Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La liberté d’aimer

Dominique Nothomb, m.afr.

N°2005-4 Octobre 2005

| P. 256-263 |

Écrit pour les quatre-vingts ans de l’auteur, ce témoignage personnel raconte toute une vie consacrée en l’ordonnant autour des trois conseils évangéliques ; il s’enracine d’ailleurs dans une vision des trois Personnes divines — comme un grand appel à la liberté.

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A l’occasion de mon anniversaire de 80 ans d’âge (et de baptême), les membres de ma famille ont voulu organiser une petite fête intime. J’ai voulu célébrer l’Eucharistie avec eux. Au cours de l’homélie, je me suis surpris à leur dire : « Je suis arrivé à une époque merveilleuse de ma vie humaine et chrétienne. Une de ces merveilles est que je commence à prendre conscience que Dieu m’a accordé un don de grâce qui me bouleverse et que, peut-être, vous ne pouvez pas comprendre. Ce don de Dieu, absolument gratuit, c’est la liberté d’aimer. Aussi loin que je creuse ma conscience, je sens que je suis devenu comme incapable d’avoir envers qui que ce soit la moindre rancune, la moindre haine ou le moindre désir de vengeance ou de revanche. Je crois pouvoir affirmer que j’éprouve, au contraire, envers toute personne humaine que je puis rencontrer un sentiment intérieur de bienveillance. Certes, il y a des personnes qui m’irritent, ou que je désapprouve, et même qui me répugnent, et d’autres qui m’ont fait du mal, ou qui m’ont fait souffrir. Mais Dieu me donne d’attribuer leurs fautes ou leur malice, ou leur méchanceté, à une souffrance secrète ou à des influences diffuses dont ils sont victimes, et je n’ai qu’un seul souhait, désir et vouloir, à savoir qu’ils puissent un jour découvrir l’immense amour dont Dieu les aime, qu’ils puissent y croire, se confier à Lui et finalement recevoir de Lui leur bonheur éternel. Certes, cette liberté d’aimer qui remplit mon cœur reste fragile et vulnérable, et je demande à Dieu de me la garder et même de la développer encore. De plus, je dois reconnaître que trop souvent, je ne fais pas ce que je devrais faire pour aider ces personnes à s’orienter vers le bonheur auquel Dieu les destine. Il reste vrai qu’au niveau du cœur, je n’éprouve envers eux aucun sentiment de malveillance. C’est pour moi un grand bonheur, et je ne puis qu’en rendre grâce à Dieu. »

Je me suis alors demandé d’où me vient ce don. Évidemment, de la pure grâce de Dieu que le Saint-Esprit m’a communiquée. Je me suis demandé ensuite : quel chemin cette grâce a-t-elle empruntée pour me rejoindre ?

Et voici la réponse qui s’est imposée à moi. Dieu m’a appelé à organiser ma vie chrétienne selon les trois conseils évangéliques que l’Église propose à ceux et à celles qui s’engagent dans une « vie consacrée » (la mienne n’étant pas celle des « religieux » selon la définition du Code de Droit canonique). C’est ce que je voudrais exposer dans cette Note.

Le célibat chaste

Avant de m’engager dans cette voie, ou si je devais m’en écarter, la démarche humaine spontanée, dans mes relations avec autrui, me semble avoir été ou être, celle-ci. Il y a moi, et en face de moi, il y a autrui, l’autre ; si cet autre est sympathique, j’éprouve à son égard attirance, estime, affection, bienveillance. Cet élan sentimental envers lui peut s’amplifier tellement que l’ami, ou l’amie, est en passe de devenir une sorte d’idole. Si l’autre est antipathique, il apparaît vite comme un concurrent, voire un ennemi. J’éprouve envers lui, au mieux, de l’indifférence, au pire, de la malveillance.

Mais voilà qu’un jour, séduit, je « tombe amoureux » de la Personne de Jésus. Je découvre en Lui cet Ami et ce Dieu auquel je puis me donner par une oblation totale de moi-même et auquel, selon la belle parole de saint Benoît, je ne préfère rien ni personne. C’est la démarche du célibat consacré et chaste. Progressivement, je découvre à travers ce Jésus, ou Dieu en Jésus, que toutes les personnes humaines, sympathiques ou non, sont non seulement créées à l’image de Dieu, mais qu’en toutes il y a une certaine Présence de Jésus, selon la parole de Matthieu (25, 40). Dès lors, l’amour que j’ai envers Jésus, cet amour nommé « agapè » ou charité, que l’Esprit Saint répand dans mon cœur me libère de toutes ces distinctions et ségrégations entre sympathiques et antipathiques, et se prolonge tout uniment vers tous et chacun de ceux qui me sont proches à quelque titre que ce soit, ou qui s’approchent de moi : mes « prochains ». Me voici libre de les aimer tous, et du même amour.

