L’annonce à Joseph et la vocation de la famille humaine
Pierre Piret, s.j.
N°2005-2 • Avril 2005
| P. 94-106 |
L’union de Joseph et de Marie, son épouse, est toute vouée à l’enfantement du fils conçu par l’Esprit Saint et à son appellation, Jésus. L’analyse du texte de saint Matthieu, soutenue par quelques témoignages des Pères de l’Église, conduit à deux applications, brièvement exprimées : une confession de la conception virginale du Christ, une reconnaissance de la fécondité mutuelle du mariage et de la vie consacrée dans la « familiarité » avec le Christ – l’engendré du Père.
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Le contexte (Mt 1,1–2,23) : l’engendrement du Christ Jésus, dessein de Dieu sur l’humanité
« Or Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de qui fut engendré Jésus, qui est dit Christ. (…) Or de Jésus, Christ, ainsi fut la genèse » (1,16.18). Le récit relatif à Joseph poursuit le « livre de la genèse de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham » (1,1) ; il s’achève sur la confession du nom : « il appela son nom Jésus » (1,25). De cette nomination, Joseph reçut la mission de la part de Dieu : « (l’)ange du Seigneur lui apparut en songe » (1,20). L’ange interpelle Joseph par le titre que doit recevoir le fils de Marie : « fils de David » ; il conclut son message : « tu appelleras son nom Jésus » (1,21). L’ensemble des versets 1,1-17 souligne l’accomplissement (v. 17) des générations, de l’histoire, par Jésus Christ, le Messie attendu par son peuple ; l’ensemble 1,18-25 montre com- ment ce même Jésus, engendré de Marie (v. 16-25), a été nommé et introduit dans la lignée des générations grâce à Joseph.
Cependant, la continuité des générations est frappée de discontinuité, là même où lui a été conféré l’accomplissement. Si « Jacob engendra Joseph », celui-ci est « l’époux de Marie, de qui fut engendré Jésus » (1,16). Alors que Marie « était fiancée à Joseph, avant qu’ils ne viennent (à vivre) ensemble, elle fut trouvée enceinte de (par) l’Esprit Saint » (1,18). La responsabilité de Joseph envers le nom et la lignée davidique de Jésus va de pair avec sa responsabilité à l’égard de Marie, son épouse, la mère de l’enfant. L’annonce de l’ange concerne l’un et l’autre engagement.
L’ensemble des versets 1,18-25 ne dépend pas seulement de celui qui le précède ; il est également relié au chapitre 2,1-23. Au début de celui-ci : « Jésus était engendré à Bethléem de la Judée » (2,1) ; à la fin : « Nazaréen il sera appelé » (2,23). D’une part, Jérusalem déjà se profile : guidés par l’astre, les mages y parlent du « roi des Juifs qui fut enfanté » (2,2) et y reçoivent l’enseignement de l’Écriture (Mi 5 et 2 Sm 5,2) à son propos (cf. 2,6). D’autre part, le passage de Bethléem à Nazareth (cf. 2, 22) comprend la fuite « vers l’Égypte » (2,13) et la venue « vers la terre d’Israël » (2,20). L’ensemble 2,1-12 décrit la recherche et la rencontre de l’enfant Jésus par des sages païens, à travers le trouble du roi Hérode et de « tout Jérusalem avec lui » (2,3). L’ensemble 2,13-23 fait reconnaître l’exode d’Israël dans l’itinéraire de l’enfant Jésus, accomplissement de « ce qui fut dit par le Seigneur (selon) le prophète disant : D’Égypte j’ai appelé mon fils (Os 11,1) » (2,15).
