Julienne de Cornillon (1191-1258) et la Fête-Dieu
En marge du Synode sur l’Eucharistie
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°2005-4 • Octobre 2005
| P. 242-255 |
En marge du Synode sur l’Eucharistie, il fallait rappeler l’histoire de sainte Julienne du Mont-Cornillon (Liège, Belgique) et de son milieu, où naquit la célèbre Fête-Dieu. Rapporté à son origine, le culte du Saint-Sacrement apparaît alors comme la célébration d’une Présence du Christ à la Cité, pour notre joie.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Sainte Julienne de Cornillon, dont la sainteté a été officiellement confirmée [1], ne peut être comprise ni comme mysticologue – elle ne réfléchit pas son expérience – ni comme mystagogue – elle n’a initié personne à un nouveau type d’expérience mystique [2]. Son principal biographe jusqu’il y a peu [3], le chanoine J. Cottiaux, que je suivrai souvent dans ces pages, a fait remarquer que l’argument massue contre la Fête-Dieu sera de présenter sa promotrice comme une visionnaire. « La dévotion eucharistique qu’elle prônait risquait d’ailleurs de favoriser des pratiques superstitieuses contre lesquelles théologiens et synodes réagissaient depuis longtemps [4] ». Alors pourquoi s’attarder, encore aujourd’hui, à cette figure somme toute assez floue, dont ne demeure qu’une vie qu’elle n’a pas écrite [5], une fête dont elle n’a pas vu l’extension à l’Église universelle (1264), et quelques reliques plus ou moins authentiques [6], les restes enfouis à Villers-la-Ville n’ayant jamais été retrouvés après la Révolution française ? Parce que sainte Julienne est aussi mal connue que la dévotion au Saint-Sacrement qu’on lui attribue et qu’il vaut la peine, en ces temps de recherches eucharistiques, de s’attarder à cette grande figure féminine et à son « invention ».
Je propose de considérer d’abord le milieu dans lequel Julienne devint promotrice de la fête du Corpus Domini dont l’Église célébrait, en 1996, le 750e anniversaire. Ensuite nous reprendrons le fil de la vie et de l’œuvre. La lecture de quelques documents d’époque nous permettrait encore de réfléchir à ce qui s’opère, dans l’institution de la Fête-Dieu ; nous ne pourrons que l’évoquer. En définitive, la trace de Julienne nous paraîtra singulière, puisqu’elle condense, avant le grand silence des femmes bientôt exclues pour des siècles du savoir universitaire, la vision des simples et la visée des plus subtils. Qu’on en juge plutôt.
Le milieu béguinal et communal liégeois
La spiritualité eucharistique dont Julienne témoigne est bien différente de celle que l’on trouve, à la même époque, en Belgique thioise, en particulier chez Hadewijch d’Anvers (et Hadewijch II [7]) ou chez Béatrice de Nazareth, plus marquée par le mélange d’une « mystique nuptiale » et d’une « mystique de l’essence » que par la dévotion à la Présence réelle [8], au sens où nous en parlerons.
Le milieu est celui des béguines et des recluses, avec sa dominante cistercienne, il est aussi celui de la Commune naissante. Julienne, riche héritière sans être aristocrate, en appellera au Prince-évêque de la Principauté contre les prétentions des bourgeois. Et cependant, la fête qu’elle promeut, comme l’Office liégeois dont elle est sans doute l’inspiratrice, « traduit en langage théologique et liturgique l’intuition des milieux béguinaux, majoritairement populaires, sur la permanence sacramentelle de la Présence du Christ [9] ».