Il me semble que l’effet psychologique propre à mon célibat chaste a été de me rendre « bon », et d’être sensible à la Bonté des personnes. Sans doute, un Seul est Bon, et c’est Dieu, le « Bon Dieu », le Père, l’Amour dans sa source. Mais après s’être manifestée en Jésus, le « Bon Jésus », doux et humble de cœur, cette Bonté, deuxième qualité de l’agapè, qui est patiente et bonne, 1Co 13, 4, m’est communiquée par l’Esprit Saint, et je me surprends à avoir, moi aussi, un « bon cœur », ou à être devenu « bon ». Et, comme on l’a vu plus haut, envers tous, au moins au niveau justement du cœur, au niveau de la bien-veillance (malgré tant de déficiences au niveau des actes, ou de la bien-faisance). Et – sans doute aussi, grâce au célibat chaste – j’ai découvert qu’il y a chez beaucoup de personnes, plus nombreuses qu’il n’apparaît, beaucoup de gens « bons », d’une bonté parfois un peu mystérieuse, au delà des apparences parfois contraires. Oui, c’est par le chemin d’un célibat qui se veut chaste que je suis devenu assez libre pour être bon, envers qui que ce soit.

Et, chose étonnante, libre d’amitié également. Il n’y a pas que la charité-agapè qui veut le bien des autres, et de tout autre. Il y a aussi la philia, la joie de chérir une personne bonne avec qui je me sens sur la même longueur d’onde. Jésus avait ses amis, ses préférences. Sans mauvaise conscience, j’ai les miennes. Elles me remplissent d’un bonheur supplémentaire, une joie affective. Ces amitiés ne sont pas universelles, comme l’agapè, laquelle n’est jamais reniée, elles sont « particulières » comme celles de Jésus avec Jean, ou avec Marthe et Marie, mais elles sont sans fermeture, sans exclusive, sans refus d’une tierce personne. Elles nous rapprochent de Dieu, j’en suis sûr. Elles s’intègrent d’ailleurs très bien dans la charité universelle même si elles s’en distinguent comme une partie dans le tout. Elles ne sont pas purement spirituelles, elles sont aussi affectives. Le célibat consacré, dérivant de l’amour envers Jésus, a libéré en moi, au fil des ans, une affectivité auparavant inhibée, et ce fut pour moi une expérience (difficile à certains égards) mais positive, très positive. Je me rappelle avoir lu de belles pages d’Aelred de Rievaulx sur ces amitiés à la fois spirituelles et affectives entre personnes consacrées à Dieu, même de sexe différents. Plus récemment, deux livres de Timothy Radcliffe (Je vous appelle amis, et Que votre joie soit parfaite) abordent avec délicatesse et prudence le « phénomène amoureux » qui peut se produire dans la vie d’une personne consacrée à Dieu dans le célibat. Il montre que s’il est bien géré, en cohérence avec un vœu de chasteté nullement mis en question, il peut être libérateur d’un amour d’amitié – certes fragile mais précieux, qui dérivant au fond de l’amour surnaturel, peut contribuer à son progrès, oui à son progrès. Quel bonheur alors d’être libre d’aimer tous et chacun au niveau le plus profond, celui de l’agapè, et en même temps d’aimer quelques-uns à un autre niveau, plus émotionnel mais tout aussi oblatif, et, comme nous allons le voir, même « contemplatif ».

La pauvreté évangélique

Mon père était un poète. Un de mes grands-pères était un artiste peintre. Une de mes grands-mères jouait admirablement du piano. J’en ai hérité quelque chose, mais très peu. Mais ce n’était pas inutile de le signaler ici. Avant ma découverte de la pauvreté évangélique, ou si je devais m’en écarter, la démarche spontanée était, ou est, la suivante. Il y a moi, et en face de moi des « choses » agréables et attirantes : je les convoite. Encore un peu, elles deviennent des idoles. Les choses « neutres » ou repoussantes, je les rejette, elles « ne me disent rien ». Elles sont sans valeur.