Typique du peuple de Dieu, l’exode ici relaté évoque aussi les nations païennes : entré en Israël (2,21) selon l’ordre de l’ange du Seigneur apparu en songe (2,20), Joseph, « informé en songe, se retira vers les territoires de la Galilée » (2,22) – que l’évangéliste Matthieu, à la suite d’Isaïe (Is 8,23-9,1), nommera « Galilée des Nations » (4, 15). Joseph y vint habiter « une ville dite Nazareth, en vue que s’accomplît ce qui fut dit par les prophètes (au sujet de Jésus) : Nazaréen il sera appelé » (2,23). Matthieu rapproche le mot « Nazaréen » ou (« Nazôréen ») de Nazareth (cf. 26,7) : évoque-t-il un surnom donné par les Juifs aux premiers chrétiens, ou bien les « naziréens » consacrés à Dieu (cf. Nb 6,2) ? On ne trouve dans la lettre de l’Écriture aucune référence précise à cette appellation. L’évangéliste semble d’ailleurs attribuer celle-ci à tous les prophètes. Si des réalités que rapporte l’Écriture annoncent et pro- mettent le Christ Jésus, c’est lui-même, par sa venue dans l’histoire, qui rassemble et ordonne celle-ci à lui. Matthieu résume « la vie cachée de Jésus à Nazareth avec Marie et Joseph » en disant d’elle qu’elle accomplit l’Écriture prophétique.
Enchâssés dans le récit des mages (cf. 2,1-12 et 2,16-18), les deux sections 2,13-15 et 2,19-23 concernent, comme la section 1,18-25, Joseph dans sa relation à Marie et à Jésus – très exactement : au « petit-enfant et (à) sa mère » (2,13.14.20.21). Les trois sections rapportent que « l’ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph » (1,20 ; 2,13 ; 2,19). L’évangéliste signale l’accomplissement d’une parole prophétique en la référant, soit au message de l’ange à Joseph (cf. 1,22-23), soit à la mission que Joseph a rempli conformément à la demande adressée (2,15 et 2,23).
La section 1,18-25 évoque, quant au genre littéraire, diverses annonces de naissance que comprend l’Écriture (cf. Gn 18,9-15 ; Jg 13,2-7 ; 1 Sm 1,9-18 ; Is 7,13-17). Selon des ordonnances variées, ces annonces comportent les données suivantes : l’intervention de Dieu, fréquemment signifiée par l’apparition d’un ange ; une appellation qui souligne à quel titre la personne est visitée ; un obstacle à surmonter, généralement la stérilité d’une femme ; un signe donné comme gage de l’accomplissement qui vient d’être annoncé ; des précisions sur le nom et l’avenir de l’enfant [1]. Le trouble de la personne visitée, la question qu’elle pose sur l’annonce, ne sont pas mentionnés par saint Matthieu au sujet de Joseph ; saint Luc en parle, de façon distincte à propos de Zacharie et de Marie (Lc 1,11-22 et 26-38).
Quels furent le message de l’ange, la mission de Joseph, selon 1,18-25 ?
Un commentaire de Mt 1,18-25 : la mission de Joseph, annoncée par l’ange du Seigneur
« Or, de Jésus Christ, ainsi fut la genèse. Comme sa mère Marie était fiancée à Joseph, avant qu’ils ne viennent (à vivre) ensemble, elle fut trouvée enceinte de (par) l’Esprit Saint » (1,18). Selon certains exégètes, la situation que rapporte l’évangéliste est connue de Joseph avant qu’il ne reçoive le message de l’ange. Celui-ci lui dirait de ne pas se fixer dans la juste crainte devant l’action de Dieu, de l’Esprit Saint à l’égard de Marie (cf. 1, 20). En effet, Joseph est « juste » (1,19) : il a décidé d’écarter de lui celle qui est devenue (et est ainsi dénommée en 1,18) la mère de Jésus.
Une telle interprétation entend souligner un aspect capital de l’intervention de l’ange : le dessein de Dieu est l’union conjugale de Marie et de Joseph en faveur de Jésus et pour son insertion dans les générations issues de David, issues d’Abraham. Cependant, si la conception de Jésus par Marie est une action de Dieu, comment Joseph en aurait-il pris connaissance sinon par une action du seul et même Dieu ? Et si Matthieu relate, au début de l’évangile, que « l’ange du Seigneur » (1,20) fait connaître à Joseph le projet divin, comment le message ne comporterait-il pas l’origine de la conception ?