Dire d’un mot ce que furent béguins, béguines [10], et béguinages dépasse certainement nos possibilités. Il faut se reporter aux articles des Dictionnaires [11] qui voient émerger, au xiiie siècle précisément, ce mouvement de renouveau plus ou moins orthodoxe, à la recherche d’un style de vie religieuse en dehors du cadre des institutions établies comme de la médiocrité paroissiale ; il va se répandre, à partir des Pays-Bas [12], dans une grande partie de l’Europe, comptant, dit-on, des dizaines de milliers de béguinages, à la fin du siècle. Initialement, ces associations de femmes (ou, plus rarement, d’hommes) vécurent dans l’orbite cistercienne, puis dans celle des mendiants nouvellement fondés [13]. Selon J. van Mierlo, « les Dominicains s’occupaient surtout des béguines ; les Franciscains, des béguins ou béghards. Volontiers les béguines se lançaient dans les plus hautes spéculations mystiques. Leurs directeurs, peut-être pour les guider et les mettre à l’abri des erreurs courantes, les y suivaient et les encourageaient. C’est à des auditoires de béguines que prêchaient par exemple Eckhart et Tauler, au xive siècle [14] ».
Julienne qui ne peut être chanoinesse, puisqu’elle n’est pas noble, ne sera pas béguine [15] (la tendance du mouvement béguinal à s’isoler de la communauté ecclésiale ne correspond pas à sa manière) ni non plus recluse [16], même si elle encourage vivement sa jeune amie, Eve de Saint-Martin, à suivre cette dernière voie. Très répandue à Liège, où chaque petite maison adossée à une Église était alors habitée, cette forme d’érémitisme urbain [17] se spécifie une double veille : auprès du chœur de l’Église, par une ouverture toujours orientée vers lui, et auprès des indigences humaines, par le guichet auquel on reçoit les visiteurs. Dès la fin du ixe siècle ou le début du xe, la plus ancienne règle des reclus évoque, notons-le, la dévotion eucharistique du solitaire vivant toujours en présence du Christ. Au xiie siècle, la règle des recluses est plus explicite encore [18].
Quand Julienne paraît, la capitale de la Principauté de Liège n’est plus cette « Athènes du Nord » saluée par les contemporains de Notger et de Wazon. La renommée de ses écoles, encore réelle au premier quart du xiie siècle, n’est plus qu’un souvenir. La situation politique et économique s’est profondément modifiée, les querelles entre l’Empire et la Papauté, l’affaissement de l’ordre bénédictin et surtout l’essor des études à Paris – où brillent d’ailleurs quelques Liégeois – ont progressivement anémié ses institutions. Mais béguines isolées ou en communauté, recluses, augustines et cisterciennes vivent en symbiose, avec souvent les mêmes directeurs de conscience, dont les plus influents sont, semble-t-il d’anciens universitaires [19]. Les écoles théologiques de Liège avaient d’ailleurs encore été illustrées, au xiie siècle, par des savants tels que Alger de Liège († avant 1145) et Rupert de Deutz († 1135). Du point de vue eucharistique, cette école tient le réalisme sacramentel (contre Béranger et déjà Ratramme [20]), en sorte que, comme le note toujours Cottiaux, « tout convergeait en somme à faire du mouvement béguinal – sic – liégeois le héraut de la piété nouvelle [21] ».
La Principauté de Liège est ecclésiastique et le demeurera jusqu’à la Révolution. Le pays couvre, en gros, l’est et le sud du Benelux. La lutte entre le Sacerdoce et l’Empire conditionne toutes les alliances. Au xiiie siècle, la Papauté avait le dessus : les cinq princes-évêques que connut Julienne, tous étrangers, furent imposés par Rome. Le chapitre cathédral (de saint Lambert), grand propriétaire foncier, constitue le pouvoir le plus stable et le plus effectif : exclusivement recruté dans la noblesse, il se montre peu attentif aux besoins nouveaux de l’ordre social et religieux. Or, le pays, géographiquement favorable au développement urbain, est une terre de prédilection pour les expériences communales. Huy est la première ville d’Europe occidentale où les bourgeois obtinrent des franchises (1066). Remarquablement prospère, le pays connut un développement rapide des métiers et, avec eux, des prétentions politiques populaires. La vie de notre sainte se déroule précisément entre l’octroi de la charte d’Albert de Cuyck, consacrant la liberté personnelle (« pauvre homme en sa maison est roi ») et la défaite des milices ouvrières. La léproserie de Cornillon fut cette sorte de microcosme où convergeaient toutes ces influences et tous ces périls [22].
