Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Chronique d’Ecriture Sainte (A.T.) et de Judaïsme

Didier Luciani

N°2005-3 Juillet 2005

| P. 195-212 |

Commentaires de livres ou de péricopes (I), thèmes bibliques et questions d’herméneutique (II), histoire d’Israël et histoire du texte biblique (III), Judaïsme (IV) : telles sont, dans l’ordre, les quatre parties qui composent cette chronique annuelle riche d’une vingtaine d’ouvrages.

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Commentaires de livres ou de péricopes (I), thèmes bibliques et questions d’herméneutique (II), histoire d’Israël et histoire du texte biblique (III), Judaïsme (IV) : telles sont, dans l’ordre, les quatre parties qui composent cette chronique annuelle riche d’une vingtaine d’ouvrages.

I

André Wénin, professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain (Belgique) et narratologue bien connu dans le monde francophone, poursuit son exploration du livre de la Genèse. Après plusieurs articles remarqués, notamment sur les récits des origines, et un ouvrage sur Isaac (voir VC 72, 2000, 345-346), il saisit ce livre par sa fin et offre aujourd’hui une « lecture narrative et anthropologique » du cycle de Joseph (Gn 37– 50) [1]. Nous connaissons tous (ou nous croyons connaître) cette « belle histoire » et tous, un jour ou l’autre, nous en avons été émus. Le livre de Wénin est une occasion unique de découvrir ou de redécouvrir, à une autre profondeur et sous l’angle d’une fraternité à inventer, ce joyau de la littérature biblique. Dans sa lecture du texte, l’auteur exploite, tout en finesse, la veine éthique et anthropologique qu’il affectionne, en montrant ici, plus précisément, comment l’humain peut advenir et croître dans des relations familiales marquées par la convoitise, le mensonge, la jalousie, la haine et la violence qui en découle. L’histoire peut sans doute se lire à plusieurs niveaux, mais scrutée de près, elle dévoile aussi bien la complexité du mal que les ruses de la vie pour parvenir à la réconciliation. C’est bien en cela qu’elle nous rejoint et nous concerne : les victimes n’y sont jamais tout à fait innocentes, pas plus que les méchants ne sont entièrement corrompus et chacun a une chance d’en sortir. Au plan méthodologique, l’étude de Wénin permet en outre d’expérimenter la fécondité d’une discipline désormais parvenue à maturité. Les références théoriques à un outillage technique et conceptuel lourd sont volontairement réduites au minimum pour privilégier, par la pratique, une éducation du « plaisir de lire ». Le seul principe énoncé clairement d’entrée de jeu et plusieurs fois repris est le suivant : même si le roman de Joseph se déploie avec une ampleur inaccoutumée, le narrateur biblique, dans sa manière de raconter, y fait preuve d’une étonnante économie et d’une remarquable retenue affective. Ce principe d’économie, typique du récit biblique, comporte toutefois une contrepartie : moins le narrateur s’implique dans son récit pour guider le lecteur, plus celui-ci doit s’investir pour tenter de comprendre les événements qui se déroulent et les personnages qui évoluent sous ses yeux (voir p. 11, 134, etc.). Je remarque qu’en formulant ainsi le contrat de lecture, l’auteur – est-ce à son insu, est-ce par mimétisme avec son héros ? – se positionne somme toute un peu comme Joseph, lorsque ce dernier interprète les rêves de Pharaon et propose une solution concrète qui entraîne une réponse analogue à celle-ci (voir Gn 41, 15-40) : « Trouverons-nous un fin et sage lecteur comme celui-ci pour nous introduire dans les coulisses du récit et nous guider vers une vérité qui soit à la fois celle du récit et la nôtre ? » Pour autant que l’on soit conscient des risques avérés d’une telle posture (en termes de démission ou de dépendance) et du travail d’interprétation toujours à reprendre, on ne regrettera à aucun moment de s’être laissé entraîné par Wénin sur les chemins du sens. Fort heureusement, l’auteur pratique une lecture ouverte et renvoie toujours le lecteur à sa propre responsabilité.

Dans la tradition de la collection pour laquelle il écrit, le professeur émérite du Theological Seminary de Chicago, André Lacoque, produit un commentaire scientifique du livre de Ruth [2]. L’introduction de quarante pages contient tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un ouvrage de ce type : questions de genre littéraire (la novella de Rt revêt la forme du conte folklorique), de critique textuelle et littéraire (le livre forme une unité), de composition, de date (vie siècle), d’auteur (une femme), de canonicité (indiscutée depuis l’antiquité), de milieu social et de théologie (une théologie de la hesed – bonté, fidélité, amour – comme vertu de l’excès). Mais l’auteur y présente aussi sa perspective originale de lecture. Constatant que de nombreux textes juridiques composent l’arrière-plan de la narration, il aborde Rt comme une explication critique de la Torah et une interprétation tendancieuse du droit israélite, interprétation dont l’autorité repose sur la personne de David (la généalogie finale est partie intégrante de l’œuvre). La visée fondamentale du livre – selon Lacoque – est donc avant tout d’ordre herméneutique : celui-ci cherche à montrer que la Loi, quand elle n’est pas interprétée selon le principe d’amplification dicté par l’amour, s’étouffe elle-même et meurt. En ce sens, on peut véritablement dire, avec l’auteur, que « Rt ré-écrit la Torah » (p. 148). Cette interprétation amplificatrice qui fait de l’amour l’essence de la Loi et qui porte son accomplissement au-delà de sa lettre contient, par ailleurs, une incidence théologique de premier ordre : Dieu est plus grand que sa Loi. Ce qui rend ici le propos particulièrement subversif et paradoxal, c’est qu’une telle démonstration est mise à l’actif d’une femme moabite représentant pour Israël l’autre, la déviante par excellence. A une époque où le respect de la lettre était devenu la condition même d’appartenance à la communauté, Ruth apparaît ainsi comme l’indispensable élément extérieur capable de briser le carcan légal, dont le respect littéral conduit à la mort. Muni de cette clé, le lecteur est guidé dans ce récit fascinant par un commentaire (une centaine de pages) qui ne manque jamais de mentionner les textes de référence, juridiques ou non, qui lui sont sous-jacents. Le point fort de cette étude réside sans doute d’une part, dans cette capacité d’éclairer des questions institutionnelles et légales complexes (et, pour cette raison, souvent délaissées) présentes dans le livre de Ruth et d’autre part, de fournir, par le fait même, une justification objective à son rattachement liturgique à la fête de Shavouot (don de la Torah). Deux regrets cependant : la bibliographie maigrichonne (des travaux de qualité en français sont omis) et l’absence de tout index s’accordent mal aux ambitions déclarées de la collection.