Mais voilà que l’Évangile m’a été révélé. Grâce à Dieu, au cours de notre noviciat, un professeur remarquable nous a fait comprendre ce qu’est la pauvreté évangélique, et il nous en a communiqué le goût et le désir de la pratiquer. C’était aussi l’époque où le catholicisme francophone découvrait Charles de Foucauld et admirait sa recherche d’une vie matériellement très dépouillée et très austère. Cela m’a beaucoup marqué, et pour toujours. La formule qui nous était proposée était : « Le moins possible pour moi, et le plus possible pour les autres ». Grâce à Dieu encore, j’ai toujours essayé de m’en inspirer, même s’il fallait pour cela aller à contre-courant. J’ai ainsi appris à me contenter de très, très peu de biens matériels, parfois, me disaient quelques confrères, avec un certain excès, ce que je n’ai jamais regretté. A tel point que je pense en être arrivé à ne convoiter aucune « chose » non vraiment indispensable. Quelle libération ! Le résultat de cela est que je ramène presque tous mes centres d’intérêt sur les valeurs spirituelles, le « trésor caché du Royaume de Dieu », ou la dimension religieuse de la vie humaine. C’est cela qui m’intéresse vraiment. Les « choses », dans leur valeur marchande, ne m’intéressent que très peu. « Honni soit qui mal y pense ! » Oui, les « choses » sont des dons de Dieu. Je n’en méprise aucune. Je les traite avec respect, d’autant plus que je n’en dispose que de fort peu. Mais elles n’ont, à mes yeux, qu’une valeur relative.

Or, la plus belle « chose » que Dieu a créée, c’est la personne humaine, mais justement ce n’est plus une « chose », c’est un corps et une âme, le corps qui est le reflet de l’âme, surtout sur son visage. Oui, le visage, quelle merveille ! Tout visage : que ce soit celui qui rayonne visiblement la Présence divine, et de tels visages sont nombreux ; que ce soit le visage qui révèle une souffrance cachée, un drame intérieur ; ou que ce soit le visage méchant et dur, indice ou conséquence de la plus grande des souffrances : celle de n’avoir pas été aimé. Tout visage, alors, m’invite à l’aimer, à aimer l’âme qui s’y révèle, à vouloir son bien, son bonheur, donc son union à Dieu, Lui qui est le seul qui peut apporter à cette personne le vrai bonheur.

Je ne puis voir un corps humain, finalement toujours si beau même si esthétiquement il est laid, sans y découvrir l’âme, l’image de Dieu, la relation à Dieu, la dimension religieuse de sa personne. C’est cela qui m’intéresse, je le répète, et je pense que c’est la pauvreté évangélique qui me l’a appris. Cette pauvreté ouvre mon cœur à l’admiration (ou la contemplation) de le beauté des visages, des personnes, des corps et des âmes.

Comme je l’ai dit plus haut, le célibat chaste m’avait rendu sensible à la Bonté, celle du Père retrouvée dans ses enfants, sur leurs visages. J’ajoute maintenant : la pauvreté évangélique m’a rendu davantage sensible à la beauté, celle du Fils incarné, retrouvée dans ses frères et sœurs, sur leurs visages mais aussi sur tous les membres de leurs corps, temples du Saint-Esprit (en fait ou « en puissance »). Elle m’a rendu sensible aussi à la Beauté des choses, et non à leur valeur commerciale, qui m’intéresse très peu. Il doit y avoir un lien structurel entre la pauvreté évangélique et le sens de la Beauté des êtres, et donc l’art, la gratuité, la musique, la poésie, le sens de l’admiration de la dimension spirituelle des êtres, leur « chant », leurs lumières et leurs ombres. La liberté d’aimer se déploie aussi dans ce domaine ou à ce niveau.

L’Amour divin est la Source de la bonté des êtres et des personnes, mais aussi de leur beauté. En quelque personne que ce soit que je rencontre, la pureté du cœur, s’il est chaste, découvre la Bonté du Père, et la pauvreté du cœur, s’il est riche du Royaume de Dieu, découvre la Beauté du Visage du plus beau des enfants nés de la Femme, celui de Jésus, Splendeur du Père.

Quel bonheur alors de pouvoir aimer, d’être libre d’aimer tout prochain, non seulement en voulant son bien (agapè) ou en chérissant son charme particulier (philia) mais aussi en contemplant en lui la Beauté cachée de Celui qui m’ayant libéré de la séduction des « choses », m’a appris à être ébloui par son Visage transfiguré. La pauvreté conduit à l’admiration, et à la louange. N’est-ce pas l’expérience de saint François d’Assise ?