Vie et œuvre
Julienne naquit à la fin de 1191 à Retinne, hameau de la paroisse de Fléron, à deux lieues à l’est de Liège, sur la route de Herve. Elle a une sœur, Agnès, de deux ans son aînée. La famille est aisée – on parle de deux cents bonniers de terre –, mais Henri et son épouse Frescende se suivent bientôt dans la tombe. Pour mettre leur patrimoine à l’abri des convoitises, les tuteurs confièrent, en 1197, les enfants à la léproserie de Cornillon qui possédait une fermette pour les accueillir et où une sœur, Sapience, bientôt prieure, assurerait leur éducation.
Situé aux portes de Liège, cet hôpital regroupe en fait quatre communautés : deux d’hommes et deux de femmes, deux de malades et deux pour les personnes saines à leur service. Chacun de ces groupes a un prieur, et le prieur des hommes sains est le supérieur de l’ensemble. De pieux usages s’établissent, tirés des lettres de saint Augustin, qui font de ces « frères » et « sœurs » des demi-religieux (sans clôture, notamment). L’œuvre vit de fondations et de rentes, desquelles en principe l’autorité ecclésiastique possède la haute administration. Par ailleurs, les échevins de la municipalité naissante n’hésitent pas à doter la léproserie d’un règlement officiel, « inspiré des saints Pères [23] » (1176). Plusieurs notables sont ainsi désignés par la cité « maîtres de l’hospice pour le temps » – entendons, le temporel. Ce double régime est l’origine des âpres controverses au sujet de l’administration de l’œuvre. Julienne, qui demanda, à l’âge de disposer d’elle-même (vers 14 ans), son admission parmi les sœurs, devait défendre, en faveur de l’autorité épiscopale et contre le conseil de la cité, le principe du droit coutumier, ce qui lui valut la proscription, l’exil et bien sûr, malgré la pension qu’elle finit par obtenir, la perte de ses biens.
Au temps de sa jeunesse (vers 16 ans environ), Julienne connaît une vision fréquente, selon ce que nous en rapporte son biographe. Elle voit la lune échancrée, et le signe toujours redonné l’obsède, l’inquiète aussi par l’ignorance du sens du présage aussi bien que par son « site » constant : la prière. La réaction qu’a Julienne de l’écarter la tourmente plus encore, de même que le fait d’y voir une tentation. Reste à changer l’objet de la prière, à la recherche de la « signification mystique ». Alors le Christ peut « révéler » la signification ecclésiale et liturgique du signe : une fête manque à l’année liturgique, et Julienne doit initier cette nouvelle solennité. Elle fait aveu d’impuissance, ce qui redouble la difficulté première : chaque fois qu’elle commence à prier, le Christ lui rappelle la mission imposée et son élection. Nouvelles protestations, nouvelles précisions sur le mode de propagation de la solennité. Le chanoine Cottiaux, qui rapporte ce texte de la Vita primitive, note que Julienne devait avoir alors connaissance de la prophétie faite déjà par sainte Marie d’Oignies, selon Jacques de Vitry :
« Parce que ce qu’elle [Marie d’Oignies] a prédit s’est réalisé (l’installation des ordres mendiants qui débute en Belgique vers 1224), nous attendons avec certitude la réalisation des autres promesses, à savoir le chant d’une solennité nouvelle que Dieu lui a promise par la voix des anges . »
Si l’interprétation courante porte au crédit de l’humilité de Julienne la distance de vingt ans entre la vision et la recherche de son exécution, on peut penser encore à une lente maturation, qui recouvre à la fois un parti pris d’effacement (Julienne a espéré qu’Isabelle de Huy, recluse elle aussi, mais que Julienne manda à Cornillon, prendrait les devants), et une stratégie de prudence (elle a obtenu, via Jean de Lausanne, chanoine de Saint Martin, l’avis des docteurs dominicains installés à Liège depuis 1232, au rang desquels se trouve le provincial Hugues de Saint-Cher). C’est que l’instauration d’une fête du Christ indépendante de l’histoire évangélique était alors sans précédent. La réponse, au demeurant fort circonspecte, des docteurs, permit sans doute à Julienne, devenue, peu avant 1220, prieure des sœurs saines, de se mettre à l’œuvre pour la composition de cet Office liégeois de la Fête-Dieu dont elle peut être aujourd’hui considérée comme l’inspiratrice et sans doute, J. Cottiaux l’a montré, en partant de la Vita primitive, le co-auteur [24].