Du même livre de Ruth, mais dans un tout autre genre, Carlos Mesters propose un commentaire actualisant, fruit d’un travail mené avec des communautés ecclésiales de base du Brésil [3] en même temps que proposition pour une étude en groupe biblique. La démarche est progressive et didactique, organisant, après une brève introduction sur le cadre historique, la traversée du livre en six parties : 1) un peuple en manque de terre, de pain et de descendance (1, 1-5 : tableau initial) ; 2) retourner à la terre pour chercher du pain (1, 6-22 : 1re étape) ; 3) glaner est un droit des pauvres (2, 1-23 : 2e étape) ; 4) une nuit féconde sur l’aire de Booz (3, 1-18 : 3e étape) ; 5) garantir au peuple la possession de la terre (4, 1-12 : 4e étape) ; 6) « un enfant est né », le monde prend un nouveau départ (4, 13-22 : tableau final). Une conclusion invite à faire mémoire du chemin, personnel et collectif, parcouru. Lacoque, dans son commentaire, indiquait précisément la pertinence et les conditions de validité de ce type de démarche. L’horizon du texte et celui du lecteur sont faits pour se rencontrer, texte et communauté « sont en relation paradoxale de mutuelle transcendance. Le Texte […] transcende la communauté puisque celle-ci interprète celui-là. Mais la communauté transcende le Texte car elle le précède et elle le suit ; elle en est l’auteur collectif et, en même temps, est transformée par lui […]. Il est donc vain de se demander […] si la vie interprète la Bible, ou la Bible interprète la vie. Elles s’interprètent mutuellement. Rt est aussi vivant que la communauté de lecture. Le texte a la capacité de rétorquer…, tout en interprétant, les interprétateurs sont eux-mêmes interprétés » (p. 150). De ce point de vue, ce modeste cahier atteint son but.

Le livre de Tobit est un autre conte de la Bible dont l’art narratif consommé permet, lui aussi, bien des lectures différentes. Benoît M. Billot, moine bénédictin engagé dans le dialogue interreligieux et dans l’accompagnement thérapeutique, en propose une lecture anthropologique et spirituelle [4]. En suivant pas à pas le récit, mais surtout chacun des personnages, l’auteur lit ce récit comme un parcours initiatique. Il convie le lecteur à considérer les acteurs du drame avec suffisamment d’empathie pour pouvoir s’engager derrière eux sur un chemin de guérison. De rencontre en rencontre, d’épreuve en épreuve, de réconciliation en réconciliation, ces protagonistes – et le lecteur qui s’identifie à eux – vont vers eux-mêmes et sont ainsi conduits vers leur unification intérieure, pourtant toujours hors d’atteinte ici-bas. Mais l’important n’est-il pas de se mettre en route, avec l’assurance que les compagnonnages humain et divin ne feront jamais défaut ? C. Bobin, M.M. Davy, E. Drewermann, et surtout K.G. Dürkheim font partie des références bibliographiques inspirantes de l’auteur.

Sous le titre aguichant Femmes fatales, filles rebelles [5], Corinne Lanoir, enseignante à la faculté de théologie de Lausanne (Suisse) ne propose ni un commentaire complet de Juges (seuls les chapitres 1.11.19-21 sont analysés en détail), ni même – contrairement à ce que pourrait laisser croire le sous-titre – une étude de toutes les figures féminines de ce livre (une vingtaine), mais, de manière plus ciblée, elle mène une recherche sur un groupe restreint de quelques femmes « définies comme filles par rapport à un père dans des récits qui ignorent totalement la figure maternelle » (p. 116), soit principalement : « Aksah, la fille promise » (fille de Caleb) ; « la fille de Jephté, la fille sacrifiée » ; « la fille désintégrée » (la concubine du lévite qui retourne chez son père) ; et « les filles enlevées » pour assurer la pérennité de la tribu de Benjamin. Malgré cette limitation du propos, l’enquête se recommande pour plusieurs raisons. D’une part, elle fournit de bons outils et offre de larges aperçus sur l’exégèse et l’interprétation récentes de ce livre. D’autre part, elle cherche à croiser les perspectives diachronique et synchronique et à montrer l’apport et les limites de chacune d’elles pour la compréhension de cet écrit. Enfin, elle opte sans ambages pour une lecture contextuelle, en l’occurrence féministe, de textes qui font souvent problème à cause de la violence qui s’y déploie. Si l’auteur admet finalement que le texte de Juges est davantage qu’un patchwork mal ficelé et qu’il est possible d’y découvrir une (ou des) cohérence(s), elle conçoit cette dernière de manière dynamique, comme résultant d’une diversité et d’un débat entre divers courants plutôt que comme le fruit d’une uniformisation étouffante imposée par un (ou des ?) rédacteur(s) deutéronomistes. Les trois passages étudiés, au début, au milieu et à la fin du livre, illustreraient ce fait et devraient être lus comme des textes de « résistance » tardifs, émanant de rédacteurs non deutéronomistes de la seconde moitié de l’époque perse (ou d’après) pour contester, notamment par voie de « midrashisation » et recours à l’ironie, à la fois la théologie « orthodoxe » de la rétribution, la conception d’un Dieu interventionniste, et des réflexes identitaires intégristes. L’hypothèse, aussi roborative soit-elle, s’inscrit bien dans les grandes tendances de l’exégèse actuelle : perception de la Bible comme littérature de compromis ; propension à fixer une datation basse des textes ; reconnaissance des phénomènes d’exégèse intrabiblique et d’intertextualité. Tributaire en même temps des débats qui agitent la recherche sur l’historiographie deutéronomiste, elle ne manquera sans doute pas de susciter aussi quelques controverses.

Dix-huitième à paraître dans la collection de « La Bible d’Alexandrie », le volume Baruch, Lamentations, Lettre de Jérémie témoigne de la ténacité et de la qualité du travail réalisé par l’équipe de Marguerite Harl [6]. Les spécialistes de la Bible grecque apprécieront la compétence et le sérieux des deux maîtres d’œuvre (Isabelle Assan-Dhôte, Jacqueline Moatti-Fine) : près de cent cinquante pages d’introduction et des notes qui occupent, la plupart du temps, trois quarts de l’espace accompagnent une traduction précise et toujours justifiée. Cette trilogie illustre aussi la complexité de l’histoire de la composition de la Bible en ses différentes traditions : placée à la suite du livre de Jérémie, elle est en effet attestée pour la première fois dans la Bible grecque. Par ailleurs, seules les Lamentations figurent dans la Bible hébraïque, mais encore à une place différente. Comme le soulignent les traductrices, le regroupement proposé par la Septante autour de la figure de Jérémie constitue donc un corpus propre à cette tradition qu’il vaut la peine de considérer et d’interpréter pour lui-même. Dès lors aussi, un des reproches parfois adressés aux auteurs de cette entreprise – leur insuffisante maîtrise du substrat hébraïque – disparaît partiellement puisque Baruch et la Lettre de Jérémie ne sont pas attestés en hébreu. Quoi qu’il en soit des discussions savantes qui pourront naître autour de telle option ou de telle affirmation, il s’agit à coup sûr d’un remarquable outil pour la recherche.

