques de Ratisbonne, Sur la foi et les mœurs ; pour ceux de Cologne, Pour bien se confesser ; aux étudiants jésuites de Coïmbre, Sur l’obéissance ; à son cher compagnon de Paris, Jacques Laynez, Pour traiter avec les hérétiques [14]. Et il y a le Mémorial. A le suivre et à en lire quelques lignes en ces pages, on a pu remarquer la précision avec laquelle il rend compte des réalités spirituelles. Et, en particulier, sa capacité de tout renvoyer de sa vie à la source première n’a pas manqué de se laisser pressentir. A coup sûr, cette œuvre qui reste mystérieuse par beaucoup de côtés, n’est pas pour Pierre Favre un moyen de reprendre en lui-même pour lui-même sa vie à l’écoute de Dieu. C’est une façon de réécouter ici et maintenant le Dieu qui l’a donnée hier, cette vie nouvelle au cœur de l’ancienne, comme il ne cesse de la donner jour après jour.

De l’écoute à l’obéissance

A suivre un bon obéissant, nous avons profité d’une bonne leçon de choses. Les étapes de ce qui finit par apparaître socialement et ecclésialement comme obéissance sont en fait les moments de la maturation de la relation entre Dieu et l’homme, chaque homme, tous les hommes. Il est étonnant de constater l’étonnante plasticité de cette relation. Elle peut prendre les formes les plus inattendues, jusqu’à passer par la non-relation, à tout le moins par la relation distordue. Qui ne peut lire et relire la propre aventure de sa vie avec Dieu en prenant connaissance de celle de Pierre Favre ? Voilà qui donne un terreau puissant à ce qui peut être vécu dans l’obéissance religieuse. Dieu ni moi n’en sommes jamais absent. Dieu, le premier, ne cesse d’y travailler, moi d’y être reconduit à la divine collaboration de l’homme avec Dieu.

En même temps, l’obéissance, vécue dans les relations humaines d’autorité – ob-audio, hup-akouô –, se manifeste en fin de parcours comme une prise en charge plus personnelle de la relation. Il y a là un véritable progrès dans la relation de l’homme à Dieu. Quand l’homme accepte, dans la sagesse du discernement, de passer par un autre homme pour que Dieu lui parle au plus près de sa propre existence, une dignité nouvelle est ainsi conférée à l’homme, à celui qui commande comme à celui qui obéit. Cet autre ne remplace en rien l’autre qu’est l’appelant premier et dernier. Il peut être compris et vécu par nous, hommes, que cet autre-là, qui est un homme pris d’entre nous, est un signe efficace de l’appel de Dieu. Ainsi le petit Samuel reçoit-il du vieil Eli, qui ne brille pas par ailleurs de toutes les qualités, le conseil juste : « Tu diras : Parle, ton serviteur écoute » (1 S 3, 9). L’autre qui est Dieu est tout à fait capable de faire entrer utilement l’autre humain dans sa parole unique adressée à chacun. Le comprendre pour le vivre est un progrès.

Dans cette maturation, le moment de grande utilité est celui où, d’une manière ou d’une autre, nous apprenons à profiter de la présence de Dieu « dans notre bouche et dans notre cœur », selon le beau conseil de Deutéronome 30, 14, c’est-à-dire dans nos pensées. Il est bon de savoir que dans l’Église de Dieu, et déjà dans l’Ancien Testament, et sans doute aussi déjà chez les bons conseillers de l’homme en toute religion et en toute philosophie, cette tradition de sagesse est à l’œuvre. D’elle nous ne recevons pas le discernement des esprits comme une recette, encore moins comme une nécessité, comme un système. Quand il prend forme en nous – ce qui ne se fait pas sans quelques préparations de la part du travailleur divin comme du travaillé humain au cœur de la relation d’écoute –, un grand cadeau nous est fait.

[1Cette façon de replacer les vœux de religion dans les grands lieux de l’existence humaine est inspirée par J. Thomas et P. Griolet, Travail ; amour, politique. Lecture chrétienne de l’existence, Paris, 1974.

[2Voir E. O’Neill, « Une pratique significative : l’obéissance religieuse », Christus 116, t. 29 (oct. 1982), p. 450-452.

[3Bernard de Clairvaux lutte contre les glissements en ce domaine dans Le Précepte et la dispense, Sources chrétiennes 457, Paris, 2000, p. 21-283.

[4Bienheureux Pierre Favre, Mémorial, éd. M. de Certeau, Christus 4, Paris, 1959.

[5D. Bertrand, « Faire mémoire avec le bienheureux Pierre Favre », Jésuites 2006, Rome, 2005, p. 30-34.

[6Dans les deux parties suivantes, nous nous référons aux p. 106-137 du Mémorial, op. cit., n° 4. Nous ne donnerons les références de façon plus précise que pour les citations explicites.

[7Les dates indiquées dans le texte au début et à la fin du passage indiqué ci-dessus et n° 2 de la p. 106.

[8Augustin, Les Confessions, 2 t., Œuvres de saint Augustin 14, Paris 1996-1998. Dans les livres 1 à 9, l’auteur raconte sa vie, dans les livres 10 à 13, il réfléchit sur le travail de mémoire qu’il vient d’accomplir.

[9Voir « Récit », Ignace de Loyola, Écrits, dir. M. Giuliani, Christus 76, p. 1010-1073. Les informations de la fin du XVIe siècle en vue d’une béatification de Pierre Favre confirment les renseignements donnés par le Mémorial, voir les interrogatoires dans les Fabri Monumenta, Monumenta Historica Societatis Jesu, Madrid, 1914, p. 696-838.

[10Ibid., n° 24-44, p. 64-79.

[11Un des manuscrits anciens des Exercices précise la référence à Jean Cassien pour le n° 32 des « Exercices spirituels », ibid., p. 68-69.

[12Cette correspondance, non encore traduite en français, est éditée dans Fabri Monumenta, op. cit., n° 9, p. 1-440. Le dossier comprend 147 documents, dont 104 rédigés par Pierre Favre.

[13Voir la bulle de fondation de 1540, Ignace de Loyola, Écrits, op. cit., n° 9, p. 296, 2e colonne.

[14Voir dans la correspondance, op. cit., n° 15.

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