Avec le consentement du vénérable prieur Godefroid, qui lui confie chartes et documents de la comptabilité, elle entreprend de transformer la léproserie en un couvent proprement dit, où l’on prononcerait des vœux officiels qui agrégeraient à la famille augustinienne. C’était assembler contre elle les adversaires de la réforme en même temps que ceux du projet de solennité. A la mort de Godefroid, un prieur simoniaque, devant son refus de rendre les archives, obtient le concours des bourgeois. Julienne échappe au saccage en se réfugiant (avec ses titres) à Saint-Martin, paralysant ainsi la léproserie et imposant, dans les conditions les plus favorables, l’intervention de l’autorité suprême, celle du prince évêque, Robert de Thoroute. Triomphe éphémère, qui voit le prieur indigne relégué à Huy et la léproserie recevoir un statut spécifiquement religieux (1242) [25].
L’exaspération des adversaires empêcha l’élection normale d’un nouveau responsable ; les frères âgés se dérobèrent, et le frère Jean, que Julienne avait déjà choisi comme rédacteur de l’Office, fut désigné pour une charge devenue redoutable. Ce fut donc un prince-évêque impopulaire qui, avant le 12 octobre 1246, fit chanter à Fosses, partiellement et en privé, la première fête-Dieu, sans avoir pu donner à son décret la forme synodale canoniquement nécessaire, car il mourait quatre jours plus tard [26].
Tout était remis en question. Jean fut destitué et remplacé, moins de quinze jours après la joyeuse entrée du nouveau prince-évêque (Henri de Gueldre, qui n’était pas même prêtre), par le prieur simoniaque, tandis que les laïcs se voyaient rendre, sans enquête contradictoire, leur droit de contrôle sur la léproserie. Julienne reste cependant en place, jusqu’à ce qu’une nouvelle émeute la mette, et définitivement, sur le chemin de l’exil. Elle a cinquante ans et ne reverra pas Cornillon : Robermont, Val-Benoît, Val Notre-Dame forment les premières étapes d’un itinéraire cistercien, un instant coupé par l’accueil de l’archidiacre Jean de Liège au béguinage de Namur ; quand deux de ses trois compagnes meurent, elle accepte l’hospitalité d’Imène, abbesse du monastère cistercien de Salzinnes (Val Saint-Georges) et demi-sœur de l’évêque de Cologne, dont la communauté fut bientôt dispersée par d’autres guerres civiles. Julienne aboutit finalement, avec Ermentrude, venue la rejoindre depuis Cornillon, à Fosses, où le chanoine chantre mit à leur disposition une maisonnette de recluse adossée à la collégiale.
C’est là qu’elle végéta deux ans, avant que des vomissements hémorragiques ne l’emportent en 1258. Elle passa pourtant toute la journée de Pâques à l’église, mais le vendredi suivant, Imène propose, pour remplacer le viatique que la moribonde est incapable de recevoir, que le prêtre vienne lui montrer une hostie consacrée. « Julienne refuse. Toute sa vie, elle avait veillé à se conformer aux usages, même pour l’assistance à la messe et pour le nombre de communions ; elle s’estimait indigne d’une telle attention. Une sœur se penche vers elle et lui fait remarquer qu’elle devrait obéir à l’abbesse. Aussitôt, elle acquiesce. » Citons la Vita :
« En entendant tinter la sonnette qui annonçait l’approche du prêtre, elle s’efforça de se redresser mais retomba. Le prêtre, ayant extrait l’hostie du vase qui avait servi à la transporter, la tint devant elle en disant : “Voici, Madame, votre Sauveur, celui qui a daigné naître et mourir pour vous ; demandez-lui de vous défendre contre les ennemis et d’être votre guide.” Julienne, fixant l’hostie d’un regard pénétrant répondit : “Amen, et que ce soit vrai également pour ma maîtresse”… Ce furent ses dernières paroles ; sa tête retomba sur l’oreiller . »
C’est ainsi que mourut, en regardant l’hostie, l’inspiratrice de la fête du Saint-Sacrement. Selon ses volontés, son corps fut transporté à l’Abbaye cistercienne de Villers-la-Ville, par les soins du chevalier, devenu moine, Gobert d’Aspremont ; Julienne y fut ensevelie à l’endroit réservé aux personnes mortes en sainteté. Mais plusieurs translations et la tourmente révolutionnaire laissent aujourd’hui peu d’espoir aux chercheurs.