Quel lecteur de l’évangile n’a pas souhaité un jour ou l’autre connaître les textes que Jésus avait bien pu citer ou évoquer aux oreilles des disciples d’Emmaüs pour, le temps d’une marche, leur faire comprendre à partir de Moïse, des prophètes et de toutes les Écritures ce qui concernait le Christ (Lc 24, 27) ? Dans son dernier ouvrage, Philippe Lefebvre, dominicain, tente en quelque sorte de percer ce mystère [7]. Toutefois, pour garder des dimensions raisonnables à son enquête, l’auteur s’impose une double restriction : du côté des Écritures, il se focalise sur les livres de Samuel (prophète dans le canon juif) et, du côté des événements narrés, sur la résurrection. Il justifie le choix du corpus en notant que 1-2 S raconte l’apparition des rois messies et contient une part importante des occurrences de ce terme Messie-Christ (18 sur les 39 que contient l’AT). Or c’est en la personne du messie que se manifeste pleinement, dans les évangiles, la résurrection. Quant au choix de celle-ci, outre qu’elle représente un enjeu proprement « vital » pour tout homme, il émane d’une prise au sérieux de ce que le NT dit de lui-même et de l’intertextualité qu’il propose : « Il est ressuscité selon les Écritures » (1 Co 15, 4 ; cf. Lc 24, 44-46). A partir de là et du point de vue méthodologique, l’auteur se veut pragmatique et accessible pour vérifier si, comme Jésus le prétend et malgré l’absence de toute mention explicite, Samuel parle de résurrection : « être attentif aux mots […], trouver des cohérences thématiques, mais aussi être sensible aux textes dans leur unité et la globalité de leurs versets. Ce sont là des remarques de bon sens qui relèvent de l’expérience plus que d’une théorie du texte ou d’une école précise de lecture. Je voudrais en rester à ce genre de démarches simples dont beaucoup de lecteurs peuvent faire usage sans trop de problème » (p. 21). Il est bien sûr impossible de résumer toutes les analyses foisonnantes qui naissent de ces présupposés. Après un Avant-dire (« Un mot, des morts »), celles-ci sont regroupées sous quatre enseignes différentes, plus évocatrices qu’immédiatement limpides : « Femmes » (chapitre 1 : La concubine de Guibéa ; Anne, ses enfants et le messie…) ; « Routes » (chapitre II : Tombeau, pain partagé, esprit de Dieu ; Marcher pour découvrir son père…) ; « Fils » (chapitre III : La chair des fils et la mort ; Shiméi, fils de Géra ; le messie, le « satan » et l’Hadès…) ; « Gestes » (chapitre IV : Manger, se loger ; Dernier repas, dernière nuit…).

Je me contenterai ici de quatre remarques, d’ordre différent, suscitées par cette lecture. La rationalité propre des Écritures (rationalité que Jésus lui-même présuppose dans sa pratique) sollicite à la fois une plus grande estime du texte et de ses spécificités et des approches moins « cartésiennes », moins « occidentales » et moins impérieuses que celles souvent pratiquées par l’exégèse classique ; en ce sens, la démarche littéraire et suggestive, symbolique et intuitive de l’auteur se légitime pleinement. De façon intéressante, cette démarche accorde notamment une attention renouvelée aux personnages « secondaires », éclairant ainsi un aspect capital de la constitution du récit : il s’agit d’une histoire écrite par les « petits », les oubliés. En outre, elle repose, in actu et de manière exemplaire, la question fondamentale du rapport entre les deux Testaments et de leur unité ou celle, conjointe, de l’accomplissement des Écritures. Enfin, elle n’est pas sans rappeler l’exégèse rabbinique dont un illustre représentant (Rabbi Simaï) n’hésitait pas à affirmer : « Il n’y a pas de section dans l’Écriture où n’est pas la résurrection des morts, mais nous n’avons pas la force de la manifester par l’exégèse » (Sifré sur Dt 32, 2, Pisq. 306). On discutera certaines propositions, mais on ne pourra reprocher à l’auteur ni son style, ni la classique originalité de son propos, ni l’effort qu’il déploie pour donner sens à l’Écriture.