L’affirmation brève et précise de 1,18 ne décrit pas l’état des connaissances de Joseph avant l’apparition de l’ange ; elle est destinée aux lecteurs de l’évangile. Ceux-ci, d’abord enseignés par saint Matthieu sur l’action de Dieu dans la succession des générations jusqu’à Joseph et la maternité de Marie, deviennent les témoins, avec l’évangéliste, du fondement de leur foi commune : l’annonce à Joseph par l’ange du Seigneur. Un procédé littéraire semblable est employé par saint Luc dans son évangile. Les lecteurs savent d’emblée que Jésus ressuscité accompagne les deux disciples vers Emmaüs, alors que ceux-ci l’ignorent encore (cf. Lc 20,15-16). Le récit développe alors l’initiation des uns et des autres à la foi pascale de l’Église (cf. Lc 20,13-35). Par ailleurs, les lecteurs n’entendent pas les explications détaillées de Jésus aux deux disciples à partir des Écritures (cf. Lc 20,27) ; l’intelligence de l’Écriture selon le Seigneur ressuscité n’est pas la lettre de celle-ci ; elle est l’œuvre de l’Esprit Saint à chaque moment de l’histoire humaine.
Ainsi Matthieu, avant de relater l’annonce de l’ange à Joseph, nous prévient-il de ce qui, en elle, doit nous disposer à l’accueillir comme étant de Dieu. Puis il rapporte une disposition de Joseph lui-même, ainsi qu’une décision à l’égard de Marie : « Or Joseph, son époux, étant juste, et ne voulant pas la dénoncer publiquement, décida de la répudier à l’insu des gens » (1,19). Joseph est juste : il s’en remet exclusivement au jugement, à la justice de Dieu, et pour Marie, et pour lui, séparément et secrètement. Sommes-nous enclins à deviner, à imaginer, à supputer les réactions et désarrois possibles de Joseph devant ce qu’il a constaté chez son épouse « trouvée enceinte » (cf. 1,18) ? L’évangéliste nous avertit de la justice de Joseph qui a disposé celui-ci, et doit disposer les lecteurs, à recevoir le jugement qui vient de Dieu.
« Or comme (Joseph) formait ce dessein, voici (que l’)ange du Seigneur lui apparut en songe… » (1,20). La dénomination du messager – l’ange du Seigneur – n’évoque guère les figures multiples de la cour céleste, mais signifie une intervention directe de Dieu même. (Luc, pour l’annonce de la naissance de Jésus aux bergers, mentionne « (l’)ange du Seigneur » puis « une troupe nombreuse de l’armée céleste » avec lui ; cf. Lc 2,9 et 13.) Le « songe » n’est pas l’auteur du message reçu, mais l’ange du Seigneur, qui y apparaît à Joseph. Les songes évoquent sans doute un autre Joseph (cf. Gn 37,5-9), fils d’un autre Jacob (cf. Mt 1,2 et 16) ; c’est son frère Juda qui est inscrit en 1,3.
L’ange du Seigneur interpelle Joseph en lui rappelant sa filiation davidique. Il lui révèle ensuite sa relation à Marie et à son fils, et lui donne sa mission : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre auprès (de toi) Marie, ta femme, car ce qui fut engendré en elle est de (par) l’Esprit Saint ; (or) elle enfantera un fils et tu appelleras son nom Jésus, car lui sauvera son peuple de ses péchés » (1,20-21). Certes, la traduction, voire l’intonation donnée à cette phrase dépend de l’opinion sur l’ignorance ou non, chez Joseph, de la conception « de par l’Esprit Saint ». En tout cas, le dessein de Dieu est révélé dans son unité : cet engendrement en Marie de par l’Esprit Saint implique, entraîne que Joseph prenne chez lui son épouse, la mère de l’enfant qui sera « un fils » et à qui il donnera son nom, « Jésus ». « De par l’Esprit Saint (ek pneumatos hagiou) » ne signifie ni un partage ni une émanation de l’Esprit, mais une action unique et souveraine de Dieu (cf. 3,11). Le nom, traditionnellement, désigne la personne selon son activité, son service de Dieu. L’ange explique le nom de Jésus (« Dieu sauve ») ; il sauvera son peuple, non des oppresseurs étrangers ou des chefs corrompus, mais de ses péchés. Cette annonce ne comporte aucune prédiction sur la façon dont Jésus opérera un tel salut. Mais, brève, elle est surtout précise sur le salut lui-même et son auteur. Matthieu applique le terme de Sauveur à Jésus seulement dans ce passage de l’évangile. Il réfère ensuite ses lecteurs à une autre appellation, l’Emmanuel, et à sa signification.