L’obéissance religieuse

En dehors d’elle, la démarche spontanée est sans doute celle-ci. Il y a moi, le moi « sujet » et en face le moi « objet », le moi exalté. L’orgueil donc. Mes caprices, ma recherche des bonnes chances, mon nom, mon règne, ma volonté. Ici, l’idole, c’est moi.

Mais l’Esprit de Jésus m’a inspiré de quitter ce monde-là, et d’entrer dans le monde en disant : « Je viens, ô Dieu pour faire Ta volonté » : démarche d’humilité et de vérité. Dieu seul est bon. Je suis son serviteur et son fils. Désormais, ce qui compte, c’est Ton Nom, Ton Règne, Ta volonté. Telle était la démarche de Jésus.

Dans les personnes humaines que je rencontre, l’Esprit de Vérité me révèle la grandeur et la misère de chacun, et de moi également. Tous, nous sommes sortis des mains créatrices de Dieu, mais tous nous sommes blessés par l’héritage originel, tous nous avons été rachetés par le Sang du Christ, tous nous sommes investis par l’Esprit d’Amour qui cherche à s’infiltrer en chacun, tous nous sommes chers au Cœur du Père. Mais tous nous sommes vulnérables et fragiles. L’humanité est douloureuse, souffrante et pécheresse, malgré toute sa noblesse. Elle est hantée par la perspective de la mort, mais elle est prédestinée à la Gloire céleste, à la « Gloire d’aimer ». L’obéissance religieuse m’a éduqué et m’a appris à renoncer à mes projets personnels, à mes jugements et choix personnels. A ne choisir ni les lieux de ma résidence, ou de mon travail, ni les personnes de ma communauté, ni ceux et celles auprès desquels je suis envoyé. A les recevoir de Dieu à travers les médiations humaines. A être ainsi heureux partout. A être libres de (from) mes goûts, pour (for) me donner aux personnes et aux tâches qui me sont confiées. Cette liberté, cette disponibilité est très apaisante. Elle élimine beaucoup de faux problèmes. C’est encore une liberté d’aimer. Elle consiste en plusieurs choses, par exemple à ne pas devoir juger la conscience des autres. Je ne vois que l’extérieur de leurs paroles et de leurs comportements. Dieu seul connaît leurs cœurs, leurs intentions réelles. Ce n’est pas mon problème de les connaître et de les juger. Dieu y pourvoira très bien. Et j’en suis heureusement dispensé. Mon problème à moi, c’est de chercher à discerner quelle est la volonté de Dieu sur moi, sans me laisser influencer par l’opinion publique ou le conformisme social. C’est cela que l’obéissance religieuse m’a enseigné, à quoi elle m’a éduqué. Au lieu de perdre mon temps à me demander dans quelle mesure un tel est digne d’amour ou de haine, j’ai toute liberté de l’aimer puisque c’est évidemment la volonté de Dieu, de lui pardonner s’il m’a fait du mal, et de compatir à ses souffrances s’il a subi un mal.

L’obéissance religieuse, oui, c’est elle je pense, m’a donc appris à ne pas même autoriser un sentiment de rancune à s’introduire dans mon cœur envers qui que ce soit. Si quelqu’un a voulu me faire du mal, en réalité ce n’est pas à moi qu’il en a fait, mais à lui-même, et à Dieu. A lui-même, et donc j’éprouve de la pitié envers lui, et non de la colère. A Dieu, et donc j’implore son pardon. « Quand on vous chasse d’une localité, dit Jésus à ses disciples, secouez la poussière de vos sandales », c’est-à-dire : n’emportez avec vous aucun mauvais souvenir de ce mauvais accueil. Laissez cette poussière chez eux. Puis, tournez la page et commencez un nouveau chapitre sur une page blanche. Merveilleuse liberté d’aimer, une fois de plus.

Comme on l’a vu, j’ai cru pouvoir retrouver dans le célibat chaste le reflet de la Bonté du Père, Source de l’Amour ; dans la pauvreté évangélique celui de la Beauté du Fils, Image et révélation de l’amour, et dans l’obéissance religieuse celui de la Vérité de l’Esprit d’amour, Celui qui répand l’amour de Dieu dans nos cœurs. Ces rapprochements sont-ils fondés ? A mes yeux, oui. Au lecteur d’apprécier.

Mais ce dont je suis sûr, c’est que la liberté d’aimer qui remplit de bonheur mon cœur d’octogénaire, ce sont les trois conseils évangéliques dont le Père, le Fils et l’Esprit se sont servis pour m’en faire le don. Comment ne pas Leur en rendre grâce ?

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