Depuis le xviiie siècle s’est, peu à peu, imposée l’habitude de distinguer dans le livre d’Isaïe deux, voire trois recueils prophétiques différents (139 : proto-Isaïe ; 40– 55 : deutéro-Isaïe ; 56– 66 : trito-Isaïe), à tel point que chaque partie a fini par constituer un sujet d’étude bien distinct. La recherche plus récente, sans remettre en question l’existence de différentes strates, s’est davantage intéressée à l’histoire rédactionnelle aboutissant au produit fini : les rédacteurs successifs n’ont pas été de simples compilateurs, mais de réels auteurs dont l’apport n’est pas moins décisif que celui de l’Isaïe de l’histoire. Par ce biais d’une approche diachronique, la question de l’unité du livre a ainsi refait surface. Aujourd’hui, cette question rebondit avec un certain nombre d’études, de type synchronique, cherchant à mettre en évidence des structures d’ensemble ou des principes unificateurs de l’œuvre prophétique en sa forme finale. Sans exclure l’apport des recherches de type Redaktiongeschichte, la thèse de Dominique Janthial [8], prêtre de l’Emmanuel du diocèse de Malines-Bruxelles (Belgique), s’inscrit plutôt – comme son titre le laisse déjà entendre – dans les approches du second type (reader-oriented). Plus précisément, l’auteur se demande si Isaïe lui-même n’indiquerait pas un « fil rouge » qui, traversant de part en part le livre, fournirait au lecteur à la fois la possibilité de repérer ses grandes articulations et, nonobstant l’enchevêtrement de ses oracles, une clé pour le lire comme une œuvre unifiée. Reconnaissant tout d’abord, avec C. Seitz (Zion’s final Destiny, 1991), la centralité des chapitres narratifs 36-39 (siège de Jérusalem par Sennachérib), et avec J. Vermeylen (Du prophète Isaïe à l’apocalyptique, 1977) le lien établi entre les oracles royaux d’Is 7 – 9 et l’oracle de Nathan (2 S 7), il pense trouver ce fil rouge dans le motif de la « maison », pris dans sa double acception de « bâtiment » et de « lignée » et compte tenu de l’affinité sémantique existant en hébreu entre la « construction » (banah) et la « filiation » (ben). Muni de son « équation » et de ses outils méthodologiques, Janthial s’engage alors dans une lecture globale du livre, attentive tout à la fois à la dimension « ironique » de certains passages, aux contrastes et revirements produits par la juxtaposition d’oracles de consolation et de jugement et enfin, aux mentions explicites et implicites du motif susmentionné qui balisent le texte isaïen. « L’intrigue prophétique » peut alors se résumer avec les mots mêmes de l’auteur : « Sur le fond de la douloureuse question de la fidélité de YHWH aux promesses transmises à David par le prophète Nathan et concernant la stabilité de sa maison, le livre se livre donc à une exploration des raisons pour lesquelles ces promesses n’ont – en apparence – pas pu être tenues puisque la dynastie davidique a disparu […]. Mais le livre ne se borne pas à cette autopsie de la maison de David, il offre ses soixante-six chapitres en vue d’une métamorphose de son lecteur afin que celui-ci prenne place dans la maison du serviteur, devienne ainsi le bénéficiaire des promesses et que le plan de Dieu puisse enfin se réaliser. Si celui-ci a été mis en échec – de manière emblématique – par le refus d’Achaz et l’impéritie d’Ézéchias, la solution ne pouvait venir que d’un serviteur formé à l’écoute et à l’intelligence des desseins divins » (p. 312). Lu dans cette dynamique, le livre d’Isaïe ne se contente donc pas de « broder » sur l’oracle de Nathan ; il en renouvelle fondamentalement les enjeux en introduisant une « maison de substitution », un « groupe du nous » constitué légataire des promesses divines et auquel le lecteur lui-même est invité à se joindre. Au terme d’une série d’analyses souvent très fines, au moins deux points forts méritent d’être notés : la véritable possibilité que l’auteur donne de lire Isaïe comme un livre (même si la trame me semble quelque peu se relâcher en Is 24– 35) ; la mise à disposition, pour les lecteurs francophones, d’une littérature exégétique israélienne souvent confidentielle. Une étude que les futurs commentateurs d’Isaïe ne pourront de toute façon pas ignorer.

II

Sixième volume dans la série « Bible et (une discipline universitaire) », Bible et médecine garde mémoire du cycle de conférences annuelles organisées en 2003-2004 par les facultés jésuites Notre-Dame de la Paix (Namur, Belgique ; voir VC 76, 204-205) [9]. Comme pour les ouvrages précédents, la relation (le « et » du titre) est envisagée selon deux points de vue complémentaires. D’une part, la place de la médecine dans la Bible (Que dit la Bible à ce sujet ? Comment l’art de guérir est-il présenté ? Quel est le rôle du médecin dans ces anciennes sociétés ?) donne lieu à trois conférences prises en charge par des biblistes : Didier Luciani, « Concevoir un enfant. Que dit la Bible ? » ; Olivier Artus, « Guérir et sauver dans l’Ancien Testament » ; Bernard Van Meenen, « Jésus, l’autre et la guérison dans les Évangiles ». D’autre part, la place de la Bible dans la médecine (Quels messages le corps médical reçoit-il des Écritures ? Comment les interprète-t-il ? Quelle incidence pour leur vie professionnelle ?) fournit le sujet de deux autres interventions confiées, cette fois, à des médecins (Bruno Cadoré, « Bible et médecine, un nouveau rapport au destin » ; Marc Desmet, « La dynamique de l’expérience médicale, une relecture biblique »). Dans ce bouquet de choix, je retiens, pour ma part, la contribution du père Desmet, jésuite, médecin et responsable d’une unité de soins palliatifs, qui illustre de bien belle manière, par sa propre expérience et sa réflexion, la fécondité d’une interprétation réciproque de la vie et de l’Écriture et l’imbrication de l’humain et du spirituel dans un quotidien où se jouent en permanence des questions de vie et de mort.

On peut – ou plutôt, on devrait –, en tant qu’homme et en tant que chrétien, se révolter contre toutes les formes de colonialisme, souffrir de la situation du peuple palestinien ou de celle des Noirs d’Afrique du Sud, critiquer et s’opposer au moins à une utilisation fondamentaliste de la Bible qui viserait à justifier ces injustices. Mais cette critique, légitime et nécessaire, de l’instrumentalisation n’autorise pas, d’un point de vue méthodologique d’abord, à passer directement à la critique du texte biblique lui-même. C’est pourtant ce que fait Michaël Prior, lazariste irlandais décédé récemment, dans son ouvrage Bible et Colonialisme [10] qui s’intéresse particulièrement aux traditions bibliques relatives à la possession de la terre et à la récupération colonialiste de ces traditions en Amérique latine, en Afrique du Sud et en Israël. Dès l’introduction, l’auteur parlant de ses expériences et de son cheminement politique, notamment vis-à-vis du Sionisme, trahit naïvement ses présupposés : « Ce n’est que plus tard – affirme-t-il – que ces expériences se transformeront en schéma idéologique » (p. VIII). Et quelques pages plus tôt, sans s’émouvoir le moins du monde du rapprochement lexical, il évoque les « affirmations théologiques et les interprétations bibliques [qui] s’incrusteraient dans l’idéologie qui allait guider la conquête israélienne » (p. V). On le voit : il y a plusieurs manières d’instrumentaliser le texte sacré. Toutes sont dommageables et dangereuses, même si, selon les époques et selon les milieux, certaines semblent correspondre davantage à la mode ou passent pour plus « politiquement correctes » que d’autres. Le livre de Prior interpelle à plus d’un titre : il dénonce de véritables injustices ; il témoigne d’une lecture engagée ; il oublie seulement de mentionner qu’en bonne herméneutique, le lecteur à tout intérêt à respecter la distinction des méthodes et des plans et qu’il gagne aussi à se laisser mesurer par le texte : une grande générosité ne produit pas forcément un bon commentaire.