La Fête-Dieu et son Office
Composée par Jean de Cornillon et Julienne, l’Office liégeois de la Fête-Dieu, avec ses neuf leçons et sa messe spéciale, fut célébré une première fois à Fosses, dans les circonstances dramatiques que l’on a dites. L’année suivante, croit-on, les chanoines de Saint-Martin célèbrent l’entièreté de la Fête, en présence de Julienne, d’Eve et d’Isabelle de Huy. Peu de mois après, c’est l’exil définitif. On sait pourtant qu’Hugues de Saint-Cher, devenu cardinal et légat d’Innocent IV pour l’Allemagne, passe à Liège en 1251 et rend la nouvelle fête obligatoire pour toute l’étendue de sa légation. Puis Jacques de Troyes, ancien archidiacre de Liège, devenu pape sous le nom d’Urbain IV, étend la fête à l’Église universelle par sa Bulle Transiturus du 11 août 1264 ; il en avise personnellement Eve, par la Lettre Scimus ô filia du 8 septembre 1264 [27]. Il fait aussi composer un nouvel office par saint Thomas d’Aquin (†1274), lequel formulaire subsistera à travers la réforme de Pie V. Mais Urbain IV décède le 2 octobre suivant et sa bulle reste lettre morte. Clément V, dans le contexte du concile de Vienne la promulgue de nouveau [28]. Bientôt acceptée dans les diocèses et les ordres religieux, la nouvelle solennité se trouve établie dans la plupart des églises dès le milieu du xive siècle, cent ans après les instances de Julienne de Cornillon.
Cependant, l’Office liégeois avait ses mérites. Plus scripturaire que la formule romaine qui allait s’y substituer [29], il ordonne l’ensemble du mystère christologique en fonction de la présence du Seigneur parmi les siens [30]. « Aux Premières Vêpres correspond l’Incarnation ; aux Nocturnes, la Rédemption, sous trois aspects complémentaire ; Laudes exalte la présence corporelle du Christ au milieu de ses fidèles ; les Petites Heures détaillent quatre étapes de la sanctification par l’Eucharistie, et les Secondes Vêpres, la réalité sacramentaire. La Messe ramasse le tout. Pareille synthèse, d’inspiration augustinienne, n’avait jamais encore été proposée d’une manière à ce point systématique ; pendant que Thomas lustre encore son froc d’écolier, c’est un coup de génie [31] ». Ainsi par exemple, la collecte de Laudes et de la Messe rapproche la « présence corporelle » et le « séjour au milieu des fidèles » :
« O Dieu, qui as voulu que le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus Christ demeurent avec nous, voilés dans un glorieux mystère, accorde-nous de vénérer sur terre sa présence corporelle avec tant d’ardeur, que nous méritions la joie de le voir en personne au ciel. Nous t’en supplions par le même J.C. N.-S. »
Le Christ partage donc la vie quotidienne des chrétiens ; il est le chef de la communauté, le premier citoyen dans la cité et son véritable seigneur. La Fête-Dieu liégeoise est en réalité, nous semble-t-il, celle du Christ-Roi ; elle porte déjà en elle les processions du Saint-Sacrement, qui permettront au seul vrai Prince de faire dans les agglomérations son tour de propriétaire. Pareille orientation, a contrario des tendances individualistes de la Devotio moderna naissante, illustre l’indépendance d’esprit et le sens apostolique de sa protagoniste. l’Office liégeois, à la fois archaïsant par sa forme (musicale) et révolutionnaire (sinon subversif) par le fond, au service d’une initiative insolite et prématurée, ne pouvait qu’être supplanté quand, trois-quarts de siècle plus tard, la Fête-Dieu et l’Office de saint Thomas auront conquis droit de cité.
