Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Plaidoyer pour des justes qui ne seront jamais canonisés

Camille Dumont, s.j.

N°2005-2 Avril 2005

| P. 87-93 |

Le père Camille Dumont disait avoir écrit ces pages à la mémoire de beaucoup de chrétiens (surtout des prêtres et religieuses) bien connus de lui et « qui sont passés par une épreuve, apparemment en pure perte, si on la regarde de l’extérieur, mais réellement en mérite de gloire, si on a une saine spiritualité du Samedi- Saint ». Il notait aussi qu’il n’avait, de cet « article », écrit que les idées essentielles. Les voici.

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Proposition

L’épreuve de la déréliction peut atteindre (doit atteindre ?) tous les justes, car elle fait partie du mystère chrétien. Elle n’est rien d’autre que la grâce de participer à la déréliction de Jésus.

A vue humaine, elle est une absurdité, et les témoins s’en débarrassent le plus souvent en la classant parmi les cas de folie. Dans le mystère de Dieu – encore que ce soit indémontrable ici-bas en ce qui concerne chaque cas particulier –, il y a de l’espérance que ce soit une réelle participation efficace au mystère pascal. (N.B. Saint Ignace parle de cela très discrètement et indirectement au moins en deux endroits des Exercices : dans la troisième manière d’humilité, n° 167, et dans les avis pour la troisième semaine, n° 206. Mais je ne développerai pas cette référence.)

Narration

Dans une expérience d’homme suffisamment longue (j’écris en l’honneur de mes soixante ans de Compagnie), on ne manque pas, au cours de retraites, dans des confidences privées, ou en lisant les faits divers, de constater le nombre relativement élevé de personnes consacrées à Dieu qui achèvent leur vie, disons sans plus, de manière aberrante (je veux éviter le moindre jugement moral, car Dieu seul est juge).

Il est inutile de faire une longue énumération. Mais je n’envisage ici que des personnes que j’ai connues au moins indirectement. Pour simplifier, je ferai le classement suivant, allant sans doute du plus dramatique au plus ordinaire.

  1. Quelques cas de prêtres qui se suicident, ou qui ont fait une tentative de ce genre, ou qui se sont laissés mourir dans une attitude que l’on peut appeler suicidaire.
  2. Les personnes dévouées à Dieu qui, pour des raisons accidentelles ou psychologiques, ont passé des années de leur vie dans l’état apparent de vie végétative, ou dans l’hypocondrie totale, la scrupulosité démentielle, ou encore dans l’éthylisme insurmontable qui les a conduits à la mort.
  3. Si nous entrons ensuite dans le plus intime des cœurs, nous connaissons par de sombres confidences les âmes qui se désespèrent :
  4. Enfin le simple dégoût de vivre, allant de la traditionnelleacedia, qui est une réelle perte de substance morale, à ce sentiment creux de n’avoir jamais servi à rien. Comme me disait un Père grave (j’avais alors trente-deux ans, l’année après mon ordination), nous prêchotons, nous confessotons… pure désolation en retour sur notre passé rempli de limites !

Argumentation (A) : approche de la problématique

a. Les cas auxquels je fais allusion ne sont pas de pures exceptions, à considérer comme autant d’anomalies toujours possibles en psychologie humaine, où des ratés se rencontrent inévitablement. Certes, il ne faut pas en grossir le nombre ; mais ils sont assez fréquents, proportionnellement aux rencontres que nous faisons dans notre vie apostolique, pour qu’on les considère comme une épreuve réelle inhérente à notre vocation.

b. En effet, il est impossible de liquider le problème en disant : ces personnes n’avaient pas de vocation authentique à la vie sacerdotale ou religieuse, d’ailleurs, le plus souvent, on pouvait déjà discerner, à l’origine, des prédispositions à telle ou telle forme de psychose (remarquer que l’on dit toujours cela après coup !). On accorde qu’il faut le plus grand discernement pour accepter quelqu’un aux Ordres ; de nos jours, une plus grande rigueur s’impose encore davantage. Mais qui résisterait au jugement des psychanalystes, s’il fallait se présenter vierge de toute prédisposition négative ? Seuls Jésus et Marie (peut-être Joseph et Jean Baptiste) ont été des tempéraments intacts (exempts de concupiscence), non par inertie devant toute réaction contraire, mais par sublimation toujours d’avance réalisée de chaque mouvement de l’instinctivité humaine.

c. On n’a pas le droit non plus de mettre en cause les supérieurs qui, soi-disant, auraient dû réagir à temps aux premières incartades. Le slogan facile : « Il n’y avait qu’à » intervenir quand il fallait est parfaitement vain.

d. Chose curieuse, autant nous sommes d’habitude lâchement condescendant pour les cas-limites (suicides, maladies mentales, cf. a et b ci-dessus), autant nous sommes durs pour les cas plus courants qui affectent le comportement social (cf. c et d). Nous nous débarrassons vite des premiers en les traitant de fous ; en revanche, nous critiquons sévèrement et méprisons ceux qui n’arrivent pas à sortir de leur atonie spirituelle et deviennent par là un poids pour les autres. (Mais n’avons-nous pas, à ce sujet, été mal formés, car on nous a toujours fait regarder cette acedia comme le résultat d’une attitude entièrement consentie et donc imputable à la personne en question. Mais est-ce si vrai ? Combien de religieux n’ont-ils pas subi l’échec, le sentiment d’être rejeté par les autres, sans compter les purs complexes d’infériorité que l’on n’a pu surmonter avec la meilleure volonté du monde ?)

e. Il faut concéder que, dans certaines circonstances exceptionnelles, ces états sont prédestinés par le Seigneur, en vue d’un cheminement spirituel héroïque. C’est sans doute le cas du père Surin (vingt ans de gestes désordonnés), ou de Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (vivant une forme d’athéisme). Mais il est difficile, même impossible, de généraliser cette grâce à tous les cas que nous avons connus. Mieux vaut y voir une sorte de loi fondamentale de nos pauvres vies reprises, par pure miséricorde, dans le mystère pascal de Jésus. Ceci mène à la proposition suivante.

Argumentation (B) : approche d’une solution. La dramatique de l’existence chrétienne

a. Il faut, d’un mot, rejeter les solutions purement humaines. Celles d’un certain structuralisme, par exemple, pour lequel « la folie laisse apparaître une profondeur qui donne tout son sens à la liberté de l’homme » (Michel Foucault, cité par Balthasar , Dramatique divine I (DD), Paris, Lethielleux, 1984, p. 35, note).

b. Mais, dans la ligne positive de Balthasar, on rappellera que « l’impuissance dans la mort, qui est celle du Crucifié, reste la forme interne de l’existence chrétienne même la plus solide » (DD I, p. 32).

Et l’origine radicale de cette impuissance (qui parfois se manifeste dans le physique) réside dans « l’énorme tension entre l’investiture d’une mission absolue et la désappropriation immédiatement consécutive par laquelle on entre dans la fonction correspondant à cette mission. Car la fonction doit s’accomplir au sein d’une structure qui dépasse le sujet, qui aide à le constituer et exige tout de lui en l’interpellant : et cette structure est l’Église » (ibid., p. 37).

c. En termes plus simples : toutes ces vocations apparemment ratées, dont je parlais, sont parfaitement authentiques ; seul le corps humain et la psychologie qui en dépend s’est trouvée disloquée par la tension excessive. Il n’y a là ni péché, ni aberration, mais symbolique continuée de la kénose du Verbe.

d. Mais ceci pose une question difficile : serons-nous tous obligatoirement victimes de cette désappropriation en apparence totalement aliénante ? est-ce une loi universelle de la vocation du chrétien ? (d’autres demandent : ne serait-ce pas cela le purgatoire ?… Mais je n’aborderai pas cette question insoluble).

Directives tropologiques pour la direction spirituelle

a. Il est certain que nous avons tous à vivre, d’une manière ou d’une autre, notre Samedi saint. Mais Dieu seul en connaît la forme personnelle pour chacun. Il y a là un acte de prédestination.

b. La seule chose que nous pouvons faire d’avance est de persévérer humblement, et sans poser de question, dans le Sume et suscipe des Exercices.

Si nous entrons dans cet état d’impuissance, nous n’avons pas à le thématiser. Mon expérience personnelle ne peut jamais servir de modèle à d’autres : celle de Jésus seule est normative.

[Nous omettons quelques lignes, ndlr]

c. Suivant le conseil d’or de saint Ignace : « en temps de désolation, il ne faut jamais apporter de changement… dans le propos et détermination… » (ES 318).

d. Il faut surtout se taire, comme a fait Jésus. Ce n’est pas le moment de se demander publiquement si je suis encore jésuite, ou si j’ai des raisons de ne plus l’être. On n’est pas, à ce moment, en état de faire un discernement valable. Mais il faut s’en remettre, dans la nudité totale de l’esprit et du discours, au jugement du Supérieur majeur, seul habilité à reconnaître la situation dans laquelle on se trouve.

Et si je veux crier mon état, ce n’est pas vers le pape ou vers mes amis, c’est vers Dieu : c’est pour cela qu’il existe, dans la Bible, tant de psaumes de désolation. Ces psaumes nous paraissent étranges dans nos jours normaux, et on est tenté de les omettre. Ils viennent parfaitement à point dans la situation que je décris.

e. Si je devais maintenant suggérer une discipline positive de vie qui soit praticable in casu, je dirais ceci (et je demande par avance qu’un frère dévoué me l’applique à moi, le moment venu).

  1. Il faut que le « patient » vive dans la beauté, signe de la Gloire divine (en particulier d’abord, tirer un certain nombre de nos Pères des tanières où ils vivent, qui sont autant de refus d’épanouissement vital que de refuges de toutes nos paresses). Le premier principe de la spiritualité en cet état est de s’organiser en quatrième semaine : même dans la nuit, Dieu est grand, la création est belle. Le visage de Dieu me ravit, et je commence à voir sa beauté dans la « figure sans figure » du Crucifié. D’où l’importance que nos maisons soient claires, ornées de tableaux, que la musique y soit possible sans assourdir les voisins, qu’il y ait plein de fleurs…
  2. Mais, comme la quatrième semaine est eschatologique (le contraire donc d’un esthétisme romantique), il faut qu’à tout moment soit mémorialisée la temporalité du Christ. Cela se fera par les sacrements. Dans cette perspective, le plus simple est de revenir à la première semaine (car trop souvent d’ailleurs il est devenu impossible d’entrer encore dans les mystères de la deuxième et de la troisième). Pénitence donc et Eucharistie.
  3. Pénitence. Il faut qu’un confesseur absolve fréquemment, mais sans demander d’autre aveu que de dire : je suis ce pécheur qui se confie à l’amour. Pour toutes sortes de raisons, que l’on ne peut détailler ici, on doit revoir la discipline générale de l’aveu en ce qui concerne les personnes dont il est question ici (principalement tenant compte de la faiblesse psychologique et de la tendance au scrupule). En toute hypothèse, même dans l’état de semi-conscience, l’absolution sacramentelle est l’expression eschatologique de la paix.
  4. Eucharistie. Il faut vivre dans la temporalité eucharistique (pas forcément en célébrant ni même en communiant, mais en étant présent à toute mémorialisation du mystère : messe, tabernacle). Je comprends très bien le P. Untel qui se faisait conduire dans sa chaise roulante à toutes les messes célébrées (dans sa communauté).

Pour complément, recevoir, chaque année au moins, l’onction des malades (je ne développe pas la théologie de ce sacrement tout à fait adapté en la circonstance).

Bref, même si l’on n’a plus du tout envie de « pratiquer » effectivement, il faut qu’un autre me plonge d’office dans la « structure » ecclésiale, non pas malgré moi bien sûr, mais en me commandant d’accepter par obéissance : c’est peut-être alors la première fois de sa vie que le jésuite met en pratique la fameuse obéissance aveugle, à propos de laquelle on a dit tant de bêtises.

Péroraison

Pour achever dans le style pathétique, je propose l’anecdote suivante.

Durant plus d’un an j’ai visité, tous les quinze jours à [tel endroit], l’ancien doyen de X devenu tout à fait inconscient, séquelles lointaines d’un accident de voiture. Au début, je célébrais la messe avec lui, mais j’ai dû y renoncer devant l’incongruité de ses gestes. Je passais simplement un quart d’heure, donnant quelques nouvelles et priant un peu tout haut, sans d’ailleurs savoir quel était l’état de conscience de mon vis-à-vis. La religieuse qui le conduisait tous les jours suivre la messe à la chapelle se scandalisait de le voir bavant durant toute la célébration. J’ai dû convertir cette Sœur, lui expliquant, en mon meilleur flamand, que des saints de son pays avaient parlé de la nuit de la verlatenheid et que c’était là un don de Dieu à respecter. Même sa mort a été dans la solitude totale : mon instinct ne m’a pas guidé au bon moment, car je venais de le quitter lorsqu’une demi-heure plus tard, on m’annonçait son décès. Telles sont les épreuves des justes devant Dieu.

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