Réunis autour de l’éditeur parisien Jean-François Bouthors, onze spécialistes, de diverses disciplines (exégèse, théologie, philosophie, histoire, archéologie, psychanalyse), mais tous passionnés par la Bible montrent comment dépasser les peurs et les préjugés qui font obstacle à sa lecture [11]. Plaidoyer contre le fondamentalisme (Philippe Béguerie), articulation des deux Testaments (Philippe Gruson), apport de l’archéologie (Vincent Michel), statut et fonction des récits de commencement (Pierre-Marie Beaude), exotérisme de la narration biblique (Jean-Pierre Sonnet), résistances et difficultés du texte révélatrices du mystère de Dieu et du mystère de l’homme (Pierre Gibert), résistances du lecteur (Jean-François Noël), rapport entre fiction et réalité (Damien Noël), lecture des Écritures en milieu urbain (Hughes de la Villegeorges) et dans un contexte de mutation ecclésiale (Christoph Théobald) : autant de sujets qui illustrent la richesse de la problématique et la multiplicité des approches possibles. La dernière contribution (François Bousquet, « La Bible, qu’y cherchez-vous ? Qui cherchez-vous ? ») pose aux Chrétiens les questions essentielles : « Quel tranchant va-t-il rester à la Parole de Dieu dans cette dissolution du texte biblique au sein d’une culture qui fait une grande consommation d’objets exotiques et d’idéologies de confort ? » (p. 294). « A quelles conditions la libre circulation du texte biblique peut-elle être une chance pour la Parole de Dieu ? » (p. 296). Cette Écriture, « à quelle parole initie-t-elle et quel souffle peut-elle donner ? », que propose-t-elle à vivre ? (p. 301-302). Une réflexion globale féconde pour que la Bible, même « sans avoir peur », reste cependant – comme le dit si bien ailleurs Anne-Marie Pelletier (Études 397, 2002, 335-345) – « un livre dangereux ».

L’ouvrage d’Élisabeth Parmentier, professeur de théologie pratique à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, part de constats identiques et s’inscrit dans la même espérance que la Bible redevienne Écriture vive [12], que le feu qu’elle contient retrouve et embrase des lecteurs nombreux et disponibles. Mais sa démarche est plus explicitement confessante et s’unifie davantage autour des questions de méthode : « Une fois le feu allumé, comment ne pas craindre les flammèches ? Comment s’y retrouver dans les formulations contradictoires des écrits bibliques ? […] Entre les extrêmes de l’histoire stricte et de la psychologisation, de l’hyper-spécialisation […] et la spiritualisation, comment s’inspirer de la Bible pour prêcher, enseigner la religion, voire simplement prier et vivre la foi chrétienne ? Comment mettre en lumière la pertinence des textes bibliques pour le présent ? Tout lecteur confronté à la multiplicité des techniques et des voies d’interprétation posera à juste titre la question : “Où est la vérité” ? » (p. 12). Adossé à ces questions, l’ouvrage tente de répondre à la difficulté qu’éprouvent les lecteurs contemporains face aux différentes interprétations des textes bibliques. L’auteur sélectionne quelques-unes des méthodes présentes sur le marché, élabore à partir d’elles cinq « modèles », puis les décrit de manière assez approfondie et les évalue d’un point de vue critique : « Le modèle kérygmatique. Le Christ couché dans les langes » (les 4 sens, la typologie, la dialectique Loi-Évangile… : chap. 2) ; « Le modèle historique. Le texte comme fruit de l’histoire » (la critique historique, textuelle, formelle, rédactionnelle… : chap. 3) ; « Le modèle structural-sémiotique. Le texte comme espace de relations » (Saussure, Greimas, Barthes… : chap. 4) ; « Le modèle narratif. Le texte comme histoires » (narrativité dans le judaïsme, théologie narrative, narrative criticism… : chap. 5) ; « Le modèle expérientiel. L’interprète comme clé de lecture » (interprétation féministe, lectures critiques, inclusives, créatives… : chap. 6). Cet ensemble est précédé d’une réflexion plus théorique sur l’acte herméneutique en général et sur l’interprétation de la Bible en particulier (« L’invitation au voyage. Entre texte et lecteurs » : chap. 1). Outre l’itinéraire tracé pour fixer les balises d’une lecture de l’Écriture ne renonçant « ni à la foi, ni à la raison », l’originalité de l’ouvrage apparaît surtout dans sa conclusion. L’auteur se propose en effet de vérifier sur une thématique difficile (la Bible et la violence), la pertinence des diverses positions herméneutiques précédemment exposées. Une manière supplémentaire de montrer qu’une utilisation rigoureuse et structurée des différentes méthodes, loin de favoriser le « zapping » ou de conduire à un relativisme néfaste, honore la pluralité des sens et valorise les multiples possibilités d’appropriation.

III

Ouvrage technique s’il en est, L’enfance de la Bible hébraïque [13] s’inscrit dans la tradition des séminaires de troisième cycle organisés par les Universités de Suisse romande, lesquels nous ont déjà gratifiés, pour l’Ancien Testament, d’ouvrages aussi importants que Le Pentateuque en question (1989, VC 2002/3) et Israël construit son histoire (1996). Comme le sous-titre l’indique, le volume présent est consacré à l’histoire du texte de la Bible hébraïque et il réunit les meilleurs connaisseurs de la question : Adrian Schenker, Pierre-Maurice Bogaert, Abraham Tal, Emanuel Tov, Heinz-Josef Fabry, Arie van der Kooij… parmi d’autres. Les quatorze contributions alternent entre « dossiers généraux » (« Le Pentateuque Samaritain » ; « Le Targum » ; « La Peshitta »…) et études de cas particuliers (« La construction de la Tente [Ex 36– 40] dans le Monacensis de la plus ancienne version latine : l’autel d’or et Hébreux 9, 4 » ; « L’iconoclasme de Jéhu ; comparaison du TM et de la LXX ancienne en 2 R 10, 18-28 »...). Ces dernières s’adresseront avant tout aux spécialistes. Mais les deux conférences d’ouverture (« Histoire du texte et critique textuelle de l’Ancien Testament dans la recherche récente » ; « La conscience des problèmes textuels de l’Ancien Testament ; état de la question hier et aujourd’hui ») permettront à tout un chacun d’être initié, en une cinquantaine de pages, à ce champ complexe de la recherche et d’en percevoir tout l’intérêt.