« Or tout ceci est arrivé afin que s’accomplît ce qui fut dit par le Seigneur, par le prophète disant : Voici, la Vierge sera enceinte et enfantera un fils et ils appelleront son nom Emmanuel (Is 7,14), ce qui est traduit Dieu avec nous (cf. Is 8,8) » (1,22). Quoique le terme « vierge » (parthenos), selon la Septante, pourrait signifier encore « jeune femme » (alma) comme le terme hébreu, Matthieu lui donne une valeur unique, en correspondance avec l’ensemble de 1, 18-25. De surcroît, tout ce qui fut relaté dans cet en- semble est confirmé comme étant l’accomplissement de la parole du Seigneur selon la prophétie d’Isaïe. Emmanuel se traduit
« Dieu avec nous ». « Ils l’appelleront » Emmanuel n’est pas une citation d’Isaïe. Elle évoque peut-être la confession de Marie et de Joseph que, progressivement, prononceront les disciples du Christ. L’évangile de saint Matthieu s’achève sur cette nomination. Le Seigneur Jésus, ressuscité, la dit de lui-même : « et voici, moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation du siècle » (28,20).
L’ange du Seigneur apparut en songe. « Or Joseph, se ré- veillant du sommeil, fit comme lui avait prescrit l’ange du Seigneur, et il prit auprès (de lui) sa femme, et il ne la connaissait pas jusqu’au (moment) où elle enfanta un fils, et il appela son nom Jésus » (1,24-25). Aucune parole venant de Joseph n’est relatée par l’évangéliste, mais bien l’obéissance complète et immédiate à l’intervention de Dieu. Joseph ne « connut » pas son épouse autrement que dans sa virginité (Matthieu rend compte ici de sa compréhension du terme parthenos en Is 7,14). L’union de Marie et de Joseph est toute vouée à l’enfantement du fils conçu par l’Esprit Saint et à son appellation, Jésus (qui achève le récit de 1,18-25).
La figure de Joseph dans la Tradition chrétienne
Saint Hilaire (315-368), évêque de Poitiers, montre en Joseph le type des apôtres, porteurs du Christ aux païens :
Hérode étant mort, Joseph est averti par l’Ange de revenir en Judée avec l’enfant et sa mère (Mt 2,20). A son retour, apprenant qu’Archélaüs avait succédé à son père Hérode, il craignit d’y aller (Mt 2, 21) ; il fut averti […] de passer en Galilée et de demeurer à Nazareth, ville de son pays. On lui or- donne donc de revenir en Judée, mais à son retour, il craint.
Et alors, renseigné par songe, il reçoit l’ordre de passer dans le pays des Gentils […].
En réalité, une raison typologique se cache ici : Joseph représente les apôtres à qui la protection et la diffusion du Christ est confiée. […] Avertis en songe, c’est-à-dire voyant l’effusion de l’Esprit sur les Gentils, c’est à ces derniers qu’ils passent le Christ, d’abord envoyé à la Judée, mais destiné à être la vie et le salut des Gentils.
Saint Ambroise (333-397) évoque, à la suite d’Hilaire, Joseph comme figure de Dieu le Père, céleste artisan :
Il ne semble pas hors de notre propos d’expliquer maintenant pourquoi (Jésus) a voulu avoir pour père un artisan. Par cette figure, en effet, il démontre que son vrai Père n’est autre que l’Artisan de toutes choses, celui qui a fondé le monde selon ce qui est écrit : Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (Gn 1,1).