Le culte du Saint-Sacrement
Autour de la Fête-Dieu se catalyseront d’autres éléments nouveaux du culte eucharistique [32] : l’élévation des espèces consacrées (née du désir de « voir l’hostie ») après la consécration, l’exposition du Saint-Sacrement (monstrances et ostentions) et, bien entendu, le salut : à l’occasion de la Fête-Dieu s’organise la cérémonie de l’exposition avant la procession et de la bénédiction postérieure, dont l’amplification formera notre « salut » (aujourd’hui isolé de son site primitif).
Depuis le xiiie siècle également, la dévotion eucharistique a donné naissance à des confréries (aujourd’hui existant sous d’autres formes) ou à des ordres et congrégations religieuses (avec un regain au xixe siècle) destinés à promouvoir le culte du Saint-Sacrement. Depuis la fin du xixe siècle encore se sont instaurés les congrès eucharistiques. Un examen de la place du « Saint-Sacrement » dans la liturgie d’après Vatican II nous permettrait aussi de mieux mettre en évidence la doctrine dans son interprétation actuelle : solennité du Corps et du Sang du Christ (deuxième jeudi après la Pentecôte, trois formulaires), messe votive au Saint-Sacrement, office du Saint-Sacrement (cf. Prière du Temps présent), mais aussi, au propre de Belgique, la messe de sainte Julienne de Cornillon (7 août) [33].
Ne faisons-nous pas la part belle à la fête, en oubliant Julienne ? Pourquoi ne pas nous apesantir sur l’inédie (elle observa pendant plus de trente ans un jeûne rigoureux) et l’insomnie dont s’émerveillent les historiens anciens, pourquoi ne pas mentionner que Julienne connaissait par cœur, dans leur langue latine, plus de vingt sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques [34], pourquoi ne pas revenir sur ce que Julienne tenait pour des infestations démoniaques (car ses innombrables nuits sans sommeil lui semblaient troublées par les démons) ?
En fait, sauf pour l’obsession de la lune échancrée, Julienne n’a guère de ces visions caractéristiques de la piété eucharistique de l’époque (l’Enfant-Jésus dans l’hostie, miracles du Saintsang) ; pas de traces non plus de lévitations, de bilocations ou d’autres phénomènes qui posent le problème de la suggestion collective ; quelques personnes sont guéries à sa prière ou à son contact, sans qu’on puisse crier au miracle. Julienne pour sa part attribuait sa faiblesse physique aux luttes qui déchiraient son âme et sans doute avait-elle raison. Bref, « le miroir de la sainteté de Julienne est d’une exceptionnelle limpidité. L’image qu’il en donne suppose effectivement la condition nécessaire et suffisante à l’épanouissement de la grâce, à savoir, une lutte incessante contre ses défauts naturels pour accomplir… son devoir d’état. Le déroulement de sa carrière l’établit à l’évidence [35] ».
Une lecture rapide de la Bulle Transiturus précitée nous permettrait de constater que l’institution de la Fête-Dieu ne semble souligner ni l’adoration, ni même la communion – encore que le Pape recommande de « participer » à ce précieux et auguste Sacrement – mais vise surtout le retentissement dans le peuple chrétien de la joie d’une présence, « nourriture en cette vie et présence dans l’autre ». Et ceci est bien conforme à la Fête-Dieu liégeoise qui s’intitulera Festum Sacramenti, solemnitas Sacramenti, Solemnitas Domini plutôt que Festum Corporis Christi. Les titres liégeois correspondent au symbolisme augustinien global, le titre romain au mémorial sacrificiel et à la communion [36].
Ainsi se précise l’œuvre théologique de Julienne dans l’histoire de la spiritualité. Dans le milieu que nous avons décrit, avec la mission que le Christ lui a imposée et dont le sens repose dans l’Office qu’elle vit célébrer sans doute une seule fois, Julienne ne doit pas être considérée comme l’inspiratrice laïque et visionnaire d’une fête dont les lettrés, orthodoxes par définition, allaient articuler la doctrine. Cette césure de la religion des simples d’avec celle des savants, ou plutôt de la dévotion populaire d’avec la foi des docteurs n’existe pas chez elle, comme l’atteste son implication dans la composition de l’Office liégeois. L’évolution de la Fête du Saint-Sacrement montrerait plus exactement encore la destinée d’une vision à laquelle le concile Vatican II voulut revenir dans son leitmotif de la Constitution Sacrosanctum Concilium, sous le terme de « participation ».