Écrire une « Histoire d’Israël » est, aujourd’hui encore plus qu’hier, une entreprise périlleuse. Même si l’audace est un peu moindre lorsqu’il s’agit de traduire un ouvrage ayant déjà fait ses preuves, on sait toutefois gré aux éditons Lessius d’avoir couru ce risque avec le livre du professeur J. Alberto Soggin, paru en 1984 (1re édition en italien), traduit en diverses langues (anglais, espagnol, allemand, hongrois) et enfin, révisé et réédité en italien en 2002 [14]. C’est cette dernière édition qui est désormais accessible en français et qui remplacera avantageusement les ouvrages vieillis et épuisés de Martin Noth (Histoire d’Israël. Des origines à la destruction du Temple, 1954) ou de François Castel (Histoire d’Israël et de Juda, 1983) et complétera ceux, fragmentaires, de Roland de Vaux (Histoire ancienne d’Israël, 1971-1973) ou d’Henri Cazelles (Histoire politique d’Israël, 1982). L’amplitude chronologique de l’enquête (des origines à la seconde révolte juive) et la qualité de l’information sont parmi les points forts qui caractérisent ce manuel. Mais surtout, à défaut d’apporter des réponses claires et définitives à toutes les questions, il montre bien la complexité des problèmes et n’élude aucune des difficultés auxquelles l’historien de l’Israël antique est soumis. Comment utiliser des sources écrites (essentiellement la Bible hébraïque et les œuvres de Flavius Josèphe) qui contredisent souvent les parcimonieuses et énigmatiques données de l’archéologie ? Comment évaluer la fiabilité de ces mêmes sources qui se révèlent la plupart du temps beaucoup plus tardives (exiliques et post-exiliques) que les faits racontés et sont, de toute façon, toujours littérairement recontextualisées et théologiquement réinterprétées ? Peut-on établir une chronologie des événements ? Pour les deux entités distinctes (au plan ethnique, politique, mais aussi religieux) que sont Israël et Juda, où s’arrête la préhistoire et quand, en quelles circonstances commence l’histoire ? Sur ce dernier point, l’auteur a d’ailleurs modifié sa position par rapport aux éditions précédentes et a élargi son scepticisme au « glorieux » empire de David et Salomon. Entre « minimalistes » pour qui la Bible relèverait de la pieuse propagande et « conservateurs » qui, pour sauver les Écritures, en viendraient à réfuter les conclusions de l’archéologie, l’auteur trace ainsi la voie à une critique saine et équilibrée et propose, pour chaque étape (les traditions patriarcales, la sortie d’Égypte, l’installation en Canaan, les juges…) une synthèse solidement étayée des connaissances disponibles. Une bibliographie de près de quatre-vingt pages confirme le sérieux de sa démarche et l’étendue de son érudition.

IV

A cheval sur l’Ancien Testament et sur le judaïsme, l’ouvrage de Christian Yohanan Lambert, professeur d’histoire et de judaïsme à l’université de Lille est une introduction – un peu comme le double prénom de son auteur – assez hétéroclite [15]. Dans une première partie, l’auteur présente à la fois la Bible hébraïque (dans sa structure et son contenu), la traduction de la Septante et ses révisions (Aquila, Symnaque et Théodotion), les recensions chrétiennes (Origène, Lucien, Hésychius), des réflexions sur la formation du canon juif et du canon chrétien. Une seconde partie associe, dans un attelage aussi disparate, l’exégèse critique (de la critique textuelle à la critique littéraire et historique) et l’exégèse juive traditionnelle (de Philon à Moïse Mendelssohn). Le tout constitue certainement une masse d’informations précieuses et pratiques (bien que disponibles ailleurs), mais sans aucune perspective pour les articuler. Ce fait est d’ailleurs confirmé par l’absence de toute conclusion qui laisse le lecteur (et le recenseur) un peu pantois et, en tout cas, sur sa faim.

André Paul est un spécialiste incontesté du judaïsme. C’est d’ailleurs lui qui tient, depuis 1972, le bulletin de « Judaïsme ancien » dans la prestigieuse revue jésuite Recherches de science religieuse. Fruit de conférences parisiennes, son dernier ouvrage [16] se veut être une introduction raisonnée et historique au judaïsme classique ou rabbinique. L’auteur part des deux crises majeures de 70 (destruction du Temple de Jérusalem par les Romains) et de 135 (échec et fin de la seconde révolte juive menée par Simon bar Kosiba) puis parcourt les grandes étapes de la formation de la tradition orale (Mishnah et Talmud) et de la constitution d’un corpus d’Écritures équipées et commentées (la Massore, le Midrash et le Targum). Il traite enfin des courants mystiques qui culminent dans la Kabbale et des réformés du Judaïsme que sont les Karaïtes. Ce sont ces deux derniers chapitres qui fournissent les éléments les moins connus, avec notamment des aperçus intéressants d’une part, sur les rapports et les différences entre la littérature de la Merkavah (mystique ancienne) et les littératures apocalyptiques ou gnostiques, d’autre part, sur les liens entre le karaïsme, le shi’isme, Qumran et les mouvements des Abelê Sion (« endeuillés de Sion »). Le tout est encadré par des propos de facture bien moins classique : en introduction, une sorte de « confession » quelque peu énigmatique sur le parcours intellectuel et religieux de l’auteur ; une conclusion qui différencie fortement les deux « systèmes » judaïque (de l’ingrammation) et chrétien (de l’incarnation) et qui n’étonnera que ceux qui n’ont pas lu ses Leçons paradoxales sur les Juifs et les Chrétiens (1992). Des propos qui peuvent faire réfléchir, mais que ni l’amertume, ni la prétention dont ils sont parfois empreints (voir, par exemple, no 4, p. 196-197) n’incitent à ratifier sans de grandes réserves.

Pour se convaincre que le rapport entre judaïsme et christianisme ne se réduit pas à une logique de différenciation et de rupture, mais intègre aussi une dimension de continuité, il « suffit » de lire les quatre cents pages de la thèse savante de Dan Jaffé sur Le judaïsme et l’avènement du christianisme [17]. L’auteur y étudie plus précisément la destinée de deux mouvances internes au judaïsme (les judéo-chrétiens et les amei-ha-aaretz) qui seront considérées comme dissidentes lors du processus de normalisation socio-religieuse et de réorganisation institutionnelle opéré par les Sages après 70. L’enquête menée principalement à partir de textes provenant de la littérature talmudique (Tossefta Hulin II, 22-24 et// ; Tossefta Sabbath XIII, 5 et// ; TB Sabbath 116a-b…) et de sources archéologiques (synagogues de Naveh, du mont Sion et de Doura-Europos) est minutieuse, prudente et pluridisciplinaire. On ne peut fournir ici que quelques aperçus tirés de la conclusion : « Les années 80 à 130 sont une période de reconstruction de la société juive après l’effondrement du Temple. D’un point de vue judéo-centriste, cette époque a vu l’exclusion des judéo-chrétiens de la synagogue alors que d’un point de vue christiano-centriste, l’élément juif au sein du monde chrétien s’est vu nettement régresser. Les Sages de la fin du ier siècle avaient une connaissance établie des judéo-chrétiens et de leurs écrits, ils pouvaient même dialoguer avec eux et s’en inspirer […]. Ce n’est qu’avec la promulgation de la Birkat ha-minim dans les années 80-90 que cette situation se modifia. On ne peut cependant parler de séparation véritable entre deux religions distinctes qu’avec la révolte de Bar-Kokhba. Une des raisons de ce phénomène est sans doute l’aspect messianique de la figure de Bar-Kokhba qui fut refusé par les judéo-chrétiens […]. La rupture totale […] est donc intervenue quand les adhérents au christianisme ne se sont plus conformés aux observances de la halakha, et que les païens devinrent majoritaires. On peut alors dire que le passage d’un des multiples courants juifs à une religion s’affirmant comme nouvelle fut établi. Phénomène qui prit environ un siècle et se trouva renforcé avec les premières polémiques entre juifs et chrétiens au iie siècle, dont le Dialogue avec le juif Tryphon est un des témoignages les plus éloquents. A cette époque, les Sages cessèrent de considérer les chrétiens comme un groupe juif hérétique, mais les considérèrent plutôt comme membres d’une religion distincte aux interprétations bibliques erronées » (p. 416-418). Nul doute qu’une meilleure connaissance de cette histoire favorisera un approfondissement du dialogue.