L’évangéliste Matthieu, souligne saint Jean Chrysostome (344-398), réfère son témoignage sur la conception de Jésus à l’annonce que Joseph reçut de l’ange (Mt 1,18-25) :
Après avoir dit que cette conception était l’œuvre du Saint-Esprit, l’évangéliste confirme son assertion. Pour qu’on ne l’accuse point d’avoir inventé ces circonstances en vue d’être agréable à son Maître, il introduit Joseph, qui prouve la vérité de cet événement par la souffrance morale qu’il en a soufferte. C’est comme s’il disait : « Mon témoignage vous paraît-il suspect ? Rapportez-vous à celui de cet homme qui était son époux, car il était juste. Juste, ici, veut dire parfait en toute vertu. Joseph donc étant juste, ce qui signifie tout rempli de modération et de bonté, voulut la renvoyer dans le secret. L’Évangile fait savoir les pensées de ce saint homme, avant qu’il connût ce mystère, afin que nous ne doutions pas nous-mêmes de ce qui se passa quand il l’eut connu. »
Saint Augustin (354-430) aime à répéter comment Jésus est reçu comme un fils par Joseph, l’époux de Marie :
De même qu’il y avait entre Marie et Joseph un véritable mariage, sans que la convoitise n’y eût aucune part, pour- quoi le fils que la virginité de Marie a produit ne serait-il pas reçu comme un fils par le chaste Joseph ? Il est chaste mari comme elle est chaste épouse ; pourquoi ne serait-il point père, tout vierge qu’il est, de même que Marie a mérité d’être mère, sans cesser d’être vierge ? […] Joseph réalisait bien plus parfaitement dans son cœur ce que d’autres désirent accomplir d’une manière charnelle.
La dévotion à l’égard de Joseph doit beaucoup à saint Bernard (1090-1153). Selon lui, Joseph avait connu l’éminente dignité de Marie, et c’est pourquoi il voulut la renvoyer. Mais l’ange l’éclaira à ce propos. À supposer, au contraire, que Joseph ait douté de la dignité de son épouse, le message du ciel eût été également nécessaire. Celui-ci concerne leurs épousailles et la conception de Jésus :
Pourquoi voulut-il la renvoyer ? Écoutez ici encore non mon sentiment, mais celui des Pères. La raison pour la- quelle Joseph voulut renvoyer Marie est celle qu’invoquait Pierre lui-même pour écarter de soi le Seigneur : « Retire- toi de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur », comme aussi le centurion pour l’éloigner de sa maison :
« Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ». Ainsi en était-il de Joseph qui, se jugeant lui aussi indigne et pécheur, se disait à part soi : « Elle est si parfaite et si grande que je ne mérite pas qu’elle m’accorde plus longtemps le partage de son intimité ; sa dignité étonnante me dépasse et m’effraie. » Il s’apercevait, avec un religieux effroi, qu’elle portait le signe très net d’une divine présence et, comme il ne pouvait pénétrer le mystère, il voulait la renvoyer.
Quelqu’un peut penser différemment et soutenir que Joseph eut des soupçons ordinaires à tout homme, mais comme il était droit, il refusa évidemment d’habiter avec une personne suspecte ; toutefois comme il était bon, il s’abstint de l’exposer au déshonneur malgré ses soupçons, et voilà pourquoi il décida de l’éloigner secrètement. Ma réponse est brève : même dans ce cas, ce doute de Joseph était nécessaire puisqu’il nous a valu la certitude apportée par une réponse du ciel. Voici exactement ce qui est écrit : « Or, tandis qu’il formait ce dessein (à savoir, le discret renvoi de Marie), un ange se montra à lui en songe et dit : Joseph, fils de David, n’aie pas peur de prendre chez toi Marie pour épouse, car ce qui en elle est né, vient de l’Esprit Saint » (Mt 1,20).
Autre opinion, autre style chez le pseudo-Bonaventure (XIIIe s.). L’auteur met en scène doutes et tourments de Joseph et de Marie avant le message de l’ange à Joseph ; des exhortations à la confiance en Dieu scandent le récit :
Joseph considérait donc de temps à autre l’état de son épouse ; et il s’attristait, se troublait, et lui laissait voir sur son visage l’anxiété qui l’agitait. Il détournait même les yeux de dessus elle, comme si elle eut été coupable. Vous voyez comment Dieu permet que les siens soient en proie aux tribulations et qu’ils soient tentés, pour augmenter l’éclat de leur couronne. Or Joseph songeait à renvoyer son épouse, en secret, et l’on peut dire qu’à cette occasion son éloge est écrit dans l’Évangile ; car il y est dit qu’il « était un homme juste », et, en effet, sa vertu était grande. […]
Mais, de son côté, la Vierge ne passa pas ce temps sans avoir sa part de tribulation : elle considérait Joseph, reconnaissant son anxiété, et elle en éprouvait une inquiétude profonde ; cependant elle se taisait avec humilité et cachait le don de Dieu. […]
Vous voyez combien grands étaient la tribulation et le tourment de ces époux. Mais le Seigneur vint au secours de l’un et de l’autre. Il envoya donc son ange dire en songe à Joseph que son épouse avait conçu par l’opération de l’Esprit Saint, et qu’il pouvait demeurer avec elle sans crainte et avec joie. Aussitôt la tribulation cessa et fit place à une consolation ineffable. Ainsi nous arriverait-il si, dans les épreuves, nous savions conserver la patience, car Dieu, après la tempête, ramène la tranquillité. Vous ne devez point douter que, si Dieu permet que l’affliction se fasse sentir aux siens, ce ne soit pour leur avantage [2].
La conception virginale et la lignée davidique du Christ Jésus
La confession du mystère du Christ impose-t-elle l’affirmation de sa conception virginale ? Au contraire, celle-ci n’est-elle qu’une façon d’exprimer, dans la première tradition chrétienne, l’objet essentiel de la foi ? On parlera, dans ce dernier cas, d’un theologoumenon, d’une opinion théologique illustrant, sans plus, la réalité de la venue du Seigneur parmi nous, de sa mort et de sa résurrection salvatrices.
Il convient, justement, de réfléchir à la relation entre la naissance et la résurrection du Sauveur. Le « premier-né d’entre les morts » est tout d’abord et identiquement, selon Paul, le « premier-né de toutes les créatures » (Col 15,18). Luc désigne le « fils premier-né » ; Matthieu, le « fils ». Le « livre de la Genèse » au début de son évangile enseigne la conception de Jésus de par l’Esprit Saint ; le « livre de la Genèse » au début des Écritures relate la prévenance de l’Esprit, l’action souveraine de Dieu, sur les origines. Ces origines sont les nôtres. Les puissances du péché et de la mort font perdre et oublier leur relation à Dieu. Le Seigneur Jésus rend et rappelle nos origines. Tel il est à sa résurrection, tel il est dans son incarnation : le Fils unique de Dieu engendré du Père.
Jésus peut-il avoir un père humain, être conçu à partir d’une initiative virile ? La réponse de Karl Barth est bien menée : « L’homme Jésus n’a pas de père. Sa conception ne relève pas de la loi commune. Son existence commence avec la libre décision de Dieu lui-même. Elle procède de la liberté qui caractérise l’unité du Père et du Fils, liés par l’Amour, c’est-à-dire par le Saint-Esprit. C’est là le domaine de la liberté de Dieu, et c’est de cette liberté de Dieu que procède l’existence de l’homme Jésus Christ [3]. »
En même temps, l’initiative de Dieu s’inscrit dans l’histoire humaine et en sa faveur ; lui-même guide son peuple, au long des générations, jusqu’à sa venue – Jésus, Emmanuel. L’évangile selon saint Matthieu montre la mission unique de Joseph à ce propos : donner au fils conçu de par l’Esprit Saint son histoire humaine, son nom d’homme, sa famille. Joseph prend chez lui son épouse, Marie, après qu’elle eut conçu l’enfant dont il protégera la naissance et la croissance.
Dieu guide son peuple au long des générations afin qu’il soit fécond d’œuvres saintes, jusqu’à y compris sa propre venue. Dans son mariage avec Joseph, Marie, comblée de grâce (Lc 1,28), devient la mère de Jésus et en même temps la vierge bénie. La conception et l’enfantement de l’Emmanuel accomplissent la fécondité humaine, maternelle, dès lors que Marie ordonne, subordonne entièrement, virginalement celle-ci à Dieu, son principe et auteur, pour tous les temps et dans l’éternité.
La vocation de la famille humaine
Comment la foi chrétienne dans la conception virginale du Christ Jésus peut-elle correspondre à ce que nous apprennent les sciences (notamment la biologie) sur la vie humaine et ses divers développements (par exemple psychiques) ?
D’une part, la création et notre rédemption dans le Christ (par son incarnation et son mystère pascal) sont des actes de Dieu, qui, comme tels, surplombent nos sciences. Celles-ci s’élaborent à l’intérieur de l’univers et de l’histoire dont elles dépendent, dont elles visent toujours, et l’origine (la création), et le terme (la résurrection), sans jamais les atteindre.
D’autre part, Dieu agit en faveur des hommes qui, de la création à la rédemption, édifient leur univers, moyennant connaissances et pratiques diverses. D’où la question : que nous apprend la « sainte famille » de Jésus, Marie et Joseph, au sujet des familles humaines ?
Il est remarquable que Marie et Joseph vivent dans l’unité ce que l’Église reprend de façon nécessairement duelle. Il s’agit du mariage, de la relation conjugale ouverte à la fécondité, et de la virginité consacrée à Dieu pour le Royaume des cieux. Or Jésus lui-même, dans sa propre histoire parmi nous, n’a pu s’engager que dans un seul des deux états de vie : il est demeuré seul.
Cependant, Jésus s’est exprimé sur la virginité en des termes familiaux. Sa solitude est la demeure des figures familières.
« Montrant ses disciples d’un geste de la main, il dit : Voici ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère » (Mt 12,50). Jésus, qui mentionne notre vocation humaine à devenir ses familiers – frère, sœur, mère – la réfère, à travers la libre obéissance, à l’unique Père qui est son Père céleste, le Seigneur Dieu. Une telle communion avec lui et, par lui, entre nous, nous la recevons de son mystère pascal qui sauve du péché et fait passer au Père. Lui-même, au cours de sa vie terrestre, anticipe déjà ce mystère pascal en étant voué au Père, source première de toute fécondité dans l’histoire et pour l’éternité. D’une part, les familles tissent cette communion avec Jésus par la proximité charnelle, au long des générations, dans l’histoire. D’autre part, les religieux et religieuses témoignent de l’accomplissement de cette communion, œuvre de l’Esprit, dès le temps présent, pour l’éternité.
Durant sa vie, Jésus anticipe (avec ceux qui vouent à sa suite le célibat) le mystère pascal qui fait de tous, dans le ciel « où l’on ne prend plus ni femme ni mari » (Mt 22, 30), ses familiers. Une telle anticipation ne lui fut-elle pas préparée dans la famille que lui donna son Père ? N’y fut-il pas éduqué par Marie sa mère et Joseph ?
Nous avons demandé : que nous apprend la « sainte famille » au sujet des familles humaines ? À une maman, d’aimer chaque enfant comme un familier de Jésus. À un papa, de rendre témoignage au Père des cieux. Aux enfants, de croître selon cet amour et ce témoignage. C’est une tâche jamais achevée, à reprendre toujours, et parfois elle paraît échouer. Ses protagonistes sont pourtant invités à la joie et à la paix : puissent les « familles religieuses » leur offrir le signe de l’accomplissement des familles dans le Royaume de Dieu.
[1] Voir J. RADERMAKERS, Au fil de l’évangile selon saint Matthieu, tome 2, Bruxelles, Institut d’études théologiques (IET), 1972, p. 34. Nous utilisons la traduction littérale du texte évangélique que propose le tome 1 de l’ouvrage.
[2] Voir Les plus beaux textes sur saint Joseph, présentés par Mgr Villepelet, La Colombe, Paris, 1959, p. 22-38.
[3] K. BARTH, Esquisse d’une dogmatique, Foi vivante 80, Neuchâtel-Paris, 1968, p. 96.