[1] Le pape Jean-Paul II, lors de sa visite à Liège, en 1985, avait parlé de « sainte Julienne ». Dans le récent Martyrologe romain (2001), Julienne de Cornillon est bien « sancta », même si elle apparaît, dans la nomenclature, sous le nom curieux de Julienne de Brabant.
[2] Sur ces catégories, cf. V. Satura, art. « Eckhart (Maître) », in Dictionnaire de la mystique, Brepols, 1993, 241.
[3] J.-P. Delville a désormais publié l’édition critique de la Vie (Vie de sainte Julienne de Cornillon, Louvain-la-Neuve, 1999) ; voir aussi A. Haquin (ed.), Actes du Colloque de Liège (12-14 septembre 1996) pour le 750e anniversaire de la Fête-Dieu (1246-1996), Louvain-la-Neuve, 1999.
[4] In L’Office liégeois de la Fête-Dieu, sa valeur et son destin (avec une traduction française), Louvain/Liège, Revue d’histoire ecclésiastique/Cornillon, 1963, 128.
[5] Cf. Clothilde de Sainte Julienne, Histoire d’un glorieux passé. Sainte Julienne de Cornillon. Sainte Eve de Saint-Martin et la Fête-Dieu, Paris-Bruxelles, 1924, 20 et J. Cottiaux, Sainte Julienne…, op. cit., 7.
[6] Cf. G. Clercq, Sainte Julienne de Cornillon, la sainte de l’Eucharistie, Villers-la-Ville, 1969, 49.
[7] Cf. O. Baumer-Despeigne, « Hadewijch d’Anvers et Hadewijch II : la mystique de l’être au XIIIe siècle », in VC 62 (1990), 180-194.
[8] Cf. J. Cottiaux, « La spiritualité eucharistique en Belgique thioise au XIIIe siècle », in Sainte Julienne de Cornillon, promotrice de la Fête-Dieu. Son pays, son temps, son message, Liège, Carmel de Cornillon, 1991, 242-245.
[9] J. Cottiaux, Sainte Julienne…, op. cit., 190.
[10] On discute encore sur l’origine du mot (dérivant du sobriquet d’albigeois – albe-guensis ? de son catalyseur à Liège, Lambert le bègue – ou l’abigeois ?) et sur la dérive certaine, mais non générale, de l’institution.
[11] Cf. J. van Mierlo dans le Dictionnaire de spiritualité ; cf. aussi La plus ancienne Règle du Béguinage de Bruges, éditée par R. Hoornaert, Bruges, 1930.
[12] Le premier groupe dont l’existence est historiquement prouvée voit le jour à Nivelles autour de Marie d’Oignies. Cf. la « Lettre du Cardinal Jacques de Vitry à Foulques, évêque de Toulouse, sur les saintes femmes du pays de Liège » (ca 1215) in H. Nimal, Vies de quelques-unes de nos grandes saintes au Pays de Liège. Sainte Marie d’Oignies, Sainte Christine l’Admirable, Sainte Yvette de Huy, Sainte Lutgarde, Sainte Julienne de Cornillon, Liège, 1898, III-X.
[13] Cf. O. Baumer-Despeigne, op. cit., 181.
[14] Ibidem, 1347.
[15] Beaucoup d’auteurs, et même J. Cottiaux dans L’Office liégeois…, op. cit., 24, la nomment pourtant ainsi ; cf. également, ibidem, 124-128, pour l’influence de la « caution béguinale » dans le refus liegeois de la Fête-Dieu.
[16] Cf. H. Leclercq, art. « Reclus », in Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de liturgie, 1948, 2149-2159 et S. Roisin, « Eve de Saint-Martin », in Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastique, 1967, 114-117.
[17] Cf. J. Cottiaux, Sainte Julienne…, op. cit., 50, 79, 112-115.
[18] Cf. E. Bertaud, op. cit., 1623-1624. A Liège, on parle des « empierrées ».
[19] Mais il n’était pas impossible à des filles de la classe moyenne d’obtenir une instruction de niveau supérieur ; cf. J. Cottiaux, Sainte Julienne…, op. cit., 43-47.
[20] Cf. E. Bertaud, art. « Dévotion eucharistique », in DS, 1623-1624.
[21] In « L’actualité de Sainte Julienne de Cornillon. Pour le 7e Centenaire de l’universalisation de la Fête-Dieu » (1264-1964), in Ami du Clergé 20 (1965), 307. Cf. aussi, du même auteur, « I precedenti liegesi della festa del Corpus Domini », in Studia Curasti, Torino-Orvieto, 1964, 249-270.
[22] J. Cottiaux, « L’actualité de Sainte Juliennne…, op. cit., 306-307.
[23] Cf. E. Denis, op. cit., 28-30.
[24] Ibid., 167.
[25] Dans son « diplôme », Robert de Thoroute prescrit la formule de vœux suivante : « Moi, N…, je fais profession et promets à Dieu, à la bienheureuse Vierge Marie et à toi N…, père de cette maison, le renoncement à la propriété, la garde de la chasteté perpétuelle et l’obéissance selon la règle de saint Augustin, à ta discrétion et à celle de tes successeurs. Je te serai obéissant et à tes successeurs jusqu’à la mort » ; cf. E. Denis, Sainte Julienne et Cornillon. Étude historique, Liège, Printing, 1927, 61.
[26] Voir le texte de cette lettre dans J.-P. Delville, op. cit., 153-155.
[27] Quand cette lettre atteignit sa destination, le Pape devait déjà être mort. Voir le texte dans E. Denis, La vraie histoire…, 166-168. Pour une étude critique, se reporter à dom C. Lambot, « La Bulle d’Urbain IV à Eve de Saint-Martin sur l’institution de la Fête-Dieu », in Scriptorium II, 1948, 69-77.
[28] Le concile de Vienne établit en 1318 une Octave de la Fête-Dieu et ordonne les processions ; le concile de Trente les approuva à son tour (sess. XIII, De Eucharistia).
[29] Pour une comparaison entre les deux formulaires, voir J. Cottiaux, Sainte Julienne…, 188-190. Pour l’Office attribué à saint Thomas d’Aquin, voir l’étude de P.-M. Gy, dans A. Haquin, op. cit.
[30] Traduction des textes originaux chez J. Cottiaux, L’Office liégeois…, 137-154.
[31] Pour cette analyse, voir J. Cottiaux, « L’actualité de Sainte Julienne… », 310. Dans Sainte Julienne de Cornillon…, il donne les sources patristiques et théologiques de cette synthèse (Augustin, Hugues de Saint Victor, Pierre Lombard, Gratien, Alger de Liège…). « Cette maîtrise de l’humble prébendier jette une clarté inattendue sur l’enseignement liégeois au début du XIIIe siècle » (in L’Office liégeois…, 77).
[32] Cf. E. Bertrand, art. « Dévotion eucharistique », in DS.
[33] Citons la prière d’ouverture : « Dieu qui a mis au cœur de sainte Julienne un zèle admirable pour promouvoir l’amour de l’eucharistie, permets que nous puissions contempler face à face dans le ciel celui que nous adorons ici-bas sous le voile du sacrement, Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur. »
[34] « Elle aimait ces chants, car ils ne lui étaient pas une langue étrangère », dit J. Leclercq, dans L’amour vu par les moines au XIIe siècle, Cerf, 1983, 62. Cité par A.-M. Pelletier, « Lectures du Cantique des Cantiques », in Analecta biblica 121, PIB, Rome, 1989, 359.
[35] J. Cottiaux, « L’actualité… », 311.
[36] « Il est remarquable, note encore J. Cottiaux, qu’encore actuellement, le titre populaire liégeois de la Fête-Dieu est resté « li djou (ou fièsse) dè (sint) Sacramint ».