Moins de deux ans après la clôture du grand jubilé de l’Église catholique, le XXXIXe colloque des intellectuels juifs de langue française (Paris, 7-9 décembre 2002) s’intéressait à son tour à cette institution biblique et à sa postérité dans le judaïsme. Un livre rassemble la dizaine d’interventions et les comptes rendus des débats qui ont animé ces journées [18]. Après la conférence d’ouverture de Jean Halpérin (Le Yovel comme modèle d’un nouvel ordre mondial), on peut classer ces contributions en trois catégories selon leur angle d’approche : 1) biblique et talmudique : Gilles Bernheim, L’année jubilaire : une année de faveur et d’accueil ; Jacques Goldberg, Le cas de Jérusalem ; 2) économique et technique : Daniel Cohen, La dette comme asservissement ; Edouard Dommen, Le jubilé face aux dettes insupportables ; Bertrand Hervieu, Les dimensions éthiques de la question alimentaire mondiale ; 3) psychanalytique : Patrick Landman, Peut-on alléger la dette symbolique ? ; Henri Cohen-Solal, Yovel et tsedek. La conclusion revient à Stéphane Mosès qui, dans une belle méditation (Shabbat, année sabbatique, Jubilé), dévoile non seulement la dimension sociale et éthique du rythme 6 + 1 qui structure le temps juif, mais aussi son sens métaphysique. Et nous pouvons, pour mesurer l’universalité et la brûlante actualité de la question, relire l’interpellation du préfacier : « Nous prenons acte du fait que les plus hautes instances de l’Église catholique et des Église protestantes, ainsi que d’autres courants de pensée, inscrivent les fondements de leur message politique et social dans les versets de la Bible hébraïque. Encore faudrait-il que, tous, nous soyons attentifs à ces versets et à leur au-delà. Et que nous sachions tirer, sans trop tarder, les leçons qui s’imposent, de nos propres sources d’eaux vives… » (p. 24). Il en va de la réparation du monde.

« Judaïsme et littérature » : tel était le titre du colloque organisé, en novembre 2002, par la faculté de théologie de Lausanne et sa fondation pour l’enseignement du judaïsme. Les Actes publiés aujourd’hui par les éditions Labor et Fides portent un titre notablement différent, peut-être un peu plus flou, mais plus adéquat au projet des organisateurs : De la Bible à la littérature [19]. Il ne s’agissait en effet rien de moins que de vérifier et d’illustrer l’intuition de critiques littéraires comme Erich Auerbach ou George Steiner : non seulement la Bible est littérature, mais elle est aussi le livre-matrice à l’origine de la littérature et plus largement de toute la culture occidentale. La matière se répartit en quatre chapitres et quinze contributions. Devant une telle richesse et variété de contenu, le recenseur ne peut guère faire plus que de lister les titres, parfois un peu longs mais suffisamment explicites, des différentes interventions. Le premier chapitre, « Les Juifs, leur(s) livre(s) et le plaisir du texte », comprend quatre contributions : Jean-Christophe Attias, « Le judaïsme : une religion du Livre ? » ; Masha Itzhaki, « L’inspiration biblique dans la poésie hébraïque profane en Espagne » ; Itskhok Niborski, « L’influence biblique dans la littérature yiddish ; le cas d’Eliezer Shteynbarg » ; David Banon, « Littérature et tradition ; l’ouverture du Rav Kook face à la littérature moderne ». Le deuxième chapitre, « La Bible comme enjeu, les Juifs comme personnages », se compose de cinq articles : Philippe Bobichon, « La Bible dans les œuvres de controverses judéo-chrétienne (iie- xviiie siècles) ; entre texte révélé et littérature » ; Danièle Frison, « Le thème de l’aveuglement ; les Juifs dans la littérature anglaise du Moyen Age et de la renaissance » ; Olivier Millet, « Herméneutique et poétique de l’identification des huguenots aux figures de l’Ancien Testament ; la Bible chez les auteurs protestants de langue française du xvie siècle » ; Hans-Jürgen Schrader, « Job dans la littérature allemande ; modèle de l’homme, symbole du chagrin juif, quête de la théodicée » ; Jean Kaempfer, « La profanation romanesque ». La troisième partie du recueil, « Littérature juive contemporaine : présence des œuvres, incertitude du genre », revient à des références plus expressément juives et plus proches de nous : Jean Bollack, « Juifs allemands : Celan, Scholem, Susman » ; Françoise Saquer-Sabin, « La littérature hébraïque moderne et contemporaine, une littérature juive ? » ; Clara Lévy : « Qui sont les écrivains juifs contemporains de langue française ? Essai de constitution d’un corpus ». Ce chapitre se conclut par une table ronde réunissant quatre jeunes auteurs. Enfin, une partie conclusive propose trois moments de réflexions sous le titre de « Détours critiques, retours critiques » : Thierry Laus, « La fleur de Mallarmé ou la consistante présentation de Rien ; protocole thérapeutique à l’usage du christianisme dans ses rapports avec le judaïsme » ; Pierre Gisel, « Le livre, la vie et la culture en perspective de christianisme » ; J. C. Attias, « Dieu, le Juif et le poète ; conclusion ». Une note de cette séance conclusive (no 1, p. 317-318) indique bien un des débats fondamentaux suscité par le thème traité et, par là même, explicite la modification de titre mentionnée ci-dessus.

Au fond, ce qui est en cause, « c’est l’idée que la centralité de la référence biblique dans la culture occidentale et chrétienne signerait la persistance, ou la rémanence, dans cette culture d’une dimension spécifiquement juive. Cela n’est pas forcément faux. Mais pour l’affirmer, il faudrait déjà avoir répondu positivement à trois questions : la Bible est-elle bien un livre juif ? la Bible dont on parle est-elle bien la Bible juive ? et est-ce donc la Bible qui fait le judaïsme et authentifie, en dernière analyse, toute “judéité” ? » Et l’éditeur juif de ce colloque de mettre en garde le lecteur chrétien : « Il nous semble qu’il est paradoxalement plus facile à un théologien chrétien qu’à un historien juif de tenir a priori tout cela pour assuré. » Une autre manière, en définitive, de revisiter, par le biais de la littérature, l’éternelle et passionnante question de « l’identité juive ».

Sans prétention scientifique (mais assez bien informé) et dans un langage simple, l’ouvrage d’Evaristo E. de Miranda et José M. Schorr Malca sur les Pharisiens [20] pourra rendre bien des services, notamment aux prédicateurs chrétiens, en montrant la beauté de ce courant du Judaïsme et en contribuant à dénoncer l’assimilation encore si fréquente faite entre ces Sages et l’hypocrisie. A travers un parcours historique, la présentation de sa littérature et une galerie de portraits (une centaine), un tableau tout en nuances est dressé de ce qui peut être considéré comme la « fine fleur », l’expression la plus aboutie de la foi et de la pratique juives. Des clés d’interprétation sont également fournies pour comprendre les invectives du Nouveau Testament. Enfin, les textes les plus récents du magistère et les actes de Jean-Paul II sont évoqués pour souligner que ce travail de réévaluation n’est pas, pour les chrétiens, matière à option, mais bien devoir et réparation d’une injustice.

Post-scriptum

Au moment de clôturer cette chronique, les éditions du Cerf nous font parvenir deux volumes de Paul Beauchamp : la réédition de sa thèse, Création et Séparation, épuisée depuis plusieurs années [21] et qui a fait date dans l’exégèse de Gn 1 et de textes apparentés (Ps 104 ; Job 37…) ; un volume de quinze articles [22] parus dans plusieurs revues ou ouvrages scientifiques, entre 1964 et 1995 et introduits, de manière remarquable et raisonnée par son collègue exégète et compagnon jésuite Yves Simoens. L’occasion de lire ou de relire un lecteur-né et pour beaucoup, un « maître-lecteur ».

[1A. Wénin, Joseph ou l’invention de la fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37-50, coll. « Le livre et le rouleau » 21, Bruxelles, Lessius, 2005, 14,5 x 20,5 cm, 352 p., 32 €.

[2A. Lacoque, Le livre de Ruth, coll. « Commentaire de l’Ancien Testament », XVII, Genève, Labor et Fides, 2004, 17,5 x 24 cm, 150 p., 20 €.

[3C. Mesters, Ruth. L’amour engendre la justice, coll. « Connaître la Bible » 34, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2004, 15 x 21 cm, 80 p., 9 €.

[4B.M. Billot, Le chemin de Tobie. Initiation et guérison, Paris, Lethielleux, 2003, 14 x 20,5 cm, 174 p., 16 €.

[5C. Lanoir, Femmes fatales, filles rebelles. Figures féminines dans le livre des Juges, coll. « Actes et Recherches », Genève, Labor et Fides, 2005, 15 x 22,5 cm, 369 p.

[6La Bible d’Alexandrie. Baruch, Lamentations, Lettre de Jérémie, Paris, Cerf, 2005, 14 x 20 cm, 342 p., 45 €.

[7P. Lefebvre, Livres de Samuel et récits de résurrection ; le messie ressuscité « selon les Écritures », coll. « Lectio divina » 196, Paris, Cerf, 2004, 13,5 x 21,5 cm, 504 p., 46 €.

[8D. Janthial, L’oracle de Nathan et l’unité du livre d’Isaïe, coll. « Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft » 343, Berlin, Walter de Gruyter, 2004, 16,5 x 23,5 cm, 353 p.

[9M. Hermans, P. Sauvage (éd.), Bible et médecine. Le corps et l’esprit, coll. « Connaître et croire » 11, « Le livre et le rouleau » 20, Namur-Bruxelles, Presses universitaires de Namur-Lessius, 2004, 14,5 x 20,5 cm, 153 p., 20 €.

[10M. Prior, Bible et colonialisme. Critique d’une instrumentalisation du texte sacré, Paris, L’Harmattan, 2004, 13,5 x 21,5 cm, 408 p., 35 €.

[11J.-F. Bouthors éd., La Bible sans avoir peur, Paris, Lethielleux, 2005, 14 x 20,5 cm, 322 p., 23 €.

[12E. Parmentier, L’Écriture vive. Interprétations chrétiennes de la Bible, coll. « Le monde de la Bible » 50, Genève, Labor et Fides, 2004, 15 x 22,5 cm, 285 p., 32 €.

[13A. Schenker, P. Hugo, L’enfance de la Bible hébraïque. L’histoire du texte de l’Ancien Testament à la lumière des recherches récentes, coll. « Le monde de la Bible » 52, Genève, Labor et Fides, 2005, 15 x 22,5 cm, 318 p.

[14J.A. Soggin, Histoire d’Israël et de Juda. Introduction à l’histoire d’Israël et de Juda des origines à la révolte de Bar Kokhba, coll. « Le livre et le rouleau » 19, Bruxelles, Lessius, 2004, 14,5 x 20,5 cm, 517 p., 34 €.

[15C.Y. Lambert, Au commencement, la Bible hébraïque, Paris, Desclée de Brouwer, 2005, 15 x 21 cm, 244 p., 24 €.

[16A. Paul, A l’écoute de la Torah. Introduction au judaïsme, coll. « Initiations », Paris, Cerf, 2004, 12,5 x 19,5 cm, 216 p., 19 €.

[17D. Jaffe, Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique, Ier- IIe siècles, coll. « Patrimoines judaïsme », Paris, Cerf, 2005, 14,5 x 23,5 cm, 484 p., 49 €.

[18J. Halperin, N. Hanson (éd.), Éthique du Jubilé. Vers une réparation du monde ? Actes du XXXIXe colloque des intellectuels juifs de langue française, coll. « Présences du Judaïsme », Paris, Albin Michel, 2005, 14,5 x 22,5 cm, 182 p., 20 €.

[19J.C. Attias, P. Gisel (éd.), De la Bible à la littérature, coll. « Religions en perspective » 15, Genève, Labor et Fides, 2003, 14,5 x 22,5 cm, 336 p., 25 €.

[20E. E. de Miranda, J.-M. Schorr Malca, Sages Pharisiens. Réparer une injustice, coll. « Lectures bibliques », Paris, Lethielleux, 2005, 14 x 20,5 cm, 383 p., 25 €.

[21P. Beauchamp, Création et séparation. Étude exégétique du chapitre premier de la Genèse, coll. « Lectio divina » 201, Paris, Cerf, 2005, 13,5 x 21,5 cm, 423 p., 35 €.

[22P. Beauchamp, Pages exégétiques, coll. « Lectio divina » 202, Paris, Cerf, 2005, 13,5 x 21,5 cm, 448 p., 35